que faire de rungis

Transcription

que faire de rungis
QUE FAIRE
DE
RUNGIS ?
Henri LEPAGE
Mars 1995
Le texte qui suit date de 1995. Le lecteur doit conserver ce fait
constamment à l'esprit. Les faits, les chiffres, les analyses se
rapportent à une réalité qui était celle d'il y a maintenant près
de sept ans.
Ceci dit, il conserve tout son intérêt, pour deux raisons.
D'abord, parce que c'est une histoire exemplaire. Celle de ce
qui arrive lorsque des fonctionnaires se mettent en tête de
construire un "marché parfait", à partir d'un modèle de
représentation purement statique du marché. A ce titre, il s'agit
d'un véritable morceau d'anthologie qui illustre à merveille les
défaillance d'une logique de planification publique, même
lorsque l'objectif est en théorie d'"aider le marché".
Ensuite, parce que cette histoire est utilisée pour faire
apparaître de manière concrète ce que sont les processus
dynamiques de marché, dans un domaine où les études
économiques appliquées sont rarissimes, pour ne pas dire
franchement inexistantes. Même aux Etats-Unis, les études
industrielles ou sectorielles de ce type sont extrêmement rares.
C'est fort dommage car cette rareté de la recherche appliquée
est sans aucun doute l'une des raisons qui explique la difficulté
de la pensée libérale à s'opposer efficacement aux
proliférations de l'activisme législatif contemporain.
Sept années se sont écoulées. La situation du marché de
Rungis a sans doute beaucoup évolué. Nous continuons
néanmoins a penser que cette histoire reste riche de leçons.
Le texte initial comportait une troisième partie qui analysait
différentes problématiques d'évolution du marché de Rungis,
avec leurs avantages et leurs inconvénients. Cette partie a été
retirée du document qui suit.
.
Novembre 2001
HL/rungis2d/26 mars 1995
1ère Partie
L’ETAT DES LIEUX
Il y a un « problème Rungis ». Un problème qui, s’il n’est pas
rapidement traité, risque de plonger les pouvoirs publics dans une
série d’imbroglios juridiques aux conséquences imprévisibles. D’où
la nécessité de décisions rapides; et donc, d’abord, de commencer
par y voir plus clair.
Les développements qui figurent dans les pages qui suivent ne visent
pas à refaire ce qui a déjà été très bien fait en 1990, pour le compte de
l’Inspection Générale des Finances, par le Rapport Briot-Monnot sur les
Marchés d’Intérêt National. Il n’existe pas, à ce jour, de document plus
complet qui soit disponible.
Il s’agit de présenter une synthèse qui permette de saisir à la fois
l’essentiel du dossier, mais aussi toute sa complexité; et en même temps
d’esquisser un début d’analyse des avantages et désavantages des
différentes solutions possibles.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
Avec ses 232 hectares de superficie, son transit de plus de 2millions
de tonnes de produits alimentaires par an, et une fréquentation annuelle de
l’ordre de 7 millions de passages, Rungis est incontestablement une belle
réussite. C’est, de loin, le premier marché de gros d’Europe. Une véritable
usine géante qui, globalement, donne du travail à plus de 1500 entreprises,
assure un emploi à quinze mille personnes, approvisionne en moyenne un
habitant sur deux de la région parisienne, et draine ses clients même bien
au-delà des frontières françaises.
Pourtant tout n’est pas aussi brillant que les chiffres globaux
voudraient le laisser croire. D’une année sur l’autre, le volume annuel des
arrivages sur le Marché d’Intérêt National diminue : 2,2 millions de tonnes
pour la moyenne des années 1984-86, 2,073 millions de 1989 à 1991, et
2,024 pour 1991-1993. On y constate une accélération des faillites et des
cessations d’activités depuis 5 ans. Les effectifs du marché ont diminué de
10 %. Face à la concurrence des autres circuits de distribution, Rungis perd
incontestablement des part de marché.
Cette évolution est certainement liée aux changements dans les
habitudes de consommation et d’achat alimentaire des français. La clientèle
traditionnelle des grossistes de Rungis (les commerçants indépendants, les
marchands forains, les restaurants) représente une part constamment
déclinante du marché de l’alimentation. En vingt ans, entre 1969 et 1989,
la part des hypermarchés et des supermarchés dans la répartition des
achats alimentaires est passée de 10% à 59%. Après être devenues le
premier circuit de vente dans le secteur de l’épicerie, les grandes et
moyennes surfaces (GMS) ont également accéléré leur montée en
puissance dans les produits frais, au détriment des détaillants spécialisés,
des petits magasins en libre-service, et surtout des épiceries de quartier.
C’est ainsi que, par exemple, dans les fruits et légumes, elles ont gagné 10
points de part de marché (de 45 % à 55 %) en dix ans.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
Un marché en déclin relatif
Dans la mesure où la grande distribution a créé ses propres circuits
d’approvisionnement, et où elle assure de plus en plus elle-même sa propre
logistique (à partir de plate-formes intégrées qui regroupent à la fois les
fonctions de transport, de regroupement, d’allotissement, et même de
conditionnement des produits), cet essor des grandes surfaces signifie
qu’une part croissante de l’approvisionnement de la région
parisienne échappe désormais au passage par Rungis.
Mais il n’y a pas que cela. Le lien entre le déclin relatif de Rungis et
l’essor de la grande distribution n’est pas inhérent à la nature des grandes et
moyennes surfaces. Il tient également à un manque de compétitivité du
marché, dû à ce qu’aujourd’hui les conditions de l’offre y répondent mal
aux besoins des grandes et moyennes surfaces.
Certes, le métier des grossistes a beaucoup évolué depuis la création
du marché. La gamme des services rendus (ventes sur échantillons,
livraisons, préparation) s’est beaucoup diversifiée. Les grandes surfaces et
centrales d’achats de la région parisienne continuent d’utiliser Rungis pour
compléter leurs approvisionnements directs et ravitailler leurs magasins.
Mais, globalement, les infrastructures du marché, la qualité des prestations
(quantités, variétés, conditionnements), ainsi que les conditions d’hygiène ne
sont plus à la hauteur des normes de plus en plus rigoureuses exigées par
les leaders de la distribution moderne. Une large part du volume d’achats
que ces firmes effectuent encore sur le MIN résulte en fait des contraintes
qui leur sont imposées au titre des périmètres de protection. Laissées à
elles-mêmes, elles y seraient encore moins présentes.
Vingt cinq ans après le transfert des Halles centrales de Paris
à Rungis, il se pose donc un problème de modernisation du MIN.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
Les installations, les équipements, mais aussi la réglementation ont été
conçus en fonction d’un état de la consommation et des conditions de
commercialisation qui étaient ceux des années soixante. Depuis lors,
l’environnement économique des Marchés d’Intérêt National a
profondément changé. Mais ceux-ci n’ont pas évolué au même rythme.
Avec les progrès accomplis dans la standardisation des produits et le
développement des ventes sur échantillon, on estime aujourd’hui que au
moins 50 % des marchandises faisant l’objet de transactions au sein du
Marché ne transitent plus physiquement par Rungis. Cette mutation du
système des transactions et, d’une certaine façon, sa « dématérialisation »,
impliquent que le MIN soit en mesure de mettre à disposition des grossistes
une palette plus large de locaux adaptés aux besoins de leurs nouvelles
activités : locaux de stockage, frigorifiques, ateliers de découpe, de
conditionnement, de transformation, de préparation des commandes, d’
allotissement des livraisons, etc... Elles suppposent aussi que les opérateurs
aient accès à une gamme plus étendue de services complémentaires en tous
genres : services de dépannage (frigos, camions, matériel de manutention),
équipements informatiques et de télécommunication, surfaces de bureau....
Par ailleurs, les bâtiments, conçus il y a plus de vingt ans, s’avèrent
aujourd’hui inadaptés aux nouveaux besoins des professionnels et aux
attentes de plus en plus fortes des clients. Cela est notamment vrai au
niveau de l’application des normes sanitaires (souvent inférieures à ce qui
est désormais imposé par la réglementation européenne, par exemple en
matière d’isolation thermique des pavillons, ou de respect de la continuité
de la chaîne de froid). Enfin, nombre d’installations s’avèrent
insuffisamment fonctionnelles et freînent la productivité des professionnels
(problème par exemple de l’aménagement des aires de stockage en soussol).
Des besoins d’investissements importants.
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Ces nouveaux besoins impliquent que d’importants travaux soient
réalisés, d’une part pour modifier la répartition de l’espace entre les
différents secteurs de produits, d’autre part pour revoir l’agencement ainsi
que l’équipement interne des locaux occupés par les professionnels.
Ils imposent également que de nouvelles surfaces soient ouvertes
pour permettre l’arrivée sur le Marché de nouvelles activités d’aval type
conditionnements portions consommateurs, préparation des produits,
déclinaison de 4ème et 5ème gammes, ou mûrisseries de fruits. Et donc
qu’il soit procédé à toute une série de nouveaux aménagements concernant
les schémas de circulation, l’équipement des parkings, la signalisation etc...
Au total une facture de travaux pour la remise à niveau du marché
qui, à l’horizon 2000, est estimée par la SEMMARIS, la société
concessionnaire de la gestion du marché, à plus d’un milliard de francs :
635 millions de francs au titre des investissements pris collectivement en
charge par l’ensemble du Marché, et 456 millions de francs pour les
travaux de modernisation « privés » qui devraient être directement financés
par les locataires des différents pavillons ou les opérateurs des équipements
annexes.
L’inquiétude des opérateurs devant le problème de
compétitivité de Rungis se double d’un sentiment croissant de
frustration et d’impuissance lié aux particularités institutionnelles du
système économique et juridique sur la base duquel on a, dans les
années soixante, développé le concept des MIN.
Créé par décret en 1962 pour l’ensemble des produits frais, à
l’exception des produits carnés, le Marché de Rungis n’a réellement ouvert
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ses portes qu’en mars 1969. Quatre années plus tard, en deux étapes
(janvier 1973 et mars 1974), suite à l’arrêt du programme de La Villette, il
accueillait les viandes et les abats, dont les pavillons n’étaient pas prévus
dans le plan de développement initial.
Si l’un des objectifs assignés à Rungis consistait à offrir un site de
substitution aux mandataires contraints de quitter le centre de Paris à
l’occasion du transfert des Halles centrales, le Marché devait également,
dans l’esprit de ses promoteurs, s’intégrer dans le schéma des Marchés
d’Intérêt National, créés par le décret du 30 septembre 1953.
Au nombre initial de 20 (il n’en reste plus que 17, les marchés de
Montauban, Nîmes et Villeneuve sur Lot ayant été depuis lors déclassés),
ceux-ci répondaient à une triple ambition :
Il s’agissait d’abord de doter les opérateurs d’installations adaptées,
respectant les contraintes d’urbanisme et sanitaires, en permettant le
déménagement des anciennes halles urbaines, devenues plus ou moins
insalubres, vers des sites nouveaux spécialement équipés. Bénéficiant
d’espaces adaptés, bien desservis par le rail et la route, les M.I.N.devaient
apporter à la France un réseau physique de distribution de gros copié sur le
modèle américain des « marchés-gares ».
Il s’agissait ensuite de contribuer à l’allègement et à la rationalisation
des circuits français de distribution. Les installations aménagées et
modernes des MIN devaient à la fois servir à alléger les coûts de
distribution en offrant des produits conditionnés et normalisés, et à mieux
valoriser la production en concourant à accélérer la modernisation des
conditions de première mise en marché. Par la concentration en un espace
physique délimité d’une proportion significative des produits frais faisant
l’objet de transactions en gros, soit sur les lieux de production, soit dans les
grands centres de consommation, ces nouveaux marchés avaient vocation à
devenir des pôles nationaux ou régionaux où se concentreraient les formes
d’avenir du rapprochement de l’offre et de la demande.
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Pourquoi la création des M.I.N. ?
Il s’agissait enfin d’assurer une meilleure transparence des
transactions et des prix via la concentration physique de l’offre et
l’accentuation de la concurrence qui devait en résulter. Dans l’esprit de ses
concepteurs, le réseau des Marchés d’Intérêt National devait constituer
l’armature d’un circuit privilégié de commercialisation des produits frais qui
permettrait de dégager des prix de référence au niveau national à l’usage
des producteurs comme des acheteurs, réduisant du même coup le flou de
la formation des prix agricoles.
A ces trois motifs s’ajoutait une quatrième préoccupation, moins
officielle, mais néammoins particulièrement présente : celle de « moraliser »
la profession de grossiste, et d’en réduire ainsi les coûts de fonctionnement.
Ainsi que le souligne le professeur Guy Chamla, dans son magnifique
livre sur l’histoire des Halles, la vétusté des marchés, leur engorgement, les
difficultés de circulation qui en résultaient, avaient conduit à la multiplication
du nombre des intermédiaires. Que se soit pour acheter ou pour vendre, on
hésitait de plus en plus à se rendre soi-même sur le marché. Acheteurs et
vendeurs éprouvaient de plus en plus de difficultés à se rencontrer
directement. D’où le recours à toute une population de « facteurs », de
mandataires, de commissionnaires, de revendeurs dont l’activité était plus
ou moins licite, dont l’intervention allongeait les circuits de distribution, et
grevait inévitablement les prix de gros.
