Mil neuf cent cinquante huit: la presse communiste et les prix littéraires
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Mil neuf cent cinquante huit: la presse communiste et les prix littéraires
MARC ANGENOT Mil neuf cent cinquante huit: la presse communiste et les prix littéraires Le 25 février 1956, Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, lit, au cours d’une fameuse séance nocturne secrète du 20e Congrès du PCUS, devant un auditoire sidéré et tétanisé, composé de tous les représentants des «partis frères», le rapport qui authentifie les (ou certains des) crimes de la période stalinienne, la terreur, les exécutions, les massacres et les camps, et dénonce – curieuse notion, qui en dit trop, autant qu’elle dissimule – le «Culte de la personnalité».1 La délégation polonaise va exfiltrer ce rapport qui parviendra au département d’État américain et de là à la presse mondiale. Le Monde le publie le 6 juin sans en garantir l’authenticité. L’Humanité, organe officiel du Parti communiste français fait une allusion hostile au «rapport attribué au camarade Khrouchtchev», le 20. Ce sera pour de nombreuses années la formule officielle dont le Parti ne démordra pas. Jeannette Vermesch, femme de Maurice Thorez, ancien secrétaire général du PCF, s’indigne en privé de ce traître de Khrouchtchev qui prétend, on se demande pourquoi, «remuer toute cette boue» et qui «fait le jeu» de la réaction et de l’impérialisme. En février, c’est Maurice Thorez qui a conduit la délégation française au 20e congrès. Il avait été le seul, avec Mao Zedong, à citer le nom de Staline dans son discours d'introduction. Thorez a reçu le 25 février même une copie en russe du rapport secret ; ce rapport lui a été traduit aussitôt par Georges Cogniot en présence de Jacques Duclos. Pendant plus de dix ans cependant, le Parti français niera l'existence dudit rapport comme il niera les crimes staliniens (si ce n'est du bout des lèvres comme de vagues mais fâcheuses «erreurs») et comme il fera tout pour freiner la déstalinisation intérieure et expulsera quiconque «calomnie» l’URSS en se référant au fameux rapport. À la fin du mois de mars, atterré, Thorez a rendu visite à Togliatti, secrétaire du parti italien, pour chercher appui contre ce Khrouchtchev dont il faudrait se débarrasser à son avis, mais, selon Philippe Robrieux, Palmiro Togliatti, tout en déplorant la méthode maladroite utilisée par le leader russe, avait clairement manifesté sa décision d'accepter la nouvelle ligne déstalinistarice. Ce sera la rupture entre les dirigeants des deux partis les plus puissants d'Europe occidentale. Le 4 novembre 1956, les troupes soviétiques pénètrent en Hongrie et matent dans le sang 1 Staline est mort en mars 1953. 1 la révolte hongroise à Budapest. Imre Nagy, chef du Parti socialiste ouvrier hongrois est arrêté; il sera exécuté en 1958 (le 16 juin). L’Humanité approuve sans réserve l’intervention soviétique qui vient sauver le camp socialiste d’un complot «fasciste» ourdi par l’Amérique.2 Picasso, cynique, rusé et discipliné, approuve hautement l'«intervention». Roger Vaillant, Claude Morgan, Tristan Tzara protestent, eux, dans la presse «bourgeoise» et se font derechef vouer aux gémonies et traîner dans la boue. Sartre prend ses distances avec l’URSS et le PCF dans Les Temps modernes de novembre. Yves Montand et Simone Signoret, prestigieux compagnons de route sur lesquels le parti croyait pouvoir compter, s’éloignent à regret. Déchiffrer le cours des choses avec un demi-siècle de «recul», c’est donner aux événements un aspect d’évidence finaliste, leur donner un sens, comme dans les romans, un sens stable et déterminé à la lumière du dénouement. C'est faire de ce qui est advenu d'irréversible un dénouement. Il faut toutefois rappeler quelque chose de bêtement indiscutable et de bien difficile pourtant à concevoir avec toutes les conséquences que cela comporte pour qui cherche à raconter l’histoire: aucun des acteurs n’était en mesure de deviner ce prétendu sens ultime ni même de l’imaginer possible; on ne peut raconter