Document III - The Ghost Writer Paul Beaucage

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Document III - The Ghost Writer Paul Beaucage
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POSSIBLES, HIVER 2012
THE GHOST WRITER
Les dessous sordides de la réalité politique
Par Paul Beaucage,
Compte tenu que, depuis quelque temps, Roman Polanski défraie beaucoup plus la chronique
des faits divers que l’actualité cinématographique, on ne savait guère à quoi s’attendre en allant
visionner The Ghost Writer, une adaptation d’un roman à succès de l’ancien journaliste Robert
Harris. D’autant plus que Polanski en a supervisé le montage dans des conditions fort difficiles,
étant détenu en Suisse alémanique avant d’avoir réussi à achever son film. Or, il nous apparaît
indéniable que le réalisateur de Rosemary’s Baby (1968) jouit d’une réputation assez surfaite en
raison de l’espèce de culte que lui vouent encore de nombreux cinéphiles inconditionnels ainsi
qu’une certaine presse soi-disant moderniste. Cela dit, on ne saurait affirmer sérieusement que
les dernières oeuvres polanskiennes ont impressionné une critique exempte de complaisance
ou des observateurs soucieux de remarquer autre chose, au sein d’une création
cinématographique, que des audaces stylistiques propres à un metteur en scène. Ainsi, The
Pianist (2002) - malgré l’interprétation exceptionnelle d’Adrien Brody de même que la récolte
de moult récompenses artistiques - et Oliver Twist (2005) - malgré le savoir-faire du réalisateur ne témoignaient pas d’une vision du monde transcendante de la part de Polanski. Au
demeurant, le cinéaste n’est pas parvenu, à travers ces films, à s’éloigner des sentiers battus
que d’autres – tels Andrzej Munk, Alain Resnais, David Lean et même Carol Reed - avaient su
éviter avant lui. De manière honnête, on peut affirmer qu’en dépit de certains succès
commerciaux qu’il a remportés au fil du temps (Chinatown [1974], Tess [1979]), Roman Polanski
n’est jamais devenu le cinéaste que plusieurs pressentaient en lui après la réalisation de son
chef-d’oeuvre : Le couteau dans l’eau (1961). N’empêche qu’il peut encore nous surprendre...
Comme le suggère son titre, le film de Roman Polanski relate l’histoire d’un nègre ou écrivain
anonyme, qui se voit offrir un extraordinaire montant d’argent pour récrire les mémoires
d’Adam Lang, l’ancien premier ministre de Grande-Bretagne, un homme tombé en disgrâce
suite aux ratés relatifs à la guerre américano-britannique en Irak. Cependant, pour s’acquitter
de cette tâche, l’écrivain fantôme doit se rendre aux États-Unis afin de mettre la main sur le
manuscrit original desdits mémoires et rencontrer l’ancien chef d’état. Ce dernier, qui apparaît
comme un homme imbu de lui-même et nullement porté sur l’autocritique, espère vivement
que la rédaction d’un tel ouvrage lui permettra de redorer son blason. Mais l’entreprise dans
laquelle se lance l’écrivain fantôme n’engendrera pas les résultats escomptés par les deux
hommes.
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Un film de politique-fiction
Malgré quelques concessions faites au profit d’un certain cinéma commercial avec lequel le
réalisateur a constamment flirté au fil des ans, The Ghost Writer se révèle sans doute le meilleur
film de Polanski depuis la lointaine réussite, dans un tout autre registre, du surréaliste Le
locataire ([1976] d’après Le locataire chimérique [1964] de Roland Topor). Mêlant constamment
l’esprit satirique et l’humour noir à une intrigue dramatique, l’absurde au sérieux, le cinéaste
parvient dans le cas présent à tracer un portrait particulièrement corrosif du monde politique
occidental et de ses principaux représentants. Curieusement, plusieurs observateurs ont
considéré le film de Polanski comme un simple drame policier ou un thriller – dans la lignée des
décevants Frantic (1988) et The Ninth Gate (1999). Or, à notre avis, il s’agit-là d’une regrettable
méprise : le long métrage de Polanski s’inscrit bien plus dans le domaine du récit de politiquefiction, aux accents fantastiques, que dans celui du polar, lequel lui est subordonné.