Lutter contre la fraude et l’inflation.
Les responsables de l’époque y voyaient (à tort) une cause
d’inflation, à laquelle la création de marchés modernes devait porter
remède.
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Ils y voyaient aussi (avec raison cette fois-ci) une source de fraudes :
fraude fiscale (sans facture), non respect de la législation sociale, non
application des normes d’hygiène, etc... L’installation des MIN sur des
terrains faisant partie du domaine public, ainsi que leur gestion par des
sociétés d’économie mixte où la collectivité était majoritaire, devaient
faciliter leur sujétion à une réglementation administrative extrêmement
stricte, conçue de manière uniforme pour assurer la plus grande
transparence possible des transactions ( contrôle obligatoire des entrées de
marchandises par des mécanismes de péage, obligation de réglement par
facture de toutes les opérations, élimination des rémunérations « à la
commission », interdiction des reventes à l’intérieur des marchés...), et
permettre de faciliter ainsi les contrôles.
Ces différentes motivations ont conduit à concevoir le
développement des Marchés d’Intérêt National comme un « service
public » que l’Etat met à la disposition des utilisateurs, de la même
manière qu’il garantit à chaque ménage français l’accès au « service
public » de l’électricité, à celui du téléphone, ou encore celui de
l’eau courante.
Le Marché d’Intérêt National n’est pas seulement un lieu physique
où les transactions se déroulent. Dans l’esprit de ses promoteurs, c’est un
« concept global » où, en plus de la mise à la disposition des vendeurs et
des acheteurs d’un ensemble complexe d’emplacements et d’installations
professionnelles nécessaires au bon exercice de leurs métiers, la façon
même dont le fonctionnement du marché est géré, et régulé dans le cadre
d’une tutelle publique très étroite, est censée apporter aux opérateurs les
avantages d’un certain nombre de « gains collectifs ».
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L’idée de l’époque (qui correspond bien à l’idéologie planiste alors
particulièrement en vogue dans les élites du pays) est qu’en imposant aux
acteurs des marchés de gros de se regrouper en un même endroit, même
contre leur gré, et en les soumettant à des régles de transaction qu’ils
n’auraient pas toujours spontanément acceptées, la puissance publique
permet à tous de bénéficier de retombées économiques supplémentaires.
C’est la théorie dite des « externalités ». L’action volontariste de l’Etat
doit aider les producteurs, les grossistes, et leurs clients détaillants à
accéder à une information mieux structurée, plus compléte, mieux
équilibrée, plus fiable... et donc de bénéficier de « meilleurs » prix. Elle doit
également permettre aux transactions de se dérouler dans un climat de plus
grande confiance et de plus grande sécurité.
Le produit d’une idéologie « planiste ».
Toutes proportions gardées, c’est une démarche qui n’est pas
fondamentalement différente de celle que l’on retrouve aujourd’hui dans les
anciens pays communistes pour « organiser » leur passage à l’économie
de marché. Il s’agit d’y « planifier » les conditions d’émergence d’une
économie libre, fondée sur des contrats privés. Ce qui passe par la
refondation de toute une infrastructure juridique et institutionnelle définissant
les droits de propriété, garantissant les contrats, précisant les nouvelles
régles du jeu commercial applicables aux transactions et aux rapports entre
les entreprises (code du commerce, droit financier, droit de la faillite,
contrôle de la concurrence, etc...).
Dans l’approche classique qui est celle des économies libérales
occidentales, outre les grandes fonctions de régulation macro-économique
et de redistribution sociale, le rôle de l’Etat se limite à veiller à la sécurité
des droits de propriété, à prendre en charge le financement des grandes
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infrastructures structurantes, et à assurer les conditions d’une concurrence
loyale.
Dans le cas des MIN, l’Etat va beaucoup plus loin. Sa
préoccupation n’est pas seulement de rationaliser l’organisation physique
des circuits de distribution; ou de se contenter d’y faire la police pour
assurer le jeu d’une concurrence loyale. Il s’agit, en même temps, de
« repenser » l’ensemble du fonctionnement commercial des circuits de
gros en France, de manière à se rapprocher autant que possible de cette
forme de marché idéal que la théorie économique décrit sous le concept de
« concurrence pure et parfaite » : un lieu où se rencontrent un très grand
nombre d’acheteurs et de vendeurs atomisés, bénéficiant d’une information
« parfaite».
Comme le confirme l’utopie alors nourrie d’un grand réseau de
Marchés, reliés entre eux par des moyens informatiques ultra-perfectionnés,
et permettant de dégager à tout moment, pour chaque type de produit, la
formation d’un « prix national » de référence, il s’agit bien d’un grand
projet « planificateur ». L’ambition est de doter la France (et plus
spécifiquement ses grands centres urbains) d’un nouveau mode de gestion
de ses approvisionnements en produits frais, conforme à l’idée que les
experts de l’époque se font de ce que doit être le fonctionnement idéal d’un
système de distribution adapté aux « besoins » d’un grand pays en pleine
mutation moderne.
Quelques années plus tôt, la grande priorité du Plan était d’intégrer
tout le territoire dans le cadre d’un système national de production et de
distribution électrique intégralement interconnecté (d’où la nationalisation
d’EDF). Quelques années plus tard, le grand objectif sera la modernisation
à marche forcée du réseau téléphonique français. Même si l’échelle n’est
pas la même, le projet des MIN ne relève pas d’une philosophie différente.
Renouant avec la grande tradition mercantiliste de l’Ancien régime, l’Etat
français se considère en quelque sorte « responsable » de
l’approvisionnement en produits frais, dans des conditions économiques
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« optimales », de ses grandes régions urbaines. Et donc « responsable » de
la mise en oeuvre des moyens techniques, juridiques, réglementaires et
économiques, nécessaires pour y arriver.
Cette dimension « service public » du plan d’aménagement des
Marchés d’Intérêt National explique les caractéristiques du système
de gestion et d’administration alors mis en place : la généralisation
du mécanisme de la concession, la création de périmètres de
protection, l’étatisation de l’institution (qui substitue une
réglementation nationale à un régime qui, pour l’administration des
marchés, restait jusque là très municipal).
Leur construction est financée par les collectivités publiques (l’Etat
pour Rungis, les collectivités locales ailleurs), sur des terrains faisant partie
du domaine public.
Ils sont gérés pour la grande majorité par des Sociétés d’Economie
Mixte (SEM) concessionnaires de la collectivité qui est majoritaire à leur
capital (des régies municipales subsistant à Bordeaux, et pour les marchés
de production de Châteaurenard et de Cavaillon).
A Rungis, c’est la SEMMARIS (Société de gestion et
d’aménagement du marché d’intérêt général de la région parisienne) qui,
dans le cadre d’une concession de droit public signée avec l’Etat en
1967, a en charge, jusqu’en l’an 2017, l’aménagement et la gestion du
MIN, ainsi que la responsabilité technique et économique de l’ensemble
que forme le marché et ses zones annexes. C’est elle qui est également
garante du respect par les utilisateurs du réglement intérieur. Celui-ci lui
donne le pouvoir d’éliminer du marché les entreprises qui réalisent un
tonnage annuel de ventes trop faible (ce qui, en théorie, lui permettait de
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favoriser un début de concentration chez les grossistes, et donc d’oeuvrer à
l’assainissement de la profession).
La construction juridique.
Le capital social de la SEMMARIS est réparti entre l’Etat (53,21
%), la ville de Paris (16,5 %), le département du Val de Marne (6,87 %),
la Caisse des dépôts et consignations (5,52 %), deux autres sociétés
d’économie mixte dont le capital est détenu par l’Etat : SAGAMIRIS et
SEMVI (3,70 %), et les grossistes du marché(14,20 %). Son conseil
d’administration comprend quatorze membres : quatre représentants de
l’Etat, dont le PDG, quatre représentants des collectivités publiques (Ville
de Paris, Conseil général du Val de Marne, Caisse des dépôts), quatre
représentants des professionnels, et deux représentants des salariés. De
plus, c’est le préfet du Val de Marne qui assume les fonctions de
commissaire du gouvernement, ainsi que celles de commissaire à
l’aménagement du MIN.
Les grossistes sont, eux, de simples locataires d’emplacements, liés à
la société de gestion du marché par un contrat de concession précaire, dont
la durée - dans le cas particulier de Rungis - n’est pas spécifiée dans les
contrats.
A Rungis, l’attribution des emplacements et des installations qui en
dépendent relève de la responsabilité de la SEMMARIS.
Lors du déménagement de 1969, tout commerçant des anciennes
Halles frappé par l’arrêté qui interdisait désormais à tout grossiste de la
région parisienne d’exercer son métier en dehors de l’enceinte du Marché
d’Intérêt National, s’est vu attribué un droit lui garantissant l’attribution d’un
emplacement « équivalent » à l’installation dont il se trouvait expulsé. Ceux
qui n’ont pas voulu suivre le transfert, ont été indemnisés, mais se sont
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retrouvés, du fait de la création du double périmètre de protection, dans
l’impossibilité de continuer leur activité.
Parallèllement, l’attribution d’un emplacement entraînait, pour le
commerçant, la propriété d’un droit dit « droit de première accession »,
censé représenter la valeur de son fonds de commerce, mais évalué sur une
base forfaitaire commune pour tous les grossistes. Lorsqu’un commerçant
décide de se retirer, son contrat lui reconnaît le privilège de désigner luimême son successeur, auquel il est fondé à demander le rachat de ce
« droit » sur la base d’une négociation libre.
La plupart des MIN ont été dotés d’un « périmètre de
protection » limitant ou restreignant, pour la commercialisation de certains
produits (les fruits et légumes en général, mais aussi les produits carnés et
les produits laitiers, la marée ou les fleurs) la possibilité d’installations
concurrentes dans une zone plus ou moins étendue : presque toute la région
parisienne pour Rungis, une seule commune pour Marseille et Avignon, tout
le département pour Nice.
Une institution spécifiquement française.
Ces périmètres sont de deux types . Lorsqu’ils sont dits « positifs »
(en gros, l’ancien département de la Seine et sa « petite couronne » pour
Rungis), cela implique la suppression de tout commerce de gros, même
prééxistant à la création du MIN, et l’impossibilité d’accorder une
quelconque dérogation, sauf pour des opérations annexes et accessoires à
la vente (l’utilisation d’un garage automobile par exemple, pour assurer le
service des livraisons). Lorsqu’ils sont dits « négatifs » (une grande partie
de l’Ile de France couvrant plusieurs départements), la création
d’installations nouvelles et l’extension d’installations existantes ne sont plus
totalement interdites, mais restent soumises à l’obtention de dérogations
accordées par le Comité de Tutelle des MIN.
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Institution spécifiquement française (puisqu’on n’en trouve pas
l’équivalent sur les marchés étrangers), et répondant bien à la logique d’un
raisonnement en termes de « service public » (puisque cela aboutit à
dépouiller certaines entreprises privées d’une partie essentielle de leur
« liberté de gestion », au nom d’impératifs « nationaux »), la création de
ces périmètres répondait à trois ordres de préoccupations.
Il s’agissait d’abord de répondre à un impératif très contingent. Ainsi
que le raconte Guy Chemla, « aux Halles, personne ne voulait partir. Or,
pour réussir le futur transfert, il fallait qu’il soit total et obligatoire. Aucun
mandataire n’aurait accepté de s’expatrier à sept kilomètres de la capitale
si certains concurrents avaient pu continuer à exercer à Paris. Par ailleurs,
de nombreux grossistes avaient déjà quitté les Halles du fait de leur
incommodité, et n’avaient aucune raison d’envisager un second transfert. Il
fallait donc trouver le moyen de forcer tout le monde à s’installer à
Rungis. C’est dans ce but que fut créé le régime des deux périmètres
commerciaux ».
Par ailleurs, l’interdiction de tout commerce de gros en dehors du
périmètre du Marché était une conséquence nécessaire et inévitable de
l’idée même qu’il fallait regrouper toute l’offre en un même lieu pour
atteindre les objectifs économiques que les promoteurs du concept s’étaient
donnés (fixation d’un prix national, transparence des cours, contrôle et
moralisation des circuits). Par définition, le projet d’un « service public »
des marchés de gros s’accomodait mal de l’idée qu’il puisse subsister des
circuits d’approvisionnement fonctionnant en dehors du cadre d’intérêt
national ainsi défini par l’Etat. L’admettre équivalait à renoncer à l’idée ellemême, et aux raisons d’ordre supérieur qui, aux yeux de l’Administration,
en fondaient la légitimité.
Un privilège pour « indemniser » les grossistes.
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Enfin, en offrant aux grossistes la perspective de jouir pour la durée
de leur concession d’un privilège territorial les protégeant contre la
concurrence des nouveaux circuits de la grande distribution, la création des
« périmètres » était un moyen indirect - et peu couteux pour le Trésor - de
les indemniser pour leur déplacement « forcé » en dehors des Halles de
Paris.
Même si cela fait déjà vingt cinq ans que les Halles ont déménagé à
Rungis, c’est là une justification, qu’on le veuille ou non, qui reste encore
extrêmement vivante dans l’esprit des opérateurs du marché. De même que
reste fortement présente chez eux l’idée que c’était aussi une façon
détournée de les indemniser pour les sujétions et charges particulières
auxquelles ils acceptaient de se soumettre en s’installant sur le MIN
(notamment les redevances, les contrôles, ainsi que le caractère précaire du
statut de concessionnaire qui les prive de la possibilité de se constituer une
véritable propriété commerciale).
