Fiche de lecture Millionnaires de la chance

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Fiche de lecture Millionnaires de la chance
Plateau--Holleville Alice
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
Les millionnaires de la chance : rêve et réalité, Payot, 2012
"On perd, mais on gagne, on espère un bon numéro, mais on doit s'attendre toujours à en tirer un
mauvais, et l'humanité n'a pas de rêve plus entêté ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir tout de
son caprice, être roi, être dieu"
p50-51, extrait de L'argent de Zola
• Qui ?
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, couple de sociologues et directeurs de recherche
au CNRS jusqu'en 2007. Ils ont écrit d'autres ouvrages sur les élites sociales et la haute bourgeoisie,
comme par exemple Voyage en grande bourgeoisie, PUF, 1997 ou Les Ghettos du Gotha : comment
la bourgeoisie défend ses espaces, Seuil, Paris, 2007.
• Quoi ?
Étude des "grands gagnants" (dont le gain est supérieur au million d'euros) du Loto :
comment cette énorme somme d'argent bouleverse-t-elle la vie d'individus dont l'origine sociale est
souvent modeste ? Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot montrent que gagner au Loto est la
source d'une immense joie mais c'est aussi la source de nombreuses questions et remises en cause.
Plus encore, cette somme doit être "apprivoisée" : les gagnants doivent "apprendre à être riches".
• Résumé :
Dans Millionnaires de la chance, des trajectoires individuelles sont rapportées, mais ce sont
plusieurs aspects des conséquences du fait d'avoir gagné au Loto qui sont abordés, comme la
réaction immédiate face au gain, l'apprentissage financier et culturel que demande la richesse, la
culpabilité engendrée par le gain ou la part des croyances et idéologies dans un processus
d'humanisation d'un phénomène entièrement dû au hasard.
• Le gain et ses conséquences immédiates :
Chez la grandes majorité des gagnants avec lesquels les auteurs se sont entretenus, le
premier réflexe, lorsqu'ils apprennent qu'ils ont gagné, est cacher ce gain. Ce réflexe est
annonciateur du bouleversement que cette somme va représenter : le changement est trop brusque et
se cacher permet de continuer pendant un temps la routine. La première question qui se pose à eux
est "qui mettre dans le secret ?", ce qui montre combien les liens que les gagnants entretiennent
avec leur entourage sont susceptibles de changer avec cette nouvelle, qui peut ainsi engendrer des
tensions. Un autre réflexe des gagnants est aussi de ne pas y croire, parce que le bouleversement est
trop important, mais aussi parce qu'ils craignent que leur gain puisse leur être ôté durant le délai
entre l'annonce des numéros gagnants et la remise du chèque.
Une fois que l'argent a été acquis, des décisions doivent être prises, comme le placement de
cet argent, et arrivent les premiers changements concrets comme l'acquisition de biens matériels tels
une voiture, un logement, qui trahissent parfois les gagnants désireux de conserver leur anonymat.
Chez d'autres, notamment chez ceux qui possédaient déjà des revenus élevés, les premiers achats
peuvent être culturels, comme pour Marcel et Brigitte Hubert, qui se sont offerts "une croisière à
thème philosophique dans les îles grecques". Le gain apporte aussi une sécurité, l'assurance de ne
manquer de rien, le plaisir de "payer cash".
Les décisions des gagnants ne sont pas les mêmes selon l'âge ou la catégorie sociale à
laquelle ils appartenaient : les plus âges ont ainsi tendance à privilégier un aménagement de leur
quotidien, et la succession est leur priorité, alors que les plus jeunes sont plus enclins à des
changements plus radicaux, notamment en ce qui concerne le logement. Chez les plus modestes,
l'arrêt de travail, ou, solution moins radicale, la "mise en disponibilité" sont plus souvent constatés :
pour les moins favorisés, gagner au Loto peut ainsi être l'occasion "d'échapper" à un quotidien jugé
parfois "invivable". Ainsi, en ce qui concerne le travail, les réactions sont variées : certains
choisissent immédiatement de quitter leur emploi quand d'autres ne l'ont jamais envisagé, certains
ne travaillent plus jamais lorsque d'autres profitent du gain pour accéder à un emploi plus en rapport
avec leurs passions et que d'autres encore regrettent et reviennent. Patrice Gerbault a ainsi quitté son
emploi d'ouvrier menuisier pour devenir un grand propriétaire forestier, alors que Marc Vernier,
docker, n'a pas quitté son poste. Ainsi, si pouvoir arrêter de travailler peut sembler être un immense
privilège, il ne faut pas oublier que le travail est aussi un vecteur de relations sociales qui
participent à l'identité de l'individu.
