VICTOR-LÉVY

Transcription

VICTOR-LÉVY
V
Pierre Laurendeau
L’espace d’une œuvre :
de la ténèbre à la lumière
ictor-Lévy Beaulieu n’a pas fait qu’écrire des livres; il a, avant
tout, écrit une œuvre par laquelle il espérait trouver le meilleur
de lui-même, et tant mieux si d’autres allaient s’y retrouver à
leur tour. Après des décennies d’écriture et plus de 80 ouvrages, il est
bon de mesurer l’ampleur de cette œuvre.
À mesure que l’on entre dans l’œuvre, on découvre non seulement
toutes les couleurs de la québécitude, mais aussi un homme qui
cherche à faire le tour de ce que l’être humain a fait de lui-même, afin
de le conduire à la liberté et à l’amour. Le projet que l’écrivain s’était
donné – rendre le cycle de La vraie saga des Beauchemin dans toutes ses
grosseurs – est tout simplement grandiose.
Pierre Laurendeau enseigne la philosophie au cégep.
Depuis plusieurs années, il s’intéresse aux liens existant
entre sa discipline et la littérature. Il a publié un essai et deux
romans philosophiques dans le cadre d’une pratique de
philosophie avec les enfants. Son admiration pour l’œuvre
de Victor-Lévy Beaulieu remonte à plus de trente ans.
VICTOR-LÉVY
BEAULIEU
en six temps
VICTOR-LÉVY BEAULIEU en six temps
Dans cet essai, Pierre Laurendeau propose de suivre le périple de cet
immense écrivain qu’est Victor-Lévy Beaulieu en faisant l’inventaire
de ses romans, essais, pièces de théâtre, téléromans, anthologies, récits
autobiographiques, etc., et en les regroupant en six grandes périodes.
Connaissant son amour des bêtes, chaque période est par ailleurs
présentée sous le signe de l’une d’entre elles.
Pierre Laurendeau
Préface d’Andrée Ferretti
Photographie de la couverture : Pedro Ruiz
Littérature
Pierre Laurendeau.indd 1
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Victor-Lévy Beaulieu
EN SIX TEMPS
Pierre Laurendeau
Victor-Lévy Beaulieu
EN SIX TEMPS
L’espace d’une œuvre :
de la ténèbre à la lumière
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Maquette de couverture : Laurie Patry
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Dépôt légal 4e trimestre 2012
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Table des matières
Préface.........................................................................................................................IX
Remerciements............................................................................................................XIII
Avant-propos...............................................................................................................XV
Liste des ouvrages de Victor-Lévy Beaulieu..................................................................XIX
Le premier temps – les années 1960............................................................................1
Sous le signe du chien
Le deuxième temps – les années 1970..........................................................................13
Sous le signe de la baleine
Le troisième temps – les années 1980..........................................................................61
Sous le signe du corbeau
Le quatrième temps – les années 1990.........................................................................89
Sous le signe du cheval
Le cinquième temps – les années 2000........................................................................147
Sous le signe du cochon
Le sixième temps – les années 2010.............................................................................231
Sous le signe de l’agneau
Conclusion..................................................................................................................245
Bibliographie...............................................................................................................251
Préface
U
ne grande qualité de cet ouvrage de Pierre Laurendeau est
qu’il n’a pas la tiédeur de la fausse objectivité. Cet important
caractère tient à l’ampleur et à la profondeur de la connaissance que possède l’auteur de la totalité de l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu,
par conséquent de la naturelle admiration qu’elle lui inspire, d’autant plus
vive qu’il en saisit pleinement le sens et l’aime.
Cet enthousiasme se manifeste dans l’humble effacement de l’analyste
devant l’amateur qui, dès lors, appuie son propos sur la citation. Pas une
page, en effet, qui ne contienne un ou plusieurs passages de l’œuvre présentée
dans cette page, quand ce n’est pas un extrait de ce qu’en dit lui-même
Victor-Lévy Beaulieu.
Au début, cette méthode agace. On se dit que Pierre Laurendeau aurait
pu se donner la peine de résumer lui-même le propos de l’œuvre examinée,
d’en exposer les thèmes, d’en abstraire le sens, d’en faire la critique. Puis,
on approuve la démarche. On comprend rapidement qu’il n’y a au bout du
compte pas de manière plus juste et plus efficace de faire découvrir et
apprécier cette œuvre gigantesque, si considérable que personne, à part
quelques rarissimes spécialistes, n’a lue entièrement, que la plupart, au
contraire, ne connaissent que par le visionnement des quelques téléromans
qui en font partie.
Une autre qualité remarquable de l’ouvrage réside dans l’originalité de
son organisation, ce qui ne nuit aucunement à la rigueur de sa structure.
Rigueur nécessaire à l’inventaire exhaustif d’une œuvre qui comprend plus
de quatre-vingt titres et qui se déploie dans tous les genres littéraires. Pierre
Laurendeau la découpe en six périodes d’une décennie, chacune identifiée
par un animal supposément représentatif du sens particulier des titres publiés
au cours de cette décennie.
X
Victor-Lévy Beaulieu EN SIX TEMPS
Par exemple, la baleine symbolise la décennie 1970 au cours de laquelle
les personnages des romans, ceux notamment de Jos Connaissant, de Les
grands-pères et de Blanche forcée plongent au plus profond d’eux-mêmes,
dans leur noirceur absolue, « vers une mort initiatique », avec l’espoir d’en
ressortir libérés du poids de leurs tendances autodestructives d’hommes
faibles et velléitaires. Il en est ainsi des autres décennies, quel que soit le
signe sous lequel il les place soit le chien, le corbeau, le cheval, le cochon et
l’agneau. Toutes donc révèlent un aspect du projet global d’une œuvre
monumentale qui se construit, de jour en jour, sur l’extrême pessimisme de
Victor-Lévy Beaulieu dominé par la désespérance de soi-même et du peuple
québécois, l’un et l’autre indissociablement liés par le même destin fragile,
mêmement écartelés entre l’impuissance d’agir et le désir de liberté.