De tous temps, les transactions des halles ont fait l’objet de
réglementations rigoureuses.
A Paris, comme le rappelle l’ouvrage du Professeur Chemla, « les
Halles étaient placées sous une double autorité. Celle de la préfecture de
police d’une part, qui veillait à ce que tout se déroule dans le bon ordre.
Elle assurait la circulation et la sécurité des acteurs, contrôlait la salubrité
des produits et des bâtiments, veillait au respect de la réglementation pour
la prévention des incendies. Celle de la préfecture de la Seine d’autre part,
qui surveillait toutes les opérations d’ordre économique. Elle percevait les
droits de place, les taxes sur les ventes, contrôlait les tarifs et entretenait les
bâtiments. C’est elle surtout qui délivrait les autorisations aux différents
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acteurs, notamment aux forts des Halles, aux mandataires et aux
commissionnaires ».
Chaque intervenant devait bénéficier d’une autorisation spécifique
l’autorisant à pratiquer son métier, et délivrée seulement sur présentation
de solides garanties morales et pécuniaires. Les transactions n’étaient
autorisées qu’à l’intérieur de plages horaires strictement délimitées (« En
principe la commercialisation ne pouvait se faire,jusqu’à huit heure, qu’en
gros et demi-gros, c’était la vente dite de première mai. C’est seulement
après que devait intervenir la vente au détail dite de la seconde main »).
Au pavillon des fruits et légumes, toute personne qui souhaitait faire sortir
ses achats devait obligatoirement faire appel à quelqu’un de la corporation
des « forts des halles » qui, fonctionnarisés depuis le 19 ème siècle, avaient
le monopole des chargements et déchargements. Etc...
L’étatisation d’un service public.
Toutes ces coutumes, habitudes, institutions locales, prises en charge
par les administrations municipales, étaient en fait un héritage de l’époque
ancienne où les marchés s’auto-administraient eux-mêmes sous l’autorité
d’un système complexe de corporations et de jurandes bénéficiant de
franchises royales.
Nul surprise donc à ce que le nouveau système des Marchés
d’Intérêt National perpétue la vieille tradition d’un réglementation tatillonne
des transactions. Mais son étatisation dans le cadre d’une politique dont
l’ambition est de donner aux marchés de gros l’allure d’un véritable
« service public » national, change néammoins sa nature.
L’idée directrice est que les marchés classés MIN doivent
obligatoirement répondre à un certain nombre de critères communs, tant
dans la conception technique que dans leur fonctionnement juridique. Les
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dispositions administratives et de gestion qui leur sont appliquées doivent
être très voisines d’un marché à l’autre.
Cet objectif est atteint par le placement des Marchés d’Intérêt
National sous une tutelle centralisée commune, leur soumission à une
réglementation très détaillée, ainsi que l’établissement de rapports juridiques
rigides entre les concédants publiques, l’organisme gestionnaire et les
opérateurs concessionnaires.
La tutelle appartient concurramment à plusieurs administrations :
agriculture, commerce, économie et finances, intérieur. Mais elle s’exerce
par l’intermédiaire d’un Comité de tuelle créé en 1966 et bénéficiant d’une
délégation des Ministres. Toutefois le Comité prend rarement de décisions;
il prépare seulement les textes. C’est ainsi qu’un arrêté interministériel est
nécessaire pour modifier par exemple, même de façon non substantielle, les
limites du marché, pour fixer la liste des produits frais pouvant faire l’objet
de transaction, ou encore pour autoriser un gestionnaire à créer un
établissement annexe hors de l’enceinte du MIN.
Une tutelle qui va très loin.
De la même façon, toute une série de décisions des responsables des
MIN, concernant par exemple les statuts des sociétés gestionnaires,
l’adoption du règlement intérieur, leur modification, même pour des
retouches minimes, doivent faire l’objet d’une approbation par des actes
très solennels et centralisés (décrets en Conseil d’Etat).
Des décisions telles que celles fixant les horaires des marchés, les
conditions d’accès des opérateurs et des usagers, ainsi que les tarifs qui
leur sont appliqués, les modalités d’admission de nouveaux opérateurs, leur
placement en liste d’attente, l’attribution des emplacements, etc... doivent
automatiquement être soumis à l’approbation des Préfets.
34
HL/rungis2d/26 mars 1995
Très représentatif de l’idéologie des années cinquante et
soixante, ce dispositif répondait à un certain état de la
consommation et des conditions de commercialisation.
Pendant une quinzaine d’années, il a fonctionné sans entraîner
de dysfonctionnement majeur. Aujourd’hui, cependant, avec le
développement des nouvelles habitudes de consommation, le
bouleversement des techniques de préservation, de stockage et de
transport, et les mutations que cela a entraîné au niveau même du
métier de grossiste, la situation n’est plus la même.
Il est clair par exemple que le statut de la concession n’est plus
adapté aux besoins d’opérateurs dont les exigences professionnelles
ont profondément évolué.
A l’époque où les MIN ont été construits, les ventes portaient
principalement sur des produits en vrac destinés à une consommation
essentiellement familiale, et si des changements se dessinaient déjà pour les
présentations et les emballages, en revanche les autres préparations
(surgelés, plats préparés, barquettes sous film, etc...) restaient encore
inconnues. Les commerçants pouvaient se contenter d’espaces
standardisés sommairement aménagés, loués à des tarifs uniformes. C’est
pourquoi les artisans de l’opération ont avant tout pensé à concevoir les
installations pour une population homogène de petites entreprises pratiquant
la vente physique.
Un statut qui n’est plus adapté.
35
HL/rungis2d/26 mars 1995
Avec les transformations du métier et la tendance à sa diversification
par addition de nouvelles activités de service, cette formule ne suffit plus.
L’activité de grossiste évolue dans une direction où diminue la simple vente
sur le carreau au profit d’activités plus complexes. La vente est une activité
qui exige le recours à des équipements de plus en plus spécialisés et
sophistiqués. Les emplacements modulaires à usage non affecté du MIN
d’origine ne correspondent plus aux besoins d’un commerce faisant appel à
des technologies « haut de gamme ».
Mais alors les problèmes de financement changent de nature. Au
départ, les dépenses d’investissement couvraient des besoins à caractère
essentiellement « collectif ». Tant qu’il s’agissait d’équipements
correspondant à des besoins de base du Marché (infrastructure routière ou
ferroviaire par exemple, amélioration des accès, aménagement des
parkings), il était normal que, conformément à sa philosophie de « service
public », ce soit l’Etat qui prenne les dépenses en charge. Mais cette
logique ne s’applique plus lorsque la croissance des besoins
d’investissements provient principalement de besoins « individuels » de
modernisation propres à l’activité de certains pavillons, ou même seulement
de certaines entreprises.
Ce n’est plus à l’Etat, ni aux autres opérateurs situés dans les autres
pavillons, ou encore aux usagers extérieurs du Marché à en supporter le
coût (par exemple par l’augmentation des redevances ou des droits de
péages perçus par la société de gestion). C’est aux entreprises, ou aux
professions concernées d’en assurer directement le financement puisque ce
sont elles qui en percevront les retombées économiques. Et cela même
pour des dépenses qui leur semblent imposées par des décisions
réglementaires venues d’ailleurs (problème par exemple de l’ajustement à
des normes sanitaires européennes de plus en plus draconiennes, dont la
non-observance aggraverait le problème de compétitivité des installations
de Rungis).
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HL/rungis2d/26 mars 1995
L’Etat ne veut plus payer
Encore faut-il toutefois que les entreprises en aient les moyens. Or,
du fait même de leur histoire, les grossistes du MIN gèrent des affaires
faiblement capitalisées.
Ainsi que le rappelle le Livre Blanc d’UNIGROS : « Les entreprises
qui opérent sur le MIN ont, pour la plupart, une culture et des structures
financières héritées des anciens mandataires des Halles de Paris. Dans la
mesure où ces mandataires occupaient dans les anciennes Halles,
moyennant un loyer modeste, des locaux mis à leur disposition et entretenus
par la collectivité, leur exploitation ne se fondait, en effet, que sur des
capitaux circulants. Si les structures juridiques et financières des entreprises
de gros installées à Rungis ont beaucoup évolué depuis cette époque, ces
dernières n’ont pas pu pour autant se constituer des fonds propres
correspondant à une activité de type industriel ».
Au fil des années, nombre de progrés ont été réalisés. A Rungis,
d’importantes dépenses, couvertes pour partie par la SEMMARIS (et
donc amorties ensuite par l’augmentation des charges de loyer des
concessionnaires), et pour une autre part par des apports financiers
complémentaires directs des professionnels, ont été consacrées à la
modernisation de l’outil technique, notamment à son adaptation aux normes
sanitaires nationales et internationales.
C’est ainsi que les pavillons de la viande de boucherie et de la volaille
ont bénéficié de travaux représentant un coût total de plus de 50 millions de
francs. Cent autres millions de francs ont été investis dans un programme en
cours de finition pour le réaménagement et la mise aux normes du secteur
du porc. Par ailleurs, un programme particulier de restructuration sectorielle
conçu avec les professionnels des fruits et légumes, et financé par eux, a
permis à 150 concessionnaires déjà installés d’agrandir et de moderniser
37
HL/rungis2d/26 mars 1995
leurs installations par la reprise de locaux libérés à l’occasion du départ ou
de la cessation d’activité de certaines entreprises.
Mais la caractéristique du régime de la concession publique est
que la contrevaleur financière des aménagements matériels ainsi réalisés,
même lorsqu’il s’agit de constructions ou d’investissements lourds,
amortissables sur une longue période, ne peut être portée à l’actif du
bilan des entreprises qui les ont pourtant financés.
L’une des principales clauses de ce type de contrat est en effet que
le droit de propriété de toute construction intégrée à la parcelle de
terrain concédée revient, dès son édification, au concédant.
Des entreprises financièrement pénalisées.
Avec le système de baux emphythéotique conclus pour de longues
périodes, le droit privé permet de dissocier la propriété du sol de celle des
bâtiments construits de dessus. A condition que leur durée d’amortissement
soit inférieure à celle du bail, le locataire bénéficie de la pleine propriété
des installations matérielles qu’il a financées, jusqu’au jour où la fin du bail
entraîne le transfert de leur propriété au profit du bailleur qui récupère
l’intégralité des droits d’usage de son terrain.
En attendant ce jour, cette propriété fait partie intégrante du
patrimoine immobilier de l’entreprise titulaire du bail. Sa valeur financière
figure à l’actif de son bilan. Elle fait partie des ressources qui garantissent
la solvabilité de l’entreprise auprès de ses créanciers. Le cas échéant, ceuxci peuvent même en obtenir le nantissement en garantie de certaines
avances.
Cette propriété est donc bien assimilable à un droit réel, qui peut
être éventuellement hypothéqué, et faire l’objet d’échanges marchands.
Pour l’entreprise, elle fait partie intégrante de son fonds de commerce.
38
HL/rungis2d/26 mars 1995
Depuis la loi Galland de 1988 (pour les collectivités locales), puis la
loi Querrien de 1994 (pour le domaine public de l’Etat), il est désormais
possible de négocier des contrats de concession publique conférant au
titulaire un droit réel « sur les ouvrages, constructions et installations de
caractère immobilier qu’il réalise pour l’exercice d’une activité autorisée par
son titre ». Mais c’est une innovation très récente qui, jusque là, était
totalement étrangère à l’esprit et à la pratique de droit public français.
Les contrats conclus pour l’occupation du MIN excluent donc, tant
pour les organismes auxquels a été concédée la gestion des équipements du
Marché, que pour les professionnels concessionnaires d’un emplacement,
la possibilité de constituer de tels droits réels sur les constructions
nouvelles ou améliorations matérielles apportées aux constructions
existantes.
Cette stipulation ne posait pas de problème majeur tant qu’il
s’agissait de professions et d’activités qui évoluaient peu. Elle correspondait
à la conception que l’on avait des marchés et de la distribution dans les
années soixante.
Elle convient encore à un grand nombre d’opérateurs de petite taille,
ne nourrissant pas de grandes ambitions commerciales, et spécialisés dans
des activités qui n’exigent pas encore beaucoup d’investissements.
En revanche, elle est perçue comme une gêne importante, voire
dirimante, par tous ceux qui, dans les secteurs en évolution rapide, ont
conscience qu’il leur faut aujourd’hui hâter le rythme de leurs
investissements de modernisation pour réussir le pari de la remise à niveau
de la capacité concurrentielle de leur Marché. Elle empêche les
commerçants les plus dynamiques d’avancer aussi vite qu’ils le pourraient
sans doute si la structure de leurs bilans leur permettait de se reposer
davantage sur des financements bancaires.
Résultat : un double sentiment d’injustice.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
D’une part, les professionnels de Rungis constatent que, depuis la
décision de l’Etat et des collectivités locales actionnaires d’arrêter de
manière drastique leurs concours au programme de modernisation du
Marché, ce sont eux qui, directement ou indirectement, en financent la
totalité, mais sans que la valeur patrimoniale de leurs entreprises
n’enregistre d’une quelconque manière le fruit de cet effort.
