Version PDF de ce document - Bulletin des bibliothèques de France

Transcription

Version PDF de ce document - Bulletin des bibliothèques de France
À PROPOS
USA Patriot Act
Une exception durable
«
E
t elle fut surprise, ce jour de juin 1965, de le
rencontrer à la bibliothèque. Il n’avait pas l’air du
genre à s’intéresser aux livres et pourtant c’est bien lui
Philippe Cantié
Bibliothèque nationale de France
[email protected]
qui effleurait du doigt la tranche d’ouvrages du rayon
Fiction, lui qui se trouvait avec elle dans la même
alcôve tapissée de livres. Il la regarda avec curiosité
et leurs yeux se croisèrent un instant avant qu’elle ne
se retourne vers les rayons. Une minute plus tard elle
le sentit tout près d’elle : “Vous inspirez le danger” lui
chuchota Wayne. “Ne vous a-t-on jamais fait la remarque ?
Vous avez l’air d’un espion ou d’un assassin”. »
Dan Chaon, You remind me of me, New York, Random House, 2004.
Le lecteur un tant soit peu averti aura
reconnu dans cet extrait de roman la
scène de la première rencontre, moment fondateur d’une idylle naissante,
et se sera donc bien gardé d’interpréter au pied de la lettre le badinage
amoureux du personnage masculin.
Depuis cinq ans, l’administration
Bush fait pourtant semblant de croire
que les bibliothèques sont peuplées
d’assassins et défend en conséquence
la nécessité d’un programme de surveillance généralisée.
Mon objectif ici sera triple : tout
d’abord rappeler brièvement le contenu et les enjeux de l’USA Patriot
64
BBF 2006
Paris, t. 51,
no
5
Act 1, législation votée en urgence
dans le mois qui suivit les attentats
du 11 Septembre à New York. Je me
livrerai pour ce faire à la recension
de la première monographie en français consacrée au sujet par Robert
Harvey et Hélène Volat 2. Je jetterai
ensuite un regard rétrospectif sur les
événements qui ont eu lieu depuis la
sortie de cet ouvrage en février 2006
1. Nancy Kranich, « Le USA Patriot Act :
conséquences sur la liberté d’expression », BBF,
2004, no 6, p. 61-67.
2. Robert Harvey, Hélène Volat, USA Patriot Act :
de l’exception à la règle, Paris, Éditions Lignes &
Manifestes, 2006.
U S A PAT R I O T A C T
Agrégé d’anglais, Philippe Cantié a enseigné
à l’université de Bourgogne. Il est actuellement
conservateur au Département du dépôt légal
de la Bibliothèque nationale de France, adjoint
au chef du service de la Bibliographie nationale
française/périodiques. Il est l’auteur de l’ouvrage
Au nom de l’antiterrorisme : les bibliothèques
américaines face à l’USA Patriot Act (Presses de
l’Enssib, 2006).
et me poserai enfin la question de savoir si la France sera épargnée par ce
vent mauvais qui souffle d’Amérique
comme elle le fut naguère par les vapeurs de Tchernobyl…
Écrire à quatre mains :
contre le « Nous »
de la tyrannie
Il existe une tradition de l’écriture
à quatre mains à l’instar du couple
Deleuze/Guattari, ou plus récemment
Hardt/Negri. Robert Harvey, professeur de philosophie et de littérature
comparée, et Hélène Volat, bibliothécaire, exercent tous deux à l’université de l’État de New York à Stony
Brook. Mais le duo qu’ils forment
prend une signification qui transcende l’appartenance à une même
communauté géographique en récusant le « nous » tyrannique d’un patriotisme qui est au fondement de la
stratégie de l’administration Bush. Les
coauteurs font en effet figure de passeurs entre deux cultures de par le
domaine de spécialité de l’un (Harvey
enseigne entre autres la littérature et
le cinéma français) et l’itinéraire personnel de l’autre (les États-Unis sont
le pays d’adoption d’Hélène Volat).
Qu’ils sacrifient en préambule au rite
consistant à s’affranchir du soupçon
d’antiaméricanisme témoigne néanmoins du degré d’intériorisation de la
censure. Il faut leur savoir gré d’avoir
rassemblé, non sans un certain courage, leurs réflexions sur une loi dont
l’écho est certes parvenu jusqu’au
public français mais de manière fragmentaire ou anecdotique.
L’ouvrage restitue le contexte
d’émergence de l’USA Patriot Act
avant de détailler avec soin les tenants et les aboutissants de cette législation. Il y est avant tout question
de philosophie politique. Les auteurs
s’appliquent à mettre en lumière les
points de contact entre l’Act et un
certain nombre de dérives observables depuis l’élection de Georges
Bush en 2000 : dérive théocratique,
surveillance généralisée des individus, exacerbation du patriotisme,
invention d’une novlangue. La thèse
qui sous-tend l’ouvrage est exposée
dès les premières lignes. Les attentats du 11 Septembre auraient servi
d’alibi pour « introduire un vaste
programme élaboré préalablement
pour subvertir la loi laïque du pays :
sa Constitution » (p. 9).
Les auteurs ont terminé la rédaction de leur livre avant la reconduction par le Congrès de l’USA Patriot
Act (le 15 mars 2006), reconduction
qui n’a d’ailleurs fait que confirmer leurs prédictions. L’Act incarne
d’après eux le début d’un basculement hors de l’État de droit ou le
passage subreptice de l’exception à
la règle.Au départ de l’administration
Bush, le pays héritera d’une législation qui bouleverse les relations de
l’individu à l’État.
