BANdE dESSINÉE, dESSINS ANIMÉS, SpECTAClE vIvANT Dessin

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BANdE dESSINÉE, dESSINS ANIMÉS, SpECTAