« Traces pour synopsis » Ceux qui connaissent le travail artistique

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« Traces pour synopsis » Ceux qui connaissent le travail artistique
« Traces pour synopsis »
Ceux qui connaissent le travail artistique de François Morel
pourront être désorientés face à l’exposition qu’il propose pour
l’espace de la Centrifugeuse à Pau. Qui n’a pas souffert ignore le
bonheur
est
spécialement
un
ensemble
pour
de
pièces,
l’occasion.
sans
titres,
Habituellement,
le
produites
travail
de
l’artiste s’inscrit anonymement dans la ville où il y dissémine des
phrases,
des
pensées
politiques
et
subversives
en
lien
avec
l’actualité, dont le but est d’interpeller le passant et de l’amener
à réfléchir sur ce qui l’entoure. Leur caractère éphémère et leur
instantanéité
imposent
photographique
afin
de
d’en
les
fixer
garder
grâce
à
l’outil
ultérieurement
une
vidéo
et/ou
marque,
un
souvenir. L’œuvre ainsi documentée se compose ensuite par les traces
de
ces
actions
urbaines.
Avec
Qui
n’a
pas
souffert
ignore
le
bonheur, l’artiste explore une autre veine de son travail, moins
politique et plus « poétique » comme il le formule lui-même, mais
qui a toujours trait à cette idée de trace, devenue le « moteur »1 de
ses récents projets.
Le titre de l’exposition reprend la phrase d’un tatouage inscrit
sur le dos d’un homme ; le cliché photographique le représentant
fait partie d’un ouvrage réunissant des images de bagnards (ou d’exdétenus) tatoués2. En prison, l’un des seuls espaces pour inscrire sa
mémoire
sorte
demeure
son
propre
d’extérioriser
fragile,
puisqu’il
importante
pour
corps.
l’enfermement,
disparaît
souligner
avec
Le
tatouage
il
le
est
corps.
l’omniprésence
de
permet
néanmoins
Cette
la
en
une
quelque
marque
précision
question
de
est
la
mémoire et de la trace dans l’exposition.
Les autres éléments à partir desquels l’artiste a choisi de
travailler sont des cœurs gravés sur des troncs d’arbres, laissés
par une personne, ou un couple, à un moment précis de son histoire,
dans le dessein de mettre à nu ses sentiments amoureux. Vifs au
1
Interview de François Morel par Anne Souverbie, mars 2004.
Jérôme Pierrat et Éric Guillon, Le tatouage à Biribi /Les vrais, les
durs, les tatoués, Clichy :
Éditions Larivière, 2004.
2
départ, ils deviennent, à l’instar du tatouage, une cicatrice sur
l’écorce blessée, qui peu à peu reforme cette peau entamée. Geste
violent car il meurtrit la chair de l’arbre, il n’en est pas moins
brutal pour ceux qui exposent leurs émotions. Il y a dans cet acte
une volonté d’inscrire un amour dans le temps, de marquer l’instant
heureux par un signe dont la durée de vie est parfois plus longue
que l’amour lui-même. François Morel a sélectionné cinq cœurs parmi
ceux qu’il a pu remarquer et photographier dans le parc du château
de Pau.
Il en a ensuite extrait les tracés pour les faire réaliser sous
forme
de
néons.
Ces
derniers
sont
accrochés
dans
l’exposition.
Transformer ces cœurs « végétaux » en cœurs « électriques » c’est
leur donner une deuxième vie. Leur permettre de ne pas sombrer dans
l’oubli, ou en tout cas de prolonger leur existence. La blancheur
des néons a un aspect spectral qui renvoie à des réminiscences du
passé. Le cœur devient le témoignage d’une histoire qui peut-être
n’aura plus autant d’importance ensuite pour ceux qui l’ont vécue.
C’est
ce
sur
quoi
François
Morel
nous
invite
à
réfléchir
en
réactivant des cœurs « oubliés » et en les mettant en parallèle avec
les autres œuvres présentées.
