PÉTROLE - Oil Man
Transcription
PÉTROLE - Oil Man
LMH085-MAG-Petrol 05/10/2005 12:31 Page 16 LA GRANDE ENQUÊTE PÉTROLE LA PANNE SÈCHE ? La fin du pétrole a-t-elle déjà commencé ? L’augmentation cet été du prix du brut a relancé les spéculations sur l’état des réserves d’une ressource naturelle, dont dépend presque exclusivement l’économie mondiale. Les prévisions les plus pessimistes des experts contraignent les pays producteurs et les compagnies pétrolières à lever un coin du voile sur un des secrets les mieux gardés de la planète. MATTHIEU AUZANNEAU ET GUILLAUME SERINA L e prix du baril de pétrole s’est stabilisé au-delà de 60 dollars, soit presque trois fois plus que lors de l’invasion de l’Irak, en mars 2003 ; une banque d’affaires, Goldman Sachs, prédit que les 100 dollars seront bientôt dépassés; le premier ministre français appelle à préparer l’ère de l’« après-pétrole ». L’été 2005 a vu la naissance d’un nouveau choc pétrolier. A en croire la plupart des économistes, ses causes sont « conjoncturelles » : que l’Irak s’apaise, que la croissance de la Chine ralentisse, 16 LE MONDE 2 > 1er OCTOBRE 2005 que quelques nouvelles raffineries soient construites, et tout rentrera dans l’ordre. Le problème est peut-être plus profond. Il se cache sous terre, là où les techniques modernes de prospection ne donnent que des réponses vagues à une question qui met en jeu l’avenir de l’économie mondiale. La fin du pétrole a-t-elle commencé ? « Bien sûr que non!», s’empressent de répondre tous les producteurs. D’après les grandes compagnies privées et l’OPEP (l’Organisation des pays exportateurs de pétrole), les réserves d’huile de pierre (petra oleum) restent abondantes. Les pétroliers misent sur le progrès technique. Grâce à lui, on découvrira encore de nouveaux champs et on pourra extraire de nouveaux types d’huiles, jurent-ils. La plupart des activités économiques ne peuvent aujourd’hui se passer de pétrole. La question est de savoir comment elles pourront s’accommoder de son déclin. JONATHAN SPRAGUE / REDUX 1er OCTOBRE 2005 < LE MONDE 2 17 LMH085-MAG-Petrol 05/10/2005 12:31 Page 18 LA GRANDE ENQUÊTE faire la demande mondiale (et américaine), les extractions saoudiennes devront atteindre 22,5 mb/j en 2025. Soit deux fois plus qu’aujourd’hui (estimée à 9,6 mb/j). A la Saudi Aramco (l’Arabian-American Company, cofondée par des Californiens en 1944, mais nationalisée en 1980), on goûte peu la plaisanterie. En novembre 2004, Sadad Al-Husseini, ex-numéro deux de la Saudi Aramco, déclare à la presse britannique qu’il a « plus de chance de vivre un jour sur la Lune » que de voir se réaliser les projets de l’administration Bush. Quelques semaines plus tard, le département américain de l’énergie ramène sa projection à 16,3 mb/j, « ce qui est encore énorme », note aujourd’hui Al-Husseini dans un entretien au Monde 2. Ce couac au sein du couple américano-saoudien montre, pour la première fois, qu’un fossé sépare les besoins des pays consommateurs et les capacités réelles d’extraction des pays producteurs. En mai dernier, second couac, dont le retentissement échappe cette fois au cercle étroit et feutré de la diplomatie du pétrole. Matthew Simmons, l’un des banquiers d’affaires les plus en vue de Houston – capitale américaine du pétrole – publie Crépuscule dans le désert, un brûlot fort documenté qui accuse l’Arabie saoudite de surestimer ses réserves. D’après ce Texan, qui Présentés comme une alternative au pétrole conventionnel, les sables bitumineux ne devraient jouer qu’un rôle marginal. Très polluante, leur exploitation impose des équipements coûteux. L’ARABIE SAOUDITE SUR SES GARDES Les Saoudiens aimeraient qu’on ne compte pas trop sur eux pour sauver le