D’autre part, ils ont le sentiment d’être, en conséquence, engagés
dans une sorte de course biaisée, dans une compétition où les handicaps
entre les concurrents ne sont pas distribués de manière égale. Il est bien,
reconnaissent-ils, de les exhorter à se comporter en véritables
entrepreneurs, soucieux de mobiliser leurs énergies autour d’un nouveau
projet d’avenir valorisant au mieux les différents atouts de Rungis. Encore
faut-il que la concurrence avec les autres circuits de la grande distribution
reste équilibrée, qu’ils ne s’y retrouvent pas pénalisés par les particularités
d’un statut juridique qui les prive de moyens de gestion normalement
accessibles à n’importe quelle autre entreprise.
Ce sentiment de frustration s’exprime avec d’autant plus de
force que le marché se rapproche de la date d’expiration de la
concession, et que cela s’accompagne d’un alourdissement sensible
des charges supportées par les concessionnaires.
Quatre éléments y contribuent :
- le retrait de l’Etat et des collectivités locales actionnaires qui ont
décidé de limiter leur participation au financement des programmes
d’investissements des MIN;
40
HL/rungis2d/26 mars 1995
- le raccourcissement de l’horizon d’amortissement des sommes
investies dans l’adaptation et la modernisation des installations;
- la contrainte pour l’organisme de gestion du Marché, la
SEMMARIS, de reconstituer à son actif un fonds comptable suffisant pour
lui permettre, à la date d’expiration de la concession, de récupérer la valeur
des sommes investies dans la construction, l’aménagement et l’entretien des
bâtiments et installations que le contrat de concession lui fait obligation de
retourner gratuitement aux autorités concédantes (problème des
« amortissements de caducité »);
- enfin, le problème de la dévalorisation croissante des droits
patrimoniaux dits « de première accession ».
L’abandon d’une utopie.
Alors que depuis le milieu des années 1980 les opérations lourdes de
modernisation engagées à Rungis avaient été généralement financées à
hauteur des deux tiers sur fonds publics, tant les ministères de tutelle
représentés au Conseil d’administration que la Ville de Paris ont fait savoir
qu’ils n’étaient désormais plus disposés à participer significativement à
l’élaboration du plan de financement relatif aux investissements à envisager
à court et moyen termes.
Cette décision, qui concerne l’ensemble des MIN, signifie
concrètement que, même si des subventions ponctuelles pour certains
projets ne sont pas exclues, aucune ligne budgétaire spécifique ne sera
désormais affectée en propre à la modernisation des marchés.
Ce changement de politique est une conséquence du climat de
rigueur qui, avec la récession des dernières années, et la considérable
dégradation des comptes publics qui s’en est suivi, contraint l’Etat à se
montrer plus économe de ses deniers.
41
HL/rungis2d/26 mars 1995
Mais c’est aussi une conséquence logique de la nouvelle situation
créée par le déclin de la part relative des Marchés d’Intérêt National dans
les circuits d’approvisionnement alimentaire. A défaut d’en tirer encore
toutes les conséquences politiques et juridiques, l’Etat fait, pour une fois,
preuve de réalisme et signe en quelque sorte l’abandon de la grande utopie
des années soixante.
L’Etat s’était donné pour objectif de clarifier, de rationaliser, de
moderniser l’appareil français de distribution. La concentration, la
rationalisation, la modernisation des circuits de distribution se sont faites, à
un rythme accéléré, très supérieur à tout ce que les « planificateurs » de
l’époque auraient jamais pu imaginer. Mais aussi selon un schéma fort
différent de celui initialement conçu. Qui plus est au bénéfice d’institutions et
d’entreprises fort différentes de celles qui devaient en être les piliers.
Rien ne s’est passé comme prévu.
Dès lors qu’il devenait évident que les Marchés d’Intérêt National ne
représentaient plus qu’un circuit parmi d’autres, et non plus le circuit
prioritaire de la distribution, il était inévitable que l’Etat soit un jour amené à
en tirer les conséquences, que sa stratégie de « service public » tombe
progressivement en déshérence, et qu’il renonce à taxer l’ensemble des
contribuables pour assurer l’avenir de marchés ne desservant plus qu’une
minorité de consommateurs.
Comme l’absence de patrimonialité des concessionnaires sur leurs
installations limite leur capacité individuelle d’endettement auprès des
banques, c’est aux organismes de gestion - qui, eux, peuvent faire appel
aux concours d’établissements spécialisés dans le financement
d’organismes du secteur parapublic - qu’il revient de prendre en charge la
plus large part des investissements nécessaires aux entreprises. Quitte
42
HL/rungis2d/26 mars 1995
ensuite à leur demander d’acquitter des redevances plus élevées incluant,
outre le loyer, les annuités de remboursement des emprunts.
Les amortissements de caducité
Dans le cas de Rungis, ces redevances connaissent une croissance
régulière. Elles pèsent sur les résultats des grossistes dont l’excédent brut
d’exploitation, selon une étude de la Banque de France portant sur les
années 1990 et 1991, n’excède pas 3 % du chiffre total. D’où la
conclusion des rédacteurs du Livre Blanc d’Unigros qui rappellent que
« les professionnels du Marché jugent le niveau actuel des redevances lourd
et pénalisant dans le contexte concurrentiel actuel ».
Le principe de la concession de service public est qu’à
l’expiration du contrat le concessionnaire doit rendre les
installations « en bon état de fonctionnement ».
Cette exigence du service public implique que le potentiel productif
des installations soit maintenu en son état normal jusqu’à la fin du contrat.
Ce qui entraîne pour la société concessionnaire l’obligation de respecter
une politique rigoureuse d’amortissements et de constitution de provisions.
Mais à cela s’ajoute le fait que le retour des installations doit se faire
à titre grâcieux. Cette spécificité du contrat de concession de service
public conduit à imposer au concessionnaire une pratique comptable
particulière destinée à permettre la reconstitution des capitaux investis
dans le financement des immobilisations qui, au jour d’expiration du
contrat, doivent revenir gratuitement au concédant.
Cette obligation de cession gratuite des actifs immobilisés pose en
effet au concessionnaire un problème d’équilibre comptable. Des
ressources ont été engagées pendant toute la durée de l’exploitation qui, du
jour au lendemain, se retrouvent privées de toute contrepartie bilantielle.
43
HL/rungis2d/26 mars 1995
Or, la fin d’une concession s’apparente à une fermeture d’activité. En
prévision de cet évènement, et pour éviter que ses actionnaires ne se
retrouvent alors totalement spoliés des sommes investies, il faut que le
concessionnaire prévoie de récupérer l’ensemble des coûts ainsi finalement
engagés pour le compte du concédant.
C’est le rôle des
amortissements dits « de caducité ».
Les négligences du passé.
En principe, ces provisions devaient être constituées sur toute la durée de la
concession. Mais, à Rungis, pendant les premières années de
fonctionnement du Marché, l’organisme de gestion a négligé de satisfaire à
cette obligation dans des conditions satisfaisantes. Pour des raisons liées à
la situation financière plutôt difficile de l’établissement, les retards se sont
accumulés dans la passation de ces amortissements.
Maintenant qu’on se rapproche de l’échéance 2017, il faut rattraper
ces retards. Cela au moment même où les contraintes économiques
imposent d’intensifier l’effort d’investissement, et sans que les
concessionnaires aient la certitude de voir leurs contrats reconduits au-delà
de la date d’échéance du contrat entre l’Etat et la SEMMARIS, de façon à
étaler leurs charges d’amortissements et leurs provisions pour caducité sur
une période de temps plus conforme à l’utilisation économique des locaux
et des installations.
Depuis le vote de la loi SAPIN, l’échéance de 2017 a en effet pris
un caractère impératif. Cette loi impose que tout renouvellement à échéance
d’une concession donne lieu à remise en compétition. Ce qui élimine a
priori toute possibilité de promesse de renouvellement ou d’extension
automatique.
Pour le contrat avec la SEMMARIS, l’Etat peut éventuellement
tourner la difficulté en prévoyant que la gestion des Marchés d’Intérêt
44
HL/rungis2d/26 mars 1995
National ne peut être affermée qu’à un organisme ayant le statut de société
d’économie mixte, donc contrôlé par lui.
Mais le problème risque de se poser pour les concessions avec les
opérateurs privés dont les contrats conclus avec la SEMMARIS, bien
qu’ils soient de durée indéterminée, ne pourront bien évidemment pas
survivre à la fin de la concession liant la SEMMARIS à l’Etat.
L’échéance se rapproche.
Résultat : une situation de grande incertitude qui, d’une part impose
une série de contraintes financières liées à la nécessité de bien remettre les
compteurs à zéro dans la perspective d’une fin de la concession; d’autre
part n’est pas faite pour favoriser l’installation sur le marché de nouveaux
opérateurs qui viendraient prendre la relève de ceux qui disparaissent, et
assumer à leur tour une part des coûts de la situation actuelle.
Le mécanisme des DPA (droits de première accession) a été
monté pour compenser l’impossibilité pour les concessionnaires
d’emplacements de bénéficier de la propriété d’un véritable fonds de
commerce.
Le principe est que tout commerçant souhaitant exercer sa profession
sur le Marché de Rungis doit régler à la SEMMARIS un « droit de
première accession », sorte de droit d’entrée dont le montant est un
multiple de la redevance annuelle, qui varie en fonction des secteurs
d’activité, et dont la propriété reste inscrite dans les livres de la société de
gestion.
Lors du déménagement des Halles de Paris, les opérateurs ayant
accepté le transfert se sont vus attribués un emplacement de superficie et de
qualité en principe équivalents à l’installation qu’ils venaient de quitter, la
remise gratuite de leur DPA, ainsi que, en cas de départ, le droit de
présenter eux-mêmes leur successeur à l’organisme de gestion (qui, sous le
45
HL/rungis2d/26 mars 1995
contrôle du Préfet responsable du MIN, possède seul le droit d’affecter les
emplacements).
Par ailleurs, le réglement du Marché stipule : 1. que l’occupation des
locaux par des professionnels n’est transmissible que par l’usage du droit
de présentation d’un successeur; 2. que l’occupant d’un emplacement
privatif sur le Marché peut céder son droit d’occupation (et le DPA qui va
avec) sans que le gestionnaire du service public puisse s’y opposer.
Le mécanisme des DPA.
La combinaison de ces différents élément conduit à la création, au profit
des opérateurs, d’une sorte de pas de porte commercial, librement
cessible, et pouvant en conséquence faire l’objet éventuellement d’un
nantissement. Même s’il ne bénéficie pas d’une véritable propriété
commerciale, le grossiste conserve la possibilité de négocier la transmission
de son droit d’occupation moyennant un prix de reprise de son DPA qui
peut capitaliser certains éléments matériels et immatériels de son fonds de
commerce.
La formule est astucieuse. Elle permet de faire apparaître un élément
de patrimonialité personnelle malgré le régime de la domanialité publique. A
plusieurs reprises la SEMMARIS a utilisé la formule pour faire financer par
les professionnels du marché une partie de certains investissements
collectifs, en augmentant ces DPA a hauteur de leur contribution. Grâce à
cette formule, l’opérateur peut au moins garder l’espoir de recouvrer la
contrevaleur de son investissement le jour de son départ.
Mais elle reste une construction artificielle dont la valeur en tant
qu’instrument de nantissement demeure peu appréciée par les banques.
Par ailleurs, là encore se manifeste la conséquence du rapprochement
de la date d’expiration de la concession. Jointe aux difficultés économiques
du marché, l’incertitude sur l’avenir juridique des contrats raréfie les
demandes d’implantation et réduit la valeur marchande des droits
46
HL/rungis2d/26 mars 1995
d’occupation des opérateurs en place. Pour beaucoup, le DPA n’est
qu’une illusion.
Inquiets pour leurs perspectives d’avenir, les grossistes
focalisent leurs revendications sur le maintien de la protection du
périmètre, plaçant ainsi l’Etat au centre d’un véritable imbroglio
juridique.
Une activité touchée de plein fouet par la crise, et qui, de plus, voit
se rétrécir sa part de marché par rapport aux circuits concurrents...
Des redevances mécaniquement en pleine escalade du fait de
l’approche de la fin de la concession, et cela au moment même où l’effort
de modernisation doit redoubler si l’on veut encore assurer un avenir
économique au Marché...
Une situation juridique floue et incertaine, qui, en outre, ne permet
pas aux entreprises de capitaliser le fruit de leurs efforts
d’autofinancement...
Des responsables qui ne voient plus très bien en quoi des grossistes
en fruits et légumes exerçant leur métier sur des terrains lui appartenant
participent à l’exercice d’une « mission de service public »...
Un Etat qui tend désormais à considérer qu’il s’agit d’activités
marchandes qui devraient naturellement, si elles sont suffisamment
rentables, trouver leur financement sur le marché, et qui, en conséquence,
se désengage financièrement...
Des professionnels qui se trouvent ainsi contraints d’assurer par leurs
propres ressources l’essentiel des dépenses de développement, et cela
alors même que tous les choix qui s’y rapportent restent soumis au contrôle
d’une structure de décision publique très centralisée...
