La publicité, la culture de masse et la gauche

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La publicité, la culture de masse et la gauche
La publicité, la
culture de masse et
la gauche
Par François Delapierre
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e récent procès des militants antipublicitaires poursuivis par la RATP et Métrobus,
sa filiale chargée de l’affichage dans le métro et les bus parisiens, a connu un
retentissement médiatique très important . Les réactions politiques ont en revanche été
inexistantes. La gauche politique est restée dans l’ensemble silencieuse. Son mutisme
montre que la publicité est parvenue, à mesure qu’elle envahissait l’espace public, à se
faire passer pour une question relevant de la seule sphère privée. «La publicité, chacun
a le droit d’aimer ou de ne pas aimer, c’est une question de goût individuel, ça ne nous
regarde pas» : telle est sans doute l’opinion de beaucoup de responsables politiques à
gauche.
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Il paraît impossible pour des militants républicains et socialistes de partager un tel point
de vue. Car l’impérialisme publicitaire s’oppose à la constitution d’un espace public
échappant à la logique marchande et invite à traiter à tout instant le citoyen en
consommateur. Faut-il rappeler par ailleurs que les messages dont les publicitaires nous
abreuvent en tout lieu ne sont pas neutres ? La publicité constitue un des principaux
vecteurs de diffusion et d’imposition de l’idéologie dominante de notre époque. Or l’on
ne peut pas transformer l’ordre du monde sans analyser et affronter les représentations
culturelles qui lui assurent l’adhésion du plus grand nombre. La méconnaissance du
combat antipublicitaire renvoie donc à une négligence plus fondamentale de la
gauche politique. En désertant le combat culturel -qui se mène pour l’essentiel en
dehors d’eux- contre la domination du capitalisme de notre époque, les partis de
gauche manquent à un de leurs principaux devoirs.
Le mouvement antipublicitaire nous amène donc à revenir sur le rôle de l’idéologie
dominante et les mécanismes du consentement à l’autorité, sur la fonction et le contenu
de la culture de masse de notre époque, et sur les implications qui en découlent pour
une gauche soucieuse de dépasser vraiment le sytème global du capitalisme de notre
époque.
La pieuvre publicitaire
La publicité fait partie de notre quotidien. Nous ne réalisons donc pas toujours à quel
point elle est devenue tentaculaire, atteignant une extension qu’aucune société n’a
connue jusqu’ici et continuant à se répandre dans des dimensions sans cesse plus
nombreuses de notre vie sociale.
Fait notable, on la retrouve partout où la logique et l’idéologie du capitalisme de notre
époque sont en train de s’imposer. Elle apparaît dans les services publics lorsque ceux-ci
se plient à la logique privée. Elle gagne ses lettres de noblesse en politique lorsque cette
dernière se donne à l’idéologie libérale. Elle s’étend dans de nouvelles régions du
monde à mesure que celles-ci se soumettent au modèle économique dominant. Quel
est le pays où les dépenses publicitaires par habitant sont les plus élevées ? Les Etats-Unis,
qui sont aussi le cœur du nouvel âge du capitalisme. Même en matière publicitaire, il y a
une exception française ! Notre pays dépense deux fois moins que les Etats-Unis en la
matière et se situe, malgré son niveau de développement, en deçà de la moyenne
européenne.
Est-ce une série de coïncidences ? Non, bien sûr. La publicité constitue en quelque sorte
l’ombre portée de la mise aux normes néo-libérales de nos sociétés. C’est pourquoi il
serait illusoire de combattre l’invasion publicitaire sans affronter l’ordre économique qui
la nourrit. Il n’y a pas de militant antipub conséquent qui ne soit également un militant
anticapitaliste. Mais l’inverse aussi est vrai. Car la publicité est en fait un agent actif de
l’offensive libérale. Pour que tout soit matière à publicité, il faut que tout devienne
marchandise. La publicité y travaille.Avec l’arme qui est la sienne: sa capacité
d’influence. Celle-ci est multiple. Car les publicitaires savent parler au plus grand nombre
mais ne dédaignent pas non plus la pratique du lobbying et l’entretien de leurs réseaux.
C’est qu’il lui faut pour se répandre changer à la fois les mentalités et les lois.Même
aujourd’hui, celles-ci limitent encore sa toute-puissance. En effet, la pub est interdite à
l’école dans de nombreux pays, très contrôlée dans le domaine des médicaments,souvent encadrée dans l’audiovisuel,parfois prohibée en politique.Les publicitaires
s’acharnent donc à faire sauter ces verrous (et y parviennent en partie), même si ceux-ci
protègent la laïcité scolaire, la santé publique, l’indépendance de la presse, ou la
République face au pouvoir de l’argent. La publicité et le capitalisme néo-libéral
avancent donc de concert, en se préparant mutuellement le terrain.
Le nouvel âge de la pub
La progression des dépenses publicitaires mondiales est ininterrompue depuis 1945. Mais
cette tendance lourde ne doit pas masquer les ruptures auxquelles nous assistons depuis
une vingtaine d’années. Quantitativement d’abord : la croissance soutenue du marché
publicitaire a fait place à une véritable explosion (les dépenses publicitaires mondiales
ont été multipliées par plus de quatre depuis 1980, bien plus que la croissance de la
production). Qualitativement aussi, avec le phénomène des marques et
l’autonomisation du langage publicitaire, qui se présente de plus en plus comme une
culture propre, détachée des produits, avec ses grands créateurs, ses amateurs éclairés,
et même ses festivals !
Le monde publicitaire dans lequel nous vivons a donc changé. Le nouvel âge du
capitalisme a accouché d’un nouvel âge de la pub. La publicité a accompagné l’essor
des firmes transnationales qui règnent désormais sur le marché mondial. La surenchère
publicitaire a permis d’accélérer la concentration de l’économie en laminant les
entreprises qui n’étaient pas capables de suivre. C’est un déversement inouï de publicité
qui a permis par exemple à Coca-Cola de conquérir sa position dominante et de la tenir
face à son dernier concurrent Pepsi. Qu’on en juge : lorsque la firme de soda fit don à la
bibliothèque du Congrès américain de l’intégralité des films publicitaires qu’elle avait
produits dans le monde depuis un demi-siècle, on découvrit qu’il y en avait plus de
20000. Soit plus d’un film publicitaire conçu en moyenne chaque jour depuis cinquante
ans pour vanter les mérites d’une simple boisson gazeuse ! Le matraquage publicitaire
contribue également à l’uniformisation des goûts et des attentes indispensable à la
constitution d’un marché mondial de masse. Enfin, la publicité impose les normes de
consommation rendues nécessaires par la mise sur le marché continuelle de nouveaux
produits.
Comparé à son prédécesseur, ce nouveau capitalisme présente plusieurs
caractéristiques monstrueuses. L’hypertrophie de la finance en est la plus importante,
bien sûr. La boulimie publicitaire en est une autre. On assiste en effet à une surenchère
permanente afin de résister à la concurrence et de maintenir l’attention d’un public sans
cesse plus sollicité. La publicité tend alors à envahir tout l’espace social. Son expansion
paraît sans limite. Hier maintenue dans les coupures publicitaires, elle envahit aujourd’hui
le contenu des films. James Bond choisit sa marque de bière ou le modèle de sa voiture
en fonction des versements publicitaires qu’on lui propose. La pratique du parrainage
devient systématique : 85% des événements sportifs et culturels aux Etats-Unis y ont
recours, contre 25% il y a seulement quinze ans. Rien ne paraît devoir y échapper :
même des mariages commencent à être sponsorisés dans ce pays !
La question qui nous est posée aux citoyens n’est donc plus d’être «pour ou contre la
pub» mais de savoir si nous laissons la publicité nous envahir chaque jour davantage.