marché pétrolier. Nawaf Obaid vient d’être nommé conseiller stratégique du nouvel ambassadeur saoudien à Washington. A 30 ans, il dirige le Projet d’évaluation de la sécurité nationale saoudienne. Dans un français impeccable, appris entre la Suisse et la Côte d’Azur, il prévient : « Nous aimerions rester plus prudents et ne pas avoir à monter au-delà de 12 mb/j [contre 9,6 aujourd’hui]. Mais aucun autre pays n’est aujourd’hui prêt à investir suffisamment pour permettre à l’Arabie saoudite de ralentir sa production. » Sadad Al-Husseini, ex-numéro deux de l’Aramco, partage la même inquiétude : « Le royaume n’a pas aujourd’hui la capacité a conseillé le président Bush sur son programme énergétique en 2000, l’Aramco a probablement déjà atteint son pic de production. Matthew Simmons accuse: « Depuis la nationalisation de l’Aramco, aucun géologue venu de l’extérieur n’a pu vérifier la moindre donnée. » Riyad ne pouvait laisser passer l’affront sans réagir. D’ordinaire muette sur ses réserves, KENNETH GARRETT / NATIONAL GEOGRAPHIC / GETTY IMAGE Tout le monde ne partage pas cet optimisme. Fatih Birol, directeur des études de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), prévient les gouvernements des pays consommateurs : « Diversifiez-vous, s’il vous plaît ! Sortez du pétrole ! » (Le Monde du 20 septembre 2005). La planète recèle une quantité finie d’hydrocarbures. Le temps où la mire de leur épuisement était masquée sous l’horizon n’a plus court. Les meilleurs pétro-géologues du monde s’affrontent depuis plusieurs mois autour de l’imminence du « peak oil », c’est-à-dire le point culminant de la production mondiale au-delà duquel l’or noir commencera à manquer. De combien de temps disposons-nous avant que la mi-temps de l’ère pétrolière ne soit sifflée, avant que nous ne subissions les premières conséquences d’un choc pétrolier permanent ? Les pronostics vont de quelques décennies à quelques… mois! 18 LE MONDE 2 > 1er OCTOBRE 2005 De l’imminence du « peak oil » dépend la capacité de l’humanité à s’y adapter. Plus l’échéance est proche, plus le risque est grand. L’AIE prévoit que d’ici à 2030 la demande de pétrole devrait augmenter de moitié. Elle passerait de 83,5 à 121 millions de barils consommés chaque jour (mb/j). Le sol contient-il assez de pétrole pour satisfaire l’appétit toujours plus grand de l’humanité? Le directeur des études de l’AIE a des doutes. Fatih Birol prédit que les extractions hors OPEP (soit plus de la moitié de la production totale) amorceront leur déclin « juste après 2010 ». Il précise : « Après cette date, nous devrons attendre toute croissance de la production des pays de l’OPEP, notamment ceux du Moyen-Orient. » Les grands producteurs arabes peuvent-ils subvenir aux besoins croissants de l’ensemble de la planète? Fatih Birol répond: « Ils gèrent leur production comme ils l’entendent : ils peuvent très bien choisir d’épargner les réserves pour leurs générations à venir. » UN APPÉTIT CROISSANT L’OPEP dispose de trois quarts des réserves prouvées de brut. L’Arabie saoudite, premier producteur mondial, en possède à elle seule 22 %. L’avenir du marché pétrolier dépend, en premier lieu, du bon vouloir d’Abdallah Ben Abdel Aziz Al-Saoud, nouveau souverain de la «banque centrale du pétrole». Plus que toute autre nation, les Etats-Unis comptent sur les réserves saoudiennes. Trop, peut-être. Ancien premier producteur mondial, les Etats-Unis ont franchi leur propre « peak oil » dans les années 1970. Leurs immenses gisements du golfe du Mexique et de Californie déclinent depuis lors. Mais l’appétit de brut du plus gros consommateur de la planète ne cesse de croître. En 2004, Washington publie une étude estimant que, pour