les choses qu'en sentant et faisant sentir cette ignorance intégrale de ce que nous savons. C’est au fond avec cette décisive année 1956, à la lumière du dénouement, le début de la longue et fatale décomposition et du «socialisme réellement existant» et du communisme en France.3 Cela prendra encore quarante ans, mais dans ces quarante années le processus sera continu et cumulatif ; aucun correctif ne ralentira ni n'empêchera la chute finale. C'est le début également, en termes d'histoire des idées, de la perte d’aura du marxismeléninisme en tant que «religion séculière» (c'est d'ailleurs en 1956 que Raymond Aron publie L'opium des intellectuels,4 essai que la gauche, il est vrai, répudie comme un malveillant échantillon d'anti-marxisme primaire.) La politique comme rédemption et salut, la haine «gnostique» du monde scélérat fondé sur le profit et la concurrence, sur la lutte de tous contre chacun, l’avenir comme promesse assurée et comme réconciliation – et sans doute aussi la remise de soi à une Ecclesia omnisciente qui vous épargne d’avoir à penser par vous-mêmes: la renonciation 2 On lira: Legendre, Bernard. Le stalinisme français, 1944-1956. Qui a dit quoi? Paris: Le Seuil, 1980. 3 Rétrospectivement, l’historien enregistre d'autres processus sur un demi-siècle. Le Parti communiste français qui reçoit 30% des suffrages en 1946, passe sous la barre des 10% en 1986. En 2002 à 5%, il est devenu un groupuscule; en 2007 sous 2%, il n’est plus rien. C’est une longue agonie pleine de dénégations. 4 Creusez ce titre, hommage ironique à une formule de Marx. 2 à tout ceci a pris beaucoup de temps au 20e siècle et exigé des esprits militants en France, taraudés par la crainte de devenir des «renégats», un travail du deuil considérable. La décadence convergente, économique, industrielle, sociale, écologique, démographique même du régime soviétique remonte, selon la plupart des experts, à 1956, ce régime n’ayant pas survécu finalement à l’allègement de la terreur totalitaire. Non seulement il s'est effondré – ce qui est arrivé plus d'une fois dans l'histoire des empires – mais il n'en reste rien, il n'a rien laissé après lui.5 Mais, la périodisation sur le plan des croyances n’est pas la même: la survie de l’idée révolutionnaire en Occident allait passer encore, dans la période 1956-1990, pour ceux qui s’y raccrochaient en dépit de tout, par de nombreux et de plus en plus bizarres avatars qui illustrent la terrible force de résistance fidéiste et ses ruses – avant de s’éteindre définitivement: eurocommunisme, «socialisme à visage humain», castrisme, maoïsme, enver-hodjisme, sandinisme et autres illusions exotiques. Avant/après. Autre figure fallacieuse, mais tentante et frappante de l'effet rhétorique du temps qui a passé. En 1956, Brigitte Bardot offre, avec Et Dieu créa la femme de Vadim,5 une nouvelle image sensuelle de la femme émancipée. En 2008, la Bardot est une vieille peau raciste et fascisante qui hait les immigrants et pleurniche sur les phoques. En 1958, Yves Saint-Laurent qui travaille encore pour Dior lance la «ligne trapèze». Il meurt reclus et dégoûté de l'évolution de la création de mode, en mai 2008. En 1956, l'éditeur JeanJacques Pauvert est devant la correctionnelle pour la publication des oeuvres de Sade – et condamné. Vingt-cinq ans plus tard, les oeuvres de Donatien-Aldonse-François seront au programme des cegeps. Cinquante ans plus tard, on hésiterait à le remettre au programme car le Divin Marquis, sale pédophile et sexiste, ennuie de toute façon et écrit en une langue bien trop compliquée pour la génération nouvelle ... Comme le versifiait un poète dont je vais parler, «Rien n'est jamais acquis à l'homme...». Ce qui se passait en l'année 1958 Dans le contexte de ces terribles années (toutes les années sont terribles quand on les déchiffre avec le recul du temps et qu'on perçoit leur ombre portée), je vais parler de quelque chose de minuscule et de dérisoire: les prix littéraires de 1958, deux ans plus tard donc par rapport à mon point de départ 1956, les prix et leur «couverture» dans la presse communiste. Je pense qu'il y aura quelque(s) chose(s) à déchiffrer dans l'esquisse qui 5 C’est ce rien qu’il faut expliquer 5 Il est son mari. Ils divorcent. Brigitte passe à J.