Loin d’être un outil au service de
ce qu’il est convenu d’appeler « la
guerre contre le terrorisme », l’USA
Patriot Act est essentiellement défini
comme un « appareil complexe de
contrôle » (p. 19) qui vise aussi bien
les citoyens américains que les ressortissants étrangers. L’exécutif aurait
en quelque sorte profité cyniquement de la terreur qui s’est installée
depuis les attentats du 11 Septembre.
Il ne fait aucun doute, pour Harvey
et Volat, que ce climat à la fois angoissant et délétère a été entretenu
à dessein. Les auteurs rappellent en
outre à quel point les conditions
d’adoption de l’Act furent litigieuses :
absence de débat public, entorses au
processus législatif, passage en force
au Congrès.
L’USA Patriot Act est cette loi par
laquelle l’exécutif s’affranchit des
règles démocratiques couramment
acceptées. C’est aussi une loi qui fait
manifestement tout autre chose que
ce qu’elle dit. L’enjeu sécuritaire est
brandi en effet pour mieux dissimuler
une atteinte sans précédent aux droits
civiques et aux libertés individuelles
(d’expression, de conscience).
Harvey et Volat puisent dans
l’abondante littérature consacrée à
la politique de l’administration Bush
dans le sillage du 11 Septembre pour
construire un réquisitoire implacable.
Ils démontrent notamment que l’Act
est contraire à la Constitution ainsi
qu’à toute une série de textes ou
principes qui étayent la démocratie
américaine.
L’Act provoque une rupture dans
l’équilibre des pouvoirs (checks and
balances). L’exécutif s’octroie des
pouvoirs exorbitants et prend l’ascendant sur le judiciaire qui assurait
traditionnellement une fonction de
contrôle. L’Act bafoue d’autre part
les garanties individuelles énumérées dans la Charte des droits (Bill
of Rights). Il est aussi en pleine contradiction avec les textes fondateurs
de la profession de bibliothécaire 3 : le
Code de déontologie, le Règlement
sur la confidentialité des registres
de bibliothèques et la Déclaration
des droits en bibliothèques, calquée
sur la Charte des droits.
L’Act annule la distinction traditionnelle entre affaires criminelles
et enquêtes de contre-espionnage.
Il n’est plus besoin d’une présomption sérieuse (probable cause) pour
soumettre un individu à une procédure de surveillance. Nul n’est donc
plus à l’abri des rigueurs de la loi. Le
citoyen américain pas plus que quiconque. Toutes ses activités peuvent
faire l’objet d’une surveillance, hormis celles protégées par le premier
amendement (liberté religieuse, liberté d’expression, liberté de se rassembler, etc.).
Les critères permettant la délivrance d’un mandat de perquisition
3. On en trouvera une traduction dans Au nom
de l’antiterrorisme, Villeurbanne, Presses de
l’Enssib, 2006.
65
BBF 2006
Paris, t. 51, no 5
À PROPOS
sont singulièrement abaissés. Pour
que la demande de mandat soit recevable, il suffit que le contre-espionnage figure parmi les motifs significatifs. Il n’est plus nécessaire, comme
c’était le cas précédemment, qu’il
soit le motif principal.
L’Act ratisse large : les motifs d’incrimination sont multiples, de plus
en plus éloignés de l’objectif initial
de lutte contre le terrorisme (pirates
informatiques et trafiquants en tous
genres sont ainsi assimilés à des « terroristes ») et libellés en des termes
si ambigus qu’un individu arbitrairement pris pour cible par l’exécutif
aurait infiniment de peine à démontrer sa non-implication ou à faire valoir sa bonne foi.
D’autre part, tout ou presque est
susceptible d’être saisi lors d’une perquisition. À cause de son caractère
englobant, la formule utilisée (tangible things) ne fixe aucune limite à
l’action policière.
Il suffit d’avoir eu, à son insu, quelque rapport que ce fût avec un ou
plusieurs suspects pour se trouver à
son tour pris dans l’engrenage. Détachée de toute intentionnalité, la culpabilité peut désormais fonctionner
sur la base de relations fortuites.
Parmi les principales dispositions,
les auteurs s’attardent à juste titre sur
la section 215 qui permet aux agents
du FBI (Federal Bureau of Investigation) de se procurer un mandat pour
saisir toute archive à caractère commercial (business record) avec une facilité infiniment plus grande que jadis.
Le mandat est délivré par un tribunal
paradoxalement institué dans le cadre
du Foreign Intelligence Surveillance
Act (1978) pour limiter les excès du
gouvernement fédéral. De fait, le tribunal a presque toujours accédé aux
demandes de l’administration.
Il existe en outre une clause du
bâillon (gag order) qui interdit à quiconque de révéler l’utilisation par le
FBI de cette section 215. Les interventions de la police se déroulent
dans la plus absolue opacité. L’administration a d’ailleurs longtemps nié
avoir fait usage de cette section. Si
66
BBF 2006
Paris, t. 51,
no
5
cette disposition est particulièrement
décriée, c’est parce qu’elle empêche
la personne prise pour cible d’intenter un recours devant la justice et de
provoquer un débat public.
L’Act inaugure une série de pratiques peu compatibles avec le fonctionnement d’une société démocratique. Les auteurs citent par exemple la
procédure du « sneak and peek » qui
autorise le FBI à perquisitionner le
domicile d’une personne et à n’informer celle-ci qu’a posteriori, au bout
d’un délai qualifié de « raisonnable ».
