que faire de rungis
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QUE FAIRE DE RUNGIS ? Henri LEPAGE Mars 1995 Le texte qui suit date de 1995. Le lecteur doit conserver ce fait constamment à l'esprit. Les faits, les chiffres, les analyses se rapportent à une réalité qui était celle d'il y a maintenant près de sept ans. Ceci dit, il conserve tout son intérêt, pour deux raisons. D'abord, parce que c'est une histoire exemplaire. Celle de ce qui arrive lorsque des fonctionnaires se mettent en tête de construire un "marché parfait", à partir d'un modèle de représentation purement statique du marché. A ce titre, il s'agit d'un véritable morceau d'anthologie qui illustre à merveille les défaillance d'une logique de planification publique, même lorsque l'objectif est en théorie d'"aider le marché". Ensuite, parce que cette histoire est utilisée pour faire apparaître de manière concrète ce que sont les processus dynamiques de marché, dans un domaine où les études économiques appliquées sont rarissimes, pour ne pas dire franchement inexistantes. Même aux Etats-Unis, les études industrielles ou sectorielles de ce type sont extrêmement rares. C'est fort dommage car cette rareté de la recherche appliquée est sans aucun doute l'une des raisons qui explique la difficulté de la pensée libérale à s'opposer efficacement aux proliférations de l'activisme législatif contemporain. Sept années se sont écoulées. La situation du marché de Rungis a sans doute beaucoup évolué. Nous continuons néanmoins a penser que cette histoire reste riche de leçons. Le texte initial comportait une troisième partie qui analysait différentes problématiques d'évolution du marché de Rungis, avec leurs avantages et leurs inconvénients. Cette partie a été retirée du document qui suit. . Novembre 2001 HL/rungis2d/26 mars 1995 1ère Partie L’ETAT DES LIEUX Il y a un « problème Rungis ». Un problème qui, s’il n’est pas rapidement traité, risque de plonger les pouvoirs publics dans une série d’imbroglios juridiques aux conséquences imprévisibles. D’où la nécessité de décisions rapides; et donc, d’abord, de commencer par y voir plus clair. Les développements qui figurent dans les pages qui suivent ne visent pas à refaire ce qui a déjà été très bien fait en 1990, pour le compte de l’Inspection Générale des Finances, par le Rapport Briot-Monnot sur les Marchés d’Intérêt National. Il n’existe pas, à ce jour, de document plus complet qui soit disponible. Il s’agit de présenter une synthèse qui permette de saisir à la fois l’essentiel du dossier, mais aussi toute sa complexité; et en même temps d’esquisser un début d’analyse des avantages et désavantages des différentes solutions possibles. 18 HL/rungis2d/26 mars 1995 Avec ses 232 hectares de superficie, son transit de plus de 2millions de tonnes de produits alimentaires par an, et une fréquentation annuelle de l’ordre de 7 millions de passages, Rungis est incontestablement une belle réussite. C’est, de loin, le premier marché de gros d’Europe. Une véritable usine géante qui, globalement, donne du travail à plus de 1500 entreprises, assure un emploi à quinze mille personnes, approvisionne en moyenne un habitant sur deux de la région parisienne, et draine ses clients même bien au-delà des frontières françaises. Pourtant tout n’est pas aussi brillant que les chiffres globaux voudraient le laisser croire. D’une année sur l’autre, le volume annuel des arrivages sur le Marché d’Intérêt National diminue : 2,2 millions de tonnes pour la moyenne des années 1984-86, 2,073 millions de 1989 à 1991, et 2,024 pour 1991-1993. On y constate une accélération des faillites et des cessations d’activités depuis 5 ans. Les effectifs du marché ont diminué de 10 %. Face à la concurrence des autres circuits de distribution, Rungis perd incontestablement des part de marché. Cette évolution est certainement liée aux changements dans les habitudes de consommation et d’achat alimentaire des français. La clientèle traditionnelle des grossistes de Rungis (les commerçants indépendants, les marchands forains, les restaurants) représente une part constamment déclinante du marché de l’alimentation. En vingt ans, entre 1969 et 1989, la part des hypermarchés et des supermarchés dans la répartition des achats alimentaires est passée de 10% à 59%. Après être devenues le premier circuit de vente dans le secteur de l’épicerie, les grandes et moyennes surfaces (GMS) ont également accéléré leur montée en puissance dans les produits frais, au détriment des détaillants spécialisés, des petits magasins en libre-service, et surtout des épiceries de quartier. C’est ainsi que, par exemple, dans les fruits et légumes, elles ont gagné 10 points de part de marché (de 45 % à 55 %) en dix ans. 19 HL/rungis2d/26 mars 1995 Un marché en déclin relatif Dans la mesure où la grande distribution a créé ses propres circuits d’approvisionnement, et où elle assure de plus en plus elle-même sa propre logistique (à partir de plate-formes intégrées qui regroupent à la fois les fonctions de transport, de regroupement, d’allotissement, et même de conditionnement des produits), cet essor des grandes surfaces signifie qu’une part croissante de l’approvisionnement de la région parisienne échappe désormais au passage par Rungis. Mais il n’y a pas que cela. Le lien entre le déclin relatif de Rungis et l’essor de la grande distribution n’est pas inhérent à la nature des grandes et moyennes surfaces. Il tient également à un manque de compétitivité du marché, dû à ce qu’aujourd’hui les conditions de l’offre y répondent mal aux besoins des grandes et moyennes surfaces. Certes, le métier des grossistes a beaucoup évolué depuis la création du marché. La gamme des services rendus (ventes sur échantillons, livraisons, préparation) s’est beaucoup diversifiée. Les grandes surfaces et centrales d’achats de la région parisienne continuent d’utiliser Rungis pour compléter leurs approvisionnements directs et ravitailler leurs magasins. Mais, globalement, les infrastructures du marché, la qualité des prestations (quantités, variétés, conditionnements), ainsi que les conditions d’hygiène ne sont plus à la hauteur des normes de plus en plus rigoureuses exigées par les leaders de la distribution moderne. Une large part du volume d’achats que ces firmes effectuent encore sur le MIN résulte en fait des contraintes qui leur sont imposées au titre des périmètres de protection. Laissées à elles-mêmes, elles y seraient encore moins présentes. Vingt cinq ans après le transfert des Halles centrales de Paris à Rungis, il se pose donc un problème de modernisation du MIN. 20 HL/rungis2d/26 mars 1995 Les installations, les équipements, mais aussi la réglementation ont été conçus en fonction d’un état de la consommation et des conditions de commercialisation qui étaient ceux des années soixante. Depuis lors, l’environnement économique des Marchés d’Intérêt National a profondément changé. Mais ceux-ci n’ont pas évolué au même rythme. Avec les progrès accomplis dans la standardisation des produits et le développement des ventes sur échantillon, on estime aujourd’hui que au moins 50 % des marchandises faisant l’objet de transactions au sein du Marché ne transitent plus physiquement par Rungis. Cette mutation du système des transactions et, d’une certaine façon, sa « dématérialisation », impliquent que le MIN soit en mesure de mettre à disposition des grossistes une palette plus large de locaux adaptés aux besoins de leurs nouvelles activités : locaux de stockage, frigorifiques, ateliers de découpe, de conditionnement, de transformation, de préparation des commandes, d’ allotissement des livraisons, etc... Elles suppposent aussi que les opérateurs aient accès à une gamme plus étendue de services complémentaires en tous genres : services de dépannage (frigos, camions, matériel de manutention), équipements informatiques et de télécommunication, surfaces de bureau.... Par ailleurs, les bâtiments, conçus il y a plus de vingt ans, s’avèrent aujourd’hui inadaptés aux nouveaux besoins des professionnels et aux attentes de plus en plus fortes des clients. Cela est notamment vrai au niveau de l’application des normes sanitaires (souvent inférieures à ce qui est désormais imposé par la réglementation européenne, par exemple en matière d’isolation thermique des pavillons, ou de respect de la continuité de la chaîne de froid). Enfin, nombre d’installations s’avèrent insuffisamment fonctionnelles et freînent la productivité des professionnels (problème par exemple de l’aménagement des aires de stockage en soussol). Des besoins d’investissements importants. 21 HL/rungis2d/26 mars 1995 Ces nouveaux besoins impliquent que d’importants travaux soient réalisés, d’une part pour modifier la répartition de l’espace entre les différents secteurs de produits, d’autre part pour revoir l’agencement ainsi que l’équipement interne des locaux occupés par les professionnels. Ils imposent également que de nouvelles surfaces soient ouvertes pour permettre l’arrivée sur le Marché de nouvelles activités d’aval type conditionnements portions consommateurs, préparation des produits, déclinaison de 4ème et 5ème gammes, ou mûrisseries de fruits. Et donc qu’il soit procédé à toute une série de nouveaux aménagements concernant les schémas de circulation, l’équipement des parkings, la signalisation etc... Au total une facture de travaux pour la remise à niveau du marché qui, à l’horizon 2000, est estimée par la SEMMARIS, la société concessionnaire de la gestion du marché, à plus d’un milliard de francs : 635 millions de francs au titre des investissements pris collectivement en charge par l’ensemble du Marché, et 456 millions de francs pour les travaux de modernisation « privés » qui devraient être directement financés par les locataires des différents pavillons ou les opérateurs des équipements annexes. L’inquiétude des opérateurs devant le problème de compétitivité de Rungis se double d’un sentiment croissant de frustration et d’impuissance lié aux particularités institutionnelles du système économique et juridique sur la base duquel on a, dans les années soixante, développé le concept des MIN. Créé par décret en 1962 pour l’ensemble des produits frais, à l’exception des produits carnés, le Marché de Rungis n’a réellement ouvert 22 HL/rungis2d/26 mars 1995 ses portes qu’en mars 1969. Quatre années plus tard, en deux étapes (janvier 1973 et mars 1974), suite à l’arrêt du programme de La Villette, il accueillait les viandes et les abats, dont les pavillons n’étaient pas prévus dans le plan de développement initial. Si l’un des objectifs assignés à Rungis consistait à offrir un site de substitution aux mandataires contraints de quitter le centre de Paris à l’occasion du transfert des Halles centrales, le Marché devait également, dans l’esprit de ses promoteurs, s’intégrer dans le schéma des Marchés d’Intérêt National, créés par le décret du 30 septembre 1953. Au nombre initial de 20 (il n’en reste plus que 17, les marchés de Montauban, Nîmes et Villeneuve sur Lot ayant été depuis lors déclassés), ceux-ci répondaient à une triple ambition : Il s’agissait d’abord de doter les opérateurs d’installations adaptées, respectant les contraintes d’urbanisme et sanitaires, en permettant le déménagement des anciennes halles urbaines, devenues plus ou moins insalubres, vers des sites nouveaux spécialement équipés. Bénéficiant d’espaces adaptés, bien desservis par le rail et la route, les M.I.N.devaient apporter à la France un réseau physique de distribution de gros copié sur le modèle américain des « marchés-gares ». Il s’agissait ensuite de contribuer à l’allègement et à la rationalisation des circuits français de distribution. Les installations aménagées et modernes des MIN devaient à la fois servir à alléger les coûts de distribution en offrant des produits conditionnés et normalisés, et à mieux valoriser la production en concourant à accélérer la modernisation des conditions de première mise en marché. Par la concentration en un espace physique délimité d’une proportion significative des produits frais faisant l’objet de transactions en gros, soit sur les lieux de production, soit dans les grands centres de consommation, ces nouveaux marchés avaient vocation à devenir des pôles nationaux ou régionaux où se concentreraient les formes d’avenir du rapprochement de l’offre et de la demande. 23 HL/rungis2d/26 mars 1995 Pourquoi la création des M.I.N. ? Il s’agissait enfin d’assurer une meilleure transparence des transactions et des prix via la concentration physique de l’offre et l’accentuation de la concurrence qui devait en résulter. Dans l’esprit de ses concepteurs, le réseau des Marchés d’Intérêt National devait constituer l’armature d’un circuit privilégié de commercialisation des produits frais qui permettrait de dégager des prix de référence au niveau national à l’usage des producteurs comme des acheteurs, réduisant du même coup le flou de la formation des prix agricoles. A ces trois motifs s’ajoutait une quatrième préoccupation, moins officielle, mais néammoins particulièrement présente : celle de « moraliser » la profession de grossiste, et d’en réduire ainsi les coûts de fonctionnement. Ainsi que le souligne le professeur Guy Chamla, dans son magnifique livre sur l’histoire des Halles, la vétusté des marchés, leur engorgement, les difficultés de circulation qui en résultaient, avaient conduit à la multiplication du nombre des intermédiaires. Que se soit pour acheter ou pour vendre, on hésitait de plus en plus à se rendre soi-même sur le marché. Acheteurs et vendeurs éprouvaient de plus en plus de difficultés à se rencontrer directement. D’où le recours à toute une population de « facteurs », de mandataires, de commissionnaires, de revendeurs dont l’activité était plus ou moins licite, dont l’intervention allongeait les circuits de distribution, et grevait inévitablement les prix de gros. Lutter contre la fraude et l’inflation. Les responsables de l’époque y voyaient (à tort) une cause d’inflation, à laquelle la création de marchés modernes devait porter remède. 