-L. Trintignant. 3 suit.6 1958 n'est pas moins une de ces années qui nous parlent cinquante ans plus tard. Deux ou trois choses donc que je sais d'elle. C'est la mise en place des premières institutions européennes le 1er janvier, la CEE et Euratom (ce qui n'intéresse pas grand monde). En mars, un certain Fidel Castro lance un appel à la guerre contre Fulgencio Batista, dictateur cubain sanguinaire soutenu par Washington; los Barbudos s'emparent de Santiago-deCuba le 31 décembre et y installent leur gouvernement. (L'heure n'est pas encore aux grandes espérances exotiques et presque tout le monde s'en fout à Paris.) C'est surtout la guerre d'Algérie qui est à son tournant. C'est le «coup d'Alger» en mai et le retour au pouvoir de De Gaulle en septembre. C'est De Gaulle au balcon du Gouvernement général: «Je vous ai compris!» Le 21 décembre, De Gaulle est élu président de la (Cinquième) République. Ce sera la fin de l'Algérie de Papa dans les soubresauts des pronunciamentos et du terrorisme OAS. C'est aussi le début du règne de l'affairisme triomphant de De Gaulle à Mitterrand. Ce sont les Mémoires d'une jeune fille rangée, ce sont le premier roman d'un inconnu nommé Sollers, Le Septième sceau de Bergman, Ascenseur pour l'échafaud, Les Amants de Louis Malle, Les Tricheurs de Carné, chef prétendu d'une prétendue «Nouvelle Vague», et son sombre portrait d’une «jeunesse d'aujourd'hui» qui afflige le Figaro littéraire; c'est Sophia Loren qui est très belle dans Black Orchid; c'est la consécration du mot «nouveau roman», expression fourre-tout mais qui va très bien marcher, c'est le triomphe sur scène de Raymond Devos et celui de Léo Ferré... Un jeune chercheur, Pierre Bourdieu publie une monographie peu remarquée, Sociologie de l'Algérie.7 Jacques Tati avec Mon Oncle fait du comique nouveau-genre avec le choc de la modernité, perspicace sociologie filmée d'une France franchouillarde qui est entrée dans les Trente Glorieuses sans encore bien le savoir. Ce qui est curieux et que mon énumération cherche à faire percevoir, c'est la chose Synchronie: la confrontation, pleine de sens illusoire, de certaines concomitances, de ce qui apparaît simultanément à l'horizon d'une conjoncture. 6 J’ai étudié la critique communiste des années 1930, Monde, Commune, dans La critique au service de la Révolution. Louvain: Peeters et Paris: Vrin: 2000. 442 pages. Je regarde donc ici en me référant à ce travail antérieur ce qui se dit, change ou persiste trente ans et une guerre mondiale après. 7 Et moi et moi et moi? J'habite au 21 rue Godecharle à Ixelles avec mes parents ; je vais terminer le lycée, latin-grec, à 17 ans et j'entrerai en octobre 1959 en 1e candidature en philologie romane à l'université de Bruxelles. Je n'ai pas la moindre idée du monde dans lequel je suis, ni de ce que je pourrais bien attendre de la vie. 4 Je vais essayer de reconstituer autour du Goncourt de 1958 et des autres prix littéraires français commentés et jugés par la presse du PCF et, last but not least, du Prix Nobel de littérature, quelque chose comme le paradigme culturel d'une époque vu de l'extrême gauche. Le PCF Le Parti communiste 1950 à 1964. Avec conséquences sur le françaises pour faire participent au Dégel. et sa presse tout d'abord. Jacques Duclos est premier secrétaire de lui, le Parti n'acceptera pas le Dégel et ceci ne sera pas sans «front littéraire». Il faudra du courage et de la ruse aux Lettres passer l'éloge des écrivains russes, d'Ehrenburg à Soljenitsyne8 qui La revue doctrinale du PCF est La nouvelle critique. Elle a été et demeure jdanoviste et mitchourino-lyssenkiste, portant ainsi bien haut le drapeau du marxisme-léninisme dans les lettres et les sciences. Vers 1958, dirigée par Guy Besse, elle ne fait pas mine en tout cas de se dégeler. Elle représente une gauche stalinienne de guerre froide. Ce ne sera qu'en