Il faut néanmoins souligner la lueur d’espoir qui apparaît magnifiquement dans Antiterre et plus largement dans les œuvres de la décennie
2000, judicieusement placée sous le signe de l’agneau, où Abel, alter ego de
Victor-Lévy Beaulieu, se réconcilie avec lui-même et avec son Québec depuis
toujours si passionnément aimé. Réconciliation qui l’ouvre sur une vision
saine de la relation homme-femme. Cet agneau n’est pas celui de l’Ancien
Testament qu’on offre en sacrifice, mais celui de Pâques chrétien, qu’on
déguste avec joie. Les ouvrages de cette décennie, comme nous les présente
Pierre Laurendeau, sont la parousie de l’œuvre de Beaulieu, profondément
inspirée, pour le meilleur et pour le pire, comme toute œuvre significative
de la culture occidentale, du récit biblique.
Cette stratégie de Pierre Laurendeau permet à tout éventuel lecteur de
Victor-Lévy Beaulieu de comprendre d’emblée le sens de cette œuvre, qu’il
l’aborde par un roman ou un autre, par un essai ou un autre.
Tout aussi importante est une troisième qualité de l’ouvrage. C’est, malgré
leur nombre insuffisant et leur brièveté, la pertinence de tous les commentaires
de Pierre Laurendeau. Tous jettent un éclairage essentiel sur l’œuvre. L’un
note l’influence de la relation symbolique incestueuse avec la mère sur la
misère sexuelle des personnages masculins. Un autre fait voir le rôle de la
plongée dans la mémoire ancestrale pour comprendre le présent et aller vers
un avenir différent. Un autre encore souligne comment l’incommensurabilité
de l’ambition de Victor-Lévy Beaulieu va de pair avec la puissance de l’admiration qu’il voue aux plus grands écrivains : les Cervantès, Hugo, Joyce,
Melville et autres Kerouac et Ferron. Ici, Laurendeau cite l’écrivain lui-même
qui déclare : « pour être inspiré et non submergé par eux ».
Préface
XI
Enfin, je tiens à mentionner la richesse et la précision des références,
qualité non négligeable, s’il en est, dans un ouvrage de cette nature. Qui
plus est, elles sont immédiatement et facilement accessibles au lecteur, toutes
étant inscrites en bas de page et non renvoyées à la fin du chapitre ou même,
comme c’est trop souvent le cas, à la fin du livre.
Bref, j’ai lu cet ouvrage avec intérêt. J’y ai appris un nombre considérable
de choses sur VLB, l’œuvre et l’écrivain, même si j’ai l’honneur de connaître
personnellement ce dernier, même si j’ai lu une grande partie de l’œuvre et
écrit sur elle deux articles consistants, dont une longue analyse, publiée sous
le titre de « La tendresse dans l’œuvre de VLB » dans un numéro spécial de
L’Action nationale entièrement consacré à l’auteur de James Joyce, l’Irlande,
le Québec, les mots.
Je l’ai aussi lu avec plaisir. Celui du partage d’une même essentielle
vision de l’importance majeure dans les lettres québécoises d’une œuvre
dont l’universalité réside dans la profondeur de son enracinement dans ce
qui a forgé l’identité québécoise et ses multiples expressions culturelles.
S’il était écrit dans une langue littéraire adéquate à son objet, cet ouvrage
serait parfait. Réjouissons-nous, il est excellent. Il montre à l’évidence
pourquoi et comment l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu s’impose. Elle est
entièrement littérature, dans tous ses genres, jusqu’à la moindre lettre
d’opinion publiée sur un quelconque site Internet.
Andrée Ferretti
Remerciements
J
e veux d’abord remercier Victor-Lévy Beaulieu pour tous ses
ouvrages qu’il m’a gracieusement fait parvenir et pour les deux
entretiens de plusieurs heures qu’il m’a accordées. Ensuite, c’est
à Jacques Pelletier que va mon immense reconnaissance pour avoir lu mon
essai à différentes phases de sa réalisation. Je remercie ma conjointe, Lyne
Couture, qui a su reconnaître l’importance de ce livre pour moi. Merci à
mon éditeur, André Baril, pour avoir cru en mon projet. Finalement, je
remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec pour la bourse obtenue,
laquelle a facilité l’écriture de ce volume sur l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu.
Avant-propos
D
evant l’ampleur et l’importance de l’œuvre de Victor-Lévy
Beaulieu, il est assez étonnant, sinon aberrant, de constater
qu’aucune analyse exhaustive de ses ouvrages n’a été publiée.
En 1996, Jacques Pelletier, professeur associé au Département d’études
littéraires de l’Université du Québec à Montréal et fondateur de la Société
d’études beaulieusiennes, a publié une excellente étude intitulée L’écriture
mythologique. Essai sur l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu, mais depuis, plus
rien. Outre la dimension mythologique, d’autres dimensions de l’œuvre ont
été abordées dans des articles et des mémoires universitaires, comme le rôle
du père, la place de la religion, la place de la psychanalyse, le rôle de la
femme, mais en ne se référant qu’à quelques écrits. Mon essai vise à combler
ce vide et il se caractérise par la mise en évidence d’un aspect fondamental
de l’œuvre : la quête et la naissance d’un homme nouveau, porteur d’une
profonde intégrité envers soi-même et envers les autres.
Je présente ici un portrait de Victor-Lévy Beaulieu dans lequel l’homme
et l’œuvre sont totalement emmêlés. Car l’auteur a toujours cherché à
brouiller, sinon à dédouaner la frontière, entre la réalité et la fiction,
convaincu que la seconde était au cœur de la première pour lui donner tout
son sens. De ce fait, toute son œuvre s’est voulue une quête de lui-même à
travers Abel, le personnage clé, le personnage carrefour de tous les autres
personnages.
Victor-Lévy Beaulieu a cherché l’homme de lui-même à même l’homme
québécois, car c’était celui qu’il connaissait évidemment le mieux. Jacques
Ferron, Yves Thériault et Claude Gauvreau, entre autres, ont été des inspirations fortes de ce côté-là des choses. Mais un Québécois qui a su s’entourer
de Victor Hugo, de Jack Kerouac, d’Herman Melville, de Voltaire, de Léon
Tolstoï, de James Joyce, de Michel Foucault, de Friedrich Nietzsche et de
beaucoup d’autres : des auteurs fétiches donnant un ton universel à sa quête.
