Portrait LE MONDE p3 Salino
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Portrait LE MONDE p3 Salino
THEATRE Portrait Edition du 15.03.2008, page 3 Arthur Nauzyciel, exception française CAMBRIDGE (Massachusetts) ENVOYÉE SPÉCIALE, Brigitte Salino Harvard est l'université la plus riche des Etats-Unis. La plus chère, aussi : 40 000 dollars par an. A ce prix-là, les étudiants travaillent. Quand ils sortent, ils vont peu au théâtre. Ils en ont pourtant un, très bien, à deux pas des innombrables bibliothèques : l'American Repertory Theater (ART), dans Brattle Street, la rue principale de la ville de Cambridge - qui jouxte Boston (Massachusetts) -, où loge le campus. C'est un bâtiment des années 1960, avec deux salles. La plus grande accueille jusqu'au 16 mars Jules César, de Shakespeare, dans une mise en scène inédite aux Etats-Unis : celle du Français Arthur Nauzyciel, le directeur du Centre dramatique national d'Orléans. Le spectacle a été créé le 13 février. Deux jours plus tard, les critiques tombaient. Par bonheur, peut-on dire, celle du Boston Globe - le journal le plus important - n'est pas bonne. Son auteur, Louise Kennedy, reproche à Arthur Nauzyciel de se servir de Shakespeare comme d'un librettiste pour imposer sa vision, certes "hypnotique" et "stylée", mais trop éloignée de la pièce. Du coup, l'ART voit la salle se remplir des étudiants attirés par ce "young french director" qui crée l'événement. Arthur Nauzyciel est une exception française aux Etats-Unis : c'est le seul metteur en scène hexagonal invité à travailler dans le théâtre professionnel "non commercial". Le système américain n'a rien à voir avec le nôtre. Il n'y a pas de théâtre public, mais deux circuits qui se côtoient : celui du théâtre dit "commercial", dont Broadway, à New York, est le plus représentatif, et celui du théâtre "non commercial", qui regroupe les trois quarts des théâtres. En moyenne, ceux-ci touchent de l'argent public à hauteur de 5 % de leur financement. C'est le cas de l'ART. "On reçoit 50 000 dollars de l'Etat, et encore, quand on a de la chance, explique Gideon Lester, son directeur artistique. Le budget de l'ART s'élève à 9 millions de dollars, qui proviennent pour l'essentiel de fonds privés. Aux Etats-Unis, il est plus facile de trouver de l'argent pour l'art, la danse, les hôpitaux et les églises que pour le théâtre, qui vient plutôt en bas de liste. Mais nous avons la chance d'être à Boston, une ville considérée comme intellectuelle. Beaucoup de gens s'intéressent à notre travail." La liste des donateurs apparaît en bonne place dans le programme de Jules César : des "Guardian Angels" (100 000 dollars et plus), aux "Leading Players" (de 1 199 à 500 dollars). Sinon, l'ART bénéficie du soutien de l'université Harvard, à laquelle il est rattaché. Par ailleurs, le théâtre a sa propre école et une troupe permanente de cinq comédiens, ce qui est extrêmement rare aux Etats-Unis. Ces comédiens jouent dans Jules César. Parmi eux, il y a les deux premiers rôles, Thomas Derrah (César), qui en est à son cent dixième spectacle à l'ART, et Jim True-Frost (Brutus), qui fait ses débuts dans la troupe. Diplômé de la Yale School of Drama en 1980, Thomas Derrah annonce un seul film dans sa biographie, Mystic River, de Clint Eastwood (2003). Au théâtre, il a joué sur tous les fronts : Broadway (trente-sept rôles), off-Broadway, des tournées américaines et internationales, en particulier avec Alceste - un spectacle de Robert Wilson créé à l'ART et présenté à Paris en 1986. Agé de 41 ans, Jim True-Frost est présenté dans les journaux comme une "star de la télévision". Il joue dans plusieurs séries, dont une qui a beaucoup de succès, The Wire. Si vous lui