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HL/rungis2d/26 mars 1995
On comprend mieux qu’il s’agisse d’une profession où l’humeur soit
aujourd’hui plutôt à la revendication. On perçoit également mieux pourquoi
cette grogne tend à se focaliser sur le problème du respect de la protection
des périmètres.
L’essor des Cash and Carry.
La réglementation des MIN a prévu la possibilité de dérogations aux
interdictions posées par l’ordonnance sur les périmètres de protection.
Celles-ci sont en principe réservées à des opérations « de nature à
améliorer la productivité de la distribution ». Elles sont accordées par le
Comité de tutelle, qui peut toutefois déléguer ce pouvoir aux Préfets (ce qui
a généralement été fait pour les marchés de province).
Conçues à l’origine pour donner un peu de souplesse au système, les
demandes de dérogation ont été peu nombreuses au moment de la phase
initiale des MIN (une dérogation accordée dans les années soixante). Elles
se sont ensuite multipliées, notamment à Rungis où le nombre de
dérogations accordées se montait à 63 à la fin de 1993.
Ces dérogations concernaient essentiellement l’installation
d’entreprises sur la zone annexe de Rungis, le SENIA, et se justifiaient le
plus souvent par l’état de saturation du Marché, ce qui ne permettait pas à
tout le monde d’étendre ses activités comme il était souhaité.
Depuis quelques années, avec l’implantation des Cash and Carry
dans la région parisienne, même à l’intérieur du périmètre « positif » (celui
où les interdictions sont en principe les plus absolues), ces dérogations ont
toutefois changé d’aspect.
Les Cash and Carry sont des magasins-entrepôts conçus pour
apporter à une clientèle de professionnels (commerçants indépendants,
restaurateurs individuels, magasins de restauration rapide,gérants de petites
installations de restauration collective, traiteurs) les services et les avantages
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HL/rungis2d/26 mars 1995
(en termes de prix, de confort d’achat, de garanties de qualité, de suivi des
produits, de gestion des réapprovisionnements, de politique de
merchandising) qui sont ceux d’un grande surface affiliée à une grande
centrale d’achats nationale.
La formule n’est pas vraiment nouvelle. Mais c’est devenu depuis la
fin des années quatre-vingt un incontestable créneau porteur en raison de la
professionnalisation croissante de l’activité du segment de clientèle
concerné.
L’une des caractéristiques dominantes du « produit » ainsi
commercialisé est la proximité du lieu de travail. L’idée est de permettre à
des gestionnaires professionnels de la restauration, qui sont de plus en plus
des salariés, respectant des horaires, et qui n’ont plus les mêmes
motivations que les vieux restaurateurs traditionnels, de trouver tout ce dont
ils ont besoin, produits frais compris, sous un même toit , à moins de vingt
minutes/une demi-heure de leur lieu de travail. Ce qui implique une formule
de maillage assez serré du territoire urbain.
Des dérogations aventureuses.
La prise en compte du concept a conduit la Commission de tutelle
des MIN à répondre favorablement aux demandes de dérogation déposées
par la firme METRO pour l’implantation de tels magasins en région
parisienne. Pour sauvegarder les intérêts des grossistes de Rungis, une
convention est conclue avec METRO qui spécifie que plus des deux tiers
des approvisionnements de ces nouveaux points de vente devront provenir
d’achats sur le MIN. En échange, METRO est autorisé à s’installer, même
à l’intérieur du périmètre de protection « positif ».
Ce précédent a fait école. En 1992, à son tour, PROMODES fait
part de son intention de développer sa propre chaîne de Cash and Carry.
Une demande de dérogation est déposée auprès de la Commission de
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HL/rungis2d/26 mars 1995
tutelle qui, prisonnière de sa décision en faveur de METRO, ne peut que
proposer au géant français de la distribution de se mettre d’accord sur un
compromis identique. Le principe de l’ouverture de deux Cash and Carry
à l’enseigne de « Promocash » est ainsi accepté.
Mais c’était sans compter sur la réaction des grossistes de Rungis.
Eux qui n’avaient rien dit lors de la signature de l’accord avec METRO,
cette fois-ci se rebellent. L’essor des Cash and Carry apparaît comme
une concurrence directe faite à leur activité, en contradiction flagrante avec
l’esprit et la lettre de la réglementation des MIN.
Réunis sous l’emblème d’UNIGROS, ils introduisent un recours
juridique auprès du Tribunal administratif pour obtenir la décision du
Comité de Tutelle.
Là dessus intervient un troisième larron : INTERMARCHE. A son
tour la chaîne des Mousquetaires révèle son intention de s’attaquer au
marché des professionnels. Sans prévenir personne, la marque ouvre un
Cash à Saint Ouen. Réaction immédiate des grossistes et de la
SEMMARIS qui font verbaliser, cependant qu’une plainte est introduite
auprès du Tribunal de commerce.
Résultat des courses : INTERMARCHE vient d’être condamné à
fermer son établissement de Cash and Carry sous peine d’astreinte. La
Commission de tutelle a décidé de surseoir à toute décision concernant les
projets de PROMODES. Ce dernier s’impatiente, certains de ses projets
d’implantation ayant déjà donné lieu à la signature d’un bail.
Cette affaire pourrait paraître mineure si elle n’avait pas pour effet de
plonger les pouvoirs publics français en plein imbroglio juridique et
politique.
Maintenant que les dérogations ont été accordées à METRO, et que
les magasins fonctionnent depuis plusieurs années déjà, il est difficile de
revenir en arrière. Ce faisant, il n’est pas non plus possible de refuser les
mêmes dérogations à PROMODES, sinon au risque de se voir accusé de
50
HL/rungis2d/26 mars 1995
discrimination réglementaire, qui plus est en faveur d’une firme d’origine
étrangère.
L’Etat en plein imbroglio juridique.
Annuller les dérogations de METRO reviendrait à inciter celui-ci à
porter l’affaire au contentieux des Communautés européennes et à poser la
question de la conformité de la législation française sur les « périmètres de
protection » avec le droit européen.
Une première consultation a abouti à un avis clairement négatif des
services de la Commission de Bruxelles. Mais une récente jurisprudence de
la Cour de Justice sur les ventes à perte laisse supposer que celle-ci serait
prête à accepter de laisser au principe de subsidiarité la gestion de régles
de commerce telles que celles posées par les réglements de protection.
Selon cet arrêt, ne serait pas apte « à entraver le commerce entre
Etats membres l’application à des produits en provenance d’autres Etats
membres des dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines
modalités de vente, pourvu qu’elles s’appliquent à tous les opérateurs
concernés exerçant leur activité sur le territoire national, et pourvu qu’elles
affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation
des produits nationaux et de ceux en provenance d’autres Etatsmembres ».
Ainsi, le régime du périmètre de protection pourrait ne pas être
déclaré contraire au droit communautaire. Ce qui renforce la détermination
des grossistes de Rungis d’obtenir des pouvoirs publics français qu’ils
prennent l’engagement d’arrêter la dérive qui a conduit à fragiliser de plus
en plus le périmètre de protection, et de faire appliquer de manière stricte
la réglementation existante.
Va-t-on pour autant contraindre PROMODES à abandonner ses
projets, et METRO à fermer ses établissements ? En une période où les
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problèmes d’emploi agitent tant de gens, cela paraît poser un risque
politique difficile à prendre. Mais en même temps s’opposer trop
ouvertement aux demandes des professionnels de Rungis c’est aussi, dans
la conjoncture politique actuelle, prendre un autre risque politique non
moins important.
Deux ans pour désamorcer.
A l’inverse, obtempérer aux demandes des grossistes justifierait que
METRO se tourne vers les tribunaux pour demander réparation à l’Etat, et
que celui-ci prenne le risque de se voir opposé une condamnation non
seulement de principe, mais également d’ordre pécuniaire. Imagine-t-on le
scandale ?
Dans tous les cas de figure, l’affaire débouche sur une impasse.
Visiblement le statut de Rungis a non seulement mal vieilli, il tourne à
l’imbroglio. Il paraît urgent de réfléchir à son adaptation, voire à son
remplacement. Les pouvoirs publics disposent au maximum de deux ans le temps pour les procédures judiciaires en cours d’arriver à leur terme pour trouver un moyen de désarmorcer la bombe.
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2 ème Partie
LE CASSE-TÊTE
Pour les pouvoirs publics, la « crise de Rungis » se traduit par
deux grandes questions : 1. Comment introduire un élément de
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patrimonialité réelle au bénéfice des professionnels exerçant leur
activité sur le MIN ? 2. Que faire avec les « périmètres de
protection » ?
En théorie la législation rend désormais possible la constitution de
droits réels temporaires sur le domaine public. Deux types de procédures
peuvent être utilisées.
La première est celle de l’article 13 de la loi du 5 Janvier 1988 sur la
décentralisation, dite Loi Galland, qui permet à une collectivité
territoriale de consentir à une personne privée un bail emphytéotique sur
un bien immobilier lui appartenant, en vue de l’accomplissement d’une
mission de service public, ou en vue de la réalisation d’une opération
d’intérêt général relevant de sa compétence.
Ce genre de bail offre au locataire la possibilité d’une inscription de
privilège ou d’hypothèque susceptible de favoriser le financement de ses
investissements par les banques grâce à la présence d’une réelle
contrepartie bilantielle.
Mais cette formule, qui concerne les MIN de province, n’a encore
jamais été utilisée.
La raison tient sans doute à ce que, s’insérant dans le cadre d’un
effort pour limiter les engagements financiers des collectivités publiques, elle
implique que les emprunts souscrits individuellement ou collectivement par
les opérateurs soient décomptés dans le calcul de leurs ratios
d’endettement. Ce qui pourrait se révéler très gênant pour certaines
municipalités concédantes en situation financière difficile.
Attribuer des droits réels sur le domaine public.
La seconde est celle de la loi du 25 juillet 1994, dite Loi Querrien,
rédigée pour favoriser la modernisation des installations portuaires,
aéroportuaires ou ferroviaires. Elle autorise l’Etat à donner à un titulaire
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d’une autorisation d’occupation de son « domaine public », sauf
prescription contraire de son titre, un droit réel (d’une durée maximale de
70 ans) sur les ouvrages, constructions et installations de caractère
immobilier qu’il réalise pour l’exercice d’une activité autorisée par son titre.
Lorsque les décrets d’application seront intervenus, les dispositions
de cette loi permettront aux opérateurs installés sur le domaine public de
l’Etat de recourir, gràce au droit réel ainsi conféré, à des procédés de
financement tels que le prêt hypothécaire ou le crédit-bail.
En principe les dispositions de la loi de 1994 concernant la
constitution de droits réels temporaires sur le domaine public
devraient être applicables aux installations du MIN de Rungis. Il
semble toutefois que cette application se heurte à une série de
difficultés dirimantes.
L’un des obstacles les plus sérieux est celui qui tient à la situation
foncière. C’est un véritable puzzle.
La propriété des 232 hectares du Marché proprement dit, et qui font
l’objet de la concession de la SEMMARIS, se trouve partagée entre trois
entités juridiques : l’Etat (143 ha), le département du Val de Marne (80 ha)
et le syndicat interdépartemental héritier de l’ancien département de la
Seine (9 ha).
Les terrains appartenant à l’Etat ont été mis à la disposition du MIN
et concédés à la SEMMARIS moyennant une redevance symbolique d’1
franc par an. Les terrains relevant de la propriété du département du Val
de Marne ont été concédés à l’Etat, qui en a reconcédé l’usage à la
SEMMARIS, en contrepartie d’une redevance forfaitaire annuelle (qui a
d’ailleurs cessé d’être payée il y a un certain nombre d’années). Enfin les
terrains du syndicat interdépartemental font l’objet d’un loyer.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
En outre, près de 370 hectares correspondant aux zones annexes du
Marché appartiennent en très grande majorité aux entreprises qui y sont
installées, le syndicat intercommunical et l’Etat y détenant également
certaines parcelles.
Enfin, nombre de bâtiments et installations ont été construits sans
tenir compte des limites de propriété, ni de la distribution des parcelles.
Or les dispositions de la Loi Querrien ne sont juridiquement
applicables que sur le domaine public de l’Etat; c’est à dire sur une partie
seulement des terrains concernés par le MIN de Rungis.
Des formalités oubliées.
Par ailleurs, si la loi du 25 juillet 1994 est applicable de plein droit sur les
terrains relevant du domaine public de l’Etat, il faut savoir que la convention
de 1967 (modifiée en 1980), qui a confiés à la SEMMARIS
l’aménagement et la gestion foncière du MIN de Rungis, n’a jamais été
soumise aux formalités légales de la publicité foncière.
De ce fait cette convention serait juridiquement à la fois dépourvue
de date certaine et inopposable aux tiers. En conséquence de quoi
l’application de la loi de 1994 ne deviendra possible que lorsque il aura été
satisfait à ces obligations de publication. Ce qui exigera du temps, mais
aussi des attributions budgétaires non prévues.
Enfin, plusieurs dispositions de la loi créent de réelles difficultés et
incertitudes quant aux conditions de son application effective.