Qui plus est, il s’est senti profondément sollicité par les grandes lois de
l’humanité et de l’univers, lois l’incitant à s’ouvrir à la totalité, à se faire être
XVI
Victor-Lévy Beaulieu EN SIX TEMPS
cosmique, en quelque sorte. Ce parcours, Beaulieu l’a tracé en se donnant
de l’espace en lui-même, s’enfonçant au plus creux de sa ténèbre pour mieux
accéder à la lumière.
Depuis cinquante ans, Victor-Lévy Beaulieu s’est totalement engagé
dans l’écriture et le périple qu’il nous propose est de taille. Quatre-vingt-un
ouvrages le constituent, où la dimension intérieure de l’être humain interpelle sa dimension collective, où le biographique se mélange au fictif, où
l’hystérique se mêle à l’historique. Si, de prime abord, ce projet d’écriture
qui consiste à rendre l’homme à lui-même paraît téméraire et non avenu,
il faut entrer dans l’œuvre pour en découvrir la grandeur, la beauté et la
vérité même qui s’en dégage.
Des années d’écriture échelonnées sur six décennies, allant des années
1960 aux années 2010 : Victor-Lévy Beaulieu en six temps. Pour chacun d’eux,
j’ai fait l’inventaire de ses ouvrages et j’ai montré comment ils œuvraient à
ouvrir tous les possibles de l’homme. Pour caractériser chaque temps, j’ai
identifié une bête symbolique inspirante : d’abord le chien, puis la baleine
et par la suite, le corbeau, le cheval, le cochon et l’agneau. On sait que
Beaulieu est un fervent ami des bêtes, des réelles, bien sûr, mais aussi des
mythiques, de celles qui ont joué un rôle majeur dans le déploiement de
l’humanité.
Je suivrai chronologiquement les publications, les six décennies, les six
temps durant lesquels Victor-Lévy Beaulieu a dessiné son portrait de l’être
humain. J’espère, de la sorte, vous faire vivre le mouvement de l’œuvre
s’édifiant de jour en jour, dans l’ordre et le désordre de l’inspiration, sinon
dans la nécessité de l’instant.
À l’aide de ses personnages, de ses auteurs fétiches, de ses bêtes, de ses
incursions dans la réalité nationale et internationale et de ses interventions
publiques, je vais reconstituer le chemin parcouru par cet auteur prolifique
qui a toujours cru que l’écriture devait rendre l’individu libre et créateur, et
pas seulement le divertir.
De nombreux extraits tirés de ses ouvrages permettront de découvrir
et de goûter la vie de l’œuvre et, par ricochet, d’envisager la stature de l’être
qu’il a voulu faire naître. Nous assisterons à l’éclosion tant annoncée de cet
homme nouveau dans un roman intitulé Antiterre, publié en 2011. Il ne
faut pourtant pas en conclure que Victor-Lévy Beaulieu a écrit ses derniers
mots ; selon la rumeur qui court, il semble plutôt que s’annonce un nouveau
cycle d’écriture des plus prometteurs.
Avant-propos
XVII
Une dernière remarque pour expliquer, sinon pour justifier, pourquoi
il est si passionnant de voyager avec Victor-Lévy Beaulieu : entrer dans son
œuvre, c’est s’ouvrir paradoxalement à Soi ! En d’autres mots, en le lisant,
on apprend à se lire, à se découvrir soi-même comme un être vibrant, de
corps et d’esprit, à tout ce qui nous rend Vivant !
Liste des ouvrages de Victor-Lévy Beaulieu
V
ictor-Lévy Beaulieu a toujours voulu « occuper simultanément
tous les champs du discours, selon l’expression de Jean-Paul
Sartre1 ». En faisant l’inventaire de ses ouvrages, on se rend
compte qu’il a assez bien réussi. Dans la liste qui suit, on arrive à 81 titres.
Romans (25)
– Mémoires d’outre-tonneau (1968)
– La nuitte de Malcomm Hudd (1969)
– Race de monde (1969)
– Jos Connaissant (1970)
– Les grands-pères (1971)
– Un rêve québécois (1972)
– Oh Miami Miami Miami (1973)
– Don Quichotte de la démanche (1974)
– Blanche forcée (1976)
– Sagamo Job J (1977)
–Una (1980)
– Satan Belhumeur (1981)
– Discours de Samm (1983)
– Steven le hérault (1985)
– La jument de la nuit. Les oncles jumeaux (1995)
– Bouscotte. Le goût du beau risque (2001)
– Bouscotte. Les conditions gagnantes (2001)
1.
Victor-Lévy Beaulieu, Écrits de jeunesse 1964-1969, Œuvres complètes, Tome 6, Éditions
Trois-Pistoles, 1996, quatrième de couverture.
XX
Victor-Lévy Beaulieu EN SIX TEMPS
– Bouscotte. L’amnésie globale transitoire (2002)
– Je m’ennuie de Michèle Viroly (2005)
– Petit Monsieur (2005)
–aBsalon-mOn-gArçon (2006)
– Neigenoire et les sept chiens (2007)
– La grande tribu, c’est la faute à Papineau (2008)
–Bibi (2009)
–Antiterre (2011)
Pièces de théâtre (16)
– Ma Corriveau (créée en 1973)
– En attendant Trudot (créée en 1974)
– Y’avait beaucoup de Lacasse heureux (créée en 1975)
– Monsieur Zéro (créée en 1977)
– Cérémonial pour l’assassinat d’un ministre (créée en 1977)
– Votre fille Peuplesse par inadvertance (créée en 1978)
– La tête de Monsieur Ferron ou les Chians (créée en 1979)
– La maison cassée (créée en 1991)
– Sophie et Léon (créée en 1992)
– La nuit de la grande citrouille (créée en 1993)
– Le bonheur total (créée en 1995)
–L’héritage/Théâtre (créée en 1996)
– La guerre des clochers (créée en 1997)
– La table de concertation. Pièces de résistance en quatre services (créée en 1997)
– Beauté féroce (créée en 1998)
– Les menteries d’un conteux de basse-cour (créée en 2011)
Anthologies (6)
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Manuel de la petite littérature du Québec (1974)
Les gens du fleuve (1993)
Les contes québécois du grand-père forgeron à son petit-fils Bouscotte (1998)
Contes, légendes et récits du Bas-du-Fleuve. 1. Les temps sauvages (2003)
Arthur Buies. Petites chroniques du Bas-du-Fleuve (2003)
Contes, légendes et récits du Bas-du-fleuve. 2. Les temps apprivoisés (2008)
Liste des ouvrages de Victor-Lévy Beaulieu
XXI
Récits autobiographiques (7)
– Les mots des autres. La passion d’éditer (2001)
– De Race de monde au Bleu du ciel (2004)
– Ma vie avec ces animaux qui guérissent (2011)
Écrits par son avatar Abel2
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N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel (1976)
Le carnet de l’écrivain Faust (1995)
Trois-Pistoles et les Basques. Le pays de mon père (1997)3
Le Bas-Saint-Laurent. Les racines de Bouscotte (1998)
Essais (10)
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2.
3.
Pour saluer Victor Hugo (1971)
Jack Kerouac. Essai-poulet (1972)
Monsieur Melville. Lecture-fiction (3 tomes pour la première édition) (1978)
Moi, Pierre Leroy, prophète, martyr et un peu fêlé du chaudron. Plagiaire
(1982)
Docteur Ferron. Pèlerinage (1991)
Seigneur Léon Tolstoï. Essai-journal (1992)
Monsieur de Voltaire. Romancerie (1994)
Un loup nommé Yves Thériault (1999)
James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots. Essai hilare (2006)
Se déprendre de soi-même. Dans les environs de Michel Foucault (2008)
Abel est le personnage clé de l’œuvre et aussi celui que Victor-Lévy Beaulieu fait parfois parler
en son nom dans les essais, ce qui lui permet une certaine distanciation fictive. De même,
dans les présents récits « autobiographiques », il ne vise pas tant à raconter sa vie qu’à en
extraire une certaine vérité humaine.
Le présent ouvrage, de même que le suivant, a deux éditions : l’une, grand format avec photos,
et l’autre, plus petite contenant seulement le texte.
XXII
Victor-Lévy Beaulieu EN SIX TEMPS
Recueils d’articles et de chroniques (journaux et revues) (6)
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–
Entre la sainteté et le terrorisme (1984)
Chroniques polissonnes d’un téléphage enragé (1986)
Écrits de jeunesse 1964-1969 (1996)
Chroniques du pays malaisé 1970-1979 (1996)
Québec ostinato. Pamphlet (1998)
La reine-nègre et autres textes vaguement polémiques (2010)
Poésie (1)
– Vingt-sept petits poèmes pour jouer dans l’eau des mots (2001)
Correspondance (1)
–Correspondances (avec Jacques Ferron) (2005)
Téléromans (6)
– Les As (non publié)
– Race de monde (non publié)
–L’héritage (trois publications : automne/hiver/version intégrale) (1987-19912009)
– Montréal P.Q. (non publié)
–Bouscotte (1997-2001)
– Le Bleu du ciel (2004)
Entretiens (3)
– Pour faire une longue histoire courte (avec Roger Lemelin) (1991)
– Gratien, Ti-Coq, Fridolin, Bousille et les autres (avec Gratien Gélinas) (1993)
– Deux sollicitudes (avec Margaret Atwood) (1996)
Le premier temps
les années 1960
Sous le signe du chien
V
ictor-Lévy Beaulieu est né en 1945 et, selon ses dires, il aurait
commencé à écrire dès l’âge 14 ans des romans qui sont
aujourd’hui perdus. Il se serait tourné vers l’écriture comme
par instinct de survie, pour se sauver de la désespérance qui l’habitait en
quittant la ferme achetée par ses parents en mai 1954 à Saint-Jean-de-Dieu,
petit village du Bas-Saint-Laurent. Malgré la pauvreté et la misère, il y avait
développé une forte affinité pour les bêtes ; il rêvait même de se faire cultivateur. En abandonnant cette terre, un grand rêve a été brisé et cette brisure
marquera profondément toute son œuvre.
Déménagé à Rivière-des-Prairies en octobre 1958, puis à Montréal-Nord
l’année suivante – qu’il appellera Morial-Mort dans ses écrits –, il va lire et
écrire en abondance. Il cherchera désespérément un sens à sa vie, complètement désœuvré pourrions-nous dire. Il se sentait coupé de ses racines
terriennes. Comment un homme peut-il vivre lorsqu’il se sent déraciné, en
exil ? À 16 ans, il écrit une lettre à Yves Thériault, qui tient une chronique
dans un journal, pour lui parler de son désœuvrement. Thériault publie sa
lettre en mai 1961 et pour Beaulieu, cela devient son entrée officielle dans
l’édition, confirmant la valeur de son écriture.
Un autre point majeur de son parcours d’homme et d’écrivain est sa
crise de poliomyélite à 18 ans. Il avait déjà beaucoup écrit, comme nous
l’avons indiqué précédemment, et ce, sous l’inspiration de Victor Hugo,
dont il avait lu, avec fascination, le roman Les Misérables. Il avait eu des
contacts avec des éditeurs dès l’âge de 16 ans grâce à ses premiers textes.
Mais c’est durant la convalescence qui a suivi sa maladie qu’il va se mettre
à lire avec plus de détermination et d’intention ; l’écriture deviendra alors
fondamentale, vitale même.
Au cours de sa première décennie d’écriture et de publication, il sera
d’abord journaliste puis romancier. Il dira, d’ailleurs, que son métier de
journaliste, qu’il voyait comme une prise de contact avec la réalité, sera
essentiel à son métier de romancier consistant à transformer cette même
réalité en fiction. De son travail de journaliste des années 1960, il rassemble
27 articles qu’il publie en 1996 sous le titre Écrits de jeunesse 1964-1969.