24 HL/rungis2d/26 mars 1995 Ils y voyaient aussi (avec raison cette fois-ci) une source de fraudes : fraude fiscale (sans facture), non respect de la législation sociale, non application des normes d’hygiène, etc... L’installation des MIN sur des terrains faisant partie du domaine public, ainsi que leur gestion par des sociétés d’économie mixte où la collectivité était majoritaire, devaient faciliter leur sujétion à une réglementation administrative extrêmement stricte, conçue de manière uniforme pour assurer la plus grande transparence possible des transactions ( contrôle obligatoire des entrées de marchandises par des mécanismes de péage, obligation de réglement par facture de toutes les opérations, élimination des rémunérations « à la commission », interdiction des reventes à l’intérieur des marchés...), et permettre de faciliter ainsi les contrôles. Ces différentes motivations ont conduit à concevoir le développement des Marchés d’Intérêt National comme un « service public » que l’Etat met à la disposition des utilisateurs, de la même manière qu’il garantit à chaque ménage français l’accès au « service public » de l’électricité, à celui du téléphone, ou encore celui de l’eau courante. Le Marché d’Intérêt National n’est pas seulement un lieu physique où les transactions se déroulent. Dans l’esprit de ses promoteurs, c’est un « concept global » où, en plus de la mise à la disposition des vendeurs et des acheteurs d’un ensemble complexe d’emplacements et d’installations professionnelles nécessaires au bon exercice de leurs métiers, la façon même dont le fonctionnement du marché est géré, et régulé dans le cadre d’une tutelle publique très étroite, est censée apporter aux opérateurs les avantages d’un certain nombre de « gains collectifs ». 25 HL/rungis2d/26 mars 1995 L’idée de l’époque (qui correspond bien à l’idéologie planiste alors particulièrement en vogue dans les élites du pays) est qu’en imposant aux acteurs des marchés de gros de se regrouper en un même endroit, même contre leur gré, et en les soumettant à des régles de transaction qu’ils n’auraient pas toujours spontanément acceptées, la puissance publique permet à tous de bénéficier de retombées économiques supplémentaires. C’est la théorie dite des « externalités ». L’action volontariste de l’Etat doit aider les producteurs, les grossistes, et leurs clients détaillants à accéder à une information mieux structurée, plus compléte, mieux équilibrée, plus fiable... et donc de bénéficier de « meilleurs » prix. Elle doit également permettre aux transactions de se dérouler dans un climat de plus grande confiance et de plus grande sécurité. Le produit d’une idéologie « planiste ». Toutes proportions gardées, c’est une démarche qui n’est pas fondamentalement différente de celle que l’on retrouve aujourd’hui dans les anciens pays communistes pour « organiser » leur passage à l’économie de marché. Il s’agit d’y « planifier » les conditions d’émergence d’une économie libre, fondée sur des contrats privés. Ce qui passe par la refondation de toute une infrastructure juridique et institutionnelle définissant les droits de propriété, garantissant les contrats, précisant les nouvelles régles du jeu commercial applicables aux transactions et aux rapports entre les entreprises (code du commerce, droit financier, droit de la faillite, contrôle de la concurrence, etc...). Dans l’approche classique qui est celle des économies libérales occidentales, outre les grandes fonctions de régulation macro-économique et de redistribution sociale, le rôle de l’Etat se limite à veiller à la sécurité des droits de propriété, à prendre en charge le financement des grandes 26 HL/rungis2d/26 mars 1995 infrastructures structurantes, et à assurer les conditions d’une concurrence loyale. Dans le cas des MIN, l’Etat va beaucoup plus loin. Sa préoccupation n’est pas seulement de rationaliser l’organisation physique des circuits de distribution; ou de se contenter d’y faire la police pour assurer le jeu d’une concurrence loyale. Il s’agit, en même temps, de « repenser » l’ensemble du fonctionnement commercial des circuits de gros en France, de manière à se rapprocher autant que possible de cette forme de marché idéal que la théorie économique décrit sous le concept de « concurrence pure et parfaite » : un lieu où se rencontrent un très grand nombre d’acheteurs et de vendeurs atomisés, bénéficiant d’une information « parfaite». Comme le confirme l’utopie alors nourrie d’un grand réseau de Marchés, reliés entre eux par des moyens informatiques ultra-perfectionnés, et permettant de dégager à tout moment, pour chaque type de produit, la formation d’un « prix national » de référence, il s’agit bien d’un grand projet « planificateur ». L’ambition est de doter la France (et plus spécifiquement ses grands centres urbains) d’un nouveau mode de gestion de ses approvisionnements en produits frais, conforme à l’idée que les experts de l’époque se font de ce que doit être le fonctionnement idéal d’un système de distribution adapté aux « besoins » d’un grand pays en pleine mutation moderne. Quelques années plus tôt, la grande priorité du Plan était d’intégrer tout le territoire dans le cadre d’un système national de production et de distribution électrique intégralement interconnecté (d’où la nationalisation d’EDF). Quelques années plus tard, le grand objectif sera la modernisation à marche forcée du réseau téléphonique français. Même si l’échelle n’est pas la même, le projet des MIN ne relève pas d’une philosophie différente. Renouant avec la grande tradition mercantiliste de l’Ancien régime, l’Etat français se considère en quelque sorte « responsable » de l’approvisionnement en produits frais, dans des conditions économiques 27 HL/rungis2d/26 mars 1995 « optimales », de ses grandes régions urbaines. Et donc « responsable » de la mise en oeuvre des moyens techniques, juridiques, réglementaires et économiques, nécessaires pour y arriver. Cette dimension « service public » du plan d’aménagement des Marchés d’Intérêt National explique les caractéristiques du système de gestion et d’administration alors mis en place : la généralisation du mécanisme de la concession, la création de périmètres de protection, l’étatisation de l’institution (qui substitue une réglementation nationale à un régime qui, pour l’administration des marchés, restait jusque là très municipal). Leur construction est financée par les collectivités publiques (l’Etat pour Rungis, les collectivités locales ailleurs), sur des terrains faisant partie du domaine public. Ils sont gérés pour la grande majorité par des Sociétés d’Economie Mixte (SEM) concessionnaires de la collectivité qui est majoritaire à leur capital (des régies municipales subsistant à Bordeaux, et pour les marchés de production de Châteaurenard et de Cavaillon). A Rungis, c’est la SEMMARIS (Société de gestion et d’aménagement du marché d’intérêt général de la région parisienne) qui, dans le cadre d’une concession de droit public signée avec l’Etat en 1967, a en charge, jusqu’en l’an 2017, l’aménagement et la gestion du MIN, ainsi que la responsabilité technique et économique de l’ensemble que forme le marché et ses zones annexes. C’est elle qui est également garante du respect par les utilisateurs du réglement intérieur. Celui-ci lui donne le pouvoir d’éliminer du marché les entreprises qui réalisent un tonnage annuel de ventes trop faible (ce qui, en théorie, lui permettait de 28 HL/rungis2d/26 mars 1995 favoriser un début de concentration chez les grossistes, et donc d’oeuvrer à l’assainissement de la profession). La construction juridique. Le capital social de la SEMMARIS est réparti entre l’Etat (53,21 %), la ville de Paris (16,5 %), le département du Val de Marne (6,87 %), la Caisse des dépôts et consignations (5,52 %), deux autres sociétés d’économie mixte dont le capital est détenu par l’Etat : SAGAMIRIS et SEMVI (3,70 %), et les grossistes du marché(14,20 %). Son conseil d’administration comprend quatorze membres : quatre représentants de l’Etat, dont le PDG, quatre représentants des collectivités publiques (Ville de Paris, Conseil général du Val de Marne, Caisse des dépôts), quatre représentants des professionnels, et deux représentants des salariés. De plus, c’est le préfet du Val de Marne qui assume les fonctions de commissaire du gouvernement, ainsi que celles de commissaire à l’aménagement du MIN. Les grossistes sont, eux, de simples locataires d’emplacements, liés à la société de gestion du marché par un contrat de concession précaire, dont la durée - dans le cas particulier de Rungis - n’est pas spécifiée dans les contrats. A Rungis, l’attribution des emplacements et des installations qui en dépendent relève de la responsabilité de la SEMMARIS. Lors du déménagement de 1969, tout commerçant des anciennes Halles frappé par l’arrêté qui interdisait désormais à tout grossiste de la région parisienne d’exercer son métier en dehors de l’enceinte du Marché d’Intérêt National, s’est vu attribué un droit lui garantissant l’attribution d’un emplacement « équivalent » à l’installation dont il se trouvait expulsé. Ceux qui n’ont pas voulu suivre le transfert, ont été indemnisés, mais se sont 29 HL/rungis2d/26 mars 1995 retrouvés, du fait de la création du double périmètre de protection, dans l’impossibilité de continuer leur activité. Parallèllement, l’attribution d’un emplacement entraînait, pour le commerçant, la propriété d’un droit dit « droit de première accession », censé représenter la valeur de son fonds de commerce, mais évalué sur une base forfaitaire commune pour tous les grossistes. Lorsqu’un commerçant décide de se retirer, son contrat lui reconnaît le privilège de désigner luimême son successeur, auquel il est fondé à demander le rachat de ce « droit » sur la base d’une négociation libre. La plupart des MIN ont été dotés d’un « périmètre de protection » limitant ou restreignant, pour la commercialisation de certains produits (les fruits et légumes en général, mais aussi les produits carnés et les produits laitiers, la marée ou les fleurs) la possibilité d’installations concurrentes dans une zone plus ou moins étendue : presque toute la région parisienne pour Rungis, une seule commune pour Marseille et Avignon, tout le département pour Nice. Une institution spécifiquement française. Ces périmètres sont de deux types . Lorsqu’ils sont dits « positifs » (en gros, l’ancien département de la Seine et sa « petite couronne » pour Rungis), cela implique la suppression de tout commerce de gros, même prééxistant à la création du MIN, et l’impossibilité d’accorder une quelconque dérogation, sauf pour des opérations annexes et accessoires à la vente (l’utilisation d’un garage automobile par exemple, pour assurer le service des livraisons). Lorsqu’ils sont dits « négatifs » (une grande partie de l’Ile de France couvrant plusieurs départements), la création d’installations nouvelles et l’extension d’installations existantes ne sont plus totalement interdites, mais restent soumises à l’obtention de dérogations accordées par le Comité de Tutelle des MIN. 30 HL/rungis2d/26 mars 1995 Institution spécifiquement française (puisqu’on n’en trouve pas l’équivalent sur les marchés étrangers), et répondant bien à la logique d’un raisonnement en termes de « service public » (puisque cela aboutit à dépouiller certaines entreprises privées d’une partie essentielle de leur « liberté de gestion », au nom d’impératifs « nationaux »), la création de ces périmètres répondait à trois ordres de préoccupations. Il s’agissait d’abord de répondre à un impératif très contingent. Ainsi que le raconte Guy Chemla, « aux Halles, personne ne voulait partir. Or, pour réussir le futur transfert, il fallait qu’il soit total et obligatoire. Aucun mandataire n’aurait accepté de s’expatrier à sept kilomètres de la capitale si certains concurrents avaient pu continuer à exercer à Paris. Par ailleurs, de nombreux grossistes avaient déjà quitté les Halles du fait de leur incommodité, et n’avaient aucune raison d’envisager un second transfert. Il fallait donc trouver le moyen de forcer tout le monde à s’installer à Rungis. C’est dans ce but que fut créé le régime des deux périmètres commerciaux ». Par ailleurs, l’interdiction de tout commerce de gros en dehors du périmètre du Marché était une conséquence nécessaire et inévitable de l’idée même qu’il fallait regrouper toute l’offre en un même lieu pour atteindre les objectifs économiques que les promoteurs du concept s’étaient donnés (fixation d’un prix national, transparence des cours, contrôle et moralisation des circuits). Par définition, le projet d’un « service public » des marchés de gros s’accomodait mal de l’idée qu’il puisse subsister des circuits d’approvisionnement fonctionnant en dehors du cadre d’intérêt national ainsi défini par l’Etat. L’admettre équivalait à renoncer à l’idée ellemême, et aux raisons d’ordre supérieur qui, aux yeux de l’Administration, en fondaient la légitimité. Un privilège pour « indemniser » les grossistes. 