satis- de monter à 15 mb/j », comme le PDG de la compagnie saoudienne l’a promis, le 18 mai dernier. « Il faudrait des années pour y arriver (...) Si nous y parvenions, disons en 2015, ça serait tenable pendant dix à quinze ans avant que ne débutent des décennies de ferme déclin », prévient-il. Fatih Birol, de l’AIE, note : « Les capacités de production sont une chose, la politique de production en est une autre. » Le nouveau roi saoudien Abdallah a la réputation d’être moins enclin à céder aux doléances américaines que son prédécesseur, le roi Fahd. Un ingénieur de l’Aramco demande : « Pourquoi voulez-vous que nous surproduisions et que nous prenions des risques avec nos réserves pour faire plaisir à des gens qui ne nous aiment pas ? » l’Aramco s’est vue pour la première fois poussée à publier quelques données précises. Mauvaise surprise : le plus beau trésor des Saoud est à moitié vide. Après soixante ans d’exploitation, Ghawar, premier champ pétrolier du monde, qui fournit à lui seul la moitié du brut saoudien, a officiellement épuisé 48 % de ses réserves. La principale compagnie pétrolière mondiale (et de loin) reconnaît que la production de ses puits décline à grande vitesse : entre 5 et 12 % par an. Rien que pour compenser ce déclin, l’Aramco doit ouvrir assez de nouveaux puits pour fournir entre 0,5 et 1 mb/j supplémentaire chaque année. Malgré cette révélation troublante, l’Arabie saoudite prêche l’optimisme. « Que peut-elle faire d’autre ? », interroge un diplomate français. Le 18 mai, la plupart des membres du conseil d’administration de l’Aramco sont aux Etats-Unis. Ils participent à une tournée des entreprises saoudiennes qui vise à recueillir… 623 milliards de dollars d’investissements étrangers. Resté au pays, le président de la compagnie, Abdallah S. Jumah, affirme le même jour que l’Aramco pourra « facilement » atteindre 15 mb/j « si l’état du marché le justifie ». SOMBRES PROJECTIONS Trois décennies séparent le « peak oil » du scénario de l’Association pour l’étude du peak oil – ASPO – (2008) de celui du gouvernement américain (2037). Et le secret qui entoure les réserves ne facilite pas la tâche. D’après Colin Campbell, fondateur de l’ASPO, 45 % du montant des réserves que déclarent les principaux pays de l’OPEP sont « douteux ». Les découvertes pétrolières déclinent depuis plus de trois décennies. Chaque année, depuis 1980, les pétroliers extraient davantage d’or noir qu’ils n’en découvrent. Un phénomène tendanciel et logique. Après avoir exploité les champs les plus grands et les plus facilement accessibles, l’industrie pétrolière mange aujourd’hui son « pain noir ». La date choisie pour ce contre-feu médiatique ne doit rien au hasard. Le lendemain, 19 mai, s’ouvre à Lisbonne une conférence internationale de géologie que les pétroliers ont toutes les raisons de redouter. Il s’agit de la réunion annuelle de l’ASPO. L’Association pour l’étude du « peak oil » rassemble des hauts responsables à la retraite de grands groupes pétroliers et des universitaires indépendants. Leur point commun : ils ••• 1er OCTOBRE 2005 < LE MONDE 2 19 LMH085-MAG-Petrol 05/10/2005 12:31 Page 20 LA GRANDE ENQUÊTE mettent en doute les données officielles et annoncent que le « peak oil » sera atteint « avant la fin de la décennie ». Assis au fond de la salle, les observateurs des grandes compagnies pétrolières ne manquent pas un mot des débats et se renseignent discrètement sur le nombre de journalistes présents. La propre perte. Oleocene.org, l’un des sites franCommission européenne,EDF ou encore Gene- çais consacrés au sujet, cite en exergue l’économiste iconoclaste Kenneth Boulding : ral Electric ont dépêché leurs représentants. L’ASPO met le feu au