décembre1963, dix ans donc après la mort de Staline, que La nouvelle critique va oser une prudente «Réflexion sur le culte de la personnalité» pour nier que l'État soviétique ou le Parti ait été entraîné si peu que ce soit dans la «dégénérescence bureaucratique». Deux autres journaux de doctrine, non moins soumis à la ligne, publient à l'occasion de la critique littéraire: ce sont le mensuel Démocratie nouvelle et l'hebdomadaire central du Parti, France nouvelle. Aragon, les Lettres françaises Et puis il y a les Lettres françaises d'Aragon, le seul journal communiste largement lu par des non-communistes en France et le seul journal français auquel toutes les bibliothèques des villes et des universités des pays du pacte de Varsovie sont abonnées. C'est le seul contact des lecteurs francophones de l'URSS et d'ailleurs à l'Est avec la culture occidentale. Cela oblige à des prudences, car il peut y avoir des désabonnements désastreux, mais cela permet aussi de sauver la mise à des écrivains de l'Est auxquels l'éloge, même mesuré, dans les Lettres françaises épargnera parfois les persécutions sinon la prison. Milan Kundera même rendra hommage sincère au rôle protecteur joué par les Lettres françaises. Si vous relisez les LF non du point de vue du lecteur français mais du point de vue d'un jeune intellectuel soviétique, le journal, en dépit de ses prudences et autocensures, est un ballon d'oxygène hebdomadaire. 8 Une journée d'Ivan Denissovitch, 1962. 5 Le journal a été crée dans la clandestinité par Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. Après 1944, Aragon le prend en main avec le soutien financier du PCF. Longtemps Aragon fait à peu près ce qu'on attend de lui et de sa profonde servilité naturelle. Lorsque Kravchenko en 1949 publie J'ai choisi la liberté, les Lettres françaises l'accusent avec véhémence d'être un agent de la CIA. Kravchenko gagnera haut la main le procès qu'il intente aux Lettres françaises. Il se «suicidera» toutefois d'une balle dans la tête, réfugié aux USA en 1966. Vers 1958 et dans les années qui suivent, Aragon pour qui pourtant son journal est tout, commet des imprudences. Il va les accumuler en dépit de mises en garde discrètes puis grondeuses du Parti auprès duquel il proteste à tout coup obséquieusement de sa fidélité tout en cherchant à jouer au plus malin. Il ira finalement trop loin. En 1963, Pierre Daix fait l'éloge d' Une journée d'Ivan Denissovitch, paru en 1962 et cet éloge ne ménage pas l'URSS ni les vérités officielles. En 1968, Aragon affiche ouvertement dans les LF des sympathies pour le Printemps de Prague alors que le parti approuve l'invasion de la Tchécoslovaquie et reste fidèle à la ligne dure. En 1969, Aragon préface La plaisanterie de Kundera, «.... et voilà qu'une fin de nuit au transistor, nous avons entendu la condamnation de nos illusions perpétuelles». Il énerve les politiques à qui il croit tenir la dragée haute. En 1972, le PCF stoppe tout simplement son appui financier. Le journal meurt. Aragon, seul occidental jamais à l'avoir reçu, accepte avec l'émotion et le pathos joués dont il a toujours été prodigue, l'Ordre de la Révolution d'Octobre. Et il meurt peu après. Il a confié à Claude Roy: Quelles vies nous avons eues! Quelle défaite! Jamais personne ne pourra comprendre ce qui nous est arrivé.9 Aragon? Cinquante ans de «double jeu», de discordance entre les paroles et le «for intérieur», de servitude, de simulation, de perversité, de «jésuitisme», de volonté névrotique de mensonge et de déchéance... on ne saura jamais tout. Mais dans tout ceci, un grand talent, un pur amour des lettres et un effort sincère, rusé et souvent courageux pour sauver la mise à des écrivains de l'Est. En 1958, Aragon (qui a publié en 1956 son plus beau recueil, Le roman inachevé et son terrible aveu déjà sur l'échec de sa vie) publie La semaine sainte qui paraît en bonne feuilles dans les Lettres françaises. Le roman relate la semaine du 19 au 26 mars 1815 où Napoléon débarque de l'île d'Elbe. Le personnage principal est le peintre Géricault qui renonce à son art pour s'engager militairement au service de Louis XVIII en fuite. 