31 HL/rungis2d/26 mars 1995 Enfin, en offrant aux grossistes la perspective de jouir pour la durée de leur concession d’un privilège territorial les protégeant contre la concurrence des nouveaux circuits de la grande distribution, la création des « périmètres » était un moyen indirect - et peu couteux pour le Trésor - de les indemniser pour leur déplacement « forcé » en dehors des Halles de Paris. Même si cela fait déjà vingt cinq ans que les Halles ont déménagé à Rungis, c’est là une justification, qu’on le veuille ou non, qui reste encore extrêmement vivante dans l’esprit des opérateurs du marché. De même que reste fortement présente chez eux l’idée que c’était aussi une façon détournée de les indemniser pour les sujétions et charges particulières auxquelles ils acceptaient de se soumettre en s’installant sur le MIN (notamment les redevances, les contrôles, ainsi que le caractère précaire du statut de concessionnaire qui les prive de la possibilité de se constituer une véritable propriété commerciale). De tous temps, les transactions des halles ont fait l’objet de réglementations rigoureuses. A Paris, comme le rappelle l’ouvrage du Professeur Chemla, « les Halles étaient placées sous une double autorité. Celle de la préfecture de police d’une part, qui veillait à ce que tout se déroule dans le bon ordre. Elle assurait la circulation et la sécurité des acteurs, contrôlait la salubrité des produits et des bâtiments, veillait au respect de la réglementation pour la prévention des incendies. Celle de la préfecture de la Seine d’autre part, qui surveillait toutes les opérations d’ordre économique. Elle percevait les droits de place, les taxes sur les ventes, contrôlait les tarifs et entretenait les bâtiments. C’est elle surtout qui délivrait les autorisations aux différents 32 HL/rungis2d/26 mars 1995 acteurs, notamment aux forts des Halles, aux mandataires et aux commissionnaires ». Chaque intervenant devait bénéficier d’une autorisation spécifique l’autorisant à pratiquer son métier, et délivrée seulement sur présentation de solides garanties morales et pécuniaires. Les transactions n’étaient autorisées qu’à l’intérieur de plages horaires strictement délimitées (« En principe la commercialisation ne pouvait se faire,jusqu’à huit heure, qu’en gros et demi-gros, c’était la vente dite de première mai. C’est seulement après que devait intervenir la vente au détail dite de la seconde main »). Au pavillon des fruits et légumes, toute personne qui souhaitait faire sortir ses achats devait obligatoirement faire appel à quelqu’un de la corporation des « forts des halles » qui, fonctionnarisés depuis le 19 ème siècle, avaient le monopole des chargements et déchargements. Etc... L’étatisation d’un service public. Toutes ces coutumes, habitudes, institutions locales, prises en charge par les administrations municipales, étaient en fait un héritage de l’époque ancienne où les marchés s’auto-administraient eux-mêmes sous l’autorité d’un système complexe de corporations et de jurandes bénéficiant de franchises royales. Nul surprise donc à ce que le nouveau système des Marchés d’Intérêt National perpétue la vieille tradition d’un réglementation tatillonne des transactions. Mais son étatisation dans le cadre d’une politique dont l’ambition est de donner aux marchés de gros l’allure d’un véritable « service public » national, change néammoins sa nature. L’idée directrice est que les marchés classés MIN doivent obligatoirement répondre à un certain nombre de critères communs, tant dans la conception technique que dans leur fonctionnement juridique. Les 33 HL/rungis2d/26 mars 1995 dispositions administratives et de gestion qui leur sont appliquées doivent être très voisines d’un marché à l’autre. Cet objectif est atteint par le placement des Marchés d’Intérêt National sous une tutelle centralisée commune, leur soumission à une réglementation très détaillée, ainsi que l’établissement de rapports juridiques rigides entre les concédants publiques, l’organisme gestionnaire et les opérateurs concessionnaires. La tutelle appartient concurramment à plusieurs administrations : agriculture, commerce, économie et finances, intérieur. Mais elle s’exerce par l’intermédiaire d’un Comité de tuelle créé en 1966 et bénéficiant d’une délégation des Ministres. Toutefois le Comité prend rarement de décisions; il prépare seulement les textes. C’est ainsi qu’un arrêté interministériel est nécessaire pour modifier par exemple, même de façon non substantielle, les limites du marché, pour fixer la liste des produits frais pouvant faire l’objet de transaction, ou encore pour autoriser un gestionnaire à créer un établissement annexe hors de l’enceinte du MIN. Une tutelle qui va très loin. De la même façon, toute une série de décisions des responsables des MIN, concernant par exemple les statuts des sociétés gestionnaires, l’adoption du règlement intérieur, leur modification, même pour des retouches minimes, doivent faire l’objet d’une approbation par des actes très solennels et centralisés (décrets en Conseil d’Etat). Des décisions telles que celles fixant les horaires des marchés, les conditions d’accès des opérateurs et des usagers, ainsi que les tarifs qui leur sont appliqués, les modalités d’admission de nouveaux opérateurs, leur placement en liste d’attente, l’attribution des emplacements, etc... doivent automatiquement être soumis à l’approbation des Préfets. 34 HL/rungis2d/26 mars 1995 Très représentatif de l’idéologie des années cinquante et soixante, ce dispositif répondait à un certain état de la consommation et des conditions de commercialisation. Pendant une quinzaine d’années, il a fonctionné sans entraîner de dysfonctionnement majeur. Aujourd’hui, cependant, avec le développement des nouvelles habitudes de consommation, le bouleversement des techniques de préservation, de stockage et de transport, et les mutations que cela a entraîné au niveau même du métier de grossiste, la situation n’est plus la même. Il est clair par exemple que le statut de la concession n’est plus adapté aux besoins d’opérateurs dont les exigences professionnelles ont profondément évolué. A l’époque où les MIN ont été construits, les ventes portaient principalement sur des produits en vrac destinés à une consommation essentiellement familiale, et si des changements se dessinaient déjà pour les présentations et les emballages, en revanche les autres préparations (surgelés, plats préparés, barquettes sous film, etc...) restaient encore inconnues. Les commerçants pouvaient se contenter d’espaces standardisés sommairement aménagés, loués à des tarifs uniformes. C’est pourquoi les artisans de l’opération ont avant tout pensé à concevoir les installations pour une population homogène de petites entreprises pratiquant la vente physique. Un statut qui n’est plus adapté. 35 HL/rungis2d/26 mars 1995 Avec les transformations du métier et la tendance à sa diversification par addition de nouvelles activités de service, cette formule ne suffit plus. L’activité de grossiste évolue dans une direction où diminue la simple vente sur le carreau au profit d’activités plus complexes. La vente est une activité qui exige le recours à des équipements de plus en plus spécialisés et sophistiqués. Les emplacements modulaires à usage non affecté du MIN d’origine ne correspondent plus aux besoins d’un commerce faisant appel à des technologies « haut de gamme ». Mais alors les problèmes de financement changent de nature. Au départ, les dépenses d’investissement couvraient des besoins à caractère essentiellement « collectif ». Tant qu’il s’agissait d’équipements correspondant à des besoins de base du Marché (infrastructure routière ou ferroviaire par exemple, amélioration des accès, aménagement des parkings), il était normal que, conformément à sa philosophie de « service public », ce soit l’Etat qui prenne les dépenses en charge. Mais cette logique ne s’applique plus lorsque la croissance des besoins d’investissements provient principalement de besoins « individuels » de modernisation propres à l’activité de certains pavillons, ou même seulement de certaines entreprises. Ce n’est plus à l’Etat, ni aux autres opérateurs situés dans les autres pavillons, ou encore aux usagers extérieurs du Marché à en supporter le coût (par exemple par l’augmentation des redevances ou des droits de péages perçus par la société de gestion). C’est aux entreprises, ou aux professions concernées d’en assurer directement le financement puisque ce sont elles qui en percevront les retombées économiques. Et cela même pour des dépenses qui leur semblent imposées par des décisions réglementaires venues d’ailleurs (problème par exemple de l’ajustement à des normes sanitaires européennes de plus en plus draconiennes, dont la non-observance aggraverait le problème de compétitivité des installations de Rungis). 36 HL/rungis2d/26 mars 1995 L’Etat ne veut plus payer Encore faut-il toutefois que les entreprises en aient les moyens. Or, du fait même de leur histoire, les grossistes du MIN gèrent des affaires faiblement capitalisées. Ainsi que le rappelle le Livre Blanc d’UNIGROS : « Les entreprises qui opérent sur le MIN ont, pour la plupart, une culture et des structures financières héritées des anciens mandataires des Halles de Paris. Dans la mesure où ces mandataires occupaient dans les anciennes Halles, moyennant un loyer modeste, des locaux mis à leur disposition et entretenus par la collectivité, leur exploitation ne se fondait, en effet, que sur des capitaux circulants. Si les structures juridiques et financières des entreprises de gros installées à Rungis ont beaucoup évolué depuis cette époque, ces dernières n’ont pas pu pour autant se constituer des fonds propres correspondant à une activité de type industriel ». Au fil des années, nombre de progrés ont été réalisés. A Rungis, d’importantes dépenses, couvertes pour partie par la SEMMARIS (et donc amorties ensuite par l’augmentation des charges de loyer des concessionnaires), et pour une autre part par des apports financiers complémentaires directs des professionnels, ont été consacrées à la modernisation de l’outil technique, notamment à son adaptation aux normes sanitaires nationales et internationales. C’est ainsi que les pavillons de la viande de boucherie et de la volaille ont bénéficié de travaux représentant un coût total de plus de 50 millions de francs. Cent autres millions de francs ont été investis dans un programme en cours de finition pour le réaménagement et la mise aux normes du secteur du porc. Par ailleurs, un programme particulier de restructuration sectorielle conçu avec les professionnels des fruits et légumes, et financé par eux, a permis à 150 concessionnaires déjà installés d’agrandir et de moderniser 37 HL/rungis2d/26 mars 1995 leurs installations par la reprise de locaux libérés à l’occasion du départ ou de la cessation d’activité de certaines entreprises. Mais la caractéristique du régime de la concession publique est que la contrevaleur financière des aménagements matériels ainsi réalisés, même lorsqu’il s’agit de constructions ou d’investissements lourds, amortissables sur une longue période, ne peut être portée à l’actif du bilan des entreprises qui les ont pourtant financés. L’une des principales clauses de ce type de contrat est en effet que le droit de propriété de toute construction intégrée à la parcelle de terrain concédée revient, dès son édification, au concédant. Des entreprises financièrement pénalisées. Avec le système de baux emphythéotique conclus pour de longues périodes, le droit privé permet de dissocier la propriété du sol de celle des bâtiments construits de dessus. A condition que leur durée d’amortissement soit inférieure à celle du bail, le locataire bénéficie de la pleine propriété des installations matérielles qu’il a financées, jusqu’au jour où la fin du bail entraîne le transfert de leur propriété au profit du bailleur qui récupère l’intégralité des droits d’usage de son terrain. En attendant ce jour, cette propriété fait partie intégrante du patrimoine immobilier de l’entreprise titulaire du bail. Sa valeur financière figure à l’actif de son bilan. Elle fait partie des ressources qui garantissent la solvabilité de l’entreprise auprès de ses créanciers. Le cas échéant, ceuxci peuvent même en obtenir le nantissement en garantie de certaines avances. Cette propriété est donc bien assimilable à un droit réel, qui peut être éventuellement hypothéqué, et faire l’objet d’échanges marchands. Pour l’entreprise, elle fait partie intégrante de son fonds de commerce. 38 HL/rungis2d/26 mars 1995 Depuis la loi Galland de 1988 (pour les collectivités locales), puis la loi Querrien de 1994 (pour le domaine public de l’Etat), il est désormais possible de négocier des contrats de concession publique conférant au titulaire un droit réel « sur les ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier qu’il réalise pour l’exercice d’une activité autorisée par son titre ». Mais c’est une innovation très récente qui, jusque là, était totalement étrangère à l’esprit et à la pratique de droit public français. Les contrats conclus pour l’occupation du MIN excluent donc, tant pour les organismes auxquels a été concédée la gestion des équipements du Marché, que pour les professionnels concessionnaires d’un emplacement, la possibilité de constituer de tels droits réels sur les constructions nouvelles ou améliorations matérielles apportées aux constructions existantes. Cette stipulation ne posait pas de problème majeur tant qu’il s’agissait de professions et d’activités qui évoluaient peu. Elle correspondait à la conception que l’on avait des marchés et de la distribution dans les années soixante. Elle convient encore à un grand nombre d’opérateurs de petite taille, ne nourrissant pas de grandes ambitions commerciales, et spécialisés dans des activités qui n’exigent pas encore beaucoup d’investissements. En revanche, elle est perçue comme une gêne importante, voire dirimante, par tous ceux qui, dans les secteurs en évolution rapide, ont conscience qu’il leur faut aujourd’hui hâter le rythme de leurs investissements de modernisation pour réussir le pari de la remise à niveau de la capacité concurrentielle de leur Marché. Elle empêche les commerçants les plus dynamiques d’avancer aussi vite qu’ils le pourraient sans doute si la structure de leurs bilans leur permettait de se reposer davantage sur des financements bancaires. Résultat : un double sentiment d’injustice. 