Sur la quatrième de couverture de cette publication, on peut y lire une
description révélatrice de sa vision de l’écriture :
LE PREMIER TEMPS : les années 1960
3
Comment devient-on écrivain quand rien ne semble vous y autoriser ? Les
Écrits de jeunesse de Victor-Lévy Beaulieu pourraient être une réponse à la
question. Ayant décidé à dix-huit ans qu’il serait romancier, Victor-Lévy
Beaulieu s’est déterminé à occuper simultanément tous les champs du discours,
selon l’expression de Jean-Paul Sartre. Son insatiable curiosité l’a mené sur
tous les fronts de l’écriture : la poésie, l’autobiographie, le conte phantasmique,
l’essai littéraire, le journalisme et l’histoire. De Félix Leclerc à Henri Bourassa,
des patriotes de 1837-1838 au Montréal mythologique, des Fêtes de la SaintJean dans le petit pays de Trois-Pistoles au questionnement des œuvres d’Yves
Thériault, de Michel Tremblay ou d’André Gide, on découvre les commencements d’une œuvre qui est devenue foisonnante et essentielle à la compréhension du Québec moderne1.
Le premier article, publié en mars 1964, raconte l’expérience qu’il a
vécue lors de sa crise de poliomyélite au cours des mois d’août-septembreoctobre 1963, comprenant 71 jours d’hospitalisation. Cette épreuve, tout
autant physique que psychologique, va acquérir une dimension symbolique
primordiale dans son œuvre. Il dira, d’ailleurs, que c’est ce qui l’a conduit
jusqu’à l’écriture « véritable », c’est-à-dire cette quête de naître et d’être à
travers les mots, et ce, totalement. Ces prises de conscience sur la fragilité
de la vie et sur son éventuelle brièveté vont le marquer profondément.
Dans ses articles, il fait aussi le point sur ses visées littéraires, comparant
André Gide à Victor Hugo, optant pour Hugo qui sera une source inépuisable d’inspiration pour lui. Il publiera un essai intitulé Pour saluer Victor
Hugo au cours de la décennie suivante. Mais les écrivains d’ici ne sont pas
en reste : il nous fait voir à quel point les œuvres d’Hubert Aquin, de Félix
Leclerc, de Jacques Ferron et d’Yves Thériault ont façonné notre culture et
notre identité. Il parle aussi du Québec politique avec des articles sur Henri
Bourassa, sur les patriotes et sur les fêtes de la Saint-Jean. Dès l’âge de 16 ans,
il espérait déjà un pays du Québec, épanoui et souverain.
Jeune, Victor-Lévy Beaulieu est convaincu qu’un écrivain « véritable »
entraîne son lecteur dans des territoires inconnus, qu’il éveille et stimule la
conquête de lui-même et qu’il l’entraîne à voir les changements majeurs
dans un monde en constante évolution. L’écrivain véritable, c’est alors celui
qui œuvre à rendre l’individu souverain : pas un être individualiste, loin de
là, mais un individu conscient de son potentiel et agissant en conséquence.
On peut dire que très tôt, Beaulieu a déjà du chien comme écrivain.
1.
Victor-Lévy Beaulieu, Écrits de jeunesse 1964-1969, op. cit., 273 p.
4
Victor-Lévy Beaulieu EN SIX TEMPS
Si le journaliste chez lui énonce déjà ce qui habitera l’écrivain, il en est
de même avec le romancier. On peut voir cette première décennie comme
la mise en place de tous les ingrédients pour la gestation de l’œuvre. Et chez
Beaulieu, la question de l’œuvre est centrale : ses écrits doivent constituer
un Tout, être menés par une quête essentielle, en suivant une espèce de fil
d’Ariane conduisant à l’homme souverain, dans le pays qu’il habite et qui
le fait être.
Dans ce projet d’œuvre, le premier roman publié s’intitule Mémoires
d’outre-tonneau (Éditions Estérel, 1968), avec Satan Belhumeur comme
narrateur monologuant sur sa condition d’homme. Ce titre met déjà en jeu
la mémoire, thème central et essentiel à toute l’œuvre. Il est écrit :
Satan Belhumeur est un diable d’homme. Tanné de vivre une vie de fou et de
pauvre malyreux, il s’est procuré un tonneau qu’il a roulé aux environs de
Trois-Pistoles et là, écœuré, il a laissé pourrir dans la poussière deux saint-joseph,
puis il s’est promené, flambant nu, dans la bourgade, tenant d’une main son
pénis et de l’autre une lanterne. Et il s’est écrié : « Je cherche un homme ! » Ce
n’est que plus tard qu’il se rendra compte que cet homme qu’il cherche n’est
que l’homme de lui-même2.
Satan, ce Christ inversé, raconte son enfer personnel en marchant sur
les traces de Diogène de Sinope, ce philosophe cynique de l’Antiquité
grecque qui disait à tous « Je cherche un homme. » Satan, tout comme
Diogène, cherche à redonner la mémoire à un être qui a oublié sa véritable
nature, inscrite en lui depuis ses origines.
Souvenons-nous que cynique vient de chien, car les cyniques se disaient
inspirés par les bêtes, plus particulièrement par le chien, bête devenant
exemplaire pour aller à l’essentiel de soi, au-delà des apparences. Le chien
acquiert ici la valeur de symbole pour celui qui remet en question les
conventions sociales, afin de départager celles qui favorisent la vie de celles
qui la tuent. De ce fait, c’est sous le signe du chien que s’annonce ce premier
temps de l’œuvre. Si la symbolique du chien est bien là dans l’esprit
beaulieusien, il est aussi intéressant de savoir que le chien, bien en chair,
aidera Victor-Lévy Beaulieu à guérir de lui-même.
Pour l’instant, écoutons Satan parler de sa réalité d’être humain au
masculin.
2.
Victor-Lévy Beaulieu, Mémoires d’outre-tonneau, Œuvres complètes, Tome 1, Éditions TroisPistoles, 1995, quatrième de couverture.