L’exposition
se
compose
également
de
quatre
vidéos
et
d’une
installation sonore. Le choix de ne pas mettre de titre aux œuvres
souligne l’idée que les pièces de cette exposition ont été pensées
comme
un
tout.
Deux
des
vidéos
sont
conçues
comme
un
diptyque.
Toutes deux représentent un mot. Le premier est « existence » écrit
avec
des
bougies
d’anniversaire
en
forme
de
lettres
de
couleurs
vives. Le mot est filmé de face, en plan fixe. La vidéo montre les
bougies se consumant, désintégrant chaque lettre et leur propre vie.
L’emploi de bougies festives et l’obscurité de la pièce soulignent
une
volonté
de
relier
l’existence
à
sa
célébration.
Cérémonie
quelque peu grave puisque lorsque le mot « existence » achève de se
consumer, la pièce se plonge dans un noir profond. Pour la seconde
vidéo, le mot « mémoire » est matérialisé par des glaçons dont la
fonte s’avère inéluctable. Elle est également filmée en plan fixe,
cette fois-ci en plongé. Les deux moniteurs sont disposés l’un sur
l’autre de façon à ce que, métaphoriquement, la chaleur des bougies
agisse
sur
la
fonte
des
glaçons.
Le
spectateur
regarde
la
« mémoire » disparaître en temps réel, le laissant face à l’évidence
même de son impuissance. Quelles traces en reste-t-il par la suite ?
Qu’est-ce qui perdure au-delà d’une vie ? La courte durée de la
vidéo
d’« existence »
et
son
éternel
recommencement
soulignent
encore plus la fragilité et la fugacité de celle-ci. Quant à la
mémoire, elle se construit autant qu’elle s’étiole avec le temps, et
si elle n’est pas fixée d’une manière ou d’une autre, elle ne peut
que s’effacer avec celui/celle qui s’éteint.
La
troisième
vidéo,
projetée
en
vis-à-vis
avec
la
quatrième
vidéo, montre un opinel planté sur un plan de travail en bois. Une
main s’en saisit, l’autre se pose à plat, doigts écartés sur la
surface. Commence alors ce jeu connu de tous : celui où l’on plante
un couteau alternativement entre chaque doigt, de plus en plus vite
et le plus rapidement possible en évitant de se blesser. Une sorte
de roulette russe en moins risqué. L’action recommence indéfiniment.
Là encore, à l’instar des cœurs gravés sur l’arbre, le geste est
violent ; l’opinel est un point commun qui les relie directement.
Mais un lien plus poétique à cette notion de hasard et de doute (qui
compose
d’une
toute
existence)
marguerite
où
la
peut
aussi
réponse
à
se
faire
avec
« il/elle
l’effeuillage
m’aime
(un
peu,
beaucoup…) ? » reste incertaine. Par cette dernière métaphore, la
vidéo se rapproche là encore des cœurs en néon et de la figuration
de l’amour.
La dernière et quatrième vidéo complète la précédente par son
rythme et la violence qu’elle influe. Contrairement aux trois autres
réalisées par l’artiste, celle-ci reprend un extrait de Kill Bill 2,
film de Quentin Tarantino (2004). On y voit une main, faiblement
éclairée,
tentant
de
briser
une
paroi
en
bois
en
la
frappant
méthodiquement à un point précis. On ne sait pas s’il s’agit d’un
entraînement, d’une tentative d’évasion ou d’un acte masochiste. La
vidéo est en boucle. La main qui s’acharne instaure une durée et
crée un malaise croissant chez le spectateur. Cette scène rappelle
certaines
Burden,
performances
Bruce
Nauman,
des
Gina
années
Pane
ou
1970-1980
Marina
où
notamment
Abramovic
Chris
utilisaient
leurs corps comme support d’expérimentation, d’endurance et de mise
à l’épreuve de la douleur.