39 HL/rungis2d/26 mars 1995 D’une part, les professionnels de Rungis constatent que, depuis la décision de l’Etat et des collectivités locales actionnaires d’arrêter de manière drastique leurs concours au programme de modernisation du Marché, ce sont eux qui, directement ou indirectement, en financent la totalité, mais sans que la valeur patrimoniale de leurs entreprises n’enregistre d’une quelconque manière le fruit de cet effort. D’autre part, ils ont le sentiment d’être, en conséquence, engagés dans une sorte de course biaisée, dans une compétition où les handicaps entre les concurrents ne sont pas distribués de manière égale. Il est bien, reconnaissent-ils, de les exhorter à se comporter en véritables entrepreneurs, soucieux de mobiliser leurs énergies autour d’un nouveau projet d’avenir valorisant au mieux les différents atouts de Rungis. Encore faut-il que la concurrence avec les autres circuits de la grande distribution reste équilibrée, qu’ils ne s’y retrouvent pas pénalisés par les particularités d’un statut juridique qui les prive de moyens de gestion normalement accessibles à n’importe quelle autre entreprise. Ce sentiment de frustration s’exprime avec d’autant plus de force que le marché se rapproche de la date d’expiration de la concession, et que cela s’accompagne d’un alourdissement sensible des charges supportées par les concessionnaires. Quatre éléments y contribuent : - le retrait de l’Etat et des collectivités locales actionnaires qui ont décidé de limiter leur participation au financement des programmes d’investissements des MIN; 40 HL/rungis2d/26 mars 1995 - le raccourcissement de l’horizon d’amortissement des sommes investies dans l’adaptation et la modernisation des installations; - la contrainte pour l’organisme de gestion du Marché, la SEMMARIS, de reconstituer à son actif un fonds comptable suffisant pour lui permettre, à la date d’expiration de la concession, de récupérer la valeur des sommes investies dans la construction, l’aménagement et l’entretien des bâtiments et installations que le contrat de concession lui fait obligation de retourner gratuitement aux autorités concédantes (problème des « amortissements de caducité »); - enfin, le problème de la dévalorisation croissante des droits patrimoniaux dits « de première accession ». L’abandon d’une utopie. Alors que depuis le milieu des années 1980 les opérations lourdes de modernisation engagées à Rungis avaient été généralement financées à hauteur des deux tiers sur fonds publics, tant les ministères de tutelle représentés au Conseil d’administration que la Ville de Paris ont fait savoir qu’ils n’étaient désormais plus disposés à participer significativement à l’élaboration du plan de financement relatif aux investissements à envisager à court et moyen termes. Cette décision, qui concerne l’ensemble des MIN, signifie concrètement que, même si des subventions ponctuelles pour certains projets ne sont pas exclues, aucune ligne budgétaire spécifique ne sera désormais affectée en propre à la modernisation des marchés. Ce changement de politique est une conséquence du climat de rigueur qui, avec la récession des dernières années, et la considérable dégradation des comptes publics qui s’en est suivi, contraint l’Etat à se montrer plus économe de ses deniers. 41 HL/rungis2d/26 mars 1995 Mais c’est aussi une conséquence logique de la nouvelle situation créée par le déclin de la part relative des Marchés d’Intérêt National dans les circuits d’approvisionnement alimentaire. A défaut d’en tirer encore toutes les conséquences politiques et juridiques, l’Etat fait, pour une fois, preuve de réalisme et signe en quelque sorte l’abandon de la grande utopie des années soixante. L’Etat s’était donné pour objectif de clarifier, de rationaliser, de moderniser l’appareil français de distribution. La concentration, la rationalisation, la modernisation des circuits de distribution se sont faites, à un rythme accéléré, très supérieur à tout ce que les « planificateurs » de l’époque auraient jamais pu imaginer. Mais aussi selon un schéma fort différent de celui initialement conçu. Qui plus est au bénéfice d’institutions et d’entreprises fort différentes de celles qui devaient en être les piliers. Rien ne s’est passé comme prévu. Dès lors qu’il devenait évident que les Marchés d’Intérêt National ne représentaient plus qu’un circuit parmi d’autres, et non plus le circuit prioritaire de la distribution, il était inévitable que l’Etat soit un jour amené à en tirer les conséquences, que sa stratégie de « service public » tombe progressivement en déshérence, et qu’il renonce à taxer l’ensemble des contribuables pour assurer l’avenir de marchés ne desservant plus qu’une minorité de consommateurs. Comme l’absence de patrimonialité des concessionnaires sur leurs installations limite leur capacité individuelle d’endettement auprès des banques, c’est aux organismes de gestion - qui, eux, peuvent faire appel aux concours d’établissements spécialisés dans le financement d’organismes du secteur parapublic - qu’il revient de prendre en charge la plus large part des investissements nécessaires aux entreprises. Quitte 42 HL/rungis2d/26 mars 1995 ensuite à leur demander d’acquitter des redevances plus élevées incluant, outre le loyer, les annuités de remboursement des emprunts. Les amortissements de caducité Dans le cas de Rungis, ces redevances connaissent une croissance régulière. Elles pèsent sur les résultats des grossistes dont l’excédent brut d’exploitation, selon une étude de la Banque de France portant sur les années 1990 et 1991, n’excède pas 3 % du chiffre total. D’où la conclusion des rédacteurs du Livre Blanc d’Unigros qui rappellent que « les professionnels du Marché jugent le niveau actuel des redevances lourd et pénalisant dans le contexte concurrentiel actuel ». Le principe de la concession de service public est qu’à l’expiration du contrat le concessionnaire doit rendre les installations « en bon état de fonctionnement ». Cette exigence du service public implique que le potentiel productif des installations soit maintenu en son état normal jusqu’à la fin du contrat. Ce qui entraîne pour la société concessionnaire l’obligation de respecter une politique rigoureuse d’amortissements et de constitution de provisions. Mais à cela s’ajoute le fait que le retour des installations doit se faire à titre grâcieux. Cette spécificité du contrat de concession de service public conduit à imposer au concessionnaire une pratique comptable particulière destinée à permettre la reconstitution des capitaux investis dans le financement des immobilisations qui, au jour d’expiration du contrat, doivent revenir gratuitement au concédant. Cette obligation de cession gratuite des actifs immobilisés pose en effet au concessionnaire un problème d’équilibre comptable. Des ressources ont été engagées pendant toute la durée de l’exploitation qui, du jour au lendemain, se retrouvent privées de toute contrepartie bilantielle. 43 HL/rungis2d/26 mars 1995 Or, la fin d’une concession s’apparente à une fermeture d’activité. En prévision de cet évènement, et pour éviter que ses actionnaires ne se retrouvent alors totalement spoliés des sommes investies, il faut que le concessionnaire prévoie de récupérer l’ensemble des coûts ainsi finalement engagés pour le compte du concédant. C’est le rôle des amortissements dits « de caducité ». Les négligences du passé. En principe, ces provisions devaient être constituées sur toute la durée de la concession. Mais, à Rungis, pendant les premières années de fonctionnement du Marché, l’organisme de gestion a négligé de satisfaire à cette obligation dans des conditions satisfaisantes. Pour des raisons liées à la situation financière plutôt difficile de l’établissement, les retards se sont accumulés dans la passation de ces amortissements. Maintenant qu’on se rapproche de l’échéance 2017, il faut rattraper ces retards. Cela au moment même où les contraintes économiques imposent d’intensifier l’effort d’investissement, et sans que les concessionnaires aient la certitude de voir leurs contrats reconduits au-delà de la date d’échéance du contrat entre l’Etat et la SEMMARIS, de façon à étaler leurs charges d’amortissements et leurs provisions pour caducité sur une période de temps plus conforme à l’utilisation économique des locaux et des installations. Depuis le vote de la loi SAPIN, l’échéance de 2017 a en effet pris un caractère impératif. Cette loi impose que tout renouvellement à échéance d’une concession donne lieu à remise en compétition. Ce qui élimine a priori toute possibilité de promesse de renouvellement ou d’extension automatique. Pour le contrat avec la SEMMARIS, l’Etat peut éventuellement tourner la difficulté en prévoyant que la gestion des Marchés d’Intérêt 44 HL/rungis2d/26 mars 1995 National ne peut être affermée qu’à un organisme ayant le statut de société d’économie mixte, donc contrôlé par lui. Mais le problème risque de se poser pour les concessions avec les opérateurs privés dont les contrats conclus avec la SEMMARIS, bien qu’ils soient de durée indéterminée, ne pourront bien évidemment pas survivre à la fin de la concession liant la SEMMARIS à l’Etat. L’échéance se rapproche. Résultat : une situation de grande incertitude qui, d’une part impose une série de contraintes financières liées à la nécessité de bien remettre les compteurs à zéro dans la perspective d’une fin de la concession; d’autre part n’est pas faite pour favoriser l’installation sur le marché de nouveaux opérateurs qui viendraient prendre la relève de ceux qui disparaissent, et assumer à leur tour une part des coûts de la situation actuelle. Le mécanisme des DPA (droits de première accession) a été monté pour compenser l’impossibilité pour les concessionnaires d’emplacements de bénéficier de la propriété d’un véritable fonds de commerce. Le principe est que tout commerçant souhaitant exercer sa profession sur le Marché de Rungis doit régler à la SEMMARIS un « droit de première accession », sorte de droit d’entrée dont le montant est un multiple de la redevance annuelle, qui varie en fonction des secteurs d’activité, et dont la propriété reste inscrite dans les livres de la société de gestion. Lors du déménagement des Halles de Paris, les opérateurs ayant accepté le transfert se sont vus attribués un emplacement de superficie et de qualité en principe équivalents à l’installation qu’ils venaient de quitter, la remise gratuite de leur DPA, ainsi que, en cas de départ, le droit de présenter eux-mêmes leur successeur à l’organisme de gestion (qui, sous le 45 HL/rungis2d/26 mars 1995 contrôle du Préfet responsable du MIN, possède seul le droit d’affecter les emplacements). Par ailleurs, le réglement du Marché stipule : 1. que l’occupation des locaux par des professionnels n’est transmissible que par l’usage du droit de présentation d’un successeur; 2. que l’occupant d’un emplacement privatif sur le Marché peut céder son droit d’occupation (et le DPA qui va avec) sans que le gestionnaire du service public puisse s’y opposer. Le mécanisme des DPA. La combinaison de ces différents élément conduit à la création, au profit des opérateurs, d’une sorte de pas de porte commercial, librement cessible, et pouvant en conséquence faire l’objet éventuellement d’un nantissement. Même s’il ne bénéficie pas d’une véritable propriété commerciale, le grossiste conserve la possibilité de négocier la transmission de son droit d’occupation moyennant un prix de reprise de son DPA qui peut capitaliser certains éléments matériels et immatériels de son fonds de commerce. La formule est astucieuse. Elle permet de faire apparaître un élément de patrimonialité personnelle malgré le régime de la domanialité publique. A plusieurs reprises la SEMMARIS a utilisé la formule pour faire financer par les professionnels du marché une partie de certains investissements collectifs, en augmentant ces DPA a hauteur de leur contribution. Grâce à cette formule, l’opérateur peut au moins garder l’espoir de recouvrer la contrevaleur de son investissement le jour de son départ. Mais elle reste une construction artificielle dont la valeur en tant qu’instrument de nantissement demeure peu appréciée par les banques. Par ailleurs, là encore se manifeste la conséquence du rapprochement de la date d’expiration de la concession. Jointe aux difficultés économiques du marché, l’incertitude sur l’avenir juridique des contrats raréfie les demandes d’implantation et réduit la valeur marchande des droits 46 HL/rungis2d/26 mars 1995 d’occupation des opérateurs en place. Pour beaucoup, le DPA n’est qu’une illusion. Inquiets pour leurs perspectives d’avenir, les grossistes focalisent leurs revendications sur le maintien de la protection du périmètre, plaçant ainsi l’Etat au centre d’un véritable imbroglio juridique. Une activité touchée de plein fouet par la crise, et qui, de plus, voit se rétrécir sa part de marché par rapport aux circuits concurrents... Des redevances mécaniquement en pleine escalade du fait de l’approche de la fin de la concession, et cela au moment même où l’effort de modernisation doit redoubler si l’on veut encore assurer un avenir économique au Marché... Une situation juridique floue et incertaine, qui, en outre, ne permet pas aux entreprises de capitaliser le fruit de leurs efforts d’autofinancement... Des responsables qui ne voient plus très bien en quoi des grossistes en fruits et légumes exerçant leur métier sur des terrains lui appartenant participent à l’exercice d’une « mission de service public »... Un Etat qui tend désormais à considérer qu’il s’agit d’activités marchandes qui devraient naturellement, si elles sont suffisamment rentables, trouver leur financement sur le marché, et qui, en conséquence, se désengage financièrement... Des professionnels qui se trouvent ainsi contraints d’assurer par leurs propres ressources l’essentiel des dépenses de développement, et cela alors même que tous les choix qui s’y rapportent restent soumis au contrôle d’une structure de décision publique très centralisée... 