À nos yeux, la narration de l’oeuvre met continuellement en relief des composantes
sociopolitiques, traduisant les rapports de force qui existent dans le monde contemporain tout
en admettant la dimension imaginaire, fictionnelle d’une telle démarche. Les questions
d’actualité relatives à la gouvernance des différents pays se situent donc au coeur du drame.
Évidemment, la manipulation médiatique constitue une des armes les plus efficaces dont
peuvent disposer les figures importantes de l’univers. Aussi assiste-t-on à une tentative de
séduction, voire de prise de contrôle de l’opinion publique par l’ancien premier ministre
britannique Lang. Toutefois, une partie significative de celle-ci s’est polarisée contre lui, ce qui
explique les rassemblements de manifestants, qui protestent contre sa présence aux États-Unis,
attendu qu’il aurait explicitement autorisé des membres de l’armée britannique à commettre
des exactions durant la guerre en Irak 10. Ainsi, Adam Lang ne trouve pas la paix en s’exilant aux
États-Unis, même s’il s’est réfugié dans une maison fortifiée sur l’île de Martha’s Vineyard : son
passé le hante. Le dégoût que de nombreux occidentaux éprouvent pour la guerre que le
président américain et son homologue Lang ont initiée contre l’Irak fait en sorte que l’un et
l’autre paraissent condamnés à perdre le combat destiné à s’assurer les faveurs de la majorité
silencieuse...
Un récit à clefs
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On sait que, dans la réalité, des soldats américains et britanniques ont effectivement torturé des prisonniers
irakiens.
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Sur le plan symbolique, Roman Polanski et son coscénariste Robert Harris ont eu l’heureuse idée
de construire un récit à clefs plutôt que de créer une intrigue comportant des êtres ayant un
rapport éloigné à la réalité. Certes, les différents symboles du film n’apparaissent pas comme
ayant un haut niveau d’abstraction, mais elles permettent au spectateur politisé de tracer les
liens qui s’imposent entre les différents personnages, voire entre les figures et l’action. Dans
cette optique, on l’aura deviné, le personnage d’Adam Lang symbolise un avatar de l’ancien
premier ministre britannique Tony Blair, Ruth Lang représente le personnage de Sherry Blair,
l’écrivain fantôme représente le citoyen ordinaire qui n’est guère féru d’interrogations
politiques et souhaite surtout assurer son bien-être matériel. Pour sa part, l’opposant politique
John Maddox symbolise George Galloway, un ancien député travailliste qui a dénoncé vivement
les politiques pro-américaines et néolibérales du gouvernement de Tony Blair. On assiste même
brièvement à l’apparition télévisuelle d’un (stéréo)type représentant l’ancienne secrétaire
générale des États-Unis Condoleeza Rice, qui prend caricaturalement la défense d’Adam Lang,
lorsque le Tribunal international de La Haye décide d’instituer une enquête par rapport aux
allégations selon lesquelles Adam Lang aurait explicitement ordonné que l’on torture des
citoyens britanniques, dans le cadre de la guerre en Irak. Avouons-le : dans ce cas, la caricature
se confond presque avec le personnage réel !