derrick. Quand « Toute personne croyant qu’une croissance expoWashington affirme que les réserves mon- nentielle peut durer indéfiniment dans un monde diales ultimes s’élèvent à 2 275 milliards de fini est soit un fou, soit un économiste. » barils, le fondateur de l’ASPO, Colin Campbell, n’en dénombre que 1 750 milliards. Un quart SECRET DÉFENSE SUR LES RÉSERVES de moins! Sur quoi repose le réquisitoire de Les habitués du pub de Ballydehob, joli vil- Campbell ? Présent lors des trois dernières lage du sud de l’Irlande, connaissent surtout conférences annuelles des papys flingueurs le « docteur » Campbell, 74 ans, pour ses du pétrole, Xavier Préel, directeur «stratégie et talents d’accordéoniste. Peu d’entre eux croissance» chez Total, juge que l’ASPO « privisavent que cet ex-géologue en chef d’Amoco a légie systématiquement les hypothèses les plus pesterminé sa carrière comme vice-président de simistes. Mais leur travail a le mérite d’ouvrir le Fina en charge de la mer du débat sur un problème difficile, dont les éléments Nord. Dans le bureau de paraissent souvent opaques au profane ». son cottage de Staball Hill, «Opacité»: le mot est lâché. Les données sur chauffé par un antique les réserves sont purepoêle à bois, Campbell déclaratives. Chaque Toute personne ment passe plusieurs heures par année, l’Oil & Gas Journal jour au téléphone avec des envoie un formulaire que qu’une journalistes du monde les gouvernements des entier. Il prend régulière- croissance pays producteurs remplisment l’avion à Cork pour sent. Et c’est tout. Aucun des conférences dans toute audit public n’a eu lieu et l’Europe, à l’Institut frann’aura vraisemblablement çais du pétrole, dans des peut jamais lieu pour vérifier la universités scandinaves sincérité des déclarations ou encore devant des de l’Aramco, de Gazprom membres du Parlement de ou même de Total. Secret Westminster. industriel. Il est encore dans un monde L’homme est en passe de plus invraisemblable devenir célèbre. Dans le est soit un qu’un géologue venu de , soit landerneau pétrolier, ses l’extérieur se rende sur un (nombreux) détracteurs le un champ pour refaire des qualifient de don Quimesures. Depuis 2002, chotte et prétendent qu’«il Kenneth Boulding, économiste en Russie, révéler la moindre information sur s’est mis en tête de sauver le les réserves est un crime monde ». Mais personne ne d’Etat passible de sept va jusqu’à contester ses années de prison. compétences scientifiques. Pourtant, les données Facilement lyrique, Campbell paraît parfois publiées par l’Oil & Gas Jourhanté par des visions d’apocalypse. Il y a de quoi: ses calculs et ses projections ne prometnal servent de référence à tent rien de moins qu’un cataclysme écono- la majorité des analystes. Simplement parce mique global. Les thèses de l’ASPO sont en qu’elles sont les seules disponibles dans le adéquation avec celles des «écophilosophes» domaine public. et autres partisans de la « décroissance ». Sur Un rien désabusé, un spécialiste des statisl’Internet, des milliers de pages du monde tiques de l’Institut français du pétrole (IFP) entier relaient le verdict de Campbell et témoigne : « Il est déjà impossible de connaître la applaudissent : par aveuglement et par voracité, le capitalisme industriel va précipiter sa “ croyant exponentielle durer indéfiniment fini fou économiste ” 20 LE MONDE 2 > 1er OCTOBRE 2005 quantité précise de brut qui sort des pipelines, alors savoir combien il reste sous terre… » Les groupes pétroliers, eux, se donnent les moyens de savoir. Ils financent des sortes de mutuelles d’espionnage industriel qui prospèrent sur le flou qu’entretiennent leurs clients. L’une de ces sociétés, PetroLogistic, fournit les seuls