D’une part, un article précise par exemple que la loi n’est applicable,
pour les titres en cours, qu’aux ouvrages, constructions ou installations de
caractère immobilier que le concessionnaire réaliserait « après
renouvellement ou modification de son titre ». Ce qui signifie que les
ouvrages existants sur le MIN ne pourront faire l’objet de l’attribution
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d’un droit réel qu’après que la convention de 1967 aient été
renégociée, et qu’à la condition que « ces ouvrages soient concernés par
les travaux visant à les réhabiliter, les étendre ou les instituer de façon
substantielle ».
Incertitudes juridiques et politiques.
D’autre part, il semble que son application entraînerait un
renforcement des pouvoirs de décision du Préfet au détriment de la
SEMMARIS. Ce qui irait paradoxalement plutôt à contresens des
évolutions souhaitées par ceux qui sont censés en être les bénéficiaires.
Pour résoudre les difficultés liées à la complexité de la situation
foncière de Rungis, il existerait une solution : tout simplement que l’Etat
rachète les terrains aux collectivités qui lui sont associées dans le capital de
la SEMMARIS. Mais est-on sûr qu’elles soient bien disposées à se
séparer de ce patrimoine ?
La question se pose particulièrement à propos du Val de Marne et
de l’attitude de son Conseil Général. Ce département est l’un des bastions
traditionnels de l’opposition communiste dans la région parisienne. Le site
de Rungis est, avec l’aéroport de Paris, l’un des principaux fournisseurs
d’emplois. C’est un gros contributeur au titre de la taxe professionnelle.
Conséquence : le département ne peut pas se désintéresser de ce qui
se passe à Rungis. Et sa pente naturelle sera plutôt de s’aligner derrière les
« défenseurs » de Rungis afin de peser pour qu’on y maintienne le
maximum d’emplois.
Le département du Val de Marne a donc logiquement intérêt à se
cramponner à une propriété qui lui confère le droit de siéger dans les plus
hautes instances de décision du Marché. Ce qui n’est pas fait pour
simplifier la situation.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
S’agissant des périmètres de protection, là aussi des solutions
existent. Mais les circonstances font qu’on ne peut faire l’économie
d’un débat de fond sur leur avenir. Convient-il ou non d’envisager
leur disparition ? A quel horizon ?
Une réponse serait d’inciter grossistes et grandes surfaces à faire la
paix et à s’entendre autour de « codes de coopération » qui auraient pour
double objectif : d’une part de garantir aux professionnels de Rungis un
débouché suffisant et régulier auprès des centrales d’achats des grandes et
moyennes surfaces de la région parisienne; d’autre part de les inciter à faire
l’effort d’adapter leur activité aux besoins et exigences spécifiques de ce
circuit de distribution. En contrepartie de quoi les grossistes
abandonneraient leurs recours en Justice.
Actuellement, les GMS sont déjà de gros acheteurs sur le Marché.
Certaines des grandes centrales nationales ont une antenne installée à
Rungis. Mais cette activité est plus le résultat d’un choix « contraint » que
d’une véritable décision libre. Si METRO, par exemple, fait chaque jour 80
% de ses approvisionnements sur le MIN, s’il est à bien des égards le
premier client des grossistes de Rungis (50 000 tonnes de fruits et légumes
par an, 100 millions de Francs d’achats de viande, 150 à 200 millions de
produits de la mer), c’est parceque c’est le prix qui lui a été imposé pour
obtenir la dérogation qui lui a permis de développer ses implantations de
Cash and Carry à l’intérieur de la ceinture parisienne.
A Paris, cela lui coûte en moyenne jusqu’à 20 % plus cher que si
l’entreprise utilisait ses propres filières d’approvisionnement intégré. Mais,
la législation étant ce qu’elle, le choix est simple : c’est cela, ou abandonner
l’idée d’être présent sur le premier marché de consommation de France.
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L’idée du Comité de tutelle de soumettre ses dérogations à la
signature d’une convention d’achats sur le MIN n’était pas mauvaise en soi.
Mais comme chaque fois que quelque chose est imposé, les résultats ne
sont jamais exactement ceux que l’on en attend.
La dérogation, en créant une sorte de « droit » des grossistes
sur l’activité des distributeurs , ne les incite pas à faire tout l’effort qu’ils
devraient peut-être faire pour mieux adapter leur offre aux spécificités
particulières de la vente en grande surface. Elle ne fait rien pour les
encourager à développer un esprit de « coopération ».
« Rien à faire de Rungis ! ».
Cette appréciation ne veut pas dire que les grossistes ne font rien
pour répondre aux particularités de cette demande. Loin de là. Mais
simplement qu’il n’y sont pas aussi contraints qu’il faudrait qu’ils le soient
pour arriver à un niveau de prestations tel que les distributeurs soient d’euxmêmes amenés à réviser le jugement extrêmement négatif que tous
portent sur Rungis.
« Un système obsolète ! ». « Une institution qui n’est qu’un prétexte
à protection d’une espèce en voie de développement ». « Un intermédiaire
qui n’a plus sa raison d’être ». « Des gens incapables d’assurer la pérennité
des produits ». « Des risques d’hygiène que nous ne pouvons plus nous
permettre de prendre »...Lorsqu’on les interroge sur Rungis et les MIN, les
professionnels de la grande distribution ne sont pas tendres.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de synergies possibles entre
grossistes et chaînes de distribution.
« Les gens de Rungis, explique le responsable des Cash and Carry
de chez Promodès, nous voient comme de méchants concurrents,
d’abominables rivaux. Nous leur prenons leurs marchés. C’est sans doute
vrai. Mais ce que leur Livre Blanc oublie de préciser, c’est que nos
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produits (au sens large du terme : avec tous les services qui accompagnent
et contribuent à enrichir la vente d’un produit physique) sont très différents
de ceux des grossistes ».
Le problème n’est pas seulement celui de la proximité, ni celui de
l’avantage de prix. A leur tour les grossistes de Rungis sont devenus aussi
des livreurs assurant la délivrance de la marchandise jusque chez le client.
Les acheteurs se déplacent de moins en moins. La moitié des commandes
se font désormais par téléphone. Mais la vente est aujourd’hui une activité
où la notion de service ne cesse de s’étendre.
Accords de partenariat ?
« Nos clients, continue ce directeur - qu’ils s’agisse de restaurateurs
traditionnels ou de spécialistes de la restauration rapide, d’épiceries de
quartier ou de commerçants se spécialisant dans la diététique, l’activité de
traiteur, etc... - sont eux-mêmes des gens qui tendent à devenir de plus en
plus professionnels, et pour lesquels nos vendeurs doivent donc devenir
plus professionnels encore. Il ne s’agit plus seulement de sourire et de
vendre, de connaître le produit, encore faut-il pouvoir répondre aux
questions de plus en plus techniques et pointues que des professionnels
peuvent poser à d’autres professionnels concernant des problèmes aussi
divers que la technologie de la conservation, les aspects de la protection
bactériologique, les questions d’équipement, etc... Actuellement, Promodès
a une école qui forme 60 jeunes par an, capables de remplir de telles
fonctions. Les grossistes peuvent-ils en faire autant ? ».
Pourquoi ne pas faire bénéficier les grossistes de cette expérience ?
Comment ? En leur proposant une formule de partenariat et d’association
commerciale à l’image de ce qui se fait déjà dans les galeries marchandes :
installer dans les magasins des galeries spécialisées qui seraient
« affermées » à des grossistes extérieurs bénéficiant d’une concession pour
les produits qu’ils développent.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
« Nous sommes disposés à conclure des accords pour référencer les
grossistes avec lesquels nous pensons qu’on pourrait utilement travailler »,
conclue notre interlocuteur.
Mais ce n’est pas le genre de discours que les grossistes de Rungis
semblent encore prêts à écouter.
Grandis dans le giron de l’Etat et de sa culture mercantiliste,
prisonniers d’une profession hyper-réglementée, ne bénéficiant que d’une
liberté d’entreprendre extrêmement contrainte, organisés en puissante
« corporations » (seul moyen de se défendre et de pouvoir se faire
entendre dans un tel milieu), ils répondent avec, dans la tête, une mentalité
d’ « entente » et de « partage de marché ».
Leur démarche est d’essence purement politique. Ce qu’ils
recherchent, au nom de « l’égalité » des conditions de concurrence, est de
contraindre les distributeurs à réintégrer, au moins formellement, le
Marché de manière à ce que, par leurs redevances, ils contribuent à son
financement - et allègent d’autant la charge de modernisation de plus en
plus lourde qui pèse sur les opérateurs existants.
Visiblement deux cultures s’affrontent et n’arrivent pas à se
rencontrer. Il faudra sans doute encore beaucoup de temps pour qu’un
véritable dialogue puisse se nouer.
Modifier les périmètres ?
Une autre manière pour l’Etat de prévenir les désagréments
d’épisodes judiciaires dont il ne serait pas sûr de sortir vainqueur, serait de
transformer, par décret, le périmètre « positif » (où toute dérogation est en
principe prohibée) en périmètre « négatif » (où les dérogations sont
possibles).
C’est la solution qui, par accord entre les gestionnaires du marché et
les élus locaux, a été choisie pour le MIN de Strasbourg. Elle aura pour
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HL/rungis2d/26 mars 1995
contrepartie une extension de ce périmètre à toute la communauté urbaine,
mais avec une limitation de sa durée à 15 ans.
C’est également la porte de sortie en faveur de laquelle plaide le
Président du Comité de Tutelle, André Blanc, dans un document privé qu’il
nous a aimablement communiqué.
L’idée du Président est que le renforcement des droits des
opérateurs sur leurs installations (notamment grâce à la possibilité de
contracter des baux emphytéotiques sur les constructions nouvelles)
rapprochera leur statut de celui des commerçants ordinaires, et devrait
donc militer en faveur de la suppression progressive des protections
exceptionnelles de ce type.
Cependant cette suppression ne pourra pas se faire du jour au
lendemain, ne serait-ce qu’en raison des risques pris par certaines
collectivités publiques, souvent sous forme d’emprunts, pour la réalisation
d’infrastructures nécessitées par la modernisation ou le déplacement de leur
MIN. Afin d’éviter qu’elles ne soient éventuellement victime d’une
surenchère de collectivités voisines, il pourrait être utile de maintenir à leur
profit une certaine forme de protection temporaire.
Dans l’esprit du Président du Comité de tutelle, cette orientation (qui
vient d’être choisie pour le nouveau MIN de Lyon) se traduirait par une
réduction de la durée des dispositifs de protection à 15 ans. Elle permettrait
de préparer une sortie « en douceur » du régime actuel, et d’habituer les
professions concernées à l’idée de devoir enfin quitter leur cocon
réglementaire.
Malheureusement cette procédure n’est pas valable pour Rungis et la
région parisienne. Le caractère extrêmement péremptoire des déclarations
des grossistes de Rungis concernant le maintien du régime actuel des
périmètres montre bien qu’avancer dans cette voie équivaudrait à une
véritable déclaration de guerre à leur encontre; et donc à prendre le risque
d’un conflit politique ouvert et particulièrement vif.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
La question des protections soulève le problème du divorce
entre le concept intellectuel à l’origine des MIN et les réalités
contemporaines des marchés agro-alimentaires.
Au-delà de ces péripéties immédiates, la grande interrogation à
laquelle les pouvoirs publics se trouvent de fait aujourd’hui confrontés est
de savoir s’il existe encore une justification économique au maintien, ne
serait-ce que partiel, ou même temporaire, des périmètres.
Paradoxalement, c’est une question qui n’est jamais abordée de
front. Même un document aussi complet que le Rapport Briot-Monnot (par
ailleurs très critique à l’égard du régime actuel des MIN) n’y apporte pas
de réponse franche. Ses auteurs se contentent de noter que « les arguments
en faveur du maintien du régime actuel ne sont pas tous convaincants ». Ou
encore que : « ce fondement (de l’interdiction de la dispersion des
grossistes) a disparu dès lors que se sont développés, pour tous les
produits, des circuits de commercialisation hors marché, libres de toute
contrainte ».
Le Rapport conclut en proposant l’ouverture de discussions sur la
réduction de la dimension des périmètres et la limitation de la liste des
produits protégés, en recommandant, pour Rungis, une faible diminution de
la zone couverte et l’exclusion de certains produits des secteurs protégés.
Mais la question de fond de la légitimité économique du système de
protection n’est jamais réellement tranchée.
Pour y répondre, il faut revenir à l’histoire, et se rappeler, comme
nous n’avons vu plus haut, que le principe d’interdire la dispersion des
activités de gros en dehors du site des MIN, était une conséquence
nécessaire et inévitable du dispositif juridique, tout à la fois complexe et
exceptionnel, élaboré lors de la création des Marchés d’Intérêt National.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
Ce dispositif visait à obtenir la concentration de toutes les
transactions (tant dans l’espace que dans le temps) de manière à : 1
moraliser la fonction de grossiste; 2. réduire les coûts de fonctionnement
de l’appareil de distribution; 3. faciliter le contrôle des opérations
(notamment sur le plan de l’hygiène et de la qualité des produits); 4.
permettre la formation centralisée d’un « juste prix » ayant valeur de
référence nationale.
Rungis a-t-il encore un caractère de « service public » ?
Dès lors que la concentration physique des transactions était
nécessaire pour arriver à ces objectifs voulus par le législateur, il s’en suivait
qu’il était du devoir des pouvoirs publics de mettre en place les instruments
réglementaires nécessaires pour obtenir que toute l’offre se concentre bel et
bien sur les marchés prévus pour cela. D’où le caractère légitime des
interdictions.