Les mille fronts du combat antipub
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C’est donc dans des secteurs de plus en plus nombreux que le combat contre l’invasion
publicitaire trouve matière à se déployer. Il est ainsi amené à entrer de plus en plus
fréquemment en résonance avec les préoccupations et les actions des syndicats, des
défenseurs des services publics, des militants des droits de l’homme et des libertés, de la
laïcité, de la santé publique… et à constituer alors un engagement partagé par de
nombreux militants de gauche. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner concrètement
quelques-uns de ces nouveaux fronts du combat antipub.
Prenons l’exemple de la santé. Les dépenses publicitaires de l’industrie pharmaceutique
sont souvent limitées par des législations nationales qui interdisent la publicité pour des
médicaments disponibles uniquement sur prescription médicale . Elles représentent
pourtant déjà le double des investissements en recherche et développement du
secteur. Lobbying, création de fausses associations «indépendantes» qui font la
promotion de certains traitements, séduction des étudiants les plus brillants dès
l’Université par le biais du financement de leurs papiers et recherches, multiplication des
«colloques» promotionnels… tout les moyens sont bons pour convaincre les médecins de
prescrire tel ou tel produit. Ces dépenses de publicité et de promotion représentent aux
Etats-Unis une moyenne de 13000 dollars par an et par médecin. Ces sommes
contribuent plus à la surconsommation médicale qu’à l’information et la formation des
médecins laissés entre les mains des visiteurs médicaux.
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Quant à la publicité en direction du public, les cas autorisés sont exceptionnels dans
notre pays. Mais ces rares dérogations donnent déjà une idée des dégâts sanitaires
auxquelles la publicité pourrait conduire si elle était demain plus largement autorisée. On
lui doit en effet quelques scandales mémorables comme la campagne pour la
vaccination contre l’hépatite B menée en France à partir de 1994. Soutenue par le
ministre de la Santé de l’époque, Philippe Douste-Blazy, et financée par quelques gros
labos, elle a réussi à convaincre à coup de spots télévisés et d’encarts dans la presse
plus de trente millions de Français de recourir soudainement à ce vaccin jusqu’alors peu
utilisé. On les avait même incité à vacciner les nourrissons. Pour quels résultats ? Dix ans
après, une seule chose est sure : les profits engrangés à cette occasion ont été
considérables. L’utilité sanitaire d’une telle opération dans notre pays n’a en revanche
jamais été démontrée. Plus grave, plusieurs études suggèrent que ces vaccinations
précoces contre l’hépatite B sont responsables d’une augmentation tragique des cas
de sclérose en plaques. Sur la même question, l’Angleterre a été moins crédule. Les
autorités publiques n’ont pas suivi les publicitaires stipendiés par les labos. Le British
Medical Journal (revue de l’association des médecins britanniques, une des cinq revues
les plus lues au monde) s’en amuse encore : «L’agence de communication Shire Hall
Communication réalisa un travail remarquable. Même si l’immunisation universelle des
enfants anglais pour une maladie qui ne s’attrape que dans certains pays tropicaux, ou
lors d’injection de drogue par intraveineuse, ou encore en cas de fréquentations
sexuelles multiples, a mis un sourire sur de nombreux visages.»
A l’heure où Douste-Blazy, de retour dans ce même ministère, s’inquiète du «trou abyssal
de la Sécu» et met en cause la fraude à la Carte Vitale, ne peut-on lui rappeler
l’ampleur des gaspillages publicitaires des labos et leur coût pour la collectivité ? Il sait
cela mieux que quiconque.
L’école aussi doit être aujourd’hui défendue face à l’invasion publicitaire. Le cas étatsunien est connu : établissements parrainés par des marques, publicité dans les manuels
scolaires, ventes de produits des chaînes de fast-food dans les cantines… Les
établissements scolaires américains reçoivent très peu d’argent public. Mais ils jouissent
d’une large autonomie… qui leur donne en l’occurrence le «droit» de décider à quelle
firme se vendre. Une entreprise peut ainsi s’offrir aux Etats-Unis le concours d’une école à
très bas prix. C’est en échange d’une télévision et d’un magnétoscope par classe que la
chaîne privée Channel One a obtenu la collaboration de dizaines de milliers
d’enseignants américains, qui obligent leurs élèves à regarder chaque jour trente
minutes de programmes «pédagogiques» entrecoupés d’écrans publicitaires.
L’Education nationale française pourrait sembler par contraste totalement préservée des
intrusions marchandes. Il n’en est malheureusement rien. Kits pédagogiques, jeuxconcours, voire même affichage publicitaire dans les établissements… les marques ont
commencé leur offensive et obtenu leurs premiers succès. Il faut dire que le ministère de
l’Education Nationale a la fâcheuse tendance de traiter ces questions à la légère.
Même lorsque c’est la gauche qui gouverne, il se contente de promouvoir une charte
pour «mieux encadrer» la présence des marques à l’école . Le «pragmatisme»
revendiqué en la matière constitue pourtant une bien faible protection face à la
ténacité des publicitaires. Ce sont les antipubs de l’association Rap (Résistance à
l’agression publicitaire) qui sont obligés de le rappeler en proposant, lors du débat à
l’Assemblée nationale sur l’interdiction des signes religieux à l’école, un amendement sur
la laïcité économique prohibant la publicité sous toutes ses formes dans les
établissements scolaires. Le refus de l’intrusion publicitaire devrait effectivement occuper
une place centrale dans le combat laïque de notre époque.
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Faut-il rester également inactif devant la manière dont la publicité a pris le pouvoir dans
la presse et l’audiovisuel ? En la matière, beaucoup de choses sont clairement connues.
Les nombreux cas de chantage publicitaire lorsqu’un article a le malheur de déplaire à
un grand groupe. La servilité dont la presse fait preuve envers les gros annonceurs (JeanMarie Messier aurait-il eu la couverture médiatique exceptionnelle dont il a bénéficié au
sommet de sa gloire en 1998, dont un face à face avec José Bové sur France 2, s’il
n’avait pas acheté la même année pour plus de deux milliards de francs d’espaces
publicitaires ?). On sait aussi combien la volonté d’attirer les annonceurs pèse sur le
contenu des programmes. Celle-ci devient pour l’essentiel un support pour la publicité. Il
faut donc favoriser les sujets vendeurs et consensuels. La suite est connue. Aux Etats-Unis,
paradis de l’audimat publicitaire, la couverture des sujets internationaux par les grands
journaux télévisés est passée de 45 à 13% du temps d’antenne entre 1990 et 1998, celle
des meurtres a été multiplié par 7… Et en France ?
Les journalistes parlent souvent de la «manne publicitaire». Mais celle-ci n’est pas un
cadeau sans contrepartie. Et l’invasion des médias par la publicité ne tombe pas non
plus du ciel. Dans le domaine de l’audiovisuel, ce sont plusieurs changements successifs
de la législation qui l’ont rendu possible. En 1983, la publicité est autorisée pour la
première fois sur France 3. En 1985, la cinquième chaîne nouvellement créée est
autorisée à couper les films par la publicité. En 1995, le premier écran publicitaire au
milieu d’un film rapporte 500 000 francs à TF1. Or, ce que des lois ont permis, d’autres lois
peuvent le défaire…
Le développement de la publicité soulève également de nombreuses inquiétudes sur le
plan des libertés individuelles. On pense en particulier à la constitution des fichiers utilisés
pour le «marketing direct» (les courriers publicitaires qui envahissent les boîtes aux lettres).
Plus de 20% de la population française est déjà fichée dans des «mégabases de
données comportementales» comportant de nombreuses informations personnelles
utilisées par les publicitaires pour constituer des mailings ciblés.
Une mégabase comme Consodata contient par exemple des informations nominatives
selon 2500 critères pour plus de 25 millions de foyers en Europe. Celles-ci sont recueillies
par le biais de questionnaires personnels, présentés comme des concours, envoyés
régulièrement à près de 20 millions de Français. Mais des méthodes de recueil de
données encore plus inquiétantes peuvent être utilisées.