LE PREMIER TEMPS : les années 1960
5
Chez les Lunatiques de la Longue-Pointe, j’ai été très longtemps soigné par
des gens plus malades que moi. Par des mangeurs et des buveurs de médecines
défoliantes. Ils auraient voulu que je leur ressemble, que je fasse le chien couchant, le chien facile, dompté et apprivoisé, que je rampe, queue basse et crocs
limés. Ils auraient voulu que je sois comme eux et que je traîne comme eux
l’ordure de ce qu’ils appelaient mon corps et mon âme. Avec vanité. Avec
orgueil. Mais j’ai refusé de faire le chien couchant, le chien facile, dompté et
apprivoisé, le chien qui rampe, queue basse et crocs limés.
[…]
Hier, je suis descendu pour la première fois dans la bourgade des Trois-­Pistoles
qui est à deux heures de marche du tonneau dans lequel je vis comme autrefois
Diogène qui était aussi laid et aussi dégoûtant que moi. J’ai erré dans les rues
des Trois-Pistoles, une lanterne dans une main et mon pénis dans l’autre, et je
me suis onanisé tout mon content face à ces fenêtres derrière lesquelles de
jeunes Pistolètes donnaient la tétée à de petits mongols à batterie chantonnant
déjà comme Michel Louvain. J’ai crié quand le sperme a giclé de ma verge :
« Je cherche un homme ! Vous ne comprenez donc pas ? Je cherche un homme. »
[…]
Je suis un homme malade. C’est l’imagination qui me brise.
Qui me tue.
Je voudrais être un romancier aussi usuel que les autres et écrire de beaux récits
comme les aventures de Roméo et Juliette, L’Odyssée, Les Misérables, Les Cosaques
ou Bonheur d’occasion. Ces récits, je sais que je pourrais les écrire (ne les ai-je
d’ailleurs pas décomposés dans quelque vie antérieure ?), mais le faire me serait
inutile car je souffrirais tout autant, je serais toujours aussi malade, mon imagination me faisant malgré tout des douleurs au cerveau, comme maintenant
parce que je me refuse à l’expression, parce que je ne peux pas dire avant d’avoir
trouvé comment dire.
Je suis un homme malade. Comment l’écrire ? Comme l’écrire pour que je
guérisse de cette maladie et pour que j’en guérisse les autres ?
[…]
Je sais trop que mes créations sont toutes des monstres atteints de poliomyélite3.
Avec ce roman, nous vivons, par procuration, l’enfer d’un individu
voulant conquérir la totalité de son individualité, pas seulement pour son
« salut » individuel, mais aussi pour le salut collectif, car il déclare avoir « le
destin de l’universel4 » en lui. Satan, investi de ses origines animales de chien,
apparaît comme une insulte à l’homme civilisé, ce qui pousse celui-ci à le
tuer sauvagement en lui arrachant son sexe. Il devient le bouc émissaire de
tous ceux et celles qui ne voient pas le monde hostile dans lequel ils vivent
3.
Ibid., p. 9, 11 et 28.
4.P. 112.
6
Victor-Lévy Beaulieu EN SIX TEMPS
et auquel ils participent. À ce titre, Satan est une espèce de Christ inversé
qui porte en lui tous les maux du monde. Dans notre civilisation, le Christ
n’est-il pas celui qui a su assumer tous les maux de la terre, et ainsi devenir
un être exemplaire ?
Si Satan a le corps tout salopé, semblable à une personne blessée par la
poliomyélite, chez Malcomm Hudd, c’est plutôt l’esprit délirant qui le tient
et le détient. Avec La nuitte de Malcomm Hudd5, le deuxième émissaire de
Victor-Lévy Beaulieu prend la parole, car c’est tout ce qui lui reste, la parole.
Il a connu Satan Belhumeur et tout comme lui, il cherche l’au-delà de l’enfer
qu’est sa vie de chien, pas celle qu’il aurait choisie comme Diogène, mais
celle dans laquelle il se sent prisonnier. Si ce sont des femmes qui ont
émasculé Satan, c’est aussi une femme qui tue Goulatromba, le cheval
imaginaire de Malcomm Hudd, qui donnait un certain sens à sa vie.
Tout au long de l’œuvre, la femme va tenir plusieurs rôles, parfois
lumineux, mais souvent ténébreux, dans l’univers de l’homme en quête de
lui-même. La femme, comme une réalité fondamentale à laquelle l’individu
devra faire face s’il espère un jour s’appartenir.
Seul dans sa chienne de vie, Malcomm n’a pas d’autre choix que d’aller
au bout de sa nuitte et il quitte sa campagne pour la ville. À plusieurs reprises
dans l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu, on va voir que la ville et la campagne
se font la lutte, sinon la guerre, comme s’il était pensable que l’une puisse
vivre sans l’autre.
Complètement emporté par la jument de la nuit, bête des cauchemars,
Malcomm Hudd dérive et délire dans sa ténèbre, cherchant, sous l’effet de
l’alcool, des repères incertains dans son présent et dans sa mémoire.
[…] j’attends quelqu’un, j’attends un événement, j’attends une catastrophe,
donc j’attends le Monstre, donc j’attends ma mort, toutefois je ne veux pas
mourir !, je ne veux rien de tout ce que j’attends ! je voudrais n’attendre rien
et c’est difficile ça n’attendre rien, il y a trop de choses qui attendent dans
l’ombre que vous soyez distrait et par le fait même à la merci de l’attente que
vous désirez, que vous provoquez bien qu’au fond de vous-même vous savez
que vous êtes une loque, un tronc d’arbre déchiqueté par les coups de bec
tenaces des pics-bois qui le laisseront à moitié mort, avec ses racines baignant
dans le pus des phantasmes qui lui sortent par les oreilles comme de pestilentiels pissenlits !, ah !, les beaux jours !, t’en souviens-tu mamie ?, nous avions la
paix dans ce temps-là, nous étions innocents comme les petits enfants de Jésus
5.
Victor-Lévy Beaulieu, La nuitte de Malcomm Hudd, Éditions du Jour, 1969, 229 p.
LE PREMIER TEMPS : les années 1960
7
qui vont au ciel les fesses à l’air, sans complexes, protégés par l’auréole du
Seigneur des brebis galeuses, égarées, tondues, suiveuses qui aiment se laisser
manger la laine sur le dos, brebis colonisées et bêlantes à la lune comme des
enfants de chienne6 !