La section 216 du Patriot Act a favorisé l’extension de la surveillance
à toutes les communications électroniques. Mais alors qu’il s’agit, dans le
cas des communications téléphoniques, de relever les numéros d’appel
entrants ou sortants, il est techniquement impossible, dans le cas des communications Internet, de dissocier le
contenu des échanges des données
de trafic.
On n’imagine pas le FBI résister à
la tentation de consulter des informations qu’il a lui-même collectées.
Comme si cela ne suffisait pas, le
Homeland Security, super ministère
créé au lendemain du 11 Septembre
pour veiller à la protection du territoire national, est en mesure de « capter n’importe quelle communication
[orale ou digitale] émise par un individu où qu’il soit » par le biais d’écoutes nomades (roving wiretaps).
Sois patriote et tais-toi
L’acronyme qui donne son nom à
la loi (Unir et renforcer l’Amérique
en fournissant les outils nécessaires
à l’interception et à l’obstruction du
terrorisme, en anglais : Uniting and
Strengthening America by Providing
Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism) met en
vedette la notion de patriotisme dont
Harvey et Volat signalent l’étrange
évolution depuis la fin du XVIIIe siècle. Lors de la guerre d’indépendance
contre la puissance colonisatrice, un
patriote était un résistant à la cou-
ronne anglaise. Aujourd’hui, il s’agit
d’un auxiliaire du gouvernement qui
s’adonne à la délation et s’abandonne
au conformisme ambiant.
Les auteurs soulignent d’autre
part que « l’amour de la patrie n’implique pas pour autant une vénération pour l’idée de gouvernement »
(p. 56). Il existe ainsi des « patriotes
L’injonction patriotique
est surtout un formidable
moyen de réduire la
contestation au silence
et d’unir le pays
sous une même bannière
libertaires » (miliciens surarmés,
adeptes de l’autodéfense, hostiles
à l’immigration mexicaine, aux homosexuels, au gouvernement de
Washington) qui en viennent, comme
Timothy McVeigh, à Oklahoma City
en 1995 à commettre des attentats
terroristes. Patriotisme et terrorisme
ne sont donc pas des termes qui s’excluent mutuellement.
Le patriotisme « made in USA » se
confond, d’après Harvey et Volat, avec
les « courants les plus conservateurs
du protestantisme ». Il s’articule au
préjugé d’exceptionnalisme de la
nation américaine qui jouirait d’une
supériorité morale incontestable au
motif que les États-Unis sont une démocratie à nulle autre pareille, voire
(pour un segment non négligeable de
la population) un pays d’élection divine. Dispensés des règles qui s’imposent aux autres nations, les États-Unis
justifient leur unilatéralisme par leur
statut de nation incomparable.
Mais le sentiment patriotique de
la population est converti par l’administration fédérale en une obligation
à laquelle nul ne saurait se dérober
sans trahir son pays, se rendre com-
U S A PAT R I O T A C T
plice des terroristes, mettre en danger la vie des soldats américains en
Irak. L’injonction patriotique est surtout un formidable moyen de réduire
la contestation au silence et d’unir
le pays sous une même bannière. Le
patriotisme n’est pas une disposition subjective dès lors que chacun
est sommé de donner des gages de
son attachement au pays. La pression
sociale s’organise autour d’objets
(drapeau, autocollant de soutien aux
troupes en Irak), de formules rituelles, d’événements (institution d’un
Patriot Day), etc.
En prônant une loyauté sans faille
à la patrie, le gouvernement américain ne cherche évidemment qu’à
extorquer le soutien politique des
citoyens. L’administration Bush exploite à satiété le thème de la nécessaire unité face à l’adversité. Derrière
les slogans (« United we stand »),
l’union est pourtant bel et bien factice. Elle escamote les lignes de fracture sociales, ethniques et religieuses
qui traversent la société américaine.
« Plus on revendique un héritage
ethnique anglo-saxon ou européen
occidental, plus on est patriote »
(p. 62). Les soldats qui combattent
en Irak ne sont pas recrutés parmi
les étudiants privilégiés des grandes
universités mais parmi les « filles et
fils d’immigrés récents ou issus de
la classe ouvrière » (p. 64). Le patriotisme à l’américaine s’ancre enfin
dans un « protestantisme apocalyptique », s’inspire du fanatisme des évangélistes et convoque l’imaginaire de
la croisade. La prière adressée au pays
(God Save America) ou aux troupes
en Irak est une occasion de ralliement. L’Act est animé par le désir puritain d’éradiquer le Mal. Pour ce faire,
le régime pervertit l’esprit rebelle des
« minutemen 4 » d’antan pour enrôler
la population civile dans une opération de délation et de vigilance paranoïaque. Il s’agit, comme le disent si
bien les auteurs, de « surveiller pour
4. Ces volontaires de la guerre d’Indépendance
contre l’Angleterre tirent leur nom de la légende
selon laquelle il leur suffisait d’une minute pour
se mobiliser.
unir ». Le génie d’une formule telle
que « Ou bien vous êtes avec nous,
ou bien vous êtes contre nous » utilisée par George Bush le 20 septembre 2001 dans un discours adressé au
Congrès et au peuple américain est
bien de faire coïncider le « nous » des
individus (us) avec le « nous » de la
nation américaine (US).