9 Verdès-Leroux, Jeannine. Le réveil des somnambules. Le parti communiste, les intellectuels et la culture (1956-1985). Paris: Fayard/Minuit, 1987, 359. 6 Mettre sa vie d'artiste au risque de l'histoire et la perdre irrévocablement et sottement. Le message est codé et rusé comme toujours. Le PCF pour qui il assume le rôle utile de grand écrivain communiste, membre du CC du PCF depuis 1950, Prix Lénine 1956, ne comprend rien et ne veut rien comprendre à ce livre hors du temps, hors de l'actualité et des luttes sociales dont le message politique lui est indéchiffrable. On attendait des poèmes contre la Guerre d'Algérie, jugez de la déception... France nouvelle admire avec un enthousiasme de commande «le premier roman historique français», et y décèle, en un bizarre charabia, la rencontre de «la science romanesque et de la science marxiste de l'histoire», mais l'organe officiel est interloqué au fond.10 Le Goncourt Le Goncourt 1957 est allé à Roger Vaillant pour La Loi. Difficile de trouver fort conforme au canon réaliste-socialiste ce roman apolitique, pervers et libertin, mais enfin Vaillant est membre du PCF depuis 1952. La presse communiste avait applaudi comme il se devait. (Vaillant quitte le Parti en claquant la porte après 1956 et son nom ne sera plus prononcé). En 1959, le Prix ira à André Schwartz-Bart pour Le dernier des justes, saga familiale depuis la Première croisade jusqu'à Auschwitz, la première oeuvre littéraire sur la Shoah. En 1958 par contre, le Goncourt, et beaucoup en seront désolés, va à une oeuvrette bien médiocre d'un amateur inconnu, diplomate belge à la retraite et militaire de carrière, Francis Walder pour Saint-Germain, ou la Négociation. 11 C'est le portrait d'un négociateur politique dans une période de guerre civile deux ans avant la St-Barthélémy. Ce n'est pas très excitant, c'est un laborieux pastiche du grand style classique dans une histoire subtilement terne. Mais soit, ça se lit «avec agrément», concède du bout des lèvres André Rousseau au Figaro littéraire.12 Pourquoi le jury Goncourt a-t-il choisi cette oeuvre mineure? Nostalgie peut-être du roman bien ficelé à l'ancienne dans un monde littéraire où tout change trop vite et les traditions se perdent. Les LF n'aiment pas du tout mais au fond triomphent tant le prix confirme leur opinion sur la «littérature bourgeoise». André Wurmser formule le reproche attendu, routinier et typiquement évident (car jamais approfondi), le degré zéro de la critique dite marxiste: ce 10 13.11.58 11 Auteur antérieurement d'Une lettre de voiture, Chaillot ou la Coexistence, non moins ternes 12 6.12.58 7 roman est coupé du réel, il tourne le dos aux problèmes contemporains ; c'est le type même d'une oeuvre d'évasion de l'histoire et des grandes luttes en cours (mais à ce titre, le roman sur les Cent jours d'Aragon, hein? est-il bien d'actualité?) «Livre sans grand relief .... l'enjeu de la partie nous est parfaitement indifférent ..... Nous plaindrons-nous que ce divertissement si bien composé soit écrit dans une langue aussi peu surprenante?...»13 Le Prix Goncourt 1958 met la preuve sur la somme: la «bourgeoisie» en sa littérature tourne le dos à cette histoire qui la condamne, car l'avenir appartient au communisme. Tout est politique, le fond précède la forme, la littérature doit être un «juste reflet», il y a ici un vulgate sommaire qui sert depuis les années 1930 et qui ne s'use pas. Les autres prix Le Renaudot va à un jeune Martiniquais, chantre de la négritude et de l'antillanité, Édouard Glissant pour La lézarde. Ça part d'un bon sentiment politique pour une oeuvre qui n'est pas sans talent. Glissant sera exilé pour séparatisme entre 1959 et 1965. En 2006, le président Chirac lui confie la création du Centre national de la traite et de l'esclavage. Comme le monde change encore un coup! Le Femina va à Françoise Mallet-Joris pour L'empire céleste. Fille de Suzanne Lilar14, elle deviendra membre de l'Académie Goncourt en 1971. A. Wurmser remet ça: ce roman «aurait pu paraître en 1880, mais n'est-ce pas le cas de beaucoup d'autres livres contemporains?...»15 Jamais n'est creusée cette évidence: le critère esthétique de base est d'avoir à «refléter» avec justesse son temps et de «prendre position» dans les luttes. Critère devant lequel échouent tous les romans primés. Pas tous cependant. Le prix Interallié 1958 va au Grand dadais de Bertrand PoirotDelpech, chroniqueur au Monde depuis 1951, futur académicien. «Très bon livre .... langue savoureuse et drue, d'une originalité évidente»16 Claude Ollier obtient le Médicis pour La mise en scène, première consécration tant soit peu académique de l'ainsi nommé «nouveau roman». Les LF n'apprécient pas non plus cette littérature trop recherchée et au style «coupé des masses» – c'est le grand critère # 2: 13 4.12.58 14 Qui a écrit le remarquable Le malentendu du Deuxième sexe. 15 27.11.58. 16 Wurmser, 11.12.58. 8 l'obscurité est bourgeoise. Or, Wurmser s'est ennuyé à la lecture, on le comprend: «...d'une lassante, d'une impitoyable lenteur,... n'amuse guère .... tourné au ralenti... froid..., abstrait .... nous sommes en l'année que vous voudrez sauf celle où nous vivons...»17 Le meilleur roman, le seul qui touche et qui frappe, dans mes souvenirs de lecteur de 16 ans également, parmi les prix de l'année, est Le repos du guerrier de Christiane Rochefort, Prix de la Nouvelle vague. (Le roman, écrit par une femme de tempérament libertaire et qui n'a pas froid aux yeux, a fait peur par ses audaces sexuelles aux jurys Femina et Médicis qui ont cané). C’est le meilleur roman, mais qui ébauche et concentre aussi une topique d'époque qui fait neuf, certes, mais qui ne demande qu'à se figer rapidement en lieux communs: le guerrier nihiliste (Renaud Sarti) et l'étudiante bourgeoise, le sado-maso de la déchéance amoureuse et de l'alcoolisme suicidaire. Cela fera, en 1962, un bon film encore du malin Roger Vadim avec Brigitte Bardot dans le rôle de sex-symbol. Aux LF, Soupault apprécie : «... pas un roman à l'eau de rose... appelle les choses par leur nom... tous ses personnages sont vivants, atrocement vivants».18 Voici bien l'illusion réaliste qui hallucine comme «vivant» ce qui renouvelle le stock des lieux communs d'une époque avant de se figer en stéréotypes à son tour. Il y a aussi à mentionner, comme tous les ans, ceux qui n'ont pas de prix, alors qu'ils auraient pu ou dû – ou peut-être est-ce très bien ainsi? Julien Gracq qui du reste récuse la «littérature à l'estomac», publie Un balcon en forêt : c'est la drôle de guerre, immobile, en resucée de son Rivage des Syrtes. Un jeune homme, Philippe Sollers sort au Seuil un mince premier roman, Une curieuse solitude. Et voilà que quelque chose se déclenche. C'est un de ces épisodes, une de ces scènes à faire de la vie littéraire française: la gloire immédiate d’un inconnu due à l'acclamation des grands maîtres qui adoubent le nouveau venu à titre de révélation. Ici, ce sont les deux les plus opposés qui font chorus: le communiste Aragon, «...un bonheur comme le retour du printemps», et le gaulliste François Mauriac, «... J'ai promis la gloire à ce Philippe et je ne m'en dédis pas.» De quoi vous tourner la tête. Aragon perd la sienne avec l'art qu'il a d'en remettre une couche dans le lyrisme faux: «... ce qui chez les autres est affaire de maturité est ce qui frappe à son premier pas .... cette histoire transparente comme une eau fraîche après une longue marche ...; ce livre est celui de la grâce... voilà ce qui en fait le prix»19 Pour faire l'éloge vibrant de ce Sollers qui le charme, Aragon évoque avec émotion ses véritables grandes admirations de toujours, Lamartine et Barrès: dans cette évocation attendrie, Aragon est vraiment lui-même. 17 27.11.58. 