chiffres fiables sur la production. Dans chacun des principaux terminaux pétroliers de la planète, ses « correspondants » notent les supertankers qui passent, et déduisent leur charge en photographiant les lignes de flottaison. Si vous voulez les meilleures données sur les réserves, adressez-vous à IHS Energy (Information Handling Services), « le » fournisseur d’informations et de données critiques. Attention, ses services coûtent cher. Combien vaut l’abonnement annuel à l’ensemble du catalogue ? « Confidentiel », répondon au siège d’IHS Energy, à Houston. Le statisticien de l’IFP avance le chiffre de 1 million d’euros par an, et regrette que ce prix soit audessus des moyens de l’Institut. Il ajoute : « IHS défend très sérieusement son copyright : Total a tout, mais ne nous donne rien. » « PROUVÉES » ET « PROBABLES » Que sait le gouvernement français des vrais chiffres sur les réserves ? Sophie GaleyLeruste, directrice des ressources énergétiques et minérales au ministère de l’industrie, répond : « Nous nous appuyons sur la littérature existante », c’est-à-dire sur les données déclaratives disponibles sur l’Internet. « Aucune équipe » des services de renseignement français ne travaille sur la question. La «littérature» que fournit IHS Energy doit pourtant être intéressante. Chez Total, Xavier Préel admet: « C’est vrai que, ligne à ligne, rien ne correspond entre les chiffres d’IHS et ceux publiés par l’Oil & Gas Journal.» Il s’empresse de préciser que le montant global des réserves mondiales avancé par les deux sources est néanmoins « presque le même ». Presque. L’Oil & Gas Journal arrive à 1 266 milliards de barils pour 94pays, en ajoutant aux réserves prouvées des réserves « probables ». IHS obtient seulement 1 152 milliards de barils de réserves prouvées, en comptant 20 pays de plus : 114 en tout. Or c’est en tant qu’expert d’IHS et à partir de leurs données que le fondateur de l’ASPO est arrivé à ses sombres pronostics. La notion de réserves « prouvées » est ellemême sujette à caution. Le sultanat d’Oman l’a découvert à ses dépens. Les chiffres de la compagnie britanno-néerlandaise Shell, principal concessionnaire de l’exploitation de champs d’Oman, garantissaient à ce petit Les techniques d’imagerie modernes ont permis d’améliorer considérablement la prospection. Pourtant, la taille des nouveaux champs découverts n’a jamais été aussi réduite. SARAH LEEN / NATIONAL GEOGRAPHIC IMAGE COLLECTION pays du sud de la péninsule arabique plusieurs décennies d’opulence. En 1997, la production du champ de Yibal, le premier du sultanat, se met à chuter sans raison apparente. Mais la Shell est sûre de ses mesures. Son ex-PDG, Sir Philip Watts, ordonne le déploiement de techniques d’extraction de pointe qui permettent de pomper plus de pétrole et plus vite. Rien n’y fait. Yibal franchit son « peak oil ». En 2000, des documents internes de la Shell admettent que les réserves « prouvées » ont été surévaluées de 40 % ! Depuis, la production d’Oman est tombée de 959000 à 785000 barils par jour en 2004. A moins d’une improbable découverte, le déclin est irréversible. Au terme du scandale Shell, dévoilé en janvier 2004, la compagnie a dû reconnaître que près d’un tiers de ses réserves prouvées était fictif. Sir Philip a dû démissionner. Il a été établi que Walter Van de Vijver, directeur de l’exploration et de la production de la Shell, avait mis en garde l’ensemble de la direction dès 2001. Son avocat londonien affirme qu’il « a servi de bouc émissaire ». Bien qu’ayant démissionné, Van de Vijver a porté plainte et obtenu de Shell une indemnité quatre fois supérieure à celle de son ancien PDG, assortie d’une clause de confidentialité en béton. Comment Shell