47 HL/rungis2d/26 mars 1995 On comprend mieux qu’il s’agisse d’une profession où l’humeur soit aujourd’hui plutôt à la revendication. On perçoit également mieux pourquoi cette grogne tend à se focaliser sur le problème du respect de la protection des périmètres. L’essor des Cash and Carry. La réglementation des MIN a prévu la possibilité de dérogations aux interdictions posées par l’ordonnance sur les périmètres de protection. Celles-ci sont en principe réservées à des opérations « de nature à améliorer la productivité de la distribution ». Elles sont accordées par le Comité de tutelle, qui peut toutefois déléguer ce pouvoir aux Préfets (ce qui a généralement été fait pour les marchés de province). Conçues à l’origine pour donner un peu de souplesse au système, les demandes de dérogation ont été peu nombreuses au moment de la phase initiale des MIN (une dérogation accordée dans les années soixante). Elles se sont ensuite multipliées, notamment à Rungis où le nombre de dérogations accordées se montait à 63 à la fin de 1993. Ces dérogations concernaient essentiellement l’installation d’entreprises sur la zone annexe de Rungis, le SENIA, et se justifiaient le plus souvent par l’état de saturation du Marché, ce qui ne permettait pas à tout le monde d’étendre ses activités comme il était souhaité. Depuis quelques années, avec l’implantation des Cash and Carry dans la région parisienne, même à l’intérieur du périmètre « positif » (celui où les interdictions sont en principe les plus absolues), ces dérogations ont toutefois changé d’aspect. Les Cash and Carry sont des magasins-entrepôts conçus pour apporter à une clientèle de professionnels (commerçants indépendants, restaurateurs individuels, magasins de restauration rapide,gérants de petites installations de restauration collective, traiteurs) les services et les avantages 48 HL/rungis2d/26 mars 1995 (en termes de prix, de confort d’achat, de garanties de qualité, de suivi des produits, de gestion des réapprovisionnements, de politique de merchandising) qui sont ceux d’un grande surface affiliée à une grande centrale d’achats nationale. La formule n’est pas vraiment nouvelle. Mais c’est devenu depuis la fin des années quatre-vingt un incontestable créneau porteur en raison de la professionnalisation croissante de l’activité du segment de clientèle concerné. L’une des caractéristiques dominantes du « produit » ainsi commercialisé est la proximité du lieu de travail. L’idée est de permettre à des gestionnaires professionnels de la restauration, qui sont de plus en plus des salariés, respectant des horaires, et qui n’ont plus les mêmes motivations que les vieux restaurateurs traditionnels, de trouver tout ce dont ils ont besoin, produits frais compris, sous un même toit , à moins de vingt minutes/une demi-heure de leur lieu de travail. Ce qui implique une formule de maillage assez serré du territoire urbain. Des dérogations aventureuses. La prise en compte du concept a conduit la Commission de tutelle des MIN à répondre favorablement aux demandes de dérogation déposées par la firme METRO pour l’implantation de tels magasins en région parisienne. Pour sauvegarder les intérêts des grossistes de Rungis, une convention est conclue avec METRO qui spécifie que plus des deux tiers des approvisionnements de ces nouveaux points de vente devront provenir d’achats sur le MIN. En échange, METRO est autorisé à s’installer, même à l’intérieur du périmètre de protection « positif ». Ce précédent a fait école. En 1992, à son tour, PROMODES fait part de son intention de développer sa propre chaîne de Cash and Carry. Une demande de dérogation est déposée auprès de la Commission de 49 HL/rungis2d/26 mars 1995 tutelle qui, prisonnière de sa décision en faveur de METRO, ne peut que proposer au géant français de la distribution de se mettre d’accord sur un compromis identique. Le principe de l’ouverture de deux Cash and Carry à l’enseigne de « Promocash » est ainsi accepté. Mais c’était sans compter sur la réaction des grossistes de Rungis. Eux qui n’avaient rien dit lors de la signature de l’accord avec METRO, cette fois-ci se rebellent. L’essor des Cash and Carry apparaît comme une concurrence directe faite à leur activité, en contradiction flagrante avec l’esprit et la lettre de la réglementation des MIN. Réunis sous l’emblème d’UNIGROS, ils introduisent un recours juridique auprès du Tribunal administratif pour obtenir la décision du Comité de Tutelle. Là dessus intervient un troisième larron : INTERMARCHE. A son tour la chaîne des Mousquetaires révèle son intention de s’attaquer au marché des professionnels. Sans prévenir personne, la marque ouvre un Cash à Saint Ouen. Réaction immédiate des grossistes et de la SEMMARIS qui font verbaliser, cependant qu’une plainte est introduite auprès du Tribunal de commerce. Résultat des courses : INTERMARCHE vient d’être condamné à fermer son établissement de Cash and Carry sous peine d’astreinte. La Commission de tutelle a décidé de surseoir à toute décision concernant les projets de PROMODES. Ce dernier s’impatiente, certains de ses projets d’implantation ayant déjà donné lieu à la signature d’un bail. Cette affaire pourrait paraître mineure si elle n’avait pas pour effet de plonger les pouvoirs publics français en plein imbroglio juridique et politique. Maintenant que les dérogations ont été accordées à METRO, et que les magasins fonctionnent depuis plusieurs années déjà, il est difficile de revenir en arrière. Ce faisant, il n’est pas non plus possible de refuser les mêmes dérogations à PROMODES, sinon au risque de se voir accusé de 50 HL/rungis2d/26 mars 1995 discrimination réglementaire, qui plus est en faveur d’une firme d’origine étrangère. L’Etat en plein imbroglio juridique. Annuller les dérogations de METRO reviendrait à inciter celui-ci à porter l’affaire au contentieux des Communautés européennes et à poser la question de la conformité de la législation française sur les « périmètres de protection » avec le droit européen. Une première consultation a abouti à un avis clairement négatif des services de la Commission de Bruxelles. Mais une récente jurisprudence de la Cour de Justice sur les ventes à perte laisse supposer que celle-ci serait prête à accepter de laisser au principe de subsidiarité la gestion de régles de commerce telles que celles posées par les réglements de protection. Selon cet arrêt, ne serait pas apte « à entraver le commerce entre Etats membres l’application à des produits en provenance d’autres Etats membres des dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente, pourvu qu’elles s’appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, et pourvu qu’elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d’autres Etatsmembres ». Ainsi, le régime du périmètre de protection pourrait ne pas être déclaré contraire au droit communautaire. Ce qui renforce la détermination des grossistes de Rungis d’obtenir des pouvoirs publics français qu’ils prennent l’engagement d’arrêter la dérive qui a conduit à fragiliser de plus en plus le périmètre de protection, et de faire appliquer de manière stricte la réglementation existante. Va-t-on pour autant contraindre PROMODES à abandonner ses projets, et METRO à fermer ses établissements ? En une période où les 51 HL/rungis2d/26 mars 1995 problèmes d’emploi agitent tant de gens, cela paraît poser un risque politique difficile à prendre. Mais en même temps s’opposer trop ouvertement aux demandes des professionnels de Rungis c’est aussi, dans la conjoncture politique actuelle, prendre un autre risque politique non moins important. Deux ans pour désamorcer. A l’inverse, obtempérer aux demandes des grossistes justifierait que METRO se tourne vers les tribunaux pour demander réparation à l’Etat, et que celui-ci prenne le risque de se voir opposé une condamnation non seulement de principe, mais également d’ordre pécuniaire. Imagine-t-on le scandale ? Dans tous les cas de figure, l’affaire débouche sur une impasse. Visiblement le statut de Rungis a non seulement mal vieilli, il tourne à l’imbroglio. Il paraît urgent de réfléchir à son adaptation, voire à son remplacement. Les pouvoirs publics disposent au maximum de deux ans le temps pour les procédures judiciaires en cours d’arriver à leur terme pour trouver un moyen de désarmorcer la bombe. 52 HL/rungis2d/26 mars 1995 2 ème Partie LE CASSE-TÊTE Pour les pouvoirs publics, la « crise de Rungis » se traduit par deux grandes questions : 1. Comment introduire un élément de 53 HL/rungis2d/26 mars 1995 patrimonialité réelle au bénéfice des professionnels exerçant leur activité sur le MIN ? 2. Que faire avec les « périmètres de protection » ? En théorie la législation rend désormais possible la constitution de droits réels temporaires sur le domaine public. Deux types de procédures peuvent être utilisées. La première est celle de l’article 13 de la loi du 5 Janvier 1988 sur la décentralisation, dite Loi Galland, qui permet à une collectivité territoriale de consentir à une personne privée un bail emphytéotique sur un bien immobilier lui appartenant, en vue de l’accomplissement d’une mission de service public, ou en vue de la réalisation d’une opération d’intérêt général relevant de sa compétence. Ce genre de bail offre au locataire la possibilité d’une inscription de privilège ou d’hypothèque susceptible de favoriser le financement de ses investissements par les banques grâce à la présence d’une réelle contrepartie bilantielle. Mais cette formule, qui concerne les MIN de province, n’a encore jamais été utilisée. La raison tient sans doute à ce que, s’insérant dans le cadre d’un effort pour limiter les engagements financiers des collectivités publiques, elle implique que les emprunts souscrits individuellement ou collectivement par les opérateurs soient décomptés dans le calcul de leurs ratios d’endettement. Ce qui pourrait se révéler très gênant pour certaines municipalités concédantes en situation financière difficile. Attribuer des droits réels sur le domaine public. La seconde est celle de la loi du 25 juillet 1994, dite Loi Querrien, rédigée pour favoriser la modernisation des installations portuaires, aéroportuaires ou ferroviaires. Elle autorise l’Etat à donner à un titulaire 54 HL/rungis2d/26 mars 1995 d’une autorisation d’occupation de son « domaine public », sauf prescription contraire de son titre, un droit réel (d’une durée maximale de 70 ans) sur les ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier qu’il réalise pour l’exercice d’une activité autorisée par son titre. Lorsque les décrets d’application seront intervenus, les dispositions de cette loi permettront aux opérateurs installés sur le domaine public de l’Etat de recourir, gràce au droit réel ainsi conféré, à des procédés de financement tels que le prêt hypothécaire ou le crédit-bail. En principe les dispositions de la loi de 1994 concernant la constitution de droits réels temporaires sur le domaine public devraient être applicables aux installations du MIN de Rungis. Il semble toutefois que cette application se heurte à une série de difficultés dirimantes. L’un des obstacles les plus sérieux est celui qui tient à la situation foncière. C’est un véritable puzzle. La propriété des 232 hectares du Marché proprement dit, et qui font l’objet de la concession de la SEMMARIS, se trouve partagée entre trois entités juridiques : l’Etat (143 ha), le département du Val de Marne (80 ha) et le syndicat interdépartemental héritier de l’ancien département de la Seine (9 ha). Les terrains appartenant à l’Etat ont été mis à la disposition du MIN et concédés à la SEMMARIS moyennant une redevance symbolique d’1 franc par an. Les terrains relevant de la propriété du département du Val de Marne ont été concédés à l’Etat, qui en a reconcédé l’usage à la SEMMARIS, en contrepartie d’une redevance forfaitaire annuelle (qui a d’ailleurs cessé d’être payée il y a un certain nombre d’années). Enfin les terrains du syndicat interdépartemental font l’objet d’un loyer. 