demandez pourquoi il fait du théâtre, avec l'argent qu'il gagne ailleurs, il vous répond avec un grand sourire : "Je n'en gagne pas autant que je le mérite." Avec Jules César, il interprète Shakespeare pour la première fois, alors que Thomas Derrah l'a déjà beaucoup pratiqué. Quand il a rencontré ces acteurs, Arthur Nauzyciel n'a pas découvert l'Amérique. Il avait déjà derrière lui trois spectacles à Atlanta (Georgie) et à Cambridge. Etonnant parcours que celui de ce metteur en scène qui, à 41 ans, aura plus travaillé aux Etats-Unis qu'en France, où il s'est imposé dès son premier spectacle, Le Malade imaginaire ou le Silence de Molière, d'après Giovanni Macchia, en 1999. Depuis, il a monté Oh les beaux jours, de Beckett, à l'Odéon, en 2003, et Place des héros, de Thomas Bernhard, à la Comédie-Française, en 2004. Entre-temps, en 2001, Arthur Nauzyciel a été invité à mettre en scène une pièce de BernardMarie Koltès au 7 Stages Theater d'Atlanta, grâce à CulturesFrance, l'organisme chargé de promouvoir la culture française à l'étranger. "Je me débrouillais en anglais, dit Nauzyciel, et j'avais envie de retrouver ce sentiment d'étrangeté de la langue que j'éprouvais dans mon enfance, quand mon grand-père parlait yiddish. Et puis je voulais travailler à l'étranger." A Atlanta, Arthur Nauzyciel découvre "l'autre histoire de l'Amérique, celle du Sud et de l'esclavage", et choisit, en écho, de monter Combat de nègres et de chiens, de Koltès - sa première production dans un théâtre professionnel. Le succès lui vaut une tournée à Chicago, Avignon et Athènes. Trois ans plus tard et toujours à Atlanta, il met en scène une autre pièce de Koltès, Roberto Zucco, avec des élèves, cette fois. C'est cette année-là que Gideon Lester le rencontre et lui propose de venir travailler à l'ART. Boston n'est pas Atlanta. Arthur Nauzyciel voudrait y présenter L'Echange, la pièce "américaine" que Claudel a écrite quand il était consul aux Etats-Unis. Gideon Lester préfère Jules César, qui tombe bien une année électorale, mais dont il sait que son invité ne donnera pas une vision attendue. Avant de la mettre en chantier, Arthur Nauzyciel se rode, en 2007, en dirigeant les élèves de l'ART dans Abigail's Party, une pièce du cinéaste britannique Mike Leigh qui dresse une satire des banlieues de Londres bon chic bon genre, dans les années 1970. Pour l'ART, cette mise en scène, dotée d'un petit budget, est un test. Gideon Lester reste "bouche bée" (en français) quand il voit le résultat, qui remporte un grand succès public. L'ART engage alors le projet de Jules César. Avec une production exceptionnelle : 962 200 dollars, selon les critères américains qui incluent toutes les charges (salaires des personnels permanents, assurance, maintenance...). Pour Gideon Lester, l'engagement économique est à la hauteur de l'enjeu artistique : "Il y a un vrai danger à ce que les Etats-Unis soient isolés culturellement. Notre devoir est de maintenir le dialogue avec le reste du monde. C'est pour cela que nous invitons des metteurs en scène étrangers. Certains sont difficiles à faire admettre par le public, parce qu'ils ont un monde fermé. Ce n'est pas le cas d'Arthur Nauzyciel." Lequel n'en a pas fini avec son histoire transatlantique. En 2010, il devrait retourner à Atlanta pour mettre en scène Sallinger, de Koltès. Entre-temps, c'est en France que l'on verra ses productions américaines : Jules César sera présenté en 2009 ou 2010 à Orléans, où Arthur Nauzyciel va inaugurer son mandat de directeur du Centre dramatique national avec la reprise, en mai, de Black Battle with Dogs - Combat de nègre et de chiens, par quoi tout a commencé. Brigitte Salino Article paru dans l'édition du 15.03.08.