Ainsi, Mediapost, filiale de la Poste créée en 1987, utilise le maillage unique de
l’entreprise publique d’une manière pour le moins discutable. Elle adresse quatre fois par
an un questionnaire aux postiers afin de recueillir des informations stratégiques sur
«l’habitant, l’habitat et l’infrastructure socioéconomique»: situation professionnelle de
chaque chef de famille, âge (plus ou moins de 40 ans), état du logement… Une prime
d’environ 2000 francs par an ainsi que des pressions pesantes de la hiérarchie sont
censées venir à bout de la résistance des fonctionnaires qui renâclent à collaborer à
cette enquête. De nombreux facteurs sont ainsi conduits à surveiller le courrier de leurs
concitoyens. Deux formulaires de déclaration d’impôts ? Le couple n’est pas marié. Des
lettres des écoles ? Ils ont des enfants. Courrier des ASSEDIC, associations
professionnelles, abonnements… Voilà qui peut permettre de déterminer la profession du
chef de famille. La Poste se vante par ailleurs d’être le «n°1 de la publicité en boîtes à
lettres». Des contractuels sont recrutés pour assurer des tournées consacrées uniquement
au courrier publicitaire. N’y a-til pas ici matière à des actions aussi bien des syndicats et
des usagers contre le détournement du service public que des associations de défense
des droits de l’homme ? Bien d’autres exemples des ravages de la publicité mériteraient
d’être cités : la contamination de la politique par l’argent avec la dépendance vis-à-vis
des intérêts privés qu’elle entraîne (la France étant heureusement l’un des pays les plus
restrictifs en matière de publicité politique ), les dégâts spécifiques causés aux sociétés
du Tiers-Monde, le rôle des publicitaires dans la corruption … Les multiples visages de
l’offensive publicitaire appellent donc une réplique sur un grand nombre de terrains.
Mais il faudrait également que le combat antipublicitaire atteigne la même cohérence
que celle dont fait preuve son adversaire. La publicité est devenue la clef de voûte d’un
système globalitaire. C’est donc une réponse globale qu’elle appelle. Encore faut-il
réaliser que la publicité est au coeur des mécanismes sur lesquels repose le fonctionnement du capitalisme de notre époque.
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La fabrique du consentement
La publicité joue un rôle central dans le système de domination idéologique sur lequel
repose le nouvel âge du capitalisme. Elle tend en effet à exercer un contrôle croissant
sur les institutions qui sont à notre époque devenues stratégiques pour la formation des
mentalités, comme les médias, les industries culturelles, la mode. Elle s'intéresse
particulièrement aux enfants, dont l'esprit est plus malléable. Elle domine donc les
principales instances de ce que les spécialistes appellent la «socialisation», ce processus
inconscient par lequel les individus font leurs les manières de voir et d'agir socialement
dominantes dans un environnement donné.
La compréhension d'un tel processus est de la plus haute importance pour quiconque
aspire à transformer l'ordre social. La gauche tend souvent à l'oublier en raison d'une
vision étroite de ses tâches, qui réduit le combat pour dépasser le capitalisme à la
transformation de son «infrastructure» économique. Or les fondements de l'ordre social
sont indissociablement matériels et culturels. La domination économique ne peut se
perpétuer sans la domination culturelle qui rend l'ordre social «naturel» ou souhaitable.
Pour dépasser le capitalisme, il faut donc affronter cette domination culturelle, tâche
d'autant plus ardue que celle-ci reste, à la différence de la domination économique, en
grande partie inconsciente.
Les sociologues ont longuement décrit le processus inconscient par lequel les individus
«incorporent« les «représentations» sociales (c'est-à-dire les manières de penser et d'agir
qui existent dans une société) puis s'y conforment. C'est ainsi que les représentations de
l'idéologie dominante parviennent à orienter le comportement des individus sans que
ceux-ci aient le sentiment d'agir sous l'empire d'une influence extérieure.Au contraire, ils
restent en permanence persuadés de faire librement ce qu'ils «veulent», alors qu'ils se
comportent en fait conformément à des normes sociales qu'ils n'ont pas choisies. Ce
mécanisme assure alors ce qui constitue le fondement de tout pouvoir : le
consentement à l'autorité.
Revenons un instant sur cette affirmation : tout pouvoir repose sur le consentement à
l'autorité. C'est surtout lorsqu'il fait défaut que l'on s'en rend compte. Les cas
d'effondrement brutal de régimes considérés jusqu'alors comme immuables montrent ce
qui se produit lorsqu'un pouvoir, quel qu'il soit, ne parvient plus à obtenir le consentement
populaire. Le capitalisme ne fait pas exception à la règle. L'histoire de la colonisation
fournit de multiples exemples du caractère stratégique d'un environnement culturel
adapté pour le développement capitaliste. Evoquons par exemple les difficultés
rencontrées au début de la colonisation du Sénégal par les propriétaires européens de
plantations d'arachide. La main-d'oeuvre manquait car la plupart des «indigènes» refusaient alors de travailler comme salariés. Les patrons eurent donc l'idée d'augmenter
fortement les salaires. Mais le seul résultat obtenu fut que les ouvriers agricoles déjà
embauchés se mirent à travailler moins encore. Ce comportement inattendu était en
réalité le seul logique pour les Sénégalais de l'époque : ceux qui se résignaient à
travailler le faisaient uniquement le temps nécessaire pour obtenir une certaine somme
d'argent (souvent pour payer l'impôt en numéraire instauré par les colons). Ils ne
cherchaient nullement à gagner plus. C'est pourquoi il fallut changer le rapport des
colonisés à l'argent (déjà!) pour que le salariat puisse prendre son essor.
Aujourd'hui encore, le capitalisme ne pourrait pas fonctionner sans le consentement du
plus grand nombre. Il a besoin que celui-ci accepte ses prescriptions et même qu'il y
adhère avec enthousiasme. La bataille culturelle ne devrait donc pas constituer un àcôté périphérique du combat de la gauche. La domination idéologique est bien le
moyen essentiel par lequel le capitalisme se reproduit. Là est le principal enjeu du
combat politique pour la gauche.
La nouvelle culture de masse
Si l'on veut combattre les représentations qui soumettent chacun à la logique du
système capitaliste, il ne faut pas, comme c'est souvent le cas, s'arrêter à la critique des
théories et systèmes forgés par les grands intellectuels des groupes sociaux dominants.
Ceux-ci ont leur importance, mais ils sont souvent ignorés du plus grand nombre. Il est
donc nécessaire de combattre les représentations culturelles qui sont destinées à la
masse de la population, même si celles-ci sont généralement plus confuses et moins
évoluées. Pour combattre le capitalisme de notre époque, il ne suffit donc pas de
critiquer les thèses du FMI et de la Banque mondiale. Il faut aussi affronter les valeurs
libérales véhiculées pour l'essentiel par la publicité et la culture de masse.
Ce faisant, on est aussi amené à rencontrer et à combattre des visions du monde qui
existaient bien avant le capitalisme.Transmis par l'histoire, acceptés, voire intégrés et
reformulés par l'idéologie dominante dans la mesure où ils ne contredisent pas les
logique fondamentales du système, ces «vestiges» peuvent jouer un rôle très important,
comme c'est le cas des idéologies patriarcales ou communautaristes. L'idéologie
dominante de notre époque témoigne de la même capacité de «syncrétisme» que
celle dont l'Eglise catholique fir preuve hier lorsqu'elle inventa le culte des saints pour
recycler de nombreux rites païens.
L'objectif officiel des instruments qui produisent la culture de masse n'est pas de fabriquer
l'idéologie du système. A la différence de la religion, essentielle dans les sociétés précapitalistes, ils ne déclarent même pas proposer une vision globale du monde.
Apparemment, ils ne visent qu'à distraire, informer ou donner envie d'acheter un produit.