55 HL/rungis2d/26 mars 1995 En outre, près de 370 hectares correspondant aux zones annexes du Marché appartiennent en très grande majorité aux entreprises qui y sont installées, le syndicat intercommunical et l’Etat y détenant également certaines parcelles. Enfin, nombre de bâtiments et installations ont été construits sans tenir compte des limites de propriété, ni de la distribution des parcelles. Or les dispositions de la Loi Querrien ne sont juridiquement applicables que sur le domaine public de l’Etat; c’est à dire sur une partie seulement des terrains concernés par le MIN de Rungis. Des formalités oubliées. Par ailleurs, si la loi du 25 juillet 1994 est applicable de plein droit sur les terrains relevant du domaine public de l’Etat, il faut savoir que la convention de 1967 (modifiée en 1980), qui a confiés à la SEMMARIS l’aménagement et la gestion foncière du MIN de Rungis, n’a jamais été soumise aux formalités légales de la publicité foncière. De ce fait cette convention serait juridiquement à la fois dépourvue de date certaine et inopposable aux tiers. En conséquence de quoi l’application de la loi de 1994 ne deviendra possible que lorsque il aura été satisfait à ces obligations de publication. Ce qui exigera du temps, mais aussi des attributions budgétaires non prévues. Enfin, plusieurs dispositions de la loi créent de réelles difficultés et incertitudes quant aux conditions de son application effective. D’une part, un article précise par exemple que la loi n’est applicable, pour les titres en cours, qu’aux ouvrages, constructions ou installations de caractère immobilier que le concessionnaire réaliserait « après renouvellement ou modification de son titre ». Ce qui signifie que les ouvrages existants sur le MIN ne pourront faire l’objet de l’attribution 56 HL/rungis2d/26 mars 1995 d’un droit réel qu’après que la convention de 1967 aient été renégociée, et qu’à la condition que « ces ouvrages soient concernés par les travaux visant à les réhabiliter, les étendre ou les instituer de façon substantielle ». Incertitudes juridiques et politiques. D’autre part, il semble que son application entraînerait un renforcement des pouvoirs de décision du Préfet au détriment de la SEMMARIS. Ce qui irait paradoxalement plutôt à contresens des évolutions souhaitées par ceux qui sont censés en être les bénéficiaires. Pour résoudre les difficultés liées à la complexité de la situation foncière de Rungis, il existerait une solution : tout simplement que l’Etat rachète les terrains aux collectivités qui lui sont associées dans le capital de la SEMMARIS. Mais est-on sûr qu’elles soient bien disposées à se séparer de ce patrimoine ? La question se pose particulièrement à propos du Val de Marne et de l’attitude de son Conseil Général. Ce département est l’un des bastions traditionnels de l’opposition communiste dans la région parisienne. Le site de Rungis est, avec l’aéroport de Paris, l’un des principaux fournisseurs d’emplois. C’est un gros contributeur au titre de la taxe professionnelle. Conséquence : le département ne peut pas se désintéresser de ce qui se passe à Rungis. Et sa pente naturelle sera plutôt de s’aligner derrière les « défenseurs » de Rungis afin de peser pour qu’on y maintienne le maximum d’emplois. Le département du Val de Marne a donc logiquement intérêt à se cramponner à une propriété qui lui confère le droit de siéger dans les plus hautes instances de décision du Marché. Ce qui n’est pas fait pour simplifier la situation. 57 HL/rungis2d/26 mars 1995 S’agissant des périmètres de protection, là aussi des solutions existent. Mais les circonstances font qu’on ne peut faire l’économie d’un débat de fond sur leur avenir. Convient-il ou non d’envisager leur disparition ? A quel horizon ? Une réponse serait d’inciter grossistes et grandes surfaces à faire la paix et à s’entendre autour de « codes de coopération » qui auraient pour double objectif : d’une part de garantir aux professionnels de Rungis un débouché suffisant et régulier auprès des centrales d’achats des grandes et moyennes surfaces de la région parisienne; d’autre part de les inciter à faire l’effort d’adapter leur activité aux besoins et exigences spécifiques de ce circuit de distribution. En contrepartie de quoi les grossistes abandonneraient leurs recours en Justice. Actuellement, les GMS sont déjà de gros acheteurs sur le Marché. Certaines des grandes centrales nationales ont une antenne installée à Rungis. Mais cette activité est plus le résultat d’un choix « contraint » que d’une véritable décision libre. Si METRO, par exemple, fait chaque jour 80 % de ses approvisionnements sur le MIN, s’il est à bien des égards le premier client des grossistes de Rungis (50 000 tonnes de fruits et légumes par an, 100 millions de Francs d’achats de viande, 150 à 200 millions de produits de la mer), c’est parceque c’est le prix qui lui a été imposé pour obtenir la dérogation qui lui a permis de développer ses implantations de Cash and Carry à l’intérieur de la ceinture parisienne. A Paris, cela lui coûte en moyenne jusqu’à 20 % plus cher que si l’entreprise utilisait ses propres filières d’approvisionnement intégré. Mais, la législation étant ce qu’elle, le choix est simple : c’est cela, ou abandonner l’idée d’être présent sur le premier marché de consommation de France. 58 HL/rungis2d/26 mars 1995 L’idée du Comité de tutelle de soumettre ses dérogations à la signature d’une convention d’achats sur le MIN n’était pas mauvaise en soi. Mais comme chaque fois que quelque chose est imposé, les résultats ne sont jamais exactement ceux que l’on en attend. La dérogation, en créant une sorte de « droit » des grossistes sur l’activité des distributeurs , ne les incite pas à faire tout l’effort qu’ils devraient peut-être faire pour mieux adapter leur offre aux spécificités particulières de la vente en grande surface. Elle ne fait rien pour les encourager à développer un esprit de « coopération ». « Rien à faire de Rungis ! ». Cette appréciation ne veut pas dire que les grossistes ne font rien pour répondre aux particularités de cette demande. Loin de là. Mais simplement qu’il n’y sont pas aussi contraints qu’il faudrait qu’ils le soient pour arriver à un niveau de prestations tel que les distributeurs soient d’euxmêmes amenés à réviser le jugement extrêmement négatif que tous portent sur Rungis. « Un système obsolète ! ». « Une institution qui n’est qu’un prétexte à protection d’une espèce en voie de développement ». « Un intermédiaire qui n’a plus sa raison d’être ». « Des gens incapables d’assurer la pérennité des produits ». « Des risques d’hygiène que nous ne pouvons plus nous permettre de prendre »...Lorsqu’on les interroge sur Rungis et les MIN, les professionnels de la grande distribution ne sont pas tendres. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de synergies possibles entre grossistes et chaînes de distribution. « Les gens de Rungis, explique le responsable des Cash and Carry de chez Promodès, nous voient comme de méchants concurrents, d’abominables rivaux. Nous leur prenons leurs marchés. C’est sans doute vrai. Mais ce que leur Livre Blanc oublie de préciser, c’est que nos 59 HL/rungis2d/26 mars 1995 produits (au sens large du terme : avec tous les services qui accompagnent et contribuent à enrichir la vente d’un produit physique) sont très différents de ceux des grossistes ». Le problème n’est pas seulement celui de la proximité, ni celui de l’avantage de prix. A leur tour les grossistes de Rungis sont devenus aussi des livreurs assurant la délivrance de la marchandise jusque chez le client. Les acheteurs se déplacent de moins en moins. La moitié des commandes se font désormais par téléphone. Mais la vente est aujourd’hui une activité où la notion de service ne cesse de s’étendre. Accords de partenariat ? « Nos clients, continue ce directeur - qu’ils s’agisse de restaurateurs traditionnels ou de spécialistes de la restauration rapide, d’épiceries de quartier ou de commerçants se spécialisant dans la diététique, l’activité de traiteur, etc... - sont eux-mêmes des gens qui tendent à devenir de plus en plus professionnels, et pour lesquels nos vendeurs doivent donc devenir plus professionnels encore. Il ne s’agit plus seulement de sourire et de vendre, de connaître le produit, encore faut-il pouvoir répondre aux questions de plus en plus techniques et pointues que des professionnels peuvent poser à d’autres professionnels concernant des problèmes aussi divers que la technologie de la conservation, les aspects de la protection bactériologique, les questions d’équipement, etc... Actuellement, Promodès a une école qui forme 60 jeunes par an, capables de remplir de telles fonctions. Les grossistes peuvent-ils en faire autant ? ». Pourquoi ne pas faire bénéficier les grossistes de cette expérience ? Comment ? En leur proposant une formule de partenariat et d’association commerciale à l’image de ce qui se fait déjà dans les galeries marchandes : installer dans les magasins des galeries spécialisées qui seraient « affermées » à des grossistes extérieurs bénéficiant d’une concession pour les produits qu’ils développent. 60 HL/rungis2d/26 mars 1995 « Nous sommes disposés à conclure des accords pour référencer les grossistes avec lesquels nous pensons qu’on pourrait utilement travailler », conclue notre interlocuteur. Mais ce n’est pas le genre de discours que les grossistes de Rungis semblent encore prêts à écouter. Grandis dans le giron de l’Etat et de sa culture mercantiliste, prisonniers d’une profession hyper-réglementée, ne bénéficiant que d’une liberté d’entreprendre extrêmement contrainte, organisés en puissante « corporations » (seul moyen de se défendre et de pouvoir se faire entendre dans un tel milieu), ils répondent avec, dans la tête, une mentalité d’ « entente » et de « partage de marché ». Leur démarche est d’essence purement politique. Ce qu’ils recherchent, au nom de « l’égalité » des conditions de concurrence, est de contraindre les distributeurs à réintégrer, au moins formellement, le Marché de manière à ce que, par leurs redevances, ils contribuent à son financement - et allègent d’autant la charge de modernisation de plus en plus lourde qui pèse sur les opérateurs existants. Visiblement deux cultures s’affrontent et n’arrivent pas à se rencontrer. Il faudra sans doute encore beaucoup de temps pour qu’un véritable dialogue puisse se nouer. Modifier les périmètres ? Une autre manière pour l’Etat de prévenir les désagréments d’épisodes judiciaires dont il ne serait pas sûr de sortir vainqueur, serait de transformer, par décret, le périmètre « positif » (où toute dérogation est en principe prohibée) en périmètre « négatif » (où les dérogations sont possibles). C’est la solution qui, par accord entre les gestionnaires du marché et les élus locaux, a été choisie pour le MIN de Strasbourg. Elle aura pour 61 HL/rungis2d/26 mars 1995 contrepartie une extension de ce périmètre à toute la communauté urbaine, mais avec une limitation de sa durée à 15 ans. C’est également la porte de sortie en faveur de laquelle plaide le Président du Comité de Tutelle, André Blanc, dans un document privé qu’il nous a aimablement communiqué. L’idée du Président est que le renforcement des droits des opérateurs sur leurs installations (notamment grâce à la possibilité de contracter des baux emphytéotiques sur les constructions nouvelles) rapprochera leur statut de celui des commerçants ordinaires, et devrait donc militer en faveur de la suppression progressive des protections exceptionnelles de ce type. Cependant cette suppression ne pourra pas se faire du jour au lendemain, ne serait-ce qu’en raison des risques pris par certaines collectivités publiques, souvent sous forme d’emprunts, pour la réalisation d’infrastructures nécessitées par la modernisation ou le déplacement de leur MIN. Afin d’éviter qu’elles ne soient éventuellement victime d’une surenchère de collectivités voisines, il pourrait être utile de maintenir à leur profit une certaine forme de protection temporaire. Dans l’esprit du Président du Comité de tutelle, cette orientation (qui vient d’être choisie pour le nouveau MIN de Lyon) se traduirait par une réduction de la durée des dispositifs de protection à 15 ans. Elle permettrait de préparer une sortie « en douceur » du régime actuel, et d’habituer les professions concernées à l’idée de devoir enfin quitter leur cocon réglementaire. Malheureusement cette procédure n’est pas valable pour Rungis et la région parisienne. Le caractère extrêmement péremptoire des déclarations des grossistes de Rungis concernant le maintien du régime actuel des périmètres montre bien qu’avancer dans cette voie équivaudrait à une véritable déclaration de guerre à leur encontre; et donc à prendre le risque d’un conflit politique ouvert et particulièrement vif. 62 HL/rungis2d/26 mars 1995 La question des protections soulève le problème du divorce entre le concept intellectuel à l’origine des MIN et les réalités contemporaines des marchés agro-alimentaires. Au-delà de ces péripéties immédiates, la grande interrogation à laquelle les pouvoirs publics se trouvent de fait aujourd’hui confrontés est de savoir s’il existe encore une justification économique au maintien, ne serait-ce que partiel, ou même temporaire, des périmètres. Paradoxalement, c’est une question qui n’est jamais abordée de front. Même un document aussi complet que le Rapport Briot-Monnot (par ailleurs très critique à l’égard du régime actuel des MIN) n’y apporte pas de réponse franche. Ses auteurs se contentent de noter que « les arguments en faveur du maintien du régime actuel ne sont pas tous convaincants ». Ou encore que : « ce fondement (de l’interdiction de la dispersion des grossistes) a disparu dès lors que se sont développés, pour tous les produits, des circuits de commercialisation hors marché, libres de toute contrainte ». Le Rapport conclut en proposant l’ouverture de discussions sur la réduction de la dimension des périmètres et la limitation de la liste des produits protégés, en recommandant, pour Rungis, une faible diminution de la zone couverte et l’exclusion de certains produits des secteurs protégés. Mais la question de fond de la légitimité économique du système de protection n’est jamais réellement tranchée. Pour y répondre, il faut revenir à l’histoire, et se rappeler, comme nous n’avons vu plus haut, que le principe d’interdire la dispersion des activités de gros en dehors du site des MIN, était une conséquence nécessaire et inévitable du dispositif juridique, tout à la fois complexe et exceptionnel, élaboré lors de la création des Marchés d’Intérêt National. 63 HL/rungis2d/26 mars 1995 Ce dispositif visait à obtenir la concentration de toutes les transactions (tant dans l’espace que dans le temps) de manière à : 1 moraliser la fonction de grossiste; 2. réduire les coûts de fonctionnement de l’appareil de distribution; 3. faciliter le contrôle des opérations (notamment sur le plan de l’hygiène et de la qualité des produits); 4. permettre la formation centralisée d’un « juste prix » ayant valeur de référence nationale. Rungis a-t-il encore un caractère de « service public » ? Dès lors que la concentration physique des transactions était nécessaire pour arriver à ces objectifs voulus par le législateur, il s’en suivait qu’il était du devoir des pouvoirs publics de mettre en place les instruments réglementaires nécessaires pour obtenir que toute l’offre se concentre bel et bien sur les marchés prévus pour cela. D’où le caractère légitime des interdictions. De ce fait, l’interrogation sur le problème des périmètres, pour savoir s’ils ont encore une légitimité, se ramène à deux questions de fond : 1. Vingt cinq ans après, dans quelle mesure ces objectifs (de regroupement, de rationalisation, de moralisation, de transparence, de concurrence, d’hygiène, etc...) ont-ils encore un sens ? 