Le délire éthylique de Malcomm, témoignage de sa déroute, lui permet
de mettre des mots sur sa vie, d’y chercher un sens. Submergé dans sa ténèbre,
comme une brebis galeuse, il cherche quand même la lumière à travers sa
mère, la femme, l’enfance, la religion, le pays, l’imagination. Blessé à mort
dans son être, « il te semble que tout ne peut pas être si absurde dans la
répétition du monde, dans l’éternel recommencement de ces formes de vie
se mouvant comme des ombres sur la toile de l’univers7 », se dit-il. Malcomm
est un homme plein « d’une vérité étrange et créatrice de tous les mythes,
de tous les mystères et de tous les surréalismes s’entrechoquant dans le
tourbillon de sa conscience8 », mais il ne maîtrise pas toutes ces vérités qui
s’énoncent en lui. Il est conscient du mal qui le ronge ; il voudrait pouvoir
se souvenir de tout ce qu’il a été, mais l’imagination fait de lui un chien
perdu, sans dieu ni maître. Il ne lui reste que l’alcool et le sexe pour essayer
de ne pas sombrer. Il se saoule et il baise, mais avec des femmes encore plus
perdues que lui. Il a bien cherché aussi du côté des « chums », mais ils l’ont
laissé tomber ; il a cru trouver un père substitut du côté d’un certain Bob,
mais ce n’était qu’illusion. Il reste totalement seul, en pleine confusion,
perdu dans sa ténèbre.
Malcomm a gardé un souvenir heureux de sa mère, mais elle n’est plus
là ; il cherche encore le père qu’il n’a pas eu : il est en manque d’une famille,
et sans elle, il est foutu. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’individu qui
se cherche ne peut pas faire l’économie de sa famille ; l’homme beaulieusien
devra bien aller voir de ce côté-là des choses. Pour ce faire, un autre
personnage, un autre émissaire, au service de Victor-Lévy Beaulieu, naît du
premier temps de l’œuvre dans un roman intitulé Race de monde9 : Abel
Beauchemin. La naissance de ce personnage est un moment crucial, car elle
marque le début d’un cycle que Beaulieu va appeler « La vraie saga des
Beauchemin ». Nous considérons ce cycle10 comme la colonne vertébrale de
 6.
 7.
 8.
  9.
10.
Ibid., p. 139.
P. 70.
P. 212.
C’est en publiant Race de monde aux Éditions du Jour en 1969 que Victor-Lévy Beaulieu va
commencer son métier d’éditeur.
« Série de poèmes épiques ou romanesques se déroulant autour d’un même sujet et où l’on
retrouve plus ou moins les mêmes personnages », tel que défini dans le Dictionnaire Le Petit
Robert.
8
Victor-Lévy Beaulieu EN SIX TEMPS
l’œuvre. Beaulieu va en créer d’autres, lesquels se grefferont finalement à
celui-ci. Et s’il voit ce cycle comme une saga, c’est parce qu’il le voit comme
le récit d’une famille, « exemplaire », se racontant sur plusieurs générations,
et ce, à partir de ses origines.
Dans Race de monde, Victor-Lévy Beaulieu raconte les origines de l’odyssée de
la famille Dentifrice Beauchemin, d’abord dans les Trois-Pistoles et dans SaintJean-de-Dieu, deux pittoresques village du Bas du Fleuve. Puis la famille
Dentifrice Beauchemin déménage dans le Grand Morial, se colletaillant au
monde de la misère sociale11.
Dans ce roman, Abel Beauchemin raconte son déchirant passage de la
campagne à la ville au cours duquel il a dû abandonner, entre autres, son
chien, le laissant à un voisin. Abel, avatar de Victor-Lévy, porte en lui la
quête mémorielle de Satan, le besoin d’une famille porteuse comme chez
Malcomm, et ce sentiment d’exilé de celui qui a dû, contre sa volonté,
quitter son arrière-pays devenu terre nourricière.
Dans Race de monde, Abel présente sa misérable famille : douze enfants
à table. Et de lui-même, il dit : « Je suis le sixième de cette belle famille
québécoise d’avant la pilule. Mon nom est donc Abel dit Bibi-La-Gomme12. »
Il a 20 ans ; il trouve que les gens de sa famille vivent comme des chiens,
du mauvais côté des choses. Il s’insurge contre la froideur de sa mère, qui
ne l’a jamais touché, et contre la résignation de son père, gardien de fous
dans un hôpital de Montréal. Et pourtant, c’est bien la famille, la tribu, qui
devrait être le premier lieu privilégié de l’être humain, afin qu’il grandisse
en âge et en sagesse. Victor-Lévy Beaulieu va en faire sa quête première :
reconstituer la mémoire de la tribu depuis ses origines, afin qu’elle retrouve
sa fonction première. À ce stade-ci de l’œuvre vue comme une quête, Abel
est comme un chien qui hurle à la lune, qui se lamente ; il se sent comme
la chienne du monde du fait qu’il vit dans la vraie misère noire.
Fait important à noter, Abel Beauchemin porte un prénom juif, celui,
selon la Bible, du deuxième fils d’Adam et Ève, le premier étant Caïn. Dans
le livre sacré, Abel est l’innocente victime de son frère aîné : celui-ci, rongé
par la jalousie, tue son frère, le préféré du père. Caïn le laboureur devra
porter, toute sa vie, l’odieux de son acte sur son jeune frère, simple berger
accompagné de son chien, gardien d’un troupeau de moutons. Dans Race
de monde, Abel a un frère, Steven le poète, dont il a besoin, mais qu’il dénigre
11.
12.
Victor-Lévy Beaulieu, Race de monde, VLB éditeur, 1979, 206 p.
Ibid., p. 11.
LE PREMIER TEMPS : les années 1960
9
à l’occasion, lui se voulant plutôt romancier et créateur de la saga fondatrice
d’une famille véritable et vénérable. Cette toile de fond biblique va jouer
un rôle important dans l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu.