L’illusion patriotique selon laquelle
les États-Unis détiendraient le monopole du Bien n’est possible qu’en
vertu d’une mémoire sélective, voire
d’une amnésie collective. Les auteurs
Le débat autour
du Patriot Act
a été marqué
par le bras de fer
entre le gouvernement
fédéral et l’Association
des bibliothèques
américaines
font très finement remarquer qu’en
désignant les attentats de New York
par la date de l’événement, les ÉtatsUnis confisquent le souvenir du rôle
peu glorieux joué par eux au Chili un
certain 11 septembre 1973, que l’origine de l’expression Ground zero,
qui renvoie à Hiroshima et Nagasaki,
a été refoulée dans la conscience des
Américains et qu’au regard des médias américains, toutes les victimes
ne se valent pas.
Harvey et Volat consacrent un
chapitre à l’extraordinaire manipulation du langage qui accompagne
la « guerre contre le terrorisme »
– guerre préventive, dommages collatéraux, frappes chirurgicales, assassinat ciblé, combattant ennemi. La
création d’un Homeland Security correspond au fantasme régressif d’un
peuple volontiers isolationniste qui,
définissant le terroriste comme son
autre, le relègue dans la non-huma-
nité 5. Au bout d’un tel raisonnement,
il y a bien sûr la délocalisation de la
torture, les prisons spéciales, la sortie
des statuts prévus par la Convention
de Genève. Le gouvernement fédéral
entretient le leurre selon lequel la sécurité des États-Unis serait exclusivement tributaire de leur force militaire
et de leur capacité à en faire usage de
manière unilatérale.
Le débat autour du Patriot Act a
été marqué par le bras de fer entre le
gouvernement fédéral et l’Association
des bibliothèques américaines (ALA).
Cette institution était pour ainsi dire
prédisposée à rejoindre l’avant-garde
du combat au vu des textes qui incarnent la philosophie de la profession.
Le contexte actuel n’est pas sans
rappeler certains épisodes du passé
à la suite desquels les bibliothèques
américaines ont éprouvé le besoin
d’ériger certains principes fondamentaux. Dans les années 1970-1980
fut par exemple mis en œuvre un
Programme de sensibilisation dans
les bibliothèques (LAP) destiné non
seulement à identifier les « étrangers »
qui consultaient un certain nombre
d’ouvrages (en vue de bloquer leur
accès à l’information scientifique)
mais aussi à recruter des bibliothécaires pour espionner les pratiques
de ces usagers. Le FBI fut contraint
de mettre un terme à ce programme
appliqué en toute illégalité (c’est-àdire sans l’aval du Congrès). Le LAP
s’inscrivait dans le droit fil du maccarthysme et de l’anticommunisme.
C’est à la suite de ce programme
que les États votèrent des lois protégeant la confidentialité des usagers
de bibliothèque. Mais, vu leur rang inférieur dans la hiérarchie des normes,
ces lois ne sont guère opposables à
l’USA Patriot Act.
Le but de Harvey et Volat est, on
l’aura compris, de tirer la sonnette
5. C’est au contraire le mérite d’un roman comme
celui de John Updike, Terrorist, New-York, Knopf,
2006, que de faire partager au lecteur les pensées
d’un terroriste en herbe au lieu d’appréhender
le personnage de manière totalement externe.
La compréhension d’un phénomène passe le plus
souvent par un acte de l’imagination.
67
BBF 2006
Paris, t. 51, no 5
À PROPOS
d’alarme et d’appeler à la résistance.
Mais certaines de leurs prophéties
(« Qu’une nouvelle attaque terroriste frappe le pays et ce sera l’occasion de mettre en place la première
dictature américaine ouvertement
déclarée de l’histoire. ») sont empreintes d’un catastrophisme qui nuit
à la rigueur de l’analyse. L’histoire des
États-Unis témoigne après tout de
nombreux mouvements de balancier
entre progrès et régression de la démocratie.
Les auteurs partent d’un postulat
idéologique pour faire le procès de
l’USA Patriot Act en gommant les aspects qui ne vont pas dans le sens de
leur démonstration. Leur parti pris est
premier. Et s’il existe des raisons de le
partager, il existe des motifs de ne pas
l’embrasser en totalité.
On peut regretter en particulier
la personnalisation de la critique
à l’égard de « Bush & Co » ou de la
« Maison Bush », même si le portrait
au vitriol de John Ashcroft (ex-ministre de la Justice et principal promoteur de l’USA Patriot Act) s’avère
particulièrement truculent.
En effet, le problème majeur réside
dans le fait que l’opposition démocrate s’est avérée incapable de relayer
efficacement le combat de l’ALA. Du
coup, le syndicat des bibliothécaires
s’est trouvé attiré dans une arène politique où il se refuse en temps normal à pénétrer, afin de respecter le
principe de neutralité inhérent à ses
statuts. C’est à l’initiative de bibliothèques qu’ont été votées dans de
nombreux États ou municipalités des
résolutions condamnant l’USA Patriot
Act, hélas sans la moindre valeur juridique. De son côté, le gouvernement
fédéral s’est efforcé de saper la confiance entre usagers et bibliothécaires
en dépeignant ces derniers sous les
traits de « libéraux » dont l’irresponsabilité foncière risque à tout moment
de faire le jeu des terroristes…
Les auteurs cèdent parfois aux facilités de l’anathème en multipliant
par exemple les comparaisons avec
la période du nazisme (p. 200) et en
présentant les États-Unis, dans leur
68
BBF 2006
Paris, t. 51,
no
5
souci de promouvoir un régime théocratique, comme un double de l’Iran
(p. 72). Ils tendent généralement à
réduire la politique actuelle des ÉtatsUnis au seul facteur religieux 6 : « Le
courant qui détermine la politique
américaine est le fondamentalisme
chrétien sous sa forme évangéliste »
(p. 127).