Évidemment, le cinéaste prend un certain recul par rapport à la réalité dans la mesure où l’on
sait que, contrairement à Adam Lang, Tony Blair ne subira jamais une enquête du Tribunal pénal
international de La Haye concernant le rôle qu’il a joué par rapport à la Guerre en Irak. De
même, il apparaît clair que le personnage de Ruth Lang est autrement plus intelligent et plus
rusé que ne l’est Sherry Blair. Toutefois, le cinéaste évite de trop s’éloigner d’une nécessaire
vérité politique, qui sert de référent au spectateur et à lui-même... Faits à signaler : il y a deux
grands absents, physiquement parlant, dans le récit de Polanski : l’ancien président des ÉtatsUnis, qui représente le très impopulaire George W. Bush, et Macara, qui représente David
Christopher Kelly, un ancien scientifique ayant travaillé pour le gouvernement britannique (au
Ministère de la défense), que l’on a retrouvé mort au sein d’un bocage, dans des circonstances
troublantes. Pour ce qui est de George W. Bush, le cinéaste lui règle péremptoirement son
compte en nous faisant entendre un quidam, qui se réfère à lui en évoquant le cas «du crétin de
la Maison blanche», par rapport auquel les gens n’entretenaient aucune attente en raison de sa
médiocrité manifeste. Cela s’oppose au mystère qui entoure les agissements d’Adam Lang, alias
Tony Blair, lequel paraissait avoir autrement plus d’envergure que son homologue états-unien.
Quant au personnage de Macara, qui a assumé le premier la fonction d’écrivain fantôme, il
habite l’intrigue du début à la fin en vertu de son ascendant moral ainsi que du sort tragique
qu’il a connu. D’une certaine façon, il s’impose comme le guide spirituel du protagoniste du film
et le double de celui-là puisqu’à travers l’enquête du jeune homme, le disparu revit. Cependant,
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cette «résurrection» entraînera des conséquences accablantes pour le nouveau prétendu scribe
de Lang - d’une certaine façon, Macara le vampirise. On ne saurait découvrir des secrets d’état
et menacer les responsables de ceux-ci sans mettre sa propre vie en danger !
La quête de la vérité et les mystères diaboliques
Dans ces circonstances, on ne s’étonnera pas de constater que Roman Polanski renoue avec
certains de ses thèmes caractéristiques, tels la théorie du complot et le satanisme. Assez tôt,
dans le film, l’hypothèse d’une conspiration fomentée par quelque organisme occulte est
soulevée par le nègre lorsque des voleurs le dépouillent d’un manuscrit anonyme que lui avait
confié un représentant de la maison d’édition, qui l’a mis sous contrat pour récrire les mémoires
d’Adam Lang. Cette mésaventure pousse même l’écrivain fantôme à remettre très brièvement
en question sa collaboration avec Lang. En outre, le culte du secret qui entoure le contenu du
manuscrit original rédigé par Macara renforce cette hypothèse, poussant le nègre à mener sa
propre enquête afin de découvrir les mystères qui se rattachent à la gouvernance de Lang. La
saisie inopinée d’une série d’indices lui facilitera la tâche, mais il se trouvera rapidement
dépassé par la tournure des événements... N’empêche que la curiosité qu’il éprouve par rapport
à la signification politique des gestes d’Adam Lang traduit sa volonté de démystifier une histoire
éminemment énigmatique. Un peu comme le protagoniste du magnifique Monsieur Klein
(1976) de Joseph Losey, l’écrivain fantôme délaisse toute forme de prudence pour tenter
d’éclairer le mystère dont il a subitement pris conscience et qui dépasse son cheminement
individuel. D’une certaine manière, il cherche à devenir le maître d’un récit autrement plus
palpitant et profond que celui qu’il doit écrire...