Mais en réalité, ils diffusent une vision du monde tout aussi englobante. Ils proposent en
effet des modèles comportementaux, comme la consommation, à la fois universels et
individualisés. Ce faisant, ils sont à leur tour capables de réaliser l'intégration la plus intime
de chacun à l'ordre global du monde.
De plus, le développement d'une industrie culturelle de masse a contribué à réaliser une
uniformisation culturelle sans précédent.A l'échelle de la planète, bien sûr, mais
également au sein même de nos sociétés. Ce point mérite d'être souligné car il contredit
l'idée selon laquelle la culture de masse serait l'apanage des seules classes populaires,
tandis que les catégories aisées ou instruites seraient uniquement sous l'influence d'une
culture «légitime» très différente.
Cette illusion répandue conduit souvent la petite-bourgeoisie éduquée à se croire
immunisée contre le bourrage de crâne destiné au commun des mortels, et en fait pour
cette raison une catégorie particulièrement sensible à l'influence de l'idéologie
dominante. L'industrialisation des productions culturelles, et la recherche constante de la
part de marché maximal, ont eu raison de l'étanchéité des publics décrite dans les
années 60 par Pierre Bourdieu. L'étude détaillée des pratiques culturelles des Français
montre qu'aujourd'hui, presque toutes les catégories sociales consomment les mêmes
produits de la culture de masse .
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La presse populaire et son contenu
L’étude de la presse écrite fournit une excellente occasion de se pencher sur le contenu
de la culture de masse de notre époque. Mais il faut d’abord rappeler quelques
données statistiques. Lorsque l’on parle de la presse, les militants de gauche pensent
souvent à des quotidiens comme Le Monde ou Libération. Or ces journaux sont loin, très
loin d’être les plus lus par nos concitoyens.
L’AEPM réalise chaque année une étude détaillée sur l’audience des magazines
français. Quels ont été, selon cette enquête qui fait référence, les périodiques les plus lus
dans notre pays en 2003 ? Chez les hebdomadaires, la première place est occupée, de
très loin, par TV Magazine, un titre vendu aux caisses des grandes surfaces, qui compte
14 164 000 lecteurs ( à comparer aux 901 000 de Libération ou au 2 129 000 du Monde).
Version Fémina, supplément féminin du Journal du Dimanche et de plusieurs titres de la
presse quotidienne régionale, arrive en deuxième position avec 9 230 000
lecteurs.Viennent ensuite Télé Z (8 695 000 lecteurs), Télé 7 Jours (8 384 000), Télé Loisirs (7
957 000) et Femme Actuelle (7 654 000).
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Ce classement est quasiment identique pour les lecteurs issus des foyers les aisés, dits
AB+ , qui lisent prioritairement TV Magazine, puis Version Femina, Télé 7 Jours, Télé Loisirs,
Femme Actuelle, Télé Z et Télérama. Ces chiffres confirment bien que la nouvelle culture
de masse touche le public le plus large.
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Lorsque nous parlons de culture populaire, il ne s’agit donc pas de la seule culture des
ouvriers et des employés, mais de représentations culturelles diffusées massivement dans
tous les secteurs de la population.
La lecture de ces titres est très éclairante pour décrypter les représentations qui forment
le noyau de l’idéologie dominante de notre époque. Nous nous sommes livrés à cet
exercice sur les éditions en vente pendant la première semaine de mai 2004, en ajoutant
à la liste précédemment citée les autres titres les plus lus de la presse française : la revue
Santé Magazine (5 041 000 lecteurs), Paris-Match (4 536 000 lecteurs), le mensuel Notre
Temps destiné aux «seniors« (4 360 000 lecteurs), Voici (4 272 000 lecteurs), principal titre
de la presse «people», ainsi que le premier «masculin», Entrevue (3 597 000 lecteurs).
Toutes ces revues renvoient une représentation de la société qui évacue spectaculairement toute réalité de classe. La plupart d’entre elles s’intéressent
essentiellement à des personnalités dont l’appartenance sociale est pour le moins
confuse, comme les vedettes de la «téléréalité». Celles-ci occupent une place
considérable dans l’échantillon étudié : plus de la moitié des titres cités consacraient un
ou plusieurs articles, souvent annoncés en Une, à l’émission «La Ferme des célébrités»,
dans les éditions en vente cette semaine-là .
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Quelles que soient ces dernières, tous ces journaux contiennent des rubriques ou des
sujets sur des «célébrités» . La manière dont celles-ci sont mises en scène illustre le travail
de brouillage des frontières de classe auquel procède la presse. Elles y apparaissent en
effet à la fois comme des personnes extraordinaires et des gens «comme vous et moi» ,
qui mènent en définitive une vie assez voisine de celle des lecteurs. Voici nous montre
ainsi Benjamin Castaldi en train de faire ses courses dans un centre commercial, des sacs
Fnac à la main, ou la voiture de Florent Pagny emmenée par la fourrière. Les vedettes
de l’univers médiatique sont décrites à travers les comportements et les préférences les
plus anodines. Jennifer Lopez ne veut que du blanc dans sa suite, apprend-on dans un
article de Femme Actuelle sur l’Hôtel Carlton à la veille du festival de Cannes. Lenny
Kravitz ne porte jamais de slip, révèle Entrevue. Le lecteur a ainsi le sentiment de
connaître intimement les célébrités, tout en ignorant le contenu effectif de l’activité
professionnelle qui justifie à l’origine l’intérêt qu’on leur porte.
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Ce faisant, les lecteurs sont également invités à lire les événements de la vie publique
avec les schémas qu’ils utilisent dans leur vie familiale et privée. La personnalisation de la
vie politique trouve à l’évidence ici un ressort très profond. On remarque d’ailleurs que
les formes et sujets traditionnels utilisés par la presse people ont tendance à gagner les
rubriques politiques : apparition de pages consacrées aux «potins», photos de vacances,
anecdotes personnelles ou familiales…
La compétition constitue le principal modèle comportemental proposé au lecteur
comme clé de décryptage de l’univers social. Tous ces titres mettent en scène à
longueur de pages des «duels» censés résumer le fonctionnement de tous les secteurs de
l’activité humaine.Télé 7 Jours annonce en Une «la guerre des blondes», mettant aux
prises deux vedettes de la télé-réalité. L’une a remporté la Star Academy n°3, l’autre a
été éliminée lors de la seconde édition. Elles ne se sont donc jamais confrontées. Mais le
journal a décidé qu’il fallait le faire et oppose méthodiquement leurs looks, leurs styles
musicaux, leurs personnalités et leurs parcours. Son confrère Femme Actuelle présente
sur une page les «Duels sans pitiés à la télé… à qui la victoire», avec le chapeau suivant :
«Toute l’année, ils se sont affrontés à coup d’audimat. Des matches à haute tension. Qui
sont les gagnants, qui sont les perdants ?» Comme on le voit, cette logique de compétition systématique n’a rien à voir avec les conflits qui opposent les groupes sociaux. Elle
en constitue à l’inverse la négation. Car ces affrontements mettent aux prises des
individus qui s’affrontent non pas en raison de divergences d’intérêts mais à l’inverse
parce qu’ils se ressemblent. Pourquoi Emma et Elodie sont-elles rivales ? Tout simplement
parce que deux blondes, ça en fait forcément une de trop. On voit bien en quoi une
telle représentation des rapports sociaux s’oppose radicalement à toute forme de
solidarité collective .
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Les figures de la téléréalité correspondent là encore parfaitement à cette vision d’un
monde social dominé par la compétition. D’abord parce que celle-ci constitue le ressort
même de ces émissions. Ensuite, parce qu’elle y met alors en jeu l’essentiel de ce que les
individus sont invités à attendre : la réussite financière (le lot proposé par le jeu), la
réussite sociale (une nouvelle carrière qui commence), la réussite amoureuse (la
conquête d’un-e autre participant-e). Enfin, parce que la victoire dans ces jeux permet
un changement de situation à la fois spectaculaire et fragile. La célébrité difficilement
gagnée, avec les avantages matériels qui l’accompagnent, est presque
immédiatement menacée par l’oubli médiatique et l’arrivée des générations suivantes.