a-t-elle pu se fourvoyer à ce point ? Olivier Appert, président de l’IFP, explique : « Evaluer les réserves d’un champ de pétrole, c’est comme essayer de deviner le stock d’un entrepôt en regardant par le trou de la serrure. » Chez Total, Xavier Préel ajoute : « On ne peut vraiment savoir combien un puits contient que lorsqu’on l’a fermé. » DE L’INCERTITUDE AU MENSONGE Matthew Simmons, la bête noire des Saoudiens, se gausse de la notion de réserves «prouvées». « D’abord, il y a plusieurs définitions, remarque-t-il. La Société des ingénieurs pétroliers [SPE] a la sienne. La SEC [le gendarme de Wall Street] en a une autre. L’OPEP en a encore une différente, que personne ne connaît vraiment. La SPE spécifie que, pour que des réserves soient dites prouvées, il faut que le “niveau de confiance” soit de 90 %. Mais 90 % de quoi ? L’évaluation d’un champ est une fonction à sept paramètres : six d’ordre physique – porosité, proportion d’air, viscosité, etc. –, un d’ordre technique – la capacité d’extraction – qui dépend lui-même des six premiers. Tout ça est ••• 1er OCTOBRE 2005 < LE MONDE 2 21 LMH085-MAG-Petrol 05/10/2005 12:31 Page 22 LA GRANDE ENQUÊTE très subjectif : faites plancher trois géologues différents, vous aurez toujours trois réponses différentes. » Xavier Préel reconnaît que l’évaluation des champs de réserves de Total est « toujours l’objet de longs débats internes ». Une certitude demeure. Les extractions de plusieurs des principales zones pétrolifères du monde déclinent : Californie, golfe du Mexique, mer du Nord, Indonésie, Gabon. Ces deux derniers pays ont même subi l’affront de devoir quitter l’OPEP. Pour d’autres, le diagnostic géologique reste incertain, mais la production chute année après année depuis plus de cinq ans (Argentine, Colombie, Pérou, Egypte, Cameroun, Ouzbékistan, etc.). D’après Fatih Birol, de l’AIE, seuls les pays de l’OPEP peuvent encore significativement augmenter leur production. Mais là, les doutes vont au-delà de l’opacité. Le mensonge est à craindre. Le World Energy Outlook 2004, le document de référence publié par l’AIE, note : « Les réserves (déclarées) de 38 pays sont restées inchangées depuis 1998, dont celles de 13 pays depuis 1993, malgré les extractions continues. » L’AIE cite l’exemple du Koweït, quatrièmes réserves du Globe, qui, pendant dix ans, a déclaré un chiffre constant de 94 milliards de barils de 22 LE MONDE 2 > 1er OCTOBRE 2005 réserve, alors que, dans le même temps, il en a extrait 8 milliards « et n’a fait aucune découverte importante au cours de la période ». Petit retour en arrière. En 1985, en plein contre-choc pétrolier, l’OPEP prend la décision (jugée fort saine à l’époque) d’indexer les quotas de production de ses pays membres sur les réserves déclarées par chacun d’eux. Plus on déclare de pétrole, plus on a le droit d’en produire. Résultat : entre 1985 et la guerre du Golfe, en 1991, alors que le prix du baril est au plus bas, les principaux pays de l’OPEP ont multiplié par 1,9 en moyenne le montant de leurs réserves « prouvées », « sans qu’on sache quelles découvertes significatives permettaient de justifier des augmentations aussi énormes », juge le président de l’IFP, Olivier Appert. Exemples : Abou Dhabi est passé de 30 milliards de barils en 1987 à 92 milliards à partir de 1988 (+ 306 %), l’Iran de 49 milliards en 1987 à 93 milliards à partir de 1988 (+ 193 %). A ce jeu de « à menteur, menteur et demi », l’Arabie saoudite n’a pas été en reste. Le royaume s’est décidé parmi les derniers à augmenter ses réserves, passant de 170 milliards de barils en 1989 à 257 milliards en 1990, soit 51 % de plus. Le prix de l’humour d’or noir revient à Saddam Hussein: après avoir doublé