18 27.11.58 19 20.11.58 9 Le Prix Nobel Jusqu'ici tout va bien et la presse communiste, affrontée au tout-venant littéraire, tient son rôle traditionnel de censeur. Avec le Prix Nobel 1958, la crise du communisme qui va crescendo frappe inopinément de plein fouet le «front» littéraire. Une ultime tentative de régler l'affaire en trois coups de cuiller à pot en brutal style stalinien tourne au fiasco, ou du moins n'intimide plus comme avant. Boris Pasternak (* 1890 † 1960) se voit attribuer le Prix Nobel de littérature pour l'ensemble de son oeuvre. Il est contraint au bout de quelques jours de le refuser et est traîné dans la boue de la presse communiste soviétique et française comme «agent de l'Occident capitaliste». «Calomnie antisoviétique» : accusation lancée dès 1929 contre Boris Pil'niak et contre Evg. Zamiatyn et qui pèse très lourd quand elle tombe sur vous. Pasternak a commencé le Dr Jivago en 1947, il l'a terminé en 1954 ; avec le Dégel, il a pris sur lui de l'envoyer à Novy Mir et de signer un contrat avec Feltrinelli. Avec les grèves en Pologne et la répression hongroise toutefois, le dégel tourne court et la prudence s'imposerait, mais pendant ce temps, la traduction italienne s'achève et des traductions anglaise et française se préparent. Le 23 octobre, l'Académie suédoise lui attribue le Nobel. Pasternak télégraphie et se dit «infiniment reconnaissant»... L'Humanité qui ne sait pas encore sur quel pied danser, n'est d'emblée pas d'un enthousiasme bien vif; elle est même pleine de réserves pour une oeuvre qui trahit un «individualisme forcené» et des «tendances mystiques» non spécifiées. Le 29 octobre, L'Huma titre sans commentaire: PASTERNAK EXCLU DE L'UNION DES ÉCRIVAINS SOVIÉTIQUES. Le journal du parti commence à savoir quel jugement littéraire s'impose et se met à la tâche: l'oeuvre de Pasternak, constate-t-il, est «dirigée contre le peuple, contre la paix et contre le socialisme». Le 6 novembre, Pasternak s'humilie dans la Pravda et déclare renoncer au prix. Tous les syndicats, les kolkhozes des plus lointaines républiques et les unités de l'armée dénoncent à qui mieux mieux son oeuvre dans des lettres indignées au journal. La Literaturnaija Gazeta parle des «trente deniers de la trahison», touchés par un écrivain qui s'est jeté sur «la voie de la honte et du déshonneur». L'Humanité, sentant le vent aigre qui souffle de Moscou, sait quoi dire et quelle ligne tenir.20 Elle a trouvé l'argument littéraire décisif, après lequel le lecteur militant édifié sait qu'il n'y a plus qu'à tirer l'échelle: Peut-être ne savait-il pas que les fonds ayant servi à l'édition [italienne] étaient américains? 20 3.11.58. 10 Tout est dit. La Nouvelle critique, comme il se doit dans la division du travail propre à la presse de parti, a charge d'aller au fond des choses et elle tranche du point de vue esthétique en concluant à la médiocrité réactionnaire de Pasternak à la lumière des grands critères de base et en le condamnant derechef sans appel: Il a choisi de se retrancher de la vie. Son livre n'est pas le livre d'un écrivain soviétique. La composition même en fait une oeuvre non réussie. [C'est] une oeuvre à thèse...: l'histoire n'est pas le fait des hommes: les homme sont entraînés par elle, agissent selon ses commandements... l'individu doit se résigner, il doit accepter l'histoire et les tâches qu'elle lui impose. ...le sage...doit préserver sa liberté spirituelle, il ne doit pas prendre parti. Jivago et Pasternak avec lui sont de plus en plus opposés à la Révolution ... Le Prix Nobel a été précisément accordé à l'auteur qui prônait la thèse bourgeoise, réactionnaire, de la tour d'ivoire..., qui de plus considérait que tout le sang versé depuis la Révolution d'octobre l'a été en vain... En laissant libre cours à toutes les interprétations antisoviétiques de son roman, .... Pasternak a manqué à ses devoirs de citoyen soviétique et d'écrivain soviétique.21 Dans cet atroce charabia diffamatoire et ces bas contresens, on peut voir un bel échantillon de la prose communiste, style et vocabulaire inclus. Mais les LF ? Voici le cas-type où les LF jouent au plus fin tout en reculant peu à peu et s'imaginent à ce jeu sauver leur âme. Dans le numéro du 30 octobre, Anne Villelaur a aimé, en dépit d'une «traduction d'une telle indigence», un «tableau très vivant de la Russie avant la Révolution.» C'est un peu