• L'apprentissage financier et culturel :
Les gagnants du Loto n'ont pas grand chose à voir avec les héritiers de riches familles : alors
que les seconds ont reçu depuis toujours une éducation visant à les préparer à hériter, les premiers
se retrouvent, pour la plupart, en possession d'une fortune mais ignorant comme gérer à la fois la
somme d'argent et le statut qui va avec. Une éducation à la fois sociale, culturelle et financière est
alors nécessaire. Dès la cérémonie de remise du chèque, un accompagnement est mis à la
disposition des grands gagnants par la Française des Jeux. Il consiste à la fois en des "ateliers de
parole" entre les différents gagnants, mais aussi en des guides et des jeux visant à leur enseigner un
vocabulaire financier.
Une des premières décisions que les gagnants ont à prendre concerne alors le placement de
leur argent, qui a pour conséquence leur entrée dans le monde de la finance. Les gagnants racontent
alors le mépris que les établissements financiers ont pu avoir à leur égard : un couple de jeunes
gagnants a ainsi été pris de haut jusqu'au moment où ils ont sorti le chèque de la Française des Jeux
et où l'attitude de l'établissement envers eux a radicalement changé ; un autre raconte qu'au moment
où il est entré dans sa banque, son compte avait un découvert de 50!, alors que quand il est en est
sorti, il possédait un crédit de 5000!, alors que le chèque n'avait pas encore été crédité. Certains ont
été victimes de banquiers abusant de leur inexpérience, ce qui les a conduit à perdre plusieurs
millions, à cause de mauvais placement en bourse.
Cependant, l'éducation qu'impose ce type de gain n'est pas seulement financière mais aussi
culturelle. Les gagnants ressentent, à part pour ceux qui disposaient déjà de revenus conséquents, un
décalage entre leur fortune et leur attitude. Dîner dans un grand restaurant peut alors devenir un
calvaire pour ceux qui méconnaissent les codes de ce type d'établissements. Contrairement aux
héritiers, le but est, pour ces gagnants, de réduire la gêne occasionnée par la fortune plutôt que se
sentir entièrement à l'aise quant à elle. Ainsi, au début, nombreux sont ceux qui "n'osent" pas entrer
dans des magasins de luxe, ne s'y sentant pas à leur place. Ils sont d'ailleurs tout aussi nombreux à
être pris de haut par des établissements prestigieux. Cela montre bien que le fait de gagner au Loto
ne comporte pas seulement une dimension financière, mais aussi sociale et culturelle.
• Les problèmes occasionnés par le gain :
On a vu que le premier réflexe des gagnants était de cacher leur gain. Cela montre à la fois
la méfiance qu'ils doivent avoir face à leur entourage et le changement que le gain occasionne en ce
qui concerne leurs relations. Selon les familles ou l'utilisation de leur argent, l'évolution des liens
peut être variée. Pour tous, les cadeaux sont une source d'angoisse, entre le risque d'offrir des
présents démesurés et celui de paraitre ingrat. Avec les dons apparait en même temps l'obligation de
montrer ses préférences envers les différents membres de son entourage. Certains prennent alors la
décision de ne rien dire à personne, quand d'autres, tels Patrice Gerbault, choisissent d'intégrer leur
entourage dans le gain. Les tensions familiales peuvent être exacerbées, notamment lorsque l'ordre
généalogique est inversé, ou au contraire apaisées, comme chez ce couple de retraités qui avaient pu
rembourser leurs enfants pour l'aide financière que leur avait apportés ceux-ci.
Gagner au Loto peut être opposé aux idéologies des individus. Ainsi, quelle valeur accorder
à de l'argent acquis par un pur hasard, lorsqu'on a travaillé dur toute sa vie ? La religion joue un rôle
dans le gain : dans le catholicisme, il existe une méfiance envers la fortune. On peut ainsi lire dans
la Bible "il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer
dans le royaume des cieux". Le gain est alors en opposition à cette croyance. Certains peuvent alors
avoir l'impression de vivre dans le mensonge, en défendant d'une part leurs convictions, et en ayant
gardé l'argent, plutôt que de le donner, par exemple, à une association caritative. Pour les
protestants, si l'acquisition d'argent est valorisée, elle ne l'est que par le travail. Encore une fois, le
gain est en opposition à des principes. Les opinions politiques, elles aussi, peuvent entrer en
contradiction avec l'acquisition soudaine d'une somme d'argent considérable. Un individu est alors
en proie à une "division" de son identité, en voulant conserver des principes opposés à sa situation.