Dernier
laboratoire
élément
photo
de
située
l’installation,
une
au-dessus
haut-parleur
d’un
ampoule
rouge
de
diffusant
faiblement un texte invite le spectateur à s’en approcher et à créer
une proximité presque intime entre le public et l’œuvre sonore. Ce
dialogue est un fragment de l’ultime conversation entre Marion Crane
(Janet
Leigh)
et
Norman
Bates
(Anthony
Perkins)
dans
Psychose
d’Alfred Hitchcock (1960). Bien qu’ils ne se connaissent pas, leur
échange aborde de façon indirecte des sentiments et un vécu très
personnels. Bates pense que tout le monde est pris à son propre
piège
dont
il
est
difficile,
voire
impossible,
de
sortir.
Selon
Marion Crane, nous entrerions aussi quelques fois délibérément dans
ces pièges. C’est ici une autre idée de l’emprisonnement qui renvoie
clairement à la folie (inconsciente) de Bates. Toutefois, extraite
de son contexte, cette séquence audio diffusée dans Qui n’a pas
souffert ignore le bonheur, éclaire chacune des œuvres sous un angle
particulier : celui de l’enfermement et de la souffrance
Si l’on regarde attentivement les œuvres proposées par François
Morel, petit-à-petit, un lien se crée entre chacune d’elles. Elles
se rapprochent de notre propre histoire et de nos propres référents,
et
font
écho
à
notre
vécu.
À
quel
piège
(nous)
sommes-nous
assujetti ? Pourquoi nous mettons-nous, intentionnellement ou non,
dans des positions critiques ?
Quel est le poids du temps et de l’expérience sur la constitution de
notre présent, aussi éphémère soit-il ?
Le titre de l’exposition Qui n’a pas souffert ignore le bonheur
provoque à son tour des interrogations. La souffrance permet-elle
l’accès
au
bonheur ?
La
souffrance
est-elle
un
faire-valoir
du
bonheur que l’on vivra ou que l’on a vécu ? Est-il nécessaire de
souffrir pour apprécier le bonheur à sa juste valeur ? Le bonheur
efface-t-il
la
souffrance,
et
inversement ?
En
résonance,
le
cinéaste Andreï Tarkovski écrit : « L’homme aspire au bonheur depuis
des millénaires, et il n’est pas heureux. Pourquoi ? Est-ce parce
qu’il ne sait pas l’atteindre, n’en connaît-il pas le chemin ? Mais
au fond, ce qui importe dans notre vie sur cette terre, ce n’est pas
d’avoir le bonheur, mais de tendre vers lui, pour l’avenir. Quant à
la souffrance, qui naît du conflit entre le bien et le mal, elle
forge et trempe l’esprit »3. La vie que Tarkovski a vécue – son exil,
loin de sa famille – explique cette philosophie et ce recul face aux
tourments de l’existence. La mémoire des instants passés était une
chose fondamentale pour Tarkovski et, à l’instar d’Antonioni, il
prit
des
paysages,
centaines
des
de
instants
polaroïds
qui
lui
pour
fixer
semblaient
des
devoir
détails,
être
des
archivés,
gardés.
La dimension du vécu et son importance est confirmée dans Qui
n’a pas souffert ignore le bonheur ; elle implique une possibilité
d’évaluer les expériences passées. La mémoire est une composante
capitale de l’œuvre de François Morel, elle y apparaît pour ainsi
dire partout en filigrane, et notamment dans l’un de ces derniers
projets intitulé memor_eyes, commencé en mars 2004, qui prend la
forme d’un blog4. Le principe de memor_eyes est simple, l’artiste met
un espace à disposition – le blog – permettant à toute personne de
partager une image (et/ou du texte) qui lui est propre et qui lui
renvoie à un souvenir, un moment précis. Ce qui importe c’est que
cette
image
soit
avant
tout
personnelle
et
évoque
un
sentiment
particulier pour celui/celle qui l’a prise et l’envoie à l’artiste.