Pour l’instant, Abel nous confie que :
Pour tout dire, c’est Steven qui a raison : nous sommes tous une famille de
fous. Une famille où personne ne se parle, où l’on se défie autant de soi-même
que des autres, une famille de gens maigres de partout, des os comme du
cerveau. Faut-il en rire ou en pleurer ? comme dit la chanson. Moi, j’ai décidé
de m’en crisser. C’est-à-dire que je m’en crisse quatre jours sur sept. Les trois
autres jours, je m’interroge, comme maintenant, je m’enrage, j’ai le goût de
casser la gugueule de Papa Dentifrice, de mettre une bombe sous son vieux
tacot. Les quatre autres jours, je ne vis pas avec la famille Beauchemin. Je perds
mon temps à l’école, […], dans les ruelles… […] J’y appends à fourrer les filles
debout, accoté à une poubelle, rien qu’en relevant leur jupe, rien qu’en baissant
leur keullotte. […] C’est le vice dans les ruelles. […] J’aime la vie des ruelles.
Les filles y sont toujours faciles, fascinantes. Je ne dis pas belles. Je dis faciles
et fascinantes. M’en crisse de leur beauté, de leurs bouches en cul de poule,
de leurs seins-seins. […] Ce que j’aime, c’est l’absolu de la cochonnerie13.
Et c’est ce qu’il fait lorsqu’il rencontre Festa, cette fille qui se donne à
lui sans réserve. Le sexe pour oublier la grande misère et la grande fâcherie
face à un monde injuste, tellement injuste qu’il en est absurde. Le sexe pour
oublier ce sentiment d’être un exilé depuis qu’il est parti de la ferme de
Saint-Jean-de Dieu. Du reste, son chien n’est pas tout à fait mort s’il peut
encore branler de la queue lorsqu’il voit une chienne. La sexualité, que
certains appellent pulsion de vie, conduira Abel tout au long de sa quête
d’homme. Le cynique, qui dénonce les interdits sexuels, tout ce « […] sexuel
refoulé par le social14 », fera sûrement son chemin dans l’esprit d’Abel. Pour
l’instant, on peut dire qu’il a le feu au cul !
Vers la fin du roman, il est dit qu’Abel, le narrateur, se dépersonnalise,
« vend[e] son droit de pelume pour un vingt-six onces de gros gin15 ». Ce
second narrateur nous confie que :
Abel est un garçon défait. Dans mon langage, être défait c’est être incapable
de malheur et de bonheur, c’est être pris dans une cage entre deux eaux. […]
il passe maintenant toutes ses soirées au Café du Nord, à regarder les seins-seins
13.P. 69.
14. Michel Onfray, Cynismes, Biblio essais, Le Livre de poche, Éditions Grasset et Fasquelle,
1990, p. 84.
15. Victor-Lévy Beaulieu, Race de monde, op. cit., p. 173.
10
Victor-Lévy Beaulieu EN SIX TEMPS
de Marie la danseuse en buvant de la bière et du gros gin, les yeux cernés et
pleins de méchant16.
Se noyer dans l’alcool et le sexe pour oublier qui ils sont, n’est-ce pas le
portrait de bien des hommes perdus en eux-mêmes ?
Si Abel a oublié momentanément sa grande fâcherie envers le monde
et envers la vie en baisant avec Festa, à la fin de son récit, il ne sera plus sûr
de rien, en plein délire à son tour parce que le père de Festa l’a battue jusqu’à
la rendre folle à cause de lui, Abel, qui la baisait. C’est à se demander
finalement s’il ne l’aimait pas !
À la toute fin du récit, Abel quitte sa famille et son frère Steven s’en va
en Europe pour recevoir un prix littéraire de poésie. Il reste peut-être, malgré
tout, la poésie ! L’être humain a sûrement bien besoin de poésie pour voir
la beauté du monde sous des tonnes de laideur, de cruauté et de souffrance.
Sans elle, il n’y a plus que la folie, la dérive, le délire, le sexe et l’alcool pour
ceux qui refusent l’absurdité du monde et les aberrations cruelles des
hommes.
Au cours de ce premier temps dans la vie et dans l’œuvre de Victor-Lévy
Beaulieu, le chien a sorti ses crocs, mais il s’est quand même fait mordre par
la vie, cette chienne de vie sur laquelle il a si peu de contrôle. Une seule
consolation : « Aboyer et mordre, c’est attirer l’attention sur la direction à
suivre, montrer le chemin qu’il faut emprunter17 », comme il est dit à propos
de l’attitude canine des cyniques.
Les trois personnages de cette décennie ont fait face à la ténèbre qui les
habite. Et il semble que la seule façon d’y voir clair, c’est de retourner à la
source du mal, d’engager sa mémoire à ne plus oublier. Et ce sont alors les
mots qui sont nos meilleurs alliés ! Les mots pour apprivoiser la bête en soi :
ici, le chien qui mord parce qu’il se sent comme un animal traqué ; là, le
chien cynique qui dénonce le mal social alimenté par les puissants de ce
monde.
Mais cette alternative des mots, pour crier et pour dénoncer, est loin
d’être offerte à tous. D’où la mission de l’écrivain d’ouvrir les portes de
l’enfer, bien gardées par le chien Cerbère, cet enfer qui est le lot de trop
d’individus perdus dans leur ténèbre et incapables d’en sortir.
16.
17.
Ibid., p. 176.
Michel Onfray, Cynismes, op. cit., p. 33.
LE PREMIER TEMPS : les années 1960
11
Le chien renifleur, comme Diogène ; le chien pas de médaille, comme
Satan et Malcomm : les deux faces du chien en dualité. Abel se voudrait
entre les deux, au centre de cette dualité, comme un chien se faisant
« conquérant du feu18 », récepteur du feu sacré donné aux êtres humains par
Prométhée. Abel serait alors celui qui donnerait aux hommes, à même ses
mots, le « savoir divin », faisant d’eux de véritables créatures terrestres : voici
le projet qui l’anime dans les tout débuts de son entrée en écriture.
18.
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/Jupiter, 1982,
p. 241.
Le deuxième temps
les années 1970
Sous le signe de la baleine