Le poète Charles Baudelaire a déjà écrit qu’une des principales ruses du diable consistait à nous
faire croire à nous, pauvres humains, qu’il n’existait pas. Or, dans The Ghost Writer, Polanski
n’hésite pas à représenter des personnages ayant signé un pacte avec le diable sans avoir pris
réellement conscience de ce phénomène. Dans cette perspective, on découvrira peu à peu
qu’Adam Lang a agi d’une manière machiavélique pour s’assurer de garder le pouvoir durant
plusieurs années. Évidemment, le récit monotone d’Adam Lang ne comporte en lui-même
aucune révélation éclairante à ce sujet. Toutefois, comme le nègre Macara a procédé à une
première réécriture du manuscrit avant de mourir, l’actuel écrivain fantôme et d’autres
personnages du film entretiennent la conviction que Macara a fait de cette mouture un
document à clefs, un ouvrage contenant des informations encodées, lesquelles traduiraient les
manoeuvres illicites et immorales de Lang. En d’autres termes, Polanski, à la manière d’un Alain
Robbe-Grillet dans Un bruit qui rend fou (coréalisateur, Dimitri de Clercq, 1995), met en boîte
«un récit à clefs dans le récit à clefs» et fait coïncider l’élucidation du mystère du film avec celle
de l’énigme du manuscrit de Macara, le premier écrivain fantôme. Mais la quête de vérité du
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jeune nègre débouchera sur une constatation funeste : l’homme sort toujours perdant de ses
pactes diaboliques. Est-ce à dire qu’il s’en tirerait mieux en se montrant fidèle aux
enseignements divins ? Nullement, puisque l’oeuvre de Polanski nous révèle qu’il n’y a pas de
justice sur terre et qu’il n’existe rien de plus hypothétique que la croyance en la notion de
providence.
Une esthétique opportune et révélatrice
La mise en scène de Roman Polanski est très adroite puisqu’elle ne tombe jamais dans les pièges
que le cinéaste dénonce. Ainsi, il a recours à une esthétique beaucoup plus sobre, nettement
moins flamboyante que par le passé (à l’opposite des racoleurs Pirates [1986] et Frantic,
notamment). Pourtant, cela ne signifie aucunement que Polanski a bâclé sa réalisation, loin de
là. Ses plans sont fort bien composés et on reconnaît la griffe singulière du réalisateur dans la
plupart d’entre eux. Comme le film met en relief de nombreux faces-à-faces et comporte de
multiples ramifications dramatiques, le réalisateur n’abuse pas de la continuité de certaines
séquences, ayant volontiers recours au procédé éprouvé du champ-contre-champ. Cependant, il
sait éviter toute forme de banalité en donnant à cette figure un relief saisissant. La
photographie de Pawel Edelman, qui avait déjà collaboré aux réalisations de The Pianist et
Oliver Twist, appréhende avec fermeté les personnages du film et le décor dans lequel ils
évoluent. Au niveau de la lumière filmique, Edelman et Polanski privilégient des éclairages assez
ternes et des couleurs froides pour souligner le caractère inhumain du monde politique. Sachant
entretenir un certain suspense, Polanski se sert très finement des coupes franches ainsi que du
montage rapide afin de traduire concrètement les angoisses ressenties par son protagoniste.
Une des séquences qui témoignent le mieux de l’habileté du metteur en scène et de son
directeur de la photographie, voire de leur brillante complicité, demeure celle de l’exécution
d’Adam Lang – passage qui n’est pas sans évoquer le tristement célèbre assassinat du président
américain John F. Kennedy. Utilisant habilement des cadrages serrés, insolites et des images
signifiantes, Polanski et Edelman nous montrent deux meurtres avec une précision quasi
documentaire. Cette séquence est à ce point maîtrisée qu’on a un instant l’impression d’assister
à un double attentat en direct. N’empêche que la concision des plans est telle que l’on saisit
avec aisance l’évolution du drame. Du reste, Polanski réussit à éviter de filmer cette scène de
manière sensationnaliste, s’écartant de la voie de la facilité dans laquelle se complaisent
déplorablement tant de caméramans oeuvrant pour des grands réseaux de télévision mondiaux.
La multiplicité de points de vue qu’il traduit favorise l’assimilation de l’action ou la perception
synthétique du spectateur. De manière indirecte, le cinéaste procède aussi à une dénonciation
du voyeurisme médiatique.