2. En admettant qu’ils constituent réellement des « biens collectifs » de la production desquels l’Etat ne pouvait pas - et ne peut toujours pas se désintéresser, en quoi le dispositif institutionnel des Marchés d’Intérêt National, avec son cortège d’interdictions et de réglementations, apporte-til nécessairement un « plus » par rapport au fonctionnement spontané d’un marché libre ? En un mot : Rungis a-t-il encore un caractère de « service public » ? Notre conclusion est qu’il est sérieusement permis d’en douter. 64 HL/rungis2d/26 mars 1995 Prenons cet impératif de « regroupement » obligatoire des offres, pierre angulaire de toute la construction institutionnelle des MIN. Il ne parait pas excessif d’affirmer que, dans une économie où les circuits courts de la distribution dite « moderne » représentent déjà environ 50 % de la consommation de fruits et légumes (contre moins de 15% il y a vingt ans), et dont la part devrait encore continuer à augmenter au cours des années à venir, cela n’a plus grand sens de continuer à se justifier par référence à un objectif de « concentration nécessaire des offres ». La concentration que les pouvoirs publics appelaient tant de leurs voeux à l’époque de la mise en place du réseau des Marchés d’Intérêt National, comment ne pas voir qu’elle est déjà aujourd’hui une réalité ? Mais elle s’est faite en-dehors des MIN. Elle s’est faite sous l’égide des centrales d’achats des grands groupes de la distribution dans le cadre de leur politique de maîtrise des flux par généralisation de rapports contractuels directs remontant de plus en plus en amont vers les sites de production. L’idée de vouloir regrouper les transactions en un même lieu physique avait peut-être un sens à une époque où les ventes portaient essentiellement sur des produits en vrac destinés à une consommation principalement familiale, où les producteurs restaient majoritairement inorganisés, et où l’industrie agro-alimentaire était éparpillée en une multiplicité de petites et moyennes entreprises. Un objectif qui n’est plus en rapport avec la réalité. Elle n’en a plus guère dès lors qu’on vit à une époque où la confrontation matérielle des marchandises, des acheteurs et des vendeurs s’impose de moins en moins; en raison notamment de l’allongement de la durée de vie des produits et de leur normalisation, qui favorisent le 65 HL/rungis2d/26 mars 1995 développement des transactions par voie de commandes suivies de livraison. Mais elle en a encore moins lorsqu’on prend conscience de l’extraordinaire mutation économique que l’essor des rapports contractualisés avec les producteurs introduit dans l’objet et les méthodes mêmes du commerce alimentaire. Traditionnellement, la fonction du grossiste était de servir d’intermédiaire entre un producteur qui recherche un débouché pour ce qu’il produit, et des revendeurs au détail qui recherchent des marchandises adaptées à la variété des goûts et des exigences de leur clientèles. D’où un triple rôle logistique de regroupement des productions, puis d’allottement, enfin de livraison. A quoi s’ajoutent de plus en plus, en raison des modifications de la structure de la demande finale, des activités annexes de « valorisation » avale consistant en un enrichissement de la présentation des produits par découpe, conditionnement, surgélation, etc... Avec l’essor des circuits modernes de la grande distribution, ces fonctions ne disparaissent pas. Mais elles s’intègrent dans une chaîne de décisions techniques et économiques d’une nature radicalement nouvelle. Fait nouveau et essentiel, le distributeur n’est plus seulement un commerçant qui se contente d’aller chercher et d’écouler ce que d’autres ont pris la décision de produire. C’est désormais un « industriel » au sens plein du terme, qui intervient au niveau même de la définition et de la conception des « produits »; dans la mise au point des méthodes et procédés de valorisation agronomique utilisés par les groupements de producteurs auquel il est lié par des contrats de fournitures; dans la planification à moyen, et même long terme, de leurs programmes d’exploitation, dans la programmation logistique de leurs livraisons, etc... Et cela, qui plus est, dans une optique de marché qui n’est plus seulement nationale, ni même internationale (cf l’ intégration des agriculteurs espagnols dans les filières de production des grands distributeurs français), mais aussi bien mondiale (contrats de Carrefour avec des coopératives ivoiriennes de 66 HL/rungis2d/26 mars 1995 production d’ananas, projets d’implantation directe de Promodès au Chili et dans d’autres pays d’Amérique latine). Arrivés à ce stade - qui, d’après les témoignages que nous avons recueillis auprès de dirigeants des principales centrales d’achats françaises, a connu un net phénomène d’accélération au cours des toutes dernières années - on est dans un univers qui n’a plus rien à voir, ni de près ni de loin, avec celui par rapport auquel a été conçu le projet des MIN et de son réseau d’interdictions et de contraites. Un univers où même les références économiques les plus élémentaires comme celles de « concurrence » ou de « prix », n’ont plus la même signification. Concurrence et intégration. Contrairement aux stéréotypes universitaires les plus classiques, ce n’est pas parceque la distribution est, en France, un secteur extrêmement concentré (quatre enseignes totalisent à elles seules plus de la moitié du chiffre d’affaires total des quelques 300 magasins hypermarchés qui concentrent près du quart des achats de consommation alimentaire des français; moins de quarante enseignes réalisent plus des neuf dizièmes des ventes totales sur le territoire), que la concurrence y est moins féroce. Ce n’est pas parceque la plus grande part de son « offre » ne transite pas par des circuits de regroupement sur des marchés physiques, que les prix qui en résultent pour les consommateurs finaux sont moins concurrentiels. Bien au contraire. Les études les plus récentes confirment qu’il s’agit d’un secteur où les rivalités concurrentielles sont particulièrement féroces. Et que c’est cette pression constante à « écraser » les écarts des prix de vente aux consommateurs qui, par la quête permanente du moindre gain de productivité, est à l’origine du processus contemporain d’ « intégration » croisssante des relations avec la production, et donc de rupture avec le modèle ancien. 67 HL/rungis2d/26 mars 1995 Certes, on peut regretter cette évolution. Considérer qu’elle ne laisse pas aux producteurs agricoles des responsabilités ou des rémunérations à la hauteur de ce que l’on estime qu’il serait juste de leur rendre. Déplorer qu’elle conduise à une certaine normalisation des habitudes alimentaires de la grande masse des français, avec laquelle on a parfaitement le droit d’être subjectivement en désaccord. Il n’en reste pas moins que c’est un fait. Un fait qui, en toute objectivité, traduit le choix d’une majorité de consommateurs français en faveur des « produits » d’une certaine filière et technologie d’offre, par rapport à ceux d’un autre circuit de gestion et de structure plus traditionnel. Un fait qui rend socialement obsolète un appareil réglementaire conçu de manière abstraite par rapport à des problèmes qui n’ont plus qu’un rapport lointain avec les pratiques et les structures du monde dans lequel nous vivons. Il n’y a aucune justification économique au maintien des protections. Celles-ci représentent un authentique anachronisme. Elles répondent davantage à une logique de « privilège » que de « bien collectif ». Revenons aux objectifs de moralisation, de transparence, de meilleure maîtrise des conditions d’hygiène, d’impératifs de santé publique , qui, dans la meilleure tradition de l’Etat producteur de « biens publics », ont conduit à développer le concept de MIN pour répondre au besoin de rationalisation qui s’exprimait alors. Qui peut nier qu’au cours des vingt dernières années, l’essor dominant des circuits directs de la grande distribution n’y a pas contribué 68 HL/rungis2d/26 mars 1995 au moins autant que le circuit « public » des Marchés d’Intérêt National ? Qui peut prétendre que cette rationalisation ne s’est pas faite ? Dans des conditions certes que personne n’avait prévues. Selon des schémas qui sortaient du champ des épures des planificateurs de l’époque. Accompagnée de problèmes que l’on peut certes déplorer (réduction du rôle « entrepreneurial » des agriculteurs, répartition des gains que certains considèrent comme injuste). Mais qui peut contester qu’elle ne s’est pas accomplie, au-delà même de toutes les espérances ? Est-ce le fait que cela s’est réalisé en dehors des circuits prévus qui en réduit la valeur ? Mieux. Prenons les réactions des acheteurs des grandes centrales devant les conditions d’hygiène des marchés publics. Qu’au cours d’un entretien, l’un d’entre eux ait pu comparer Rungis « à un marché tout juste bon pour le Maghreb ! », est significatif. Par cette remarque, certes excessive, il voulait signifier que lui, gestionnaire d’une grande entreprise privée côtée en bourse, responsable d’un tonnage annuel d’achat impressionnant, ne pourrait jamais prendre ne serait-ce qu’une fraction du risque d’hygiène que prennent tous les jours lesopérateurs de la plupart des Marchés d’Intérêt National fonctionnant avec le label et sous le contrôle de l’Etat ! Pourquoi ? Parcequ’il y a « la marque », ce condensé d’informations dans lequel se résument toutes les caractéristiques et particularités de la politique de l’entreprise. Une marque qui a demandé des années à se constituer, qui est le fruit d’une longue politique d’investissements, et qui se retrouverait brutalement dévalorisée si jamais il se présentait un grave accident de santé collectif dans un service de restauration desservi par ses soins. C’est l’organisation qui fait la transparence. 69 HL/rungis2d/26 mars 1995 Aujourd’hui, contrairement à la perception que nous avons héritée d’une mauvaise compréhension du modèle pédagogique de concurrence pure et parfaite, la taille d’une entreprise n’est pas nécessairement un avantage, un instrument de « domination » du marché qui isolerait la firme des contraintes externes. Dans les conditions de fonctionnement des marchés modernes, c’est aussi ce que les anglo-saxons appellent une « liability » : un facteur de responsabilité, une contrainte à se montrer irréprochable sous peine de sanctions boursières rapides et coûteuses. Résultat : l’extraordinaire développement des firmes ou laboratoires privés spécialisés dans les contrôles sanitaires de toutes sortes. Un marché en pleine ascension, certes stimulé par la prolifération des nouvelles normes, mais au moins autant par le jeu de la responsabilité des marques qui, bien davantage que la peur du verbalisateur, contraint les grandes firmes à respecter autant que possible la réglementation, même à leur corps défendant. Rappelons-nous l’affaire Perrier aux Etats-Unis. La peur de la sanction boursière s’est révélée être un gendarme infiniment plus efficace et réactif que n’importe quelle agence publique de contrôle et de répression. Prenons enfin la transparence. Qui pourrait croire que les circuits modernes de production auraient pu se développer au point aujourd’hui atteint sans que cela prouve leur capacité à développer au sein de leurs filières un climat interne de confiance et de transparence qui n’est certes peut-être pas sans défauts, qui ne fait peut-être pas que des heureux, mais qui est au moins suffisant pour leur assurer la marge de compétitivité nécessaire à leur succès ? « Biens publics » et marchés privés. Ainsi que nous l’a résumé un cadre supérieur de Carrefour en charge du développement des produits nouveaux : « c’est l’organisation qui force à la transparence ! ». Dans une firme d’un secteur aussi concurrentiel, on ne 70 HL/rungis2d/26 mars 1995 peut pas mettre en place un projet aussi complexe que celui d’une chaîne de qualité globale sans faire un énorme travail d’implication et de responsabilisation des individus qui exige une grande maîtrise, et donc une grande clarté des coûts d’un bout de la chaîne à l’autre. Ce n’est que si cette exigence est satisfaite que le leader de la chaîne - en l’occurrence le bureau de planification du distributeur - peut espérer établir, avec les producteurs, cette relation pérenne qui est nécessaire pour arriver aux normes de qualité, de fiabilité, de régularité dans les approvisionnements qui sont aujourd’hui nécessaires pour résister à la nouvelle donne des marché agro-alimentaires : à savoir, l’internationalisation des acteurs et la globalisation de la concurrence entre un nombre limité de grandes firmes multinationales jouant sur un terrain mondial. Dans d’autres travaux nous avons décortiqué les mécanismes contractuels par lesquels des marchés libres produisent, sans intervention externe , cette confiance sans laquelle il ne saurait y avoir de fonctionnement durable des marchés. Nous retrouvons ces mécanismes à l’oeuvre sur les marchés agro-alimentaires, de la même façon que nous avons pu les étudier dans l’industrie et la distribution automobile. La conclusion s’impose d’elle-même : s’il se vérifie que la production des « biens publics » pour lesquels le mécanisme des MIN a été inventé, se trouve au moins aussi bien assurée - si ce n’est même mieux - par la partie libre du marché, alors il parait difficile de continuer à justifier le régime actuel des interdictions par simple référence aux objectifs initiaux pour la satisfaction desquels il a été mis en place. Celles-ci représentent un authentique anachronisme qui répond davantage à une logique de « privilège » (au profit d’une corporation particulière d’entreprises) que de « bien collectif ». Savoir ce qu’il faut en faire est plus un problème de nature politique que d’ordre économique. 