le montant de ses réserves entre 1987 et 1998, l’ancien raïs a déclaré pendant huit ans que son pays disposait de 100,0 milliards de barils. Tout ronds. LES « COUSINS » DE L’OR NOIR Qu’importent l’opacité, l’incertitude et les mensonges, disent les optimistes. Le progrès technique va permettre de repousser l’échéance du « peak oil ». « Il faut relancer les investissements pour exploiter les huiles lourdes, les sables bitumineux et le pétrole offshore profond, lance Sophie Galey-Leruste au ministère de l’industrie. A 70 dollars le baril, tout cela sera rentable. On peut encore repousser les limites et trouver de gros gisements. » Selon Xavier Préel, il est possible de produire « 5 mb/j en sables bitumineux d’ici à 2025 ». Mais il juge « invraisemblable » d’atteindre ••• LMH085-MAG-Petrol 05/10/2005 12:31 Page 24 LA GRANDE ENQUÊTE 10 mb/j d’ici là, comme le nécessiterait pourtant l’évolution prévue de la demande. Encore est-il optimiste, et pour cause : Total exploite ces pétroles « non conventionnels » dans les deux principaux gisements mondiaux, au Canada et au Venezuela. L’AIE est plus mesurée : elle table sur à peine 2 mb/j. Selon Fatih cinq ans à exploiter le premier trillion de barils. Birol, « il y a beaucoup de sables bitumineux, mais Nous aurons consommé le prochain trillion dans il est techniquement impossible et écologiquement trente ans. » La sémantique est habile : si l’on malsain d’extraire ce pétrole très vite ». remplace « prochain » par « second », Chevron Quant aux schistes que l’on pourrait exploi- est en train d’avertir que le « peak oil » est ter dans les montagnes Rocheuses, aux Etats- tout proche. Chez Total, l’alerte est plus subtile encore. Elle procède par antiphrase : Unis, « cela ne se fera pas avant 2020, au mieux », « Pour vous, notre énergie est inépuisable », dit le d’après Xavier Préel. Bref, nouveau slogan. que ce soit pour répondre François Moisan, direcNous avons mis teur scientifique de l’Agenaux 121 mb/j envisagés pour 2030 ou même pour ce de l’environnement et les 83,5 mb/j consommés de la maîtrise de l’énergie, aujourd’hui, ces pétroles rejoint cette interprétation. à exploiter le d’un nouveau type ne « Il y a encore trois ans, aucune joueront qu’à la marge. On compagnie n’acceptait d’adest loin d’une solution mettre qu’un problème existe. miracle. Aujourd’hui, elles aimeraient Peut-on découvrir de de barils. Nous aurons bien que ça se sache », dit-il. nouveaux gisements im« Comparées aux producle portants ? Les techniques teurs de l’OPEP, les majors de prospection ont fait des sont des minors, dit-on à trillion progrès colossaux aux l’IFP. Une fois franchi le “peak cours des dernières décenoil” hors OPEP prédit par nies. Malgré cela, les nou- dans l’AIE, les compagnies occidenvelles découvertes sont de Slogan de la compagnie tales seront en danger. » plus en plus rares : on a américaine Chevron Il y a quelques semaines, déjà cherché à peu près au cours d’une réunion partout. Selon Ken Chew, confidentielle à laquelle vice-président d’IHS Enerparticipaient plusieurs gy, « la taille moyenne des hauts responsables de la politique énergétique franchamps découverts est à son çaise, Thierry Desmarets, plus bas depuis un siècle ». patron de Total, aurait D’après une étude publiée par Exxon en 2002 admis que « le pic est pour les (voir le graphique page précédente), voilà un quart de siècle que le pétrole est consommé alentours de 2025, à condition qu’il y ait une crise de plus vite qu’il n’est découvert. la demande ». Autrement dit, le « peak oil » est pour avant 2025 si la demande ne fléchit pas, malgré un prix du baril élevé. LES COMPAGNIES EN DANGER Cette analyse rappelle étrangement celle de Lors de la