Harvey et Volat dénoncent les errements de l’administration au pouvoir
ainsi que ce Nouvel Ordre Mondial
dont l’USA Patriot Act serait un signe
précurseur avec une sensibilité tout
L’USA Patriot Act
illustre au fond
l’hiatus entre une
démocratie d’opinion,
nécessairement
fluctuante, et une
démocratie fondée
sur des valeurs
immuables
européenne. Ils exècrent d’autant
plus le patriotisme américain qu’en
Europe on réprouve désormais, au
nom de la démocratie, l’amour que
chaque peuple éprouve naturellement pour lui-même 7.
La question des bibliothèques
n’intervient que pour illustrer la
thèse des auteurs en matière de philosophie politique. C’est en vain que
les professionnels chercheront dans
ce livre les moyens de se prémunir
de l’USA Patriot Act ou du moins d’en
6. On préférera à cette vision caricaturale le
panorama plus nuancé de Jack Kessler dans
« Religion et bibliothèques aux États-Unis :
un « mur de séparation » ? », BBF, 2003, no 6,
p. 52-61.
7. Je renvoie à l’analyse par Pierre Manent de
la divergence grandissante entre l’Europe et les
États-Unis dans La raison des nations, Gallimard,
2006, notamment p. 18.
contrôler l’application pour ne pas
en aggraver les effets liberticides 8.
Sous prétexte de défendre la cause
des bibliothèques, les auteurs éludent
certains faits qui vont à l’encontre de
leur démonstration. Après avoir fustigé les « patriotes libertaires » (p. 57),
ils oublient de signaler que ceux-ci se
sont alliés au combat de l’ALA en faveur des libertés individuelles.
Harvey et Volat reprennent par
ailleurs à leur compte l’argument
du chilling effect selon lequel l’USA
Patriot Act inhiberait le comportement des usagers et limiterait leur
droit à s’informer librement. Or, paradoxalement, les auteurs indiquent
eux-mêmes que « la fréquentation
des bibliothèques aurait augmenté
de 11,3 % après les événements du
11 septembre 2001 » (p. 125).
Harvey et Volat passent également
sous silence l’écart entre les grands
principes proclamés par l’ALA et les
petits arrangements passés au niveau
local. Dans un contexte de réduction
budgétaire, certaines bibliothèques
ont adopté un positionnement prudent, hésitant à s’aliéner le soutien de
leurs bailleurs de fonds et à compromettre ainsi leur équilibre financier.
L’USA Patriot Act illustre au fond
l’hiatus entre une démocratie d’opinion, nécessairement fluctuante, et
une démocratie fondée sur des valeurs immuables. L’ALA a dès le début
mis en exergue la défense des libertés
citoyennes au moment où la majorité
de la population était obnubilée par
la question sécuritaire. Son message
est cependant demeuré inaudible jusqu’à la chute de George Bush dans les
sondages. Ce n’est pas sans peine que
le syndicat s’est efforcé de concilier
sa loyauté envers la démocratie en
tant que système politique et sa fidélité aux idéaux démocratiques qu’il a
faits siens. Mais la posture légaliste a
fini par prévaloir sur les velléités de
désobéissance civile.
8. Le site de l’ALA (http://www.ala.org) propose
à la profession une série de recommandations
concernant la conduite à tenir en cas
d’intervention du FBI dans une bibliothèque.
U S A PAT R I O T A C T
Réautorisation de l’Act :
bilan et perspectives
Plusieurs sections de l’USA Patriot
Act étaient censées venir à expiration
fin 2005. Dès l’été, le Sénat et la Chambre des représentants s’étaient réunis
séparément pour voter un texte élaboré par leurs soins, mais s’étaient
avérés incapables de résoudre leurs
différends. De toute manière, l’exécutif menaçait d’opposer son veto
si d’aventure le texte du Sénat, plus
libéral que celui de la Chambre était
adopté. Un groupe restreint, composé à la fois de représentants et de
sénateurs, fut constitué pour établir
un rapport (Conference report) dont
les conclusions furent entérinées par
la Chambre.
Au Sénat cependant, quatre Républicains joignirent leurs voix à celles
des Démocrates pour rejeter cette
nouvelle mouture. Il fallut donc proroger l’USA Patriot Act de trois mois,
temps nécessaire pour que l’exécutif
fasse efficacement pression sur ces
dissidents.
L’ALA a réussi à retarder le passage
du texte et à limiter les dégâts mais
pas à modifier de manière significative son contenu.
L’exécutif ne cède en rien sur
l’essentiel. Les nouvelles dispositions
sont pleines de faux-semblants et de
chicanes juridiques. Chaque concession est assortie de restrictions tellement drastiques qu’elle en devient
dérisoire.