En conservant ainsi des fragments de mémoires, il tente de souligner
la fuite du temps et l’oubli dans lequel tombent inexorablement ces
images. C’est d’une certaine manière ce qu’il faisait déjà dans son
enfance lorsqu’il raconte son souci de compter, de répertorier et de
noter des détails (trous, fissures, etc.) afin de leur donner une
existence. Actions essentielles pour lui car elles permettaient à
toutes
ces
choses
de
vivre
par
le
biais
de
la
trace
qu’il
en
laissait ; elles « auraient alors un passé, un futur, une mémoire :
elles existeraient »5.
De même, pour le projet Inventaire#01, également commencé en 2004,
François Morel classe et répertorie les objets qu’il trouve dans la
rue en quatre catégories : lieux, objets, instants et clichés. Nous
pourrions les réunir également en deux catégories distinctes : celle
des objets appartenant à d’autres (« objets » et « clichés ») et
celle des sensibilités de l’artiste (« lieux » et « instants »). Les
3
Andreï Tarkovski, dans Giovanni Chiaramonte et Andreï A. Tarkovski,
Andreï Tarkovski.
Lumière instantanée, Paris : Éditions Philippe Rey, 2006, p. 52.
4
http://fra.morel.free.fr/memor_eyes/index.html
5
Interview de François Morel par Anne Souverbie, mars 2004.
« lieux »
regroupent
des
photographies
prises
par
l’artiste
pour
conserver une image d’un élément qui a attiré son attention (fleurs,
dessin
au
sol,
graffitis,
objets
divers),
à
l’instar
des
« instants » qui se révèlent être des moments qu’il a souhaité fixer
par le médium photographique en raison de leur valeur sentimentale.
Quant aux objets appartenant à des tiers, l’artiste les recueille et
les
conserve,
leur
affectant
un
numéro
et
une
fiche
technique
rappelant notamment les conditions temporelles et spatiales selon
lesquelles ils ont été trouvés. Il crée par là même des archives
infinies.
Selon l’artiste, l’influence du cinéma est importante, voire
fondamentale, dans la construction (et la réflexion) de Qui n’a pas
souffert ignore le bonheur. François Morel a pensé cette exposition
comme une séquence de film, qui peut se lire selon le sens que l’on
désire. Les vidéos se répondent en vis-à-vis ou en diptyque, tout
comme
la
lumière
diaphane
des
néons
s’oppose
au
halo
rouge
de
l’ampoule. « Le dialogue de Psychose agit comme un "révélateur" »6.
Le spectateur ayant le choix de déclencher lui-même la diffusion de
la conversation, il reste maître de sa visite et libre d’intégrer ou
non le dialogue dans la lecture qu’il fera de l’exposition, et de
l’image mentale qui en naîtra.
Gilles Deleuze écrit d’ailleurs à propos de l’image mentale :
« c’est une image qui prend pour objets de pensée, des objets qui
ont une existence propre en dehors de la pensée, comme les objets de
perception
ont
C’est
image
une
une
existence
qui
prend
propre
pour
en
dehors
objet
des
de
la
perception.
relations,
des
actes
symboliques, des sentiments intellectuels »7. Il est intéressant de
souligner
que
selon
Deleuze,
c’est
précisément
Hitchcock
qui
introduit l’image mentale au cinéma en faisant « de la relation,
l’objet d’une image »8. Dans un cheminement de pensée proche, c’est
un
processus
souffert
6
que
ignore
l’on
le
retrouve
bonheur.
En
dans
l’installation
effet,
les
images
Qui
n’a
pas
mentales
que
François Morel, courrier électronique daté du 4 janvier 2007.
Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris : Les éditions de Minuit,
1983,
(collection « Critique »), p. 268.
8
Ibid., p. 274.
7
François Morel nous permet de (re)créer s’organisent sur le modèle
d’un synopsis de film.
La
réalité
de
notre
existence
prend
forme
au-delà
d’une
expérience de la temporalité comme autant d’images réflexives et de
traces, qui font appel à la mémoire du présent autant qu’à celle du
passé et de l’à venir.
Marie-laure Allain