conférence 2003 de l’ASPO, qui se tenait au siège de l’IFP, le président d’Exxon- Jean Laherrère, de l’ASPO. Plutôt qu’un «peak Mobil Explorations, Jon Thompson, a poussé oil» unique, cet ancien patron des techniques un cri d’alarme: « Pour répondre aux besoins de la d’extraction de Total envisage un « plateau à planète, il faudrait découvrir tous les dix-huit mois rebonds », avec une production qui stagne, un gisement équivalent à celui de la mer du Nord. faute de réserves suffisantes, et une succes(…) Où allons-nous trouver dix régions de la taille sion de crises de la demande précédant le plongeon final. Mais l’analyse de Desmarets de la mer du Nord ? » Les majors pourraient bien être en train diffère de celle de Laherrère sur un point d’admettre qu’il y a urgence. Chevron, la essentiel : pour ce dernier, le déclin final deuxième plus grande compagnie américaine, devrait intervenir « avant 2015 ». vient de lancer une grande campagne de communication dans la presse et les aéroports des Etats-Unis. Slogan: « Nous avons mis cent vingt- “ cent vingt-cinq ans premier trillion consommé prochain trente ans ” 24 LE MONDE 2 > 1er OCTOBRE 2005 Sadad Al-Husseini, retiré de la vice-présidence de l’Aramco depuis mars 2004, parle aussi d’un plateau à rebonds. Ce docteur en pétro-géologie syrien formé aux Etats-Unis et longtemps considéré comme le cerveau de l’Aramco, analyse : « Si la demande continue à augmenter au rythme actuel, compte tenu des déclins de capacités de production un peu partout dans le monde, il faudrait plusieurs Arabies saoudites (sic) pour maintenir la production. Et ce n’est pas réaliste », croit-il nécessaire d’ajouter. Il poursuit : « Une approche plus envisageable est que les prix vont forcer une rationalisation énergétique (...) et la consommation globale va plafonner entre 90 et 95 mb/j pendant les deux prochaines décennies. » Compte tenu du rythme actuel de croissance de la consommation, ce plateau devrait être atteint dès 2010. AU NOM DES INTÉRÊTS SUPÉRIEURS La vérité sur l’imminence du «peak oil» est biaisée au nom des intérêts supérieurs de la finance et de la géostratégie. Les membres de l’ASPO jugent le degré de mystification tel que nous pourrions très bien franchir le «peak oil » et nous en rendre compte seulement après coup. Sans se mouiller, l’AIE se contente d’écrire que le « peak » sera atteint quelque part entre 2013 et… 2037. Pourtant, même au sein de l’ASPO, personne ne croit à l’existence d’une sombre conspiration ourdie quelque part entre Washington et Riyad. Elu du Maryland au Congrès fédéral américain, le républicain Roscoe Bartlett a discuté du « peak oil » pendant une demi-heure dans le bureau Ovale avec George W. Bush, le 29 juin. En avril, il avait prononcé un discours sur le sujet devant le Congrès. Il se dit surpris : « Personne au Parlement n’avait jamais entendu parler du problème. » Matthew Simmons, qui dément être une éminence grise de Bush ou de Cheney, affirme qu’avant la parution de Crépuscule dans le désert, « il y avait seulement une ou deux personnes qui se posaient des questions à Washington ». Tout se passe comme s’il avait fallu la flambée du brut pour qu’on s’intéresse aux réserves et qu’on tende l’oreille aux thèses de l’ASPO. A la City, un courtier en énergie témoigne : « Jusqu’à l’invasion de l’Irak, le baril n’était vraiment pas cher. La question des réserves n’était même pas remise à plus tard : personne n’y songeait. On se disait bien que l’OPEP devait exagérer ses chiffres. Mais, du moment que le pétrole était livré à bon prix, tout le monde était content. » Une logique qui domine encore dans les salles de marché et que les gens de l’ASPO ont baptisée « économie de la Terre plate ». a