Quatorze des seize sections ont été
pérennisées. La prochaine échéance
pour les sections 206 et 215 a été
fixée au 31 décembre 2009. Voici
quelques-uns des principaux changements introduits pour amadouer les
adversaires de l’Act :
– Un contrôle étendu par le
Congrès
Le ministre de la Justice est davantage redevable devant le Congrès : il
est chargé de produire un rapport
annuel spécifiant le type de registres
de bibliothèque qui ont fait l’objet
d’un mandat et signalant le nombre
de mandats effectivement délivrés
par rapport au nombre de mandats
sollicités.
Un audit interne au Ministère
est censé être rendu public en fin
d’année, dans le but de mesurer l’efficacité de la section 215 et d’identifier
les abus éventuels.
– L’obligation que la requête d’un
mandat (Section 215) soit visée par
le sommet de la hiérarchie (directeur du FBI, son adjoint, ou un assistant de ce dernier)
Cette modification empêche
théoriquement qu’une demande soit
formulée sans que les échelons supérieurs de la hiérarchie puissent décliner ultérieurement leur responsabilité
en cas d’abus et signifie bien le caractère exceptionnel d’un tel mandat.
– Une modification des conditions d’obtention et d’exécution
d’un mandat
La demande doit désormais être
motivée et préciser en quoi la saisie des éléments tangibles (tangible things) que l’on cherche à se
procurer est de nature à permettre
l’avancée de l’enquête (en cours ou
à venir) relative à des actes de terrorisme ou d’espionnage. Mais tout élément tangible ayant un quelconque
rapport avec un suspect ou un agent
de l’étranger tombe automatiquement dans cette catégorie…
– Contrôle préalable devant le
juge
Les personnes faisant l’objet d’un
mandat peuvent attaquer la légalité
devant un juge qui a le pouvoir de
modifier, d’annuler ou de rendre la
décision immédiatement exécutoire.
Seuls la Cour suprême et un tribunal
spécial (FISA Court of Review) sont
habilités à examiner les recours en
appel contre la décision de ce juge
de premier niveau.
– Modifications concernant l’obligation de non-divulgation
La clause de silence n’est plus absolue. Alors que la cible d’un mandat
ne pouvait informer précédemment
que les personnes susceptibles de
faciliter l’exécution du mandat, il
devient possible à présent de consulter un avocat sans justifier de sa
démarche auprès du FBI ainsi que
toute personne appartenant à certaines catégories définies par le FBI. La
personne visée a néanmoins l’obligation de communiquer le nom de
toute personne (autre qu’un avocat)
qu’elle aurait informée si le FBI en fait
la demande.
Il était à l’origine impossible de
présenter un recours contre cette
clause de silence. Un délai d’un an
doit désormais s’écouler avant qu’un
individu puisse entamer une telle procédure. Mais il suffit qu’un membre
de l’exécutif (ministre de la Justice,
directeur du FBI) affirme que la levée
du secret risque de compromettre
la sécurité du pays ou de certaines
personnes pour que le juge suive son
avis. Si le juge estime que l’exécutif
est de mauvaise foi, et décide de donner raison au plaignant, la levée du
secret n’est jamais immédiate, car le
gouvernement se pourvoit systématiquement devant une cour d’appel
spéciale.
– La procédure des National Security Letters
Il est un moyen juridique dont
l’importance a largement été sous-estimée jusqu’à ce qu’on apprenne, fin
2005, que l’exécutif en avait fait un
usage très fréquent (30 000 par an).
Et pour cause ! Ces véritables « lettres de cachet » selon l’expression
d’Harvey et Volat permettent à l’administration de solliciter des informations sans motif particulier auprès
de personnes sur lesquelles ne pèse
aucun soupçon en s’affranchissant de
tout contrôle du juge. Lors du débat
sur la reconduction des National
Security Letters, le gouvernement fédéral a tenté de jouer au plus fin en
plaçant hors d’atteinte de ce moyen
juridique l’ensemble des bibliothèques du pays… hormis celles offrant
un accès Internet !
L’attention s’est focalisée sur ce
type de mandat à l’occasion d’une
procédure judiciaire à l’encontre du
ministère de la Justice. Un réseau proposant des services aux bibliothèques
du Connecticut auquel le FBI avait
réclamé des informations relatives
69
BBF 2006
Paris, t. 51, no 5
À PROPOS
aux usagers a mis en cause devant
la justice l’obligation de garder le secret. Le juge ayant rendu un verdict
favorable à ce réseau qui, pour respecter la règle d’anonymat, se faisait
désigner sous le nom de John Doe,
le Ministère fit appel avant de retirer
sa demande en mai 2006, c’est-à-dire
après le débat sur la reconduction de
l’USA Patriot Act.
Loi d’exception enkystée dans
le droit américain, l’USA Patriot Act
s’attache encore à préserver les apparences de la légalité. Mais on sait
aujourd’hui que l’exécutif a eu recours parallèlement à des moyens
manifestement illégaux. Depuis le
vote de reconduction en mars dernier,
l’USA Patriot Act a été éclipsé par l’affaire de la National Security Agency
(NSA) qui aurait surveillé les communications téléphoniques de millions
d’Américains avec la collaboration
de la plupart des grandes compagnies. En décembre 2005, Bush a été
contraint d’avouer qu’il avait autorisé
la NSA à surveiller les appels à l’international sans mandat. Il est manifeste
aujourd’hui que depuis le 11 Septembre, les appels domestiques ont également fait l’objet d’écoutes. Le citoyen
ordinaire n’a aucun moyen de savoir
s’il a été la cible de la NSA ni de savoir qui a eu accès aux informations
recueillies clandestinement.