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Un esprit ludique
En ce qui a trait à la bande sonore du film, elle se révèle clairement moins élaborée que celles
des plus belles réussites de Polanski (Le couteau dans l’eau, Repulsion [1965] et Cul-de-sac
[1966]). Cependant, la qualité du dialogue du film, alliée à la ponctuation ironique de la musique
d’Alexandre Desplat, permet au cinéaste de créer un espace sonore qui se situe au diapason de
la bande-image et de la narration. Desplat – qui a récemment signé des partitions sirupeuses
(notamment celles de Largo Winch de Jérôme Salle, Coco avant Chanel [2009] d’Anne Fontaine)
- renoue avec la veine ludique, subversive qui émerge de ses superbes collaborations avec le
cinéaste franc-tireur Karl Zéro (coréalisateur, Bernard Faroux, Le tronc [1993]) et le fort
perspicace Jacques Audiard (Un prophète [2009]). Du reste, le cinéphile quelque peu mélomane
ne manquera pas de se réjouir du fait qu’Alexandre Desplat n’a rien perdu de son habileté en
participant à des entreprises de pur divertissement. Il faut toutefois souhaiter que cet artiste
doué ne dissipe pas ses capacités en tombant dans les rets des sirènes du cinéma commercial.
Par ailleurs, il importe de souligner que le réalisateur a le mérite de ne pas prendre son intrigue
trop au sérieux. À l’instar d’un Raoul Ruiz dans Trois vies et une seule mort (1996), il assume
pleinement les rebondissements rocambolesques de la narration, sachant les investir d’un sens
précis et d’un humour libérateur. Selon Roman Polanski, il n’apparaît pas vraiment important
que la fiction cinématographique soit tout à fait conforme à la réalité ou qu’elle imite la nature :
le réalisateur est surtout désireux qu’elle corresponde à une certaine idée que l’on se fait du
monde politique qui nous entoure, voire qu’elle réponde à des questions prépondérantes. Ainsi,
Polanski n’hésite pas à verser dans le cynisme le plus draconien pour dénoncer les magouilles
des politiciens ou ex-politiciens, des personnages médiatiques ou des organismes puissants, qui
déterminent l’ordre du monde. Mais peut-on lui donner tort d’entretenir un tel point de vue
dans un contexte sociopolitique où l’ex-premier ministre de la Grande-Bretagne, Tony Blair, et
l’ancien adjoint du secrétaire général des États-Unis, Paul Wolfowicz, ont publiquement reconnu
avoir utilisé un prétexte afin de tromper le monde entier et de déclencher une guerre
américano-britannique contre l’Irak ? Assurément pas. Cela dit, en évitant de tracer des
analogies trop appuyées entre la réalité quotidienne et sa singulière intrigue, Roman Polanski
empêche son oeuvre de sombrer dans le réductionnisme du film à thèse. Le réalisateur
privilégie plutôt la cohérence interne de son propre univers, ce qui renforce beaucoup la portée
de son allégorie.
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Une direction d’acteurs impeccable
Malgré les nombreux aléas de la carrière cinématographique de Polanski, ce dernier se révèle
encore aujourd’hui un directeur d’acteurs de premier plan. Cela explique que le jeune Ewan
McGregor offre ici une performance adéquate, une des plus significatives de sa carrière, pour
camper le personnage de l’écrivain fantôme. Son absence de cabotinage, l’intériorisation de ses
émotions le rapprochent considérablement du citoyen ordinaire, lequel peut aisément
s’identifier à lui. En ce qui concerne le mésestimé et polyvalent Pierce Brosnan, qui interprète le
rôle d’Adam Lang, il sait jouer de son charisme, de son image de beau garçon veillissant pour
dévoiler au spectateur averti les limites propres aux mécanismes de la séduction. De cette
façon, il tourne volontiers le dos aux personnages de James Bond (The World Is Not Enough de
Michael Apted [1999] et Die Another Day [2002] de Lee Tamahori) et de Remington Steel
(Remington Steel de Robert Butler et Michael Gleason, série télévisée [1982-1987]), lesquels lui
ont pour un temps valu les feux de la rampe. En outre, sa composition évoque avec à-propos les
difficultés inhérentes aux lendemains de l’adulation et du vedettariat pour tout être humain.