71 HL/rungis2d/26 mars 1995 A défaut de justifications économiques, la revendication des grossistes pour le maintien de leur privilège pose un vrai problème politique : celui de la présence d’une responsabilité « morale » de l’Etat à leur égard. La position des professionnels au sujet des périmètres est exprimée de manière on ne peut plus claire et péremptoire dans leur Livre Blanc de 1990. « Dès lors que les acteurs de Rungis, y est-il écrit, investissent des montants considérables pour assurer la modernisation des installations et le fonctionnement du marché dans des conditions performantes, il est indispensable de maintenir les périmètre de protection, si on ne veut pas que la notion même de marché physique ne se désagrège. Ils entendent que l’attitude des Pouvoirs Publics soit sans équivoque et n’aboutisse pas à la remise en cause d’un texte en vigueur par ceux-là même qui ont la charge de l’appliquer ». Les auteurs du Livre Blanc font bien référence aux motivations d’origine des protections : « L’établissement du périmètre de protection était un moyen nécessaire pour permettre la réalisation et la rentabilisation d’un marché où les opérateurs seraient réunis et pour atteindre certains des objectifs assignés aux MIN : aménagement du territoire, simplification des circuits de distribution et transparence des transactions ». Mais l’utilisation d’un verbe à l’imparfait (« était ») souligne bien qu’il ne s’agit plus que d’arguments secondaires. Que ce ne sont plus les justifications économiques de cet ordre qui sont aujourd’hui véritablement importante. Le poids du passé. 72 HL/rungis2d/26 mars 1995 Leur ligne de défense s’est déplacée vers un argumentaire différent comprenant quatre éléments : 1. La protection du périmètre s’exerce dans des conditions telles qu’elle n’entraîne aucune conséquence négative sur la concurrence. 2. Le périmètre de protection est une contrepartie qui leur est due pour leur déplacement « forcé » des Halles vers le MIN de Rungis. 3. Malgré les années qui ont passé depuis, cet argument reste toujours d’actualité dans la mesure où leur localisation « forcée » à Rungis se traduit pour eux par l’obligation d’avoir à supporter des charges et obligations supplémentaires que n’ont pas les autres opérateurs établis en dehors du Marché. 4. Ce problème d’inégalité des conditions de la concurrence est aujourd’hui amplifié par le retrait de l’Etat qui laisse désormais à la charge des opérateurs le financement d’importants investissements qui, précédemment, relevaient de sa responsabilité. Le premier argument est une réponse à ceux qui, il y a quelques années, prenaient prétexte du manque de place sur les installations du MIN pour justifier la multiplication des dérogations, et trouver ainsi une excuse à la fragilisation du périmètre. Aujourd’hui la situation n’est plus tout à fait la même. L’engorgement a sensiblement diminué. Les occupants de Rungis ont désormais beau jeu de remarquer que « les professionnels français ou européens qui souhaitent s’implanter à Rungis, en respectant les règles générales du marché, sont systématiquement accueillis dans les pavillons collectifs ou dans des installations individuelles, et le manque de place ne se fait pas encore sentir pour l’instant ». Purement circonstanciel, cet argument ne mérite pas qu’on s’attarde davantage. Il n’en va pas de même pour les trois autres. 73 HL/rungis2d/26 mars 1995 « Biens collectifs » et théorie des clubs. Imaginons qu’un groupe d’artisans, d’artistes, de peintres, d’antiquaires décident de se réunir dans un lieu donné, afin de tirer avantage d’un certain nombre de synergies découlant de leur soumission à des règles et disciplines communes. Ainsi naît une grande « galerie commerciale », dans un style un peu analogue au « Village Suisse ». Pour chacun des membres de cette association, que le Village regroupe des gens de professions différentes, mais appartenant tous à un même univers de « métiers d’art », est un avantage. La clientèle qui déambulera le long des allées sera déjà pré-sélectionnée. La circulation ne sera pas encombrée par des gens qui n’ont rien à y faire. Un droit d’entrée limitera la foule des importuns, de ceux dont la probabilité de se transformer en acheteurs est quasiment nulle. Mais, en même temps, chacun bénéficiera de l’effet de chalandise venant de ce que d’autres gens que ceux qui manifestent un intérêt direct pour ce qu’il expose, passeront devant sa vitrine et sans être a priori directement intéressés finiront peutêtre par devenir ses clients, parce que les objets ou les oeuvres qu’il propose à la vente leur auront donné de nouvelles idées. Par ailleurs, chaque commerçant bénéficiera de l’image de marque accumulée par le Village, et fruit d’une activité commune de promotion. La notoriété du Village s’étend bien au-delà des frontières françaises. Magazines, guides touristiques lui font une publicité qui attire des visiteurs des quatre régions du monde. Un organisme de gestion définit les grands axes de la politique de communication et de marketing; il veille à ce qu’un certain nombre de normes communes nécessaires à la « valorisation » du produit spécifique incarné par l’image du Village soient respectées : propreté, présentation des stands, qualité de l’accueil, originalité des choix de marchandises, cible de clientèle à revenus élevés, etc... 74 HL/rungis2d/26 mars 1995 Ces prestations « immatérielles » liées à la qualité de membre du Village (notoriété, image de marque, publicité, communication, marketing...) sont autant de « biens collectifs », privativement produits par la coopération volontaire des membres du Club. Des « biens collectifs » dont les retombées individuelles justifient que chacun accepte volontairement de financer une part de l’effort financier qui en est à l’origine. Que faire des franc-tireurs ? Attiré par la notoriété du Marché, un franc-tireur s’installe deux feux rouges plus loin. Il espère que cette proximité lui rapportera quelques clients de plus, sans avoir à participer aux coûts de financement de l’action collective du Village. Cela ne fait guère plaisir à ses occupants. Mais il ne leur viendrait pas à l’esprit de se plaindre que ce commerçant est coupable de concurrence déloyale, pour la simple raison qu’il ne partage pas les obligations et les charges de leur localisation dans le Village. La rue est à tout le monde, et les immeubles des avenues adjacentes appartiennent à des propriétaires privés qui conservent leur droit de céder librement tout ou partie de leurs droits. Par ailleurs, si les charges du Village leur paraissent trop lourdes, rien ne les empêche de s’en aller. Si cette concurrence leur cause quelques désagréments, à eux d’imaginer des moyens compatibles avec le respect des droits individuels de l’importun pour éviter que les clients ne soient tentés de s’arrêter chez lui : utiliser les supports publicitaires pour les orienter sur un itinéraire d’accès différent; réserver à la clientèle du Village l’usage d’un système de carte de crédit auquel le franc-tireur ne pourra pas avoir accès; etc... Ce n’est qu’une question d’imagination. 75 HL/rungis2d/26 mars 1995 Admettons maintenant que l’histoire du Village ait été toute autre. Que la relocalisation sur le site n’ait pas été le produit d’une décision volontaire, mais d’une contrainte administrative. Depuis près d’un siècle, artistes, peintres, vendeurs d’antiquités... avaient l’habitude de « squatter » une parcelle d’espace public située près d’un square célèbre, et d’y exercer leur activité pour le plus grand plaisir des touristes. Préoccupée par l’attraction de ce centre touristique « informel » sur les populations marginales, notamment les drogués, la municipalité a décidé de déménager les squatters dans un nouveau lieu, spécialement aménagé à leur intention. La contrainte modifie les perceptions. Pour les convaincre de suivre ce déménagement, elle leur décrit tous les avantages (« biens collectifs ») qu’ils pourront retirer de ce regroupement. Pour forcer la main des derniers hésitants et éviter le déclenchement d’un conflit ouvert, elle décide que personne n’aura désormais plus le droit d’exercer les activités ainsi regroupées ailleurs qu’à l’intérieur de l’enceinte mise gratuitement (et toute équipée) à la disposition des expulsés. Vingt cinq ans plus tard, les héritiers des artistes et artisans déménagés constatent que le réglement est de moins en moins respecté. Les dérogations se multiplient, au profit de nouvelles « galeries » aménagées dans d’anciens locaux commerciaux rénovés du centre-ville. La municipalité, constatant qu’une part croissante du commerce local des oeuvres d’art ne passe plus par le « centre » spécialement créé à cet effet, décide de ne plus renouveler ses subventions. Aux occupants de prendre le relais, et de financer eux-mêmes ce que la municipalité - qui rêvait, mais en vain, d’en faire une salle des ventes à prestige international prenait jusque là en charge. 76 HL/rungis2d/26 mars 1995 Quelle sera la réaction, l’état d’esprit des occupants ? D’abord à l’égard des bénéficiaires de dérogations. En déménageant, ils ont accepté de se plier à une réglementation extrêmement contraignante, qui ne leur laisse guère de marges d’initiatives. Les décisions qui concernent l’orientation des activités du marché, ses heures d’ouverture, les modes de réglement acceptés, l’entrée de nouveaux commerçants, le réaménagement des espaces de ventes, la climatisation des lieux... sont prises par un organisme de gestion où les pouvoirs publics sont majoritaires et les locataires très minoritaires. Il faut des mois, voire des années pour qu’un nouvel aménagement, dont l’urgence est pourtant évidente, soit réalisé. Or que constatent-t-ils ? Que d’autres qu’eux, qui n’ont pas à supporter les mêmes charges, qui ne connaissent pas les mêmes lourdeurs administratives, qui bénéficient d’une véritable liberté d’entreprendre, peuvent désormais exercer le même métier, au voisinage même de « leur Marché » ! Comment ne pas se sentir victime d’une situation caractérisée de « concurrence déloyale » ! Comment ne pas s’en scandaliser ! Ensuite, à l’égard des autorités. Comment ne pas avoir le sentiment d’avoir été trahis ! Comment ne pas se sentir victimes d’une véritable « injustice » qui demande réparation, compensation ! Comment ? En se tournant vers les autorités coupables pour exiger qu’elles fassent respecter ce à quoi elles s’étaient engagées pour obtenir des commerçants qu’ils fassent ce qu’ils n’avaient pas vraiment envie de faire ! En demandant de la façon la plus péremptoire que la loi réservant au site où ils sont installés l’exclusivité de leurs professions, soit enfin strictement appliquée. On retrouve les trois axes de l’argumentation des grossistes de Rungis pour exiger des Pouvoirs Publics qu’ils en reviennent à la lettre de la réglementation. 77 HL/rungis2d/26 mars 1995 Le fait qu’à l’origine des « biens publics » produits par le regroupement, il y ait une contrainte, et non un choix libre a changé toute la perspective. Trahis par l’Etat. Bien qu’elle soit imaginaire, bien que les détails en aient été forcés à dessein, cette histoire fait apparaître un élément purement et simplement gommé de la plupart des analyses : le sentiment des professionnels d’avoir en quelque sorte été lâchés, trahis par l’Etat; un Etat qui, au nom d’une grande vision de « service public » leur a imposé un déménagement « forcé », un statut que les plus dynamiques ressentent plus comme une « camisole de force » que comme un avantage, et qui, le jour où il prend conscience de la vanité du projet qui lui a été légué par ses prédécesseurs, se désengage, laissant à ceux qu’il a embarqué avec lui dans cette aventure, le soin de se débrouiller ! Il est sans doute justifié que l’Etat cherche à se désengager et considère que c’est aux professionnels de prendre désormais leur avenir en main. Mais le faire en laissant les institutions en l’état, alors même que les inconvénients qui y sont liés (la rigidité des processus de décision par exemple) apparaissent clairement l’emporter désormais sur les avantages, cela est ressenti comme une désertion. Même s’ils ne le formulent pas explicitement ainsi, il est vraisemblable que les professionnels ressentent cette situation comme une sorte de rupture du contrat moral au nom duquel tout le monde s’était embarqué, avec l’Etat, dans cette expérience. Ce qui rouvre la vieille plaie jamais refermée du transfert forcé : « C’est l’Etat qui nous a mis, de gré ou de force, dans cette galère, et maintenant il s’en lave les mains ! ». 78 HL/rungis2d/26 mars 1995 Ce qui aussi soulève la délicate question d’une responsabilité morale de l’Etat. Ne faudrait-il pas qu’il reconnaisse clairement qu’il a contracté à l’égard des locataires de Rungis une véritable « dette morale »; dette qui demande réparation ? Que les grossistes ne soient pas loin d’en être persuadés est un élément important du dossier. Un élément qui apporte un éclairage nouveau pour comprendre les raisons de leur acharnement à exiger le retour à la législation la plus stricte, et donc les fondements de la présente impasse : la protection du périmètre est le dernier instrument de marchandage qui leur reste, notamment pour obtenir la reconnaissance de cette « dette » et monnayer sa réparation. Même s’il est ancien, le déménagement forcé des années soixante demeure comme une sorte de « péché originel » dont la présence gauchit tout le débat, même vingt cinq ans plus tard. 3ème Partie 79