Le syndicat des bibliothèques
américaines lui-même a intenté une
action en justice pour savoir si son
comité exécutif avait, comme il le
soupçonnait, fait l’objet d’une surveillance de la part d’une agence
gouvernementale.
Le 17 août dernier, un juge du Michigan a déclaré inconstitutionnel le
programme de surveillance de la NSA,
précisant notamment que le chef de
l’exécutif lui-même n’était nullement
au-dessus des lois. Le pouvoir fédéral
a évidemment fait appel, déclenchant
au passage une campagne médiatique contre le « gouvernement des
juges »…
L’Act fait en fin de compte le
jeu des censeurs de tous poils. Asphyxiée par une réduction soudaine
70
BBF 2006
Paris, t. 51,
no
5
du budget qui lui est habituellement
alloué, l’Agence pour la protection de
l’environnement (EPA) s’apprête par
exemple à fermer un grand nombre
de ses bibliothèques, ce qui devrait
contribuer à masquer les carences du
gouvernement dans ce domaine.
Mais la censure peut tout aussi
bien provenir d’un directeur de bibliothèque qui essaie d’imposer ses
vues idéologiques. En juin 2006, dans
une université catholique du Texas,
l’un d’entre eux a donné à son équipe
l’étrange consigne de résilier l’abonnement au New York Times qui venait
de publier un article sur les méthodes
peu scrupuleuses employées par la
CIA et le département du Trésor pour
examiner des comptes ou transactions financières pourtant protégés
par le secret, au motif que le journal
mettait en péril la sécurité nationale.
Face au tollé général, il fut heureusement contraint de se raviser…
Vers un Patriot Act
à la française ?
Si l’on en croit Harvey et Volat,
« ce n’est qu’une question de temps
avant que le produit patriotique
par excellence made in USA ne
s’étende » (p. 195).
C’est sans doute faire bon marché
des différences de contexte entre la
France et les États-Unis. L’élément
religieux, si déterminant outre-Atlantique d’après les deux auteurs, est
moins central dans notre pays où le
sentiment du déclin national tempère
les outrances du patriotisme. Le souvenir de l’Occupation et du régime de
Vichy freine en France la propagation
d’une « culture de la délation », alors
que les États-Unis prônent officiellement une société de vigiles. Cela dit,
on peut lire dans le Livre blanc du
gouvernement français sur la sécurité
intérieure face au terrorisme 9 qu’« en
raison de la diffusion de la menace
et de l’évolution du profil des activis9. Voir http://libertysecurity.org/IMG/pdf/
livre_blanc.pdf
tes tentés par le terrorisme, la lutte
antiterroriste ne saurait reposer sur
les seuls agents spécialisés dans cette
lutte » (p. 100).
L’un après l’autre, les pays européens se sont dotés de législations
antiterroristes sans provoquer l’émoi
du corps social. Le monde des bibliothèques n’a pas non plus manifesté
d’inquiétude particulière à l’égard de
mesures dont l’esprit n’est pas tout à
fait identique à celui de l’USA Patriot
Act. Point de loi du bâillon ni d’intervention rocambolesque dans les bibliothèques. La démarche américaine,
fortement inquisitoriale, se fonde sur
une stratégie du soupçon universel.
Sa limite réside dans la masse faramineuse d’informations résultant
du croisement de bases de données
gigantesques, ce qui fait de leur traitement une véritable gageure 10. L’approche européenne,moins holiste,est
axée sur de fortes présomptions, ce
qui permet de circonscrire le champ
des investigations. Elle ne présente
pas pour autant toutes les garanties
nécessaires.
En France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés
(Cnil), autorité administrative indépendante, a rendu un avis défavorable
par rapport à la nouvelle loi antiterroriste de décembre 2005 qui permet
la consultation des logs par la police
sans autorisation préalable du juge.
Seule « une personnalité qualifiée »
relevant du ministre de l’Intérieur est
chargée de superviser les opérations.
L’avis de la Cnil n’a cependant pas été
suivi et un recours devant le Conseil
constitutionnel a échoué.
En matière de durée de conservation des données, c’est paradoxalement l’Europe qui a montré la voie
en imposant une rétention des logs
de connexion allant de 6 à 24 mois 11.
10. Sur la contribution des bibliothèques à la
guerre contre le terrorisme, voir Brad Robison
et Greta E. Marlatt, « Libraries in the War on
Terrorism » consultable à l’adresse :
http://www.infotoday.com/online/sep06/Robison_
Marlatt.shtml
11. La protection de la vie privée est une liberté
fondamentale garantie par la convention
européenne des Droits de l’homme de 1950. …/…
U S A PAT R I O T A C T
En France, la durée a été fixée à un
an (voir le décret no 2006-358 du
24 mars 2006 relatif à la conservation
des données des communications
électroniques) 12. Les États-Unis envisagent quant à eux de faire passer le
délai légal de 3 mois à 2 ans.
Il est à souligner que certains parlementaires français ont, comme leurs
homologues américains, réclamé une
exemption pour les bibliothèques,
sans avoir gain de cause.