Cependant, McGregor et Brosnan se font indubitablement voler la vedette par une interprète
tout à fait exceptionnelle, dont il faudra suivre le cheminement cinématographique avec un vif
intérêt : elle se nomme Olivia Williams et elle incarne le personnage de Ruth Lang. Cette actrice
de solide formation théâtrale – qui a rehaussé, par son éclatante présence, des films aussi
quelconques que The Postman (1997) de Kevin Costner et X Men : the Last Stand (2006) de
Brett Ratner – réussit à nous offrir une des plus remarquables prestations qu’il nous ait été
donné de voir au cours des dernières années. Son jeu maîtrisé, souple, nuancé – s’inscrivant
dans la lignée d’interprètes aussi talentueuses que Vivian Leigh, Maggie Smith et Vanessa
Redgrave - lui permet de camper un personnage complexe, ambigu, qui se situe à des annéeslumière de l’image de la potiche accompagnant trop souvent le politicien de prestige. Le plus
grand mérite de la composition de l’actrice consiste à ne pas laisser entrevoir trop rapidement
la part de machiavélisme que comporte son personnage. A priori, Ruth Lang semble représenter
une femme de tête qui s’est sacrifiée pour assurer la réussite sociale de son mari. Toutefois, a
posteriori, on découvre qu’elle constitue l’élément dominant de la relation de couple qui l’unit à
Adam Lang. D’où la révélation, pour le héros et le spectateur, du côté sombre de sa
personnalité.
En ce qui a trait aux seconds rôles du film, on aurait tort de minimiser les contributions des
populaires Kim Cattrall (une des vedettes de la série télévisée Sex and The City de Darren Star,
1998-2004) et James Belushi (Wag the Dog de Barry Levinson, 1997) qui, s’ils ne s’écartent
jamais beaucoup de leurs performances habituelles, ne détonnent jamais par rapport à l’esprit
général de la narration. Cattrall campe avec un aplomb suprenant le personnage d’Amelia Bly, la
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maîtresse-intendante d’Adam Lang, laquelle donne un vernis de respectabilité à sa fonction
officielle et dissimule avec adresse sa fonction officieuse. Néanmoins, l’écrivain fantôme ne
manquera pas d’être informer de la nature profonde de la relation qui unit Amelia à Adam
Lang... En ce qui a trait à Belushi, il insuffle à John Maddox une conviction et une force tranquille
qui siéent parfaitement à un tel personnage. Cela dit, il importe encore davantage de souligner
la contribution hors pair du vétéran comédien Tom Wilkinson, qui campe avec une sobriété
exemplaire le personnage de Paul Emmett, un respecté professeur d’université dissimulant avec
maladresse son identité d’agent de la CIA. Cet acteur aguerri, que l’on avait remarqué dans Girl
With a Pearl Earring (2003) de Peter Webber et Cassandra’s Dream (2008) de Woody Allen,
donne une indispensable étoffe à un personnage particulièrement trouble. Enfin, mentionnons
la présence en caméo du très chevronné Eli Wallach, qui campe avec conviction le rôle d’un
habitant anonyme de l’île de Martha’s Vineyard. Le refus de toute ostentation qui caractérise
l’acteur nonagénaire, dans la brève séquence où il se manifeste, traduit avec éloquence le haut
degré d’implication des différents interprètes dans l’entreprise de Roman Polanski. Voilà qui
contraste heureusement avec le laisser-aller que l’on déplorait au niveau de la distribution et de
l’interprétation d’une oeuvre comme Bitter Moon (1992), par exemple.