De ce fait, l’interrogation sur le problème des périmètres, pour savoir
s’ils ont encore une légitimité, se ramène à deux questions de fond :
1. Vingt cinq ans après, dans quelle mesure ces objectifs (de
regroupement, de rationalisation, de moralisation, de transparence, de
concurrence, d’hygiène, etc...) ont-ils encore un sens ?
2. En admettant qu’ils constituent réellement des « biens collectifs »
de la production desquels l’Etat ne pouvait pas - et ne peut toujours pas se désintéresser, en quoi le dispositif institutionnel des Marchés d’Intérêt
National, avec son cortège d’interdictions et de réglementations, apporte-til nécessairement un « plus » par rapport au fonctionnement spontané d’un
marché libre ?
En un mot : Rungis a-t-il encore un caractère de « service public » ?
Notre conclusion est qu’il est sérieusement permis d’en douter.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
Prenons cet impératif de « regroupement » obligatoire des offres,
pierre angulaire de toute la construction institutionnelle des MIN.
Il ne parait pas excessif d’affirmer que, dans une économie où les
circuits courts de la distribution dite « moderne » représentent déjà
environ 50 % de la consommation de fruits et légumes (contre moins de
15% il y a vingt ans), et dont la part devrait encore continuer à augmenter
au cours des années à venir, cela n’a plus grand sens de continuer à se
justifier par référence à un objectif de « concentration nécessaire des
offres ».
La concentration que les pouvoirs publics appelaient tant de leurs
voeux à l’époque de la mise en place du réseau des Marchés d’Intérêt
National, comment ne pas voir qu’elle est déjà aujourd’hui une réalité ?
Mais elle s’est faite en-dehors des MIN. Elle s’est faite sous l’égide des
centrales d’achats des grands groupes de la distribution dans le cadre de
leur politique de maîtrise des flux par généralisation de rapports
contractuels directs remontant de plus en plus en amont vers les sites de
production.
L’idée de vouloir regrouper les transactions en un même lieu
physique avait peut-être un sens à une époque où les ventes portaient
essentiellement sur des produits en vrac destinés à une consommation
principalement familiale, où les producteurs restaient majoritairement
inorganisés, et où l’industrie agro-alimentaire était éparpillée en une
multiplicité de petites et moyennes entreprises.
Un objectif qui n’est plus en rapport avec la réalité.
Elle n’en a plus guère dès lors qu’on vit à une époque où la
confrontation matérielle des marchandises, des acheteurs et des vendeurs
s’impose de moins en moins; en raison notamment de l’allongement de la
durée de vie des produits et de leur normalisation, qui favorisent le
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HL/rungis2d/26 mars 1995
développement des transactions par voie de commandes suivies de
livraison.
Mais elle en a encore moins lorsqu’on prend conscience de
l’extraordinaire mutation économique que l’essor des rapports
contractualisés avec les producteurs introduit dans l’objet et les méthodes
mêmes du commerce alimentaire.
Traditionnellement, la fonction du grossiste était de servir
d’intermédiaire entre un producteur qui recherche un débouché pour ce
qu’il produit, et des revendeurs au détail qui recherchent des marchandises
adaptées à la variété des goûts et des exigences de leur clientèles. D’où un
triple rôle logistique de regroupement des productions, puis d’allottement,
enfin de livraison. A quoi s’ajoutent de plus en plus, en raison des
modifications de la structure de la demande finale, des activités annexes de
« valorisation » avale consistant en un enrichissement de la présentation des
produits par découpe, conditionnement, surgélation, etc...
Avec l’essor des circuits modernes de la grande distribution, ces
fonctions ne disparaissent pas. Mais elles s’intègrent dans une chaîne de
décisions techniques et économiques d’une nature radicalement nouvelle.
Fait nouveau et essentiel, le distributeur n’est plus seulement un
commerçant qui se contente d’aller chercher et d’écouler ce que d’autres
ont pris la décision de produire. C’est désormais un « industriel » au sens
plein du terme, qui intervient au niveau même de la définition et de la
conception des « produits »; dans la mise au point des méthodes et
procédés de valorisation agronomique utilisés par les groupements de
producteurs auquel il est lié par des contrats de fournitures; dans la
planification à moyen, et même long terme, de leurs programmes
d’exploitation, dans la programmation logistique de leurs livraisons, etc... Et
cela, qui plus est, dans une optique de marché qui n’est plus seulement
nationale, ni même internationale (cf l’ intégration des agriculteurs espagnols
dans les filières de production des grands distributeurs français), mais aussi
bien mondiale (contrats de Carrefour avec des coopératives ivoiriennes de
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HL/rungis2d/26 mars 1995
production d’ananas, projets d’implantation directe de Promodès au Chili
et dans d’autres pays d’Amérique latine).
Arrivés à ce stade - qui, d’après les témoignages que nous avons
recueillis auprès de dirigeants des principales centrales d’achats françaises,
a connu un net phénomène d’accélération au cours des toutes dernières
années - on est dans un univers qui n’a plus rien à voir, ni de près ni de
loin, avec celui par rapport auquel a été conçu le projet des MIN et de son
réseau d’interdictions et de contraites. Un univers où même les références
économiques les plus élémentaires comme celles de « concurrence » ou de
« prix », n’ont plus la même signification.
Concurrence et intégration.
Contrairement aux stéréotypes universitaires les plus classiques, ce
n’est pas parceque la distribution est, en France, un secteur extrêmement
concentré (quatre enseignes totalisent à elles seules plus de la moitié du
chiffre d’affaires total des quelques 300 magasins hypermarchés qui
concentrent près du quart des achats de consommation alimentaire des
français; moins de quarante enseignes réalisent plus des neuf dizièmes des
ventes totales sur le territoire), que la concurrence y est moins féroce. Ce
n’est pas parceque la plus grande part de son « offre » ne transite pas par
des circuits de regroupement sur des marchés physiques, que les prix qui
en résultent pour les consommateurs finaux sont moins concurrentiels.
Bien au contraire. Les études les plus récentes confirment qu’il s’agit
d’un secteur où les rivalités concurrentielles sont particulièrement féroces.
Et que c’est cette pression constante à « écraser » les écarts des prix de
vente aux consommateurs qui, par la quête permanente du moindre gain de
productivité, est à l’origine du processus contemporain d’ « intégration »
croisssante des relations avec la production, et donc de rupture avec le
modèle ancien.
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HL/rungis2d/26 mars 1995
Certes, on peut regretter cette évolution. Considérer qu’elle ne laisse
pas aux producteurs agricoles des responsabilités ou des rémunérations à la
hauteur de ce que l’on estime qu’il serait juste de leur rendre. Déplorer
qu’elle conduise à une certaine normalisation des habitudes alimentaires
de la grande masse des français, avec laquelle on a parfaitement le droit
d’être subjectivement en désaccord.
Il n’en reste pas moins que c’est un fait. Un fait qui, en toute
objectivité, traduit le choix d’une majorité de consommateurs français
en faveur des « produits » d’une certaine filière et technologie d’offre, par
rapport à ceux d’un autre circuit de gestion et de structure plus traditionnel.
Un fait qui rend socialement obsolète un appareil réglementaire conçu de
manière abstraite par rapport à des problèmes qui n’ont plus qu’un rapport
lointain avec les pratiques et les structures du monde dans lequel nous
vivons.
Il n’y a aucune justification économique au maintien des
protections. Celles-ci représentent un authentique anachronisme.
Elles répondent davantage à une logique de « privilège » que de
« bien collectif ».
Revenons aux objectifs de moralisation, de transparence, de
meilleure maîtrise des conditions d’hygiène, d’impératifs de santé
publique , qui, dans la meilleure tradition de l’Etat producteur de « biens
publics », ont conduit à développer le concept de MIN pour répondre au
besoin de rationalisation qui s’exprimait alors.
Qui peut nier qu’au cours des vingt dernières années, l’essor
dominant des circuits directs de la grande distribution n’y a pas contribué
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HL/rungis2d/26 mars 1995
au moins autant que le circuit « public » des Marchés d’Intérêt National ?
Qui peut prétendre que cette rationalisation ne s’est pas faite ?
Dans des conditions certes que personne n’avait prévues. Selon des
schémas qui sortaient du champ des épures des planificateurs de l’époque.
Accompagnée de problèmes que l’on peut certes déplorer (réduction du
rôle « entrepreneurial » des agriculteurs, répartition des gains que certains
considèrent comme injuste). Mais qui peut contester qu’elle ne s’est pas
accomplie, au-delà même de toutes les espérances ? Est-ce le fait que cela
s’est réalisé en dehors des circuits prévus qui en réduit la valeur ?
Mieux. Prenons les réactions des acheteurs des grandes centrales
devant les conditions d’hygiène des marchés publics. Qu’au cours d’un
entretien, l’un d’entre eux ait pu comparer Rungis « à un marché tout juste
bon pour le Maghreb ! », est significatif. Par cette remarque, certes
excessive, il voulait signifier que lui, gestionnaire d’une grande entreprise
privée côtée en bourse, responsable d’un tonnage annuel d’achat
impressionnant, ne pourrait jamais prendre ne serait-ce qu’une fraction du
risque d’hygiène que prennent tous les jours lesopérateurs de la plupart des
Marchés d’Intérêt National fonctionnant avec le label et sous le contrôle de
l’Etat !
Pourquoi ? Parcequ’il y a « la marque », ce condensé
d’informations dans lequel se résument toutes les caractéristiques et
particularités de la politique de l’entreprise. Une marque qui a demandé des
années à se constituer, qui est le fruit d’une longue politique
d’investissements, et qui se retrouverait brutalement dévalorisée si jamais il
se présentait un grave accident de santé collectif dans un service de
restauration desservi par ses soins.
C’est l’organisation qui fait la transparence.
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Aujourd’hui, contrairement à la perception que nous avons héritée
d’une mauvaise compréhension du modèle pédagogique de concurrence
pure et parfaite, la taille d’une entreprise n’est pas nécessairement un
avantage, un instrument de « domination » du marché qui isolerait la firme
des contraintes externes. Dans les conditions de fonctionnement des
marchés modernes, c’est aussi ce que les anglo-saxons appellent une
« liability » : un facteur de responsabilité, une contrainte à se montrer
irréprochable sous peine de sanctions boursières rapides et coûteuses.
Résultat : l’extraordinaire développement des firmes ou laboratoires
privés spécialisés dans les contrôles sanitaires de toutes sortes. Un
marché en pleine ascension, certes stimulé par la prolifération des nouvelles
normes, mais au moins autant par le jeu de la responsabilité des marques
qui, bien davantage que la peur du verbalisateur, contraint les grandes
firmes à respecter autant que possible la réglementation, même à leur corps
défendant. Rappelons-nous l’affaire Perrier aux Etats-Unis. La peur de la
sanction boursière s’est révélée être un gendarme infiniment plus efficace et
réactif que n’importe quelle agence publique de contrôle et de répression.
Prenons enfin la transparence. Qui pourrait croire que les circuits
modernes de production auraient pu se développer au point aujourd’hui
atteint sans que cela prouve leur capacité à développer au sein de leurs
filières un climat interne de confiance et de transparence qui n’est certes
peut-être pas sans défauts, qui ne fait peut-être pas que des heureux, mais
qui est au moins suffisant pour leur assurer la marge de compétitivité
nécessaire à leur succès ?
« Biens publics » et marchés privés.
Ainsi que nous l’a résumé un cadre supérieur de Carrefour en charge
du développement des produits nouveaux : « c’est l’organisation qui force à
la transparence ! ». Dans une firme d’un secteur aussi concurrentiel, on ne
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peut pas mettre en place un projet aussi complexe que celui d’une chaîne
de qualité globale sans faire un énorme travail d’implication et de
responsabilisation des individus qui exige une grande maîtrise, et donc une
grande clarté des coûts d’un bout de la chaîne à l’autre. Ce n’est que si
cette exigence est satisfaite que le leader de la chaîne - en l’occurrence le
bureau de planification du distributeur - peut espérer établir, avec les
producteurs, cette relation pérenne qui est nécessaire pour arriver aux
normes de qualité, de fiabilité, de régularité dans les approvisionnements qui
sont aujourd’hui nécessaires pour résister à la nouvelle donne des marché
agro-alimentaires : à savoir, l’internationalisation des acteurs et la
globalisation de la concurrence entre un nombre limité de grandes firmes
multinationales jouant sur un terrain mondial.
Dans d’autres travaux nous avons décortiqué les mécanismes
contractuels par lesquels des marchés libres produisent, sans
intervention externe , cette confiance sans laquelle il ne saurait y avoir de
fonctionnement durable des marchés. Nous retrouvons ces mécanismes à
l’oeuvre sur les marchés agro-alimentaires, de la même façon que nous
avons pu les étudier dans l’industrie et la distribution automobile.