Il existe alors plusieurs manières d'entrer en accord avec le gain.
• "Apprivoiser" le gain :
Afin de s'approprier leur gain, les gagnants peuvent avoir plusieurs démarches. Tout d'abord
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont constaté de manière récurrente une volonté de
"justifier" le fait d'avoir gagné. Gagner au Loto est un processus uniquement dû au hasard.
Cependant, pour bien des gagnants, avoir gagné ne peut être dû qu'à autre chose. Il est vrai que
gagner au Loto est contraire aux probabilités : en jouant au Loto, un individu a une chance sur dixneuf millions d'avoir tous les numéros justes, quant à l'Euro Millions, il s'agit là d'une chance sur
soixante-seize millions. Gagner relève alors du miracle, ce que les gagnants expliquent par les
numéros joués, qui se rapportaient à une personne chère, à une date précise, par un concours de
circonstances qui permet d'ajouter des principes à un processus entièrement dû au hasard, et donc
d'intégrer plus facilement le gain. D'autres mettent leur réussite sur le compte de la religion ou de
l'occulte, et n'hésitent pas à continuer à jouer même après avoir gagné, autant pour perpétuer une
tradition que pour ne pas faire "tourner la chance".
L'utilisation que chacun fait de l'argent gagné permet de se l'approprier de différentes
manières. Dans la majorité des cas, les gagnants les plus à l'aise avec leur argent sont ceux qui l'ont
utilisé en accord avec leurs passions, ce qui permet de faire coïncider gain et principes, notamment
chez ceux qui ont utilisé leur fortune pour trouver un emploi en accord avec leur passion. L'argent
peut aussi être un moyen de renouer avec un patrimoine, de se montrer "à la hauteur", comme le
montre cet homme dont le gain au Loto a permet de rénover une maison léguée par ses ancêtres, qui
tombait à l'abandon. L'actualité a aussi permis de "dédramatiser" la richesse. On peut ainsi voir que
"Nicolas Sarkozy, en tant que président de la République, ne fait que porter au premier rang de
l'Etat, en pleine lumière, une banalisation de la grande richesse d'où toute idée de culpabilité doit
être exclue", bien que cela ait été remis en cause par la crise économique de 2008. Enfin, alors que
l'absence d'éducation à la richesse peut donner la sensation que le gain n'est pas légitime, le livre
d'or de la Française des Jeux "présente les gains liés aux jeux du hasard comme aussi légitimes que
ceux qui proviennent d'un héritage ou d'un placement en Bourse", et le fait que cette entreprise soit
publique rappelle que le gain est légal et cautionné par l'Etat.
• L'autre face du Loto :
Une section est consacrée, dans Les millionnaires de la chance, à l'immense majorité
silencieuse des perdants. L'engouement que suscitent le Loto ainsi que l'Euro Millions montre que
gagner à un de ces jeux est une rêve "ultime", notamment par le pourcentage de chances
extrêmement faible de gagner. Cela est visible par la popularité des émissions qui proposent de
permettre de gagner de l'argent, telles "Qui veut gagner des millions", mais aussi par les impostures
occasionnées par l'annonce d'un gagnant anonyme : un concessionnaire automobile raconte qu'il lui
est déjà arrivé plusieurs fois de voir se présenter une personne qui lui annonce avoir gagné au Loto,
demander des renseignements sur une voiture de luxe et ne plus jamais réapparaitre. La Française
des Jeux exploite d'ailleurs le rêve engendré par le Loto, clamant que "100% des gagnants ont tenté
leur chance".
Si le Loto est pour beaucoup un rêve, il ne faut pas oublier que ce rêve a un coût : depuis
l'instauration du Nouveau Loto en 2008, il existe des tirages trois fois par semaine pour un prix
minimum de deux euros, soit six euros par semaine. Beaucoup critiquent alors le fait que le Loto
serait un impôt caché sur les pauvres, les classes populaires comportant la part la plus importante de
personnes jouant au Loto.
En définitive, alors que gagner au Loto est un phénomène marginal et que les gagnants
représentent un rêve pour une part non négligeables des Français, Michel Pinçon et Monique
Pinçon-Charlot montrent que le gain est aussi une source non négligeable de bouleversements
sociaux importants.