Quelques faiblesses narratives
Parmi les rares lacunes qui caractérisent The Ghost Writer, il importe d’en souligner deux
auxquelles nous n’avons pas été insensibles. D’une part, Roman Polanski ne rend pas toujours
probante la quête de vérité à laquelle prend part l’écrivain fantôme et d’autre part, il ne crée
pas un espace fantastique aussi démystificateur qu’on aurait pu le souhaiter. Sur le plan
individuel, on voit le protagoniste du film, un jeune homme sans prédisposition particulière
pour l’aventure ou les enjeux planétaires - d’un naturel plutôt ordinaire - se lancer dans une
quête effrénée de vérité humaine et politique, qui met rapidement en péril sa propre existence.
Toutefois, on n’est jamais témoins des doutes qu’il pourrait entretenir par rapport à la
progression de son enquête, ni envers les risques qu’il encourt. Or, on aurait aimé que le
personnage du nègre balance davantage entre le vrai et le faux, entre le goût du risque et la
nécessité de la prudence. Malheureusement, depuis l’époque révolue du Couteau dans l’eau et
de Repulsion, Roman Polanski ne s’intéresse guère à la psyché de ses personnages au-delà d’un
certain seuil. Il préfère jouer sur leur typologie et créer une relation dialectique entre eux, de
manière à engendrer différents concepts ou impressions dans l’esprit du spectateur. En
l’occurrence, le corollaire de ce choix consiste à nous montrer un espace surréel nettement trop
limité pour être significatif. Conscients des considérations sociopolitiques propres au récit de
Polanski, nous ne nous attendions pas à ce qu’il orchestre une réprésentation onirique aussi
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extravagante11 que celle de The Fearless Vampire Killers 12 (1967). Néanmoins, dans le cas
présent, les brèves incursions qu’il fait dans le monde surnaturel ne nous permettent pas de
mieux appréhender la réalité, ni de découvrir de grandes vérités philosophiques. Cependant, il
importe de se montrer équitable envers le metteur en scène : ces quelques faiblesses sont bien
négligeables par rapport aux fort appréciables qualités esthétiques et dramatiques du film. Au
demeurant, le cheminement du protagoniste rejoint tellement les préoccupations éthicopolitiques de chacun d’entre nous qu’il serait préjudiciable de s’en désintéresser.
Une conclusion saisissante
Certains observateurs ont déploré que Roman Polanski n’ait pas recours à un dénouement
narratif plus réaliste que celui qui caractérise The Ghost Writer. Pourtant, selon nous, cette
alternative se révèle des plus cohérentes, dans la mesure où Polanski n’hésite pas à s’affranchir
des règles du réalisme ou du naturalisme pour suggérer l’existence d’un monde fondamental,
situé au-delà des apparences. Le cas échéant, il parvient à créer un truculent crescendo
dramatique, qui permet au spectateur de devenir le complice de la conclusion de l’enquête
policière que mène le nègre. Sur le plan stylistique, on ne manquera de goûter les mouvements
de caméra et les ruptures de ton audacieux du réalisateur, qui procède à une dénonciation en
règle des mises en scène et de l’hypocrisie propres au monde politique. Celui-ci affiche d’ailleurs
sans pudeur une façade de respectabilité afin de dissimuler les comportements les plus vils.
Évidemment, cette représentation ironique du clinquant social contraste radicalement avec la
sobriété esthétique dont Roman Polanski avait fait preuve jusque-là. Toutefois, elle n’altère en
rien l’homogénéité du propos et insuffle une touche de surréalisme, de baroque pertinente au
film de politique-fiction.
Refusant de s’effacer pour donner le champ libre à la version officielle des faits, l’écrivain
fantôme profite du lancement posthume des mémoires de Lang (dans un hôtel de luxe) pour
laisser savoir aux responsables des mensonges et des meurtres politiques dont il a connaissance
qu’il n’est pas dupe de leurs machinations. Il va sans dire que cette révélation le rend
particulièrement dangereux aux yeux de l’établissement politico-policier américanobritannique, qui juge fort urgent de l’éliminer, ce qui se produira dans la dernière séquence du
film. On remarquera que Polanski situe la scène de l’assassinat du nègre – qu’il a fréquemment
annoncée à travers son intrigue - dans le domaine du hors-champ du film. Pourquoi ?