Cette extrême précarité assure la permanence de la compétition. Cette expérience de
la précarité constitue alors un cas paroxystique, excessif et artificiel, mais évoque aussi
une réalité sociale vécue par nombre de téléspectateurs dans leur existence
personnelle.
Il faut noter que cette mise en scène de la société comme une arène s’accompagne
de la formulation d’un ensemble, assez confus, de règles et préceptes moraux censés
«réguler» et «humaniser» cet affrontement généralisé. La télé-réalité sanctionne ainsi les
infractions à ces normes implicites. Chacun sait que le but de l’émission consiste à
éliminer les autres candidats. Mais la manière d’y parvenir est essentielle. Le public ne
manquerait pas de sanctionner une attitude visiblement agressive ou machiavélique. Il
est pourtant parfaitement conscient qu’il ne juge là qu’une performance d’acteur
calculée. Les magazines s’attachent d’ailleurs longuement à décrypter les stratégies des
candidats . Mais le jugement sur la personne et l’avis porté sur son image se confondent.
Une telle morale diffère donc radicalement de celle diffusée traditionnellement par la
religion ou l’éducation républicaine. Ce décalage constitue sans aucun doute une
source de perturbation importante pour les individus. Le malaise qui s’ensuit s’exprime
aussi bien dans le culte concomitant de «l’authenticité» auquel se livre l’idéologie
dominante que dans le renouveau de courants religieux fondamentalistes qui
prétendent dans tous les cas rétablir l’unité de la personne.
18
19
La dimension «morale» de ces célébrités est très importante car le succès de la presse
populaire repose sur sa capacité à proposer aux lecteurs des modèles auxquels
s’identifier. Le caractère à la fois fondamentalement ressemblant et radicalement
différent des vedettes en fait des figures à la fois désirables et à la portée de chacun. La
téléréalité contribue à répandre l’illusion selon laquelle chacun peut accéder à des
opportunités extraordinaires par le biais de cette nouvelle Providence qu’est la célébrité.
Mais pour l’essentiel, c’est plus prosaïquement par le biais de la consommation que les
lecteurs sont invités à partager la vie extraordinaire de leurs modèles. Le magazine Voici
pousse cette logique jusqu’à son terme. On y trouve en effet plusieurs pages consacrées
au look des stars, qui détaillent les accessoires qu’elles utilisent en proposant dans le
même temps au lecteur une sélection d’articles disponibles dans le grand commerce.
Les rubriques consacrées aux vedettes et celles qui portent sur les «biens de
consommation«, que l’on retrouve dans presque tous les journaux, sont ici fusionnées. Le
message hier subliminal est devenu explicite. En achetant une tunique, on achète ainsi
une part de l’image -et donc de l’identité puisque c’est la même chose- de Darryl
Hannah ou Carmen Electra.
Le cas de Voici n’est pas isolé.Tous les journaux consacrent une ou plusieurs rubriques à
la consommation en tant que telle, mais celle-ci a déjà pour l’essentiel envahi les autres
contenus rédactionnels. Les conseils de décoration, pages santé, destinations de
vacances… tout est prétexte à présenter une sélection d’objets de consommation avec
les prix et les références correspondantes. Ajoutons-y la publicité et il devient parfois
difficile de distinguer la revue du catalogue de vente. Prenons l’exemple de Femme
Actuelle. Ce magazine comprend 36 pages de publicité sur un total de 103 : plus du
tiers. Celles-ci sont fréquemment placées en vis-à-vis des rubriques correspondantes, renforçant ainsi l’impression d’intégration de la pub et du contenu rédactionnel (un résultat
auquel contribue aussi la mise en page de certaines publicités et les publi-reportages).
Ensuite, 34 pages sont consacrées à des rubriques et des sujets au cours desquels le
journal présente des produits de consommation, avec mention des prix voire des
boutiques qui les proposent .
20
La construction des identités personnelles s’opère donc pour l’essentiel par la
consommation de signes. Celle-ci permet en outre d’obéir à l’injonction permanente de
la culture de masse : il faut être à la fois conforme et différent. On notera ainsi que le
portrait des célébrités dans la presse combine un conformisme des plus étroits sur le plan
politique et social et une grande excentricité sur le plan intime ou comportemental.
Hilton Paris (l’héritière de la chaîne d’hôtel du même nom) chausse du 45 ! Jennifer
Lopez collectionne les voitures. Personnalité est synonyme d’attitude. Le caractère
extraordinaire des célébrités tient donc dans la seule excentricité de leurs comportements, que chacun peut reproduire à sa manière par le biais de la consommation.
Cette tension entre conformisme et excentricité trouve également un écho dans la mise
en scène de ces journaux par eux-mêmes. Le discours moralisateur ou la volonté
explicite de défendre l’ordre social sont soigneusement évités. Le ton dominant est à
l’inverse celui de l’impertinence, voire de la contestation. Les journalistes apparaissent
comme des gens qui vont dévoiler les coulisses, qui ne se mâchent pas leurs mots, qui ne
cachent rien à leur public. Mais cette contestation porte toujours sur l’accessoire. Le
mensuel Entrevue annonce par exemple un reportage accablant sur l’émission de
France 3, C’est mon choix. Un journaliste a assisté à un enregistrement parmi le public.
Un autre a fait un stage chez le producteur. Ils rapportent ainsi au lecteur cinq
scandales, dénoncés vigoureusement avec photos à l’appui. On découvre d’abord
l’annulation sans crier gare d’un enregistrement public de l’émission, alors que des fans
avaient fait 600 kilomètres pour venir. On apprend ensuite que Evelyne Thomas fait jeter
les cadeaux offerts par son public, fleurs et chocolats, à la poubelle.Troisième révélation
:les vigiles refoulent les fans qui réclament des autographes à l’animatrice. Celle-ci est
malgré tout contrainte d’en signer quelques-uns : «Pour faire bonne figure,Evelyne
Thomas signe quelques papiers,sur le plateau. Nous en obtenons un. L’écriture est digne
de celle d’un enfant de 4 ans ! Un autographe à l’image de la considération d’Evelyne
Thomas pour son public !»
21
On apprend enfin que les techniciens sont irrespectueux avec les invités et que ceux-ci
sont parfois des comédiens choisis par la production.Tout le journal offre d’ailleurs un
exemple particulièrement évident du dévoiement de la critique, exercée pour l’essentiel
à propos des programmes télévisés. Il traque les mauvais raccords dans les films ou
pointe les contradictions dans les réponses des personnes interviewées comme autant
de fausses pistes qui évitent la remise en cause du contenu des programmes, de
l’idéologie qu’ils véhiculent, de la dictature de l’audimat…
Une autre culture de masse est nécessaire
Quelle peut-être la réponse culturelle de la gauche face aux modèles que diffuse cette
nouvelle culture de masse ? Cette question dépasse la dimension et l’ambition de cet
article. Il paraît néanmoins possible et utile d’esquisser à cette étape quelques pistes et
principes généraux.
Notons d’abord que la gauche ne proposera d’alternative à cette culture de masse
que si elle remet en cause une certaine forme de partage implicite des publics qui la lie
à elle.Tout se passe en effet comme si, dans une logique qui évoque le marketing, la
gauche avait abandonné les catégories populaires aux industries médiatiques et
culturelles pour «se recentrer» sur les segments plus aisés et éduqués de la population. Le
contenu et la forme de sa communication attestent largement du ciblage du public
auquel elle s’adresse.