court, mais le compte rendu est absolument favorable et éminemment étranger à la phraséologie de parti. Le Nouveau prix-Nobel entre à son sentiment dans la «grande tradition épique de la Russie»; on peut le comparer avantageusement au Don paisible, à La défaite de Fadéiev dont les LF ont fait le succès. À côté du compte rendu positif, figure pourtant un encart officiel; c'est absolument surréaliste, pour emprunter ce mot dasn ce contexte: BORIS PASTERNAK EXCLU DE L'UNION DES ÉCRIVAINS DE L'URSS. COMPTE TENU DE L'ABAISSEMENT POLITIQUE ET MORAL DE PASTERNAK, DE LA TRAHISON DONT IL S'EST RENDU COUPABLE ENVERS LE PEUPLE SOVIÉTIQUE, L'OEUVRE DU SOCIALISME ET LA PAIX. Les LF ne pourront maintenir leur double jeu plus d'un numéro. Mauriac, Duhamel, 21 André Marmont, 2-1958, 148-. 11 Romains, Camus, Maurois protestent dans le Figaro et prétendent admirer le «grand talent» du paria. La réaction coalisée a jeté le masque! Les LF doivent rentrer dans le rang et reconnaître le néant de l'oeuvre du renégat. Le jury Nobel se rachète en 1965 en attribuant le prix à l'orthodoxe écrivain soviétique M. Cholokhov, mais il retombera fâcheusement dans l'anticommunisme primaire en l'attribuant en 1970 à Aleksandr Soljenitsyn. Les LF chercheront une dernière fois à ménager encore la chèvre soviétique et le chou esthétique: «remarquable écrivain» avant tout, Aleksandr Soljenitsyn est regrettablement utilisé (sans son aveu?) par une «campagne antisoviétique» dont on ne sait que trop l'odieuse origine. Il est devenu trop évident que les LF, c'est à dire au premier chef Aragon et Pierre Daix, admirent sans réserve l'auteur d'Une journée d'Ivan Denissovitch. Celui-ci n'a pas encore publié l'Archipel du Goulag, mais la coupe déborde et le Parti va faire payer leurs insolences aux LF en procédant à la mise à mort du journal. L'URSS a produit de grands écrivains, E. Zamiatyn, B. Pil'niak, I. Babel, A. Akhmatova, Varlam Chalamov, Vasili Grossman, Mandelshtam, Pasternak, Soljenitsyn… Quand elle ne les pas assassinés comme Pil’niak, comme Babel, elle leur a réservé un accueil régulièrement et absolument haineux. En 1958, la créativité intellectuelle demeure «à gauche», mais elle n'est pas, elle ne sera plus jamais dans les rangs communistes, mais seulement chez des esprits non embrigadés, des hétérodoxes qui sont dans quelques cas des exclus plus ou moins récents du parti. En 1958, Edgar Morin publie un premier papier sur la bande dessinée, sur Tintin dans La Nef. Pierre Bourdieu sort son premier livre. Le marxiste hétérodoxe Henri Lefebvre sort un bouquin qui sera très influent, la Critique de la vie quotidienne. L'anarchiste Léo Ferré chante Poètes, vos papiers. Guy Debord lance L'INTERNATIONALE SITUATIONNISTE. Louis Chevallier avec Classes laborieuses et classes dangereuses renouvelle l'historiographie du 19e siècle. Cl. Lefort et Cornelius Castoriadis publient leurs premières perspicaces analyses du totalitarisme soviétique. Le jeu dérisoire des Lettres françaises pour jouer au plus fin avec l'institution totale qu'est le PCF ne me semble servir à rien d'utile. C'est un combat d'arrière-garde qui est devenu indéchiffrable et qui témoigne de l'enfermement stérile dans l'univers mentalitaire communiste. L'effondrement de l'image de l'URSS et celui de l'idée communiste22 dans la culture française, leur délégitimation progressive se datent, dans leur premier temps, de 1958/1974.23 J'ai essayé de faire voir comment un dispositif total s'effrite, d'abord 22 Furet, François. Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXème siècle. Paris: Laffont, 1995. 23 Voir : Lefort, Claude. Un homme en trop. Essai sur L’Archipel du Goulag. Paris: Seuil, 1976. 12 doucement, et va perdre ses fondements et sa crédibilité sans que les agents ne perçoivent clairement la fatalité du processus ni ne songent à infléchir son cours. □□□□ V. aussi : Soljénitsyne, Alexandre (Solzhenitsyn, Aleksandr Isaevich). Pis’mo vozhdiam Sovetskogo Soiuza. 1973. ✒ Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique. Et autres textes. Paris: Seuil, 1974. 13