Aux États-Unis, à l’inverse des pays
européens, le gouvernement fédéral
s’est abstenu de légiférer, demandant
seulement aux opérateurs de communications électroniques d’enregistrer les adresses IP de leurs clients,
ainsi que les logs de connexion (date,
heure, durée de connexion). Les fournisseurs d’accès Internet sont dans
l’ensemble opposés à cette tentative
d’instrumentalisation qui les obligerait à conserver pour le compte du
gouvernement des données inutiles
du point de vue de leur activité commerciale. Le pouvoir invoque pour
sa part la lutte contre le terrorisme,
le crime organisé ou encore la pornographie infantile… Précisons enfin
que la surveillance des réseaux informatiques des universités américaines
s’étend bien entendu aux bibliothèques de ces institutions, le gouvernement fédéral faisant d’ailleurs assumer
par celles-ci les frais occasionnés.
L’obsession sécuritaire, sujette à
maintes manipulations politiques et
médiatiques, est en train de se mondialiser. L’Europe est elle aussi le théâtre d’une collusion entre les sphères
politique, militaire et marchande 13.
La coopération entre Europe et ÉtatsL’harmonisation des législations européennes
en matière de protection des données
personnelles fait en 1995 l’objet d’une directive
communautaire (1995/46/CE). Une seconde
directive (2002/58/CE) régit le transfert de
données à caractère personnel de l’UE vers des
pays tiers.
12. Texte disponible en ligne à l’adresse :
http://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/
UnTexteDeJorf?numjo=JUSD0630025D
13. Je recommande à ce sujet la lecture édifiante
du rapport de Ben Hayes, disponible à l’adresse :
http://www.statewatch.org/news/2006/apr/
bigbrother.pdf
Unis en matière de renseignement
tend à uniformiser les pratiques.
Les technologies de pointe spécialisées dans la surveillance des flux de
personnes et d’informations connaissent un essor sans précédent.Tout en
se gardant du réflexe technophobe,
les bibliothèques ont le devoir de
s’interroger sur les conséquences pratiques, morales et politiques d’évolutions qui sont à double tranchant 14.
D’après le philosophe Frédéric
Gros 15 , proche des thèses de
Foucauld, on assisterait à un glissement du concept de surveillance (qui
pose la question politique de l’obéissance du corps social à la loi) à celui
de vigilance (qui consiste à savoir ce
que fait ou ne fait pas un individu en
fonction de normes).
La modernité politique naît avec la
possibilité de s’autodéterminer avec,
comme corollaire, le développement
irréversible de l’individualisme. Nous
entrons dans une ère où l’organisation de l’autosurveillance permet au
pouvoir de récupérer une part de
l’emprise à laquelle il semblait avoir
définitivement renoncé, avec la participation active des individus euxmêmes. Comme la « guerre contre
le terrorisme », la surveillance est un
processus sans fin, uniquement destiné peut-être à perpétuer l’illusion
d’une maîtrise, comme le suggère un
personnage d’un roman 16 de John
Updike : « […] Ils veulent nous signifier qu’ils ne restent pas assis les
bras croisés sur le pactole de nos impôts. Ils veulent nous signifier qu’ils
maîtrisent la situation. Mais c’est
faux. » Il n’est en effet guère certain
que l’USA Patriot Act eût empêché les
attentats du 11 Septembre.
Tout système de prévention survalorise en outre le risque qu’il se
donne pour mission d’empêcher, si
bien qu’il finit par se muer en système de suggestion.
14. Voir, par exemple, la problématique liée aux
puces RFID à l’adresse : http://www.rsasecurity.
com/rsalabs/node.asp?id=2115
15. Voir : États de violence : essai sur la fin de la
guerre, Gallimard, 2006.
16. Terrorist, op. cit., p. 32.
Un combat inégal
L’administration présente le débat
sous la forme d’un dilemme. Il s’agirait de choisir entre sécurité et vie
privée. Dans le meilleur des cas, elle a
recours à la métaphore de l’équilibre
entre sécurité et liberté, confuse et
dépolitisante qui masque la question
de fond, à savoir la « signification des
exceptions introduites par rapport
aux attentes normales de liberté,
d’égalité, de démocratie et d’État
de droit dans la vie politique moderne 17 ». Le plus inquiétant est sans
doute que le combat s’avère inégal :
« Certaines perceptions de dangers
immédiats ont mené à l’érosion du
libéralisme et de la démocratie à
d’autres moments de l’histoire européenne. En outre, un décalage croissant apparaît clairement entre les
capacités organisationnelles vouées
à la sécurité à l’échelle globale, et les
ressources de plus en plus fragmentées pouvant être mobilisées pour
maintenir les libertés dans des conditions démocratiques 18. »
L’USA Patriot Act dépasse de loin
le cadre des bibliothèques. Mais c’est
néanmoins à un changement radical
de point de vue que celles-ci sont
soumises dans le domaine de la sécurité. Pour s’en persuader, il suffit de
rappeler les paroles de John Berry III,
rédacteur en chef du Library Journal, il y a cinq ans à peine : « Si votre
bibliothèque ne comporte pas de
failles dans sa sécurité, c’est vraisemblablement qu’elle ne remplit
pas sa fonction 19. »
Juin 2006
17. Voir Cultures & conflits, no 61, disponible à
l’adresse :
http://www.conflits.org/document2033.html
18. Ibid.
19. « If your library is not ”unsafe”, it probably
is not doing its job », cité dans Jan Ristarp,
« Libraries and Intellectual Freedom », discours
prononcé lors de la conférence « De la littérature
à la politique – de la politique à la littérature »,
Copenhague, 10-11 novembre 2000, disponible
à l’adresse :
http://www.ifla.org/faife/papers/others/ristarp.htm
71
BBF 2006
Paris, t. 51, no 5