Du coup, lorsqu’elle souhaite parler aux plus grandes masses, en particulier dans la
perspective de l’élection présidentielle, elle tend à le faire à travers le canal et le prisme
des medias dominants : participation aux émissions de variété et reportages dans ParisMatch pour «travailler l’image», reprise des thèmes politiques préférés des medias,
comme celui de l’insécurité mis en avant par TF1 lors de la présidentielle de 2001. La
gauche a d’abord besoin de retrouver une capacité d’adresser à tous, et donc en
premier lieu au bloc central –ouvrier et employé- de la population française, un message
et une culture qui lui soient propres.
La gauche doit être également en mesure de contester les modèles d’identification de
l’idéologie dominante et, pour ce faire, d’en proposer d’autres. Sur le plan des identités
collectives, ceux-ci ne sont pas si nombreux. On pense en particulier à la conscience de
classe ou au sentiment national. La reconstruction d’une conscience de classe sera
facilitée par la rupture avec l’occultation symbolique du travail et des travailleurs dits
d’exécution dans la société française. Quant au sentiment national, celui-ci doit être
reformulé par la gauche dans une perspective progressiste et émancipatrice, ce qui
implique une claire réappropriation du référentiel républicain.
On voit aussi que le projet de la gauche doit comporter nécessairement une dimension
morale. Il lui faut en effet proposer des modèles comportementaux qui assurent non
seulement la justice au niveau de la société toute entière, mais constituent aussi des
normes individuelles auxquelles chacun peut adhérer.
Lorsqu’elle aura compris l’enjeu de la bataille culturelle, la gauche ne pourra se
contenter de dénoncer toute morale, toute identité collective, toute norme sociale au
nom de la liberté et de l’autonomie des individus. Il lui faudra à l’inverse proposer
d’autres identités, d’autres normes et une autre morale. L’ignorer serait méconnaître les
fonctions indispensables de l’idéologie dominante pour les individus. Il faut en effet à
ceux-ci un guide pour comprendre le monde et construire leur identité. Gramsci montrait
déjà combien l’idéologie dominante jouait un rôle éminemment rassurant. Il en déduisait
que seule une construction de même ampleur pouvait la remplacer. Gramsci a ainsi souligné la nécessité de proposer de «nouvelles croyances populaires» formant «un nouveau
sens commun, et par conséquent une nouvelle culture et une nouvelle philosophie qui
prennent racine dans la conscience populaire avec la même force et le même
caractère impératif que les croyances traditionnelles».
La gauche a parfois ignoré cette nécessité au nom d’une vision que l’on pourrait
qualifier, au sens politique, de romantique. La critique de la culture de masse devait
permettre de revenir à des formes traditionnelles considérées comme progressistes. Il
suffirait par exemple d’éteindre la télévision pour retrouver le cadre de discussion
chaleureuse qu’offrait autrefois la veillée familiale… Ce faisant, elle n’a pas répondu au
sentiment des individus selon lequel la télévision et la culture de masse permettait un
élargissement de leur horizon social et leur offrait une certaine forme de participation à
la vie collective (par le biais par exemple des discussions dès le lendemain avec ses
camarades de classe ou ses collègues de travail). La gauche laissait ainsi l’idéologie
publicitaire de la consommation ou les communautarismes répondre à la fois au besoin
d’universel et à l’exaltation du particulier.
La tête et le ventre
Les préconisations de Gramsci impliquent une véritable révolution conceptuelle pour la
gauche. Celle-ci néglige en effet traditionnellement la dimension culturelle du combat
politique. C'est en partie la conséquence d'une lecture extrêmement réductrice du
marxisme, selon laquelle seule compte la lutte contre le système économique. Le
changement des mentalités est alors censé découler mécaniquement des
transformations de l'économie : le ventre commande en quelque sorte à la tête.
Le poids de cette vision que l'on appelle "mécaniste" s'explique entre autre par
l'influence du stalinisme au 20e siècle. Mais cette dérive était déjà très présente au 19e
siècle, à tel point que Friedrich Engels a jugé indispensable à la fin de sa vie de contester
très durement cette lecture fausse de Marx . Engels souligne que l'explication de l'histoire
par les infrastructures économiques ne doit pas occulter le rôle de la culture, des
idéologies, des institutions politiques, fustigeant la paresse intellectuelle de ceux qui se
réclament du matérialisme pour masquer leur ignorance et rappelant qu'à chaque fois
qu'il s'est penché sur des événements historiques concrets (par exemple à l'occasion de
ses écrits sur la France ou l'Espagne), Marx a donné une grande importance à tous ces
facteurs historiques.
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Ces critiques d'Engels sont encore utiles aujourd'hui car malheureusement, le
mouvement ouvrier reste marqué par les nombreux avatars de cette pensée mécaniste.
La sous-estimation du rôle de la conscience politique dans l'histoire conduit en effet la
gauche à toute une série d'impasses, qu'il faut à nouveau écarter.
- Premier avatar de cette pensée mécaniste, la théorie selon laquelle les révolutionnaires
doivent se contenter de se préparer à exercer le pouvoir dès que le capitalisme
s'effondrera, sans mener un travail d'éducation politique de masse. On ne la retrouve
guère aujourd'hui que dans une organisation comme Lutte Ouvrière. Cette vision a été
souvent combattue au sein du socialisme français, par Jaurès en particulier, d'autant
que notre pays a connu plusieurs fois des moments où des socialistes sont arrivés au
pouvoir (1848, 1870), sans être en mesure de le garder.A l'inverse, Jaurès montre que le
succès de 1789 a été rendu possible par la pénétration extrêmement profonde des idées
révolutionnaires au sein de la société française de l'époque . Les socialistes ont besoin à
leur tour d'une majorité consciente et éduquée politiquement pour prendre le pouvoir,
puis ensuite pour l'exercer dans le sens d'une transformation radicale de la société.
- Le gauchisme peut être aussi une conséquence d'une mauvaise compréhension de
l'importance qu'il y a à proposer une alternative à la culture de masse qui assure la
stabilité du système. La dénonciation radicale ne peut en effet constituer à elle seule
une alternative aux "évidences" que véhiculent le système, qui constituent autant de
points de repères rassurants pour les individus. En renonçant à construire une culture de
masse alternative, s'appuyant sur ce qui, dans les cultures nationales des divers peuples,
peut donner à la contestation du capitalisme des racines culturelles profondes, le
gauchisme se prive des moyens de gagner le plus grand nombre. Une telle attitude
conduit aussi à ne pas voir que les crises du système ne conduisent pas mécaniquement
les esprits à se tourner vers les solutions socialistes. C'est aussi le fascisme, qui prend appui
sur des représentations culturelles très fortes et anciennes, qui peut en bénéficier, si le
socialisme n'a pas été capable d'offrir une alternative crédible et globale.
23
- La pensée mécaniste peut également conduire à un plat réformisme gestionnaire. La
social-démocratie allemande, par exemple, est passée assez vite d'un mécanisme
d'apparence marxiste qui faisait de la transformation de l'économie le seul but de
l'action politique à la gestion loyale du système. Le dévelop
pement du capitalisme était en effet censé selon eux préparer mécaniquement
l'avènement du socialisme. Cet objectif final s'est ensuite perdu en route... seule est
restée la participation à la gestion du capitalisme. La pratique du pouvoir ne contribue
plus alors à l'amélioration du rapport de force par la formation d'une conscience
critique.Au contraire,les socialistes qui se comportent comme des gestionnaire loyaux et
appliqués du système en perdant de vue la finalité révolutionnaire de leur action se
privent de l'outil de la pratique gouvernementale pour faire progresser les consciences
et finissent par alimenter l'idée que les règles du jeu du capitalisme sont les seules
possibles. Une telle dérive peut se constater au sein de la majorité du Parti socialiste
français.