La conclusion s’impose d’elle-même : s’il se vérifie que la production
des « biens publics » pour lesquels le mécanisme des MIN a été inventé,
se trouve au moins aussi bien assurée - si ce n’est même mieux - par la
partie libre du marché, alors il parait difficile de continuer à justifier le
régime actuel des interdictions par simple référence aux objectifs initiaux
pour la satisfaction desquels il a été mis en place. Celles-ci représentent un
authentique anachronisme qui répond davantage à une logique de
« privilège » (au profit d’une corporation particulière d’entreprises) que de
« bien collectif ». Savoir ce qu’il faut en faire est plus un problème de
nature politique que d’ordre économique.
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A défaut de justifications économiques, la revendication des
grossistes pour le maintien de leur privilège pose un vrai problème
politique : celui de la présence d’une responsabilité « morale » de
l’Etat à leur égard.
La position des professionnels au sujet des périmètres est exprimée
de manière on ne peut plus claire et péremptoire dans leur Livre Blanc de
1990.
« Dès lors que les acteurs de Rungis, y est-il écrit, investissent des
montants considérables pour assurer la modernisation des installations et le
fonctionnement du marché dans des conditions performantes, il est
indispensable de maintenir les périmètre de protection, si on ne veut pas
que la notion même de marché physique ne se désagrège. Ils entendent que
l’attitude des Pouvoirs Publics soit sans équivoque et n’aboutisse pas à la
remise en cause d’un texte en vigueur par ceux-là même qui ont la charge
de l’appliquer ».
Les auteurs du Livre Blanc font bien référence aux motivations
d’origine des protections : « L’établissement du périmètre de protection
était un moyen nécessaire pour permettre la réalisation et la rentabilisation
d’un marché où les opérateurs seraient réunis et pour atteindre certains des
objectifs assignés aux MIN : aménagement du territoire, simplification des
circuits de distribution et transparence des transactions ».
Mais l’utilisation d’un verbe à l’imparfait (« était ») souligne bien qu’il
ne s’agit plus que d’arguments secondaires. Que ce ne sont plus les
justifications économiques de cet ordre qui sont aujourd’hui véritablement
importante.
Le poids du passé.
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Leur ligne de défense s’est déplacée vers un argumentaire différent
comprenant quatre éléments :
1. La protection du périmètre s’exerce dans des conditions
telles qu’elle n’entraîne aucune conséquence négative sur la concurrence.
2. Le périmètre de protection est une contrepartie qui leur
est due pour leur déplacement « forcé » des Halles vers le MIN de Rungis.
3. Malgré les années qui ont passé depuis, cet argument
reste toujours d’actualité dans la mesure où leur localisation « forcée » à
Rungis se traduit pour eux par l’obligation d’avoir à supporter des charges
et obligations supplémentaires que n’ont pas les autres opérateurs établis en
dehors du Marché.
4. Ce problème d’inégalité des conditions de la
concurrence est aujourd’hui amplifié par le retrait de l’Etat qui laisse
désormais à la charge des opérateurs le financement d’importants
investissements qui, précédemment, relevaient de sa responsabilité.
Le premier argument est une réponse à ceux qui, il y a quelques
années, prenaient prétexte du manque de place sur les installations du MIN
pour justifier la multiplication des dérogations, et trouver ainsi une excuse à
la fragilisation du périmètre.
Aujourd’hui la situation n’est plus tout à fait la même. L’engorgement
a sensiblement diminué. Les occupants de Rungis ont désormais beau jeu
de remarquer que « les professionnels français ou européens qui souhaitent
s’implanter à Rungis, en respectant les règles générales du marché, sont
systématiquement accueillis dans les pavillons collectifs ou dans des
installations individuelles, et le manque de place ne se fait pas encore sentir
pour l’instant ».
Purement circonstanciel, cet argument ne mérite pas qu’on s’attarde
davantage. Il n’en va pas de même pour les trois autres.
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« Biens collectifs » et théorie des clubs.
Imaginons qu’un groupe d’artisans, d’artistes, de peintres,
d’antiquaires décident de se réunir dans un lieu donné, afin de tirer avantage
d’un certain nombre de synergies découlant de leur soumission à des règles
et disciplines communes. Ainsi naît une grande « galerie commerciale »,
dans un style un peu analogue au « Village Suisse ».
Pour chacun des membres de cette association, que le Village
regroupe des gens de professions différentes, mais appartenant tous à un
même univers de « métiers d’art », est un avantage. La clientèle qui
déambulera le long des allées sera déjà pré-sélectionnée. La circulation ne
sera pas encombrée par des gens qui n’ont rien à y faire. Un droit d’entrée
limitera la foule des importuns, de ceux dont la probabilité de se
transformer en acheteurs est quasiment nulle. Mais, en même temps, chacun
bénéficiera de l’effet de chalandise venant de ce que d’autres gens que
ceux qui manifestent un intérêt direct pour ce qu’il expose, passeront
devant sa vitrine et sans être a priori directement intéressés finiront peutêtre par devenir ses clients, parce que les objets ou les oeuvres qu’il
propose à la vente leur auront donné de nouvelles idées.
Par ailleurs, chaque commerçant bénéficiera de l’image de marque
accumulée par le Village, et fruit d’une activité commune de promotion. La
notoriété du Village s’étend bien au-delà des frontières françaises.
Magazines, guides touristiques lui font une publicité qui attire des visiteurs
des quatre régions du monde. Un organisme de gestion définit les grands
axes de la politique de communication et de marketing; il veille à ce
qu’un certain nombre de normes communes nécessaires à la
« valorisation » du produit spécifique incarné par l’image du Village soient
respectées : propreté, présentation des stands, qualité de l’accueil,
originalité des choix de marchandises, cible de clientèle à revenus élevés,
etc...
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Ces prestations « immatérielles » liées à la qualité de membre du
Village (notoriété, image de marque, publicité, communication,
marketing...) sont autant de « biens collectifs », privativement produits
par la coopération volontaire des membres du Club. Des « biens
collectifs » dont les retombées individuelles justifient que chacun accepte
volontairement de financer une part de l’effort financier qui en est à
l’origine.
Que faire des franc-tireurs ?
Attiré par la notoriété du Marché, un franc-tireur s’installe deux
feux rouges plus loin. Il espère que cette proximité lui rapportera quelques
clients de plus, sans avoir à participer aux coûts de financement de l’action
collective du Village.
Cela ne fait guère plaisir à ses occupants. Mais il ne leur viendrait pas
à l’esprit de se plaindre que ce commerçant est coupable de concurrence
déloyale, pour la simple raison qu’il ne partage pas les obligations et les
charges de leur localisation dans le Village. La rue est à tout le monde, et
les immeubles des avenues adjacentes appartiennent à des propriétaires
privés qui conservent leur droit de céder librement tout ou partie de leurs
droits. Par ailleurs, si les charges du Village leur paraissent trop lourdes,
rien ne les empêche de s’en aller.
Si cette concurrence leur cause quelques désagréments, à eux
d’imaginer des moyens compatibles avec le respect des droits individuels
de l’importun pour éviter que les clients ne soient tentés de s’arrêter chez lui
: utiliser les supports publicitaires pour les orienter sur un itinéraire d’accès
différent; réserver à la clientèle du Village l’usage d’un système de carte de
crédit auquel le franc-tireur ne pourra pas avoir accès; etc... Ce n’est
qu’une question d’imagination.
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Admettons maintenant que l’histoire du Village ait été toute autre.
Que la relocalisation sur le site n’ait pas été le produit d’une décision
volontaire, mais d’une contrainte administrative.
Depuis près d’un siècle, artistes, peintres, vendeurs d’antiquités...
avaient l’habitude de « squatter » une parcelle d’espace public située près
d’un square célèbre, et d’y exercer leur activité pour le plus grand plaisir
des touristes. Préoccupée par l’attraction de ce centre touristique
« informel » sur les populations marginales, notamment les drogués, la
municipalité a décidé de déménager les squatters dans un nouveau lieu,
spécialement aménagé à leur intention.
La contrainte modifie les perceptions.
Pour les convaincre de suivre ce déménagement, elle leur décrit tous
les avantages (« biens collectifs ») qu’ils pourront retirer de ce
regroupement. Pour forcer la main des derniers hésitants et éviter le
déclenchement d’un conflit ouvert, elle décide que personne n’aura
désormais plus le droit d’exercer les activités ainsi regroupées ailleurs qu’à
l’intérieur de l’enceinte mise gratuitement (et toute équipée) à la disposition
des expulsés.
Vingt cinq ans plus tard, les héritiers des artistes et artisans
déménagés constatent que le réglement est de moins en moins respecté.
Les dérogations se multiplient, au profit de nouvelles « galeries »
aménagées dans d’anciens locaux commerciaux rénovés du centre-ville.
La municipalité, constatant qu’une part croissante du commerce local
des oeuvres d’art ne passe plus par le « centre » spécialement créé à cet
effet, décide de ne plus renouveler ses subventions. Aux occupants de
prendre le relais, et de financer eux-mêmes ce que la municipalité - qui
rêvait, mais en vain, d’en faire une salle des ventes à prestige international prenait jusque là en charge.
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Quelle sera la réaction, l’état d’esprit des occupants ? D’abord à
l’égard des bénéficiaires de dérogations.
En déménageant, ils ont accepté de se plier à une réglementation
extrêmement contraignante, qui ne leur laisse guère de marges d’initiatives.
Les décisions qui concernent l’orientation des activités du marché, ses
heures d’ouverture, les modes de réglement acceptés, l’entrée de
nouveaux commerçants, le réaménagement des espaces de ventes, la
climatisation des lieux... sont prises par un organisme de gestion où les
pouvoirs publics sont majoritaires et les locataires très minoritaires. Il faut
des mois, voire des années pour qu’un nouvel aménagement, dont l’urgence
est pourtant évidente, soit réalisé.
Or que constatent-t-ils ? Que d’autres qu’eux, qui n’ont pas à
supporter les mêmes charges, qui ne connaissent pas les mêmes lourdeurs
administratives, qui bénéficient d’une véritable liberté d’entreprendre,
peuvent désormais exercer le même métier, au voisinage même de « leur
Marché » !
Comment ne pas se sentir victime d’une situation caractérisée de
« concurrence déloyale » ! Comment ne pas s’en scandaliser !
Ensuite, à l’égard des autorités. Comment ne pas avoir le sentiment
d’avoir été trahis ! Comment ne pas se sentir victimes d’une véritable
« injustice » qui demande réparation, compensation !
Comment ? En se tournant vers les autorités coupables pour exiger
qu’elles fassent respecter ce à quoi elles s’étaient engagées pour obtenir
des commerçants qu’ils fassent ce qu’ils n’avaient pas vraiment envie de
faire ! En demandant de la façon la plus péremptoire que la loi réservant au
site où ils sont installés l’exclusivité de leurs professions, soit enfin
strictement appliquée.
On retrouve les trois axes de l’argumentation des grossistes de
Rungis pour exiger des Pouvoirs Publics qu’ils en reviennent à la lettre de la
réglementation.
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Le fait qu’à l’origine des « biens publics » produits par le
regroupement, il y ait une contrainte, et non un choix libre a changé toute
la perspective.
Trahis par l’Etat.
Bien qu’elle soit imaginaire, bien que les détails en aient été forcés à
dessein, cette histoire fait apparaître un élément purement et simplement
gommé de la plupart des analyses : le sentiment des professionnels d’avoir
en quelque sorte été lâchés, trahis par l’Etat; un Etat qui, au nom d’une
grande vision de « service public » leur a imposé un déménagement
« forcé », un statut que les plus dynamiques ressentent plus comme une
« camisole de force » que comme un avantage, et qui, le jour où il prend
conscience de la vanité du projet qui lui a été légué par ses prédécesseurs,
se désengage, laissant à ceux qu’il a embarqué avec lui dans cette aventure,
le soin de se débrouiller !
Il est sans doute justifié que l’Etat cherche à se désengager et
considère que c’est aux professionnels de prendre désormais leur avenir en
main.
Mais le faire en laissant les institutions en l’état, alors même que les
inconvénients qui y sont liés (la rigidité des processus de décision par
exemple) apparaissent clairement l’emporter désormais sur les avantages,
cela est ressenti comme une désertion.
Même s’ils ne le formulent pas explicitement ainsi, il est vraisemblable
que les professionnels ressentent cette situation comme une sorte de
rupture du contrat moral au nom duquel tout le monde s’était embarqué,
avec l’Etat, dans cette expérience. Ce qui rouvre la vieille plaie jamais
refermée du transfert forcé : « C’est l’Etat qui nous a mis, de gré ou de
force, dans cette galère, et maintenant il s’en lave les mains ! ».
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Ce qui aussi soulève la délicate question d’une responsabilité
morale de l’Etat. Ne faudrait-il pas qu’il reconnaisse clairement qu’il a
contracté à l’égard des locataires de Rungis une véritable « dette
morale »; dette qui demande réparation ?
Que les grossistes ne soient pas loin d’en être persuadés est un
élément important du dossier. Un élément qui apporte un éclairage nouveau
pour comprendre les raisons de leur acharnement à exiger le retour à la
législation la plus stricte, et donc les fondements de la présente impasse : la
protection du périmètre est le dernier instrument de marchandage
qui leur reste, notamment pour obtenir la reconnaissance de cette
« dette » et monnayer sa réparation.
Même s’il est ancien, le déménagement forcé des années soixante
demeure comme une sorte de « péché originel » dont la présence gauchit
tout le débat, même vingt cinq ans plus tard.
3ème Partie
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