Simplement pour révéler au spectateur que les élites policières agissent dans l’ombre afin de
cacher (une fois de plus !) la vérité au grand public. De manière précise, on assiste au départ de
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Dans l’univers de Roman Polanski, ce terme n’a rien de péjoratif.
Ce film particulièrement parodique s’intitule aussi : Pardon me, but your teeth are in my neck.
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l’hôtel de l’écrivain fantôme, puis on voit une voiture non-identifiée se diriger précipitamment
vers lui et on l’entend heurter le jeune homme de plein fouet : le protagoniste n’échappera pas
à son destin. Les dernières images du long métrage nous montrent l’action inexorable du vent,
qui disperse avec violence les pages du manuscrit de Macara : elles cessent progressivement
d’exister comme élément de preuve incriminant par rapport à l’organisme opaque, tentaculaire
que constitue la CIA, ainsi qu’à ses agents Ruth Lang et Paul Emmett. L’épilogue abrupt de la
narration donne au titre de l’oeuvre tout son sens puisqu’on constate que l’écrivain fantôme, en
plus d’être une figure non-reconnue, devient un auteur qui n’a pas d’existence réelle, un être
(du passé) qui hante notre conscience de spectateur sans que l’on soit en mesure de lui venir en
aide... Cette déduction décapante, iconoclaste et satirique évoque, à travers le prisme du
cinéphile - dans la mesure où l’humour représente un rempart contre le désespoir - les
dénouements de films comme Wag the Dog de Barry Levinson et Le couperet (2005) de CostaGavras, lesquels dénoncent avec virulence le système de valeurs des sociétés capitalistes
occidentales, avec ses «gagnants» et ses «perdants». Néanmoins, Roman Polanski est un
metteur en scène plus talentueux que ses homologues : aussi parvient-il à offrir au spectateur
une représentation du monde politique plus maîtrisée et plus polysémique que celles de ces
deux réalisateurs contestataires.
Tout bien considéré, il faut souhaiter que Roman Polanski renoue avec le film de politiquefiction dans un avenir rapproché puisqu’il paraît s’être départi pour de bon des lamentables
facilités qui sabotaient les élans de The Death and the Maiden (1994), une adaptation
malhabile, voire poussive d’une pièce surestimée d’Ariel Dorfman... À n’en point douter,
l’univers proposé par Robert Harris lui est beaucoup plus propice, sur le plan créatif, que ses
collaborations relativement récentes avec les scénaristes Gérard Brach (Pirates, Bitter Moon) et
John Harwood (The Pianist, Oliver Twist), lesquelles ne favorisaient pas vraiment le
renouvellement de la vision du monde du réalisateur d’origine polonaise. Dans le meilleur des
cas, elles lui permettaient d’effectuer des incursions dans des univers auxquels il s’adaptait sans
jamais les transfigurer vraiment. Au contraire, Polanski s’est pleinement investi dans The Ghost
Writer lequel, au-delà du simple divertissement, facilite notre compréhension d’un monde
politique que nous avons tendance à méconnaître et alimente notre méditation sur la nature
humaine. Cela dit, il semble que les conditions de travail, les moyens financiers, techniques, que
lui ont procurés les réputés producteurs Robert Benmussa et Alain Sarde lui ont convenu au
plus haut point 13. Puisqu’il a recouvré sa liberté de mouvement depuis un certain temps, il n’en
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Précisons que ces deux producteurs ont déjà proposé, en 2007, un budget de 130 millions de dollars à Roman
Polanski pour réaliser le film-catastrophe Pompeii, d’après un autre roman de Robert Harris. Toutefois, le projet a
avorté en raison de la grève des scénaristes de Hollywood.
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tient donc qu’à Roman Polanski de prouver qu’il ressent suffisamment de passion envers son
métier pour créer une autre oeuvre d’un tel niveau !