-Autre avatar de cette pensée mécaniste : l'anarcho-syndicalisme. Ce vieux courant a
longtemps dominé le syndicalisme français. Il a en conséquence influencé la pensée de
nombreux militants de gauche dans notre pays. Ceux-ci se distinguent par une méfiance
instinctive vis-à-vis de l'action politique en tant qu'activité spécifique et centrale : selon
eux, c'est la lutte sur le terrain économico-syndical qui fera éclater le système. Cette
attitude englobe des postures allant du refus des partis et du suffrage universel jusqu'à la
réduction du combat politique à la collection des revendications syndicales.
Les militants de gauche qui s'inscrivent, consciemment ou non, dans cette tradition ont
tendance à considérer que toute incursion sur des questions proprement politiques
risque de diviser les travailleurs, voire de conduire à ce qu'une partie du mouvement
ouvrier se retrouve au côté de ses adversaires. C'est au nom de tels arguments que des
dirigeants comme Jules Guesde se sont opposés à ce que les socialistes défendent le
capitaine Dreyfus à la fin du 19e siècle. Gramsci souligne le paradoxe d'une telle
thèse.Au nom de l'autonomie supérieure de la classe ouvrière, ces militants renoncent en
fait à regrouper autour d'elle les couches sociales qui pourraient se retrouver à ses côtés,
autour d'orientations politiques communes. Au final, le résultat atteint va à l'encontre de
l'objectif affiché "d'autonomie de la classe ouvrière": celle-ci ne peut être qu'une force
d'appoint des groupes sociaux qui n'ont pas renoncé à porter des orientations politiques
pour la société toute entière.
L'anarcho-syndicalisme est d'autant plus navrant que le syndicalisme, lorsqu'il ne se
construit pas contre l'action politique, constitue une école de formation, d'éducation
populaire et de prise de conscience irremplaçable.
- Il faudrait aussi mentionner l'impasse du "spontanéisme", que l'on retrouve souvent
conjuguée à des visions anarcho-syndicalistes ou gauchistes. Il s'agit de la croyance
selon laquelle l'activité révolutionnaire doit procéder du mouvement spontané des
masses beaucoup plus que du travail conscient des organisations politiques. Mais si l'on
donne au contraire toute son importance à la conscience politique, l'organisation
collective et le travail méthodique apparaissent comme des nécessités incontournables.
On peut noter au passage que toutes ces impasses prennent appui sur une disposition
humaine malheureusement (ou heureusement ?) très profonde : la paresse. Que les
choses seraient simples s'il n'était pas nécessaire de se former, de s'organiser, de
convaincre les masses, de répondre à des questions politiques parfois complexes,
d'exposer clairement les finalités et les moyens de son action !
Les partis
La théorie gramscienne de l'hégémonie culturelle conduit à insister sur la dimension
politique de l’action collective et sur le rôle des partis. Même si le rapport de force
favorable aux salariés se construit à travers la lutte sociale concrète et quotidienne qui
contribue à forger le sentiment d'une unité corporative, seul le projet politique permet de
rassembler des couches sociales et de porter une alternative effective à l'idéologie
dominante par l'affirmation d'une nouvelle hégémonie culturelle. Les partis politiques
puis la conquête de l'Etat sont les moyens de construire et d'installer cette hégémonie.
Ce sont les seuls endroits où peuvent s'élaborer et se diffuser à l'échelle des masses la critique du capitalisme ainsi que l'esquisse d'une autre organisation du monde : depuis les
théories et les programmes jusqu'à la culture qui va avec.
Ce n'est donc pas un hasard si l'idéologie dominante de notre époque s'efforce de
réduire les partis à des instruments de sélection du personnel politique, champ clos
d'affrontements individuels sans aucun effet sur la logique du système.
La plupart des journalistes politiques sont par exemple sans doute persuadés de
"dévoiler" le véritable visage de la politique en consacrant l'essentiel de leurs papiers à
décrypter les arrière-pensées et les stratégies individuelles qu'ils prêtent aux responsables
politiques plutôt que le contenu de ce qu'ils proposent. Mais ce faisant, ils ne font que
conforter l'idéologie dominante qui veut faire croire que le profit individuel est la seule
motivation possible de la vie en société.
Ce travail idéologique de décervelage est malheureusement relayé à gauche, aussi
bien chez ceux qui réduisent l'action politique à leurs plans de carrière individuels que
chez ceux qui prétendent que les partis ont fait leur temps et que l'heure est venue de se
replier sur les réseaux ou les communautés locales.
Cette vision défendue par les réformistes gestionnaires pour qui les partis politiques sont
avant tout un passage obligé pour arriver au pouvoir puis un encombrement fâcheux
lorsqu'ils y parviennent, conduit à transformer les militants en supporters regroupés en
féodalités locales et écuries présidentielles. La portée de l'engagement militant se trouve
alors réduite à néant. Et sans action militante, la conscience de la nécessité d'une
transformation socialiste de la société ne pourra jamais devenir majoritaire.
Notes
1 Soixante-deux personnes étaient jugées le 10 mars 2004 par le Tribunal de Grande Instance
de Paris pour avoir dégradé, entre octobre et décembre 2003, des milliers de panneaux
publicitaires de la RATP. Celle-ci leur réclamait solidairement près d’un million d’euros.Les
neuf militants qui ont reconnu les faits ont finalement été condamnés par le 28 avril 2004 à
verser de 400 à 2 000 euros chacun à la RATP (soit 12 800 euros au total).
2 La plupart des exemples évoqués ci-dessous sont tirés de Florence Amalou, Le livre noir de
la pub, Paris Stock, 2001.
3 C’est le cas en Europe. La directive européenne du 31 mars 1992 prévoit que «les Etatsmembres interdisent la publicité auprès du public faite à l’égard de médicaments qui ne
peuvent être délivrés que sur prescription médicale». Ce texte, combattu par les laboratoires
pharmaceutiques et les agences de publicité, est régulièrement menacé. En France, les
médecins n’ont pas non plus le droit de faire de la publicité.Ces dispositions,qui touchent
aussi les avocats,ont été prises pour «préserver la dignité» des professions libérales.
4 Notons qu’au même moment, le ministre de l’enseignement professionnel Jean-Luc
Mélenchon, préférait interdire aux établissements de participer à un jeu-concours organisé
par le CIC en direction des élèves et des enseignants, Les Masters de l’Economie, qui se livrait
à une grossière apologie de la Bourse.
5 Aux Etats-Unis, où les mégabases de données comportementales fichent 90% de la
population et vendent leurs informations nominatives au grand public, le marketing
publicitaire est vécu de plus en plus largement comme une atteinte aux libertés. De
nombreux habitants réclament une législation restrictive en la matière, surtout depuis qu’un
enlèvement de bébé californien, sélectionné d’après un fichier répertoriant les nourrissons
américains et leurs parents, ait défrayé la chronique en 2000.
6 Aux Etats-Unis, les dons d’entreprise privés ont rapporté 828 millions de francs aux
démocrates et 960 aux républicains lors de la campagne présidentielle de 2000. L’étude du
lien entre les votes de chaque représentant au Congrès et la liste des entreprises qui ont
financé sa campagne montre que c’est un moyen efficace d’acheter les voix des
parlementaires. Achèterait-on de la même façon les présidents ?
7 La publicité politique est interdite à la radio et à la télévision depuis 1986. La limitation des
dépenses électorales (loi de 1990 et de 1995) et l’interdiction des dons provenant des
entreprises ont fait disparaître l’affichage politique sur les panneaux publicitaires (les
afficheurs avaient autrefois le droit d’offrir des panneaux «gratuits» aux candidats : Decaux
récompensait ainsi les maires des villes qui faisaient appel à sa société).
8 Les publicitaires constituent des intermédiaires rêvés entre les dirigeants politiques qu’ils
conseillent et les grands patrons pour lesquels ils travaillent. Leur rôle dans la formation d’une
oligarchie mêlant les élites médiatiques, politiques et économiques mériterait d’être étudié.
9 On pourrait dire que la publicité, depuis l’affaiblissement des églises, est le nouvel «opium
du peuple».
10 On lira avec profit à ce sujet Alain Accardo (voir bibliographie).
11 Voir à ce sujet : Bernard Lahire, La culture des individus, La Découverte, Paris 2004.
12 Audience, Etudes sur la Presse Magazine.
13 Cet indicateur, d’origine anglo-saxonne, distingue les ménages ayant la plus forte
capacité de consommation (revenus, âge, composition du ménage…).
14 Seuls Notre Temps et Santé Magazine n’évoquent aucune vedette de la téléréalité, tandis
que Paris-Match ne mentionne qu’un ancien candidat du «loft».
15 A l’exception de Santé Magazine.
16 Flavie Flament et Benjamin Castaldi, une famille comme vous et moi : tel est le titre d’un
article de Voici.
17 On peut penser ici à cette enquête, citée par le journal Libération, selon laquelle 88% des
femmes travaillant en entreprise déclarent qu’elles préfèrent travailler avec des hommes.
18 Lorsque ce n’est pas ceux-ci qui l’évoquent directement.Voici par exemple ce
qu’explique Emma dans Télé 7 Jours, sous le titre caractéristique Aujourd’hui, je veux être moi.
«[A propos de son disque] Je voulais faire quelque chose de très personnel.
Quelque chose qui ne soit pas trop assimilé à Star Academy. Ne plus continuer à surfer sur
cette image là. (…) L’image que je donne aujourd’hui, c’est sans coupures ni montages.»
Michal, autre candidat de Star Academy déclare de son côté :«il était urgent de montrer qui
je suis. Je ne voulais pas d’un public qui ne m’aime que pour ma petite gueule.» Quant à
l’autre blonde Elodie, elle répond à la question «Qu’est-ce qui se dégage de vos chansons ?
Le romantisme ! J’ai voulu passer le message d’une fille gaie et mature.» L’obsession de
l’identité et la réduction de celle-ci à l’image apparaît aussi chez Céline Balitran, candidate
de La Ferme des célébrités, interrogée par Télé Loisirs :«Etre présentée dans une émission
comme l’ex de George Clooney, ça ne t’agace pas ? Franchement si ! Mais je suis aussi
consciente que c’est au titre d’ex de Georges que je dois ma sélection ! J’aimerais bien
commencer à exister par moi-même, c’est pourquoi je bosse, je m’investis à fond dans la vie
de la ferme.»
19 Bonne fille, la culture de masse donne aussi l’occasion à chacun de retrouver cette
«authenticité» qui lui manque. Santé Magazine, qui dédaigne les vedettes mises en avant par
ses confrères, joue à l’évidence ce rôle en aidant chacun à retrouver un corps sain, grâce à
des habitudes de vie naturelles et équilibrées. 20 Il ne reste plus grand-chose ensuite dans le
journal : à côté du courrier des lecteurs, du sommaire, des mots fléchés, on ne trouve pour
l’essentiel que cinq pages cuisine et quatre pages sexualité (qui aident chacun à bien
consommer son partenaire…).
21 Le magazine publie en médaillon une reproduction de l’autographe accablant.
22 Voici un extrait d’une lettre d’Engels à Joseph Bloch (21 et 22 septembre 1890) :«D’après la
conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière
instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais
affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le
facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite,
absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, - les Constitutions établies une fois la
bataille gagnée par la classe victorieuse, etc.,
- les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des
participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur
développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le
cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon
prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le
mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la
foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre
eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme
inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré.
(…) C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que,
parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos
adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions
pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui
participent à l’action réciproque.Mais dès qu’il s’agissait de présenter une tranche d’histoire,
c’est-à-dire de passer à l’application pratique, la chose changeait et il n’y avait pas d’erreur
possible.»
23 «Ces grands changements sociaux qu’on nomme des révolutions ne peuvent pas ou ne
peuvent plus être l’oeuvre d’une minorité. Une minorité révolutionnaire, si intelligente, si
énergique qu’elle soit, ne suffit pas, au moins dans les sociétés modernes, à accomplir la
révolution. Il y faut le concours, l’adhésion de la majorité, de l’immense majorité. Il se peut c’est un difficile problème d’histoire à résoudre- qu’il y ait eu des périodes et des pays où la
multitude humaine était si passive, si inconsistante, que les volontés fortes de quelques
individus ou de quelques groupes la façonnaient. Mais depuis la constitution des nations
modernes, depuis la réforme et la renaissance, il n’y a presque pas un seul individu qui ne soit
une force distincte. Il n’y a presque pas un individu qui n’ait ses intérêts propres, ses attaches
au présent, ses vues d’avenir, ses passions, ses idées.Tous les individus humains sont donc
depuis des siècles, dans l’Europe moderne, des centres d’énergie, de conscience, d’action.
Et comme, dans les périodes de transformation où les antiques liens sociaux se dénouent,
toutes les énergies humaines sont équivalentes, c’est forcément la loi de la majorité qui
décide. Une société n’entre dans une forme nouvelle que lorsque l’immense majorité des
individus qui la composent réclame ou accepte un grand changement. Cela est évident
pour la révolution de 1789. Elle n’a éclaté, elle n’a abouti que parce que l’immense majorité,
on peut dire la presque totalité du pays, la voulait. Qu’étaient les privilégiés, haut clergé et
noblesse, en face du tiers-état des villes et des campagnes ? Un atome : deux cent mille
contre vingt-quatre millions ; un centième. Et encore le clergé et la noblesse étaient divisés,
incertains. Il y a des privilèges que les privilégiés renoncent à défendre. Eux-mêmes doutaient
de leurs droits, de leurs forces, et semblaient se livrer au courant. La royauté même, acculée,
avait dû convoquer les Etats-généraux, tout en les redoutant. Quant au Tiers-état, au peuple
immense des laboureurs, des paysans, des bourgeois industriels, des marchands, des rentiers,
des ouvriers, il était à peu près unanime. Il ne se bornait pas à protester contre l’arbitraire
royal ou le parasitisme nobiliaire. Il savait comment il y fallait mettre un terme.» in Jean Jaurès,
Ecrits socialistes.
Bibliographie
Alain ACCARDO, Le petit-bourgeois gentilhomme (la moyennisation de la
société), éditions Labor - Espaces de Liberté, Bruxelles 2003 (9,25 euros)
Alain ACCARDO, De notre servitude volontaire (lettre à mes camarades de
gauche), éditions Agone, Marseille 2001 (8 euros)
Deux ouvrages courts, écrits à l'attention de militants, dans un style incisif. Assez facile
à lire.
- Florence AMALOU, Le livre noir de la pub, Stock, Paris 2001 (18,60 euros). Un recueil
d'exemples accablants des ravages de la publicité.
- François BRUNE, Le bonheur conforme, Gallimard, Paris 1981 et 1985 (16 euros) Essai
sur l'idéologie publicitaire écrit par un pionnier du mouvement antipub.
- Antonio GRAMSCI, Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13 (troisième volume de l'édition
complète), Gallimard, Paris. Lecture assez difficile, à réserver aux plus courageux.
- Jean JAURES, Ecrits politiques, disponible gratuitement en téléchargement à
l'adresse http://gallica.bnf.fr/Fonds_Textes/T0088663.htm.
Série d'articles regroupés pour être publiés ensemble dans une revue. Quelques
pages sur le monde agricole ont un peu vieilli, mais le reste est d'une actualité
remarquable.
-Naomi KLEIN, No logo,Actes Sud coll. Babel, Paris 2002
Essai décisif sur le phénomène des marques et la mondialisation, tournée vers
l'exemple nord-américain.
- François RUFFIN, Les petits soldats du journalisme, Les Arènes, Paris 2003.
Un éclairage cru sur le fonctionnement de la presse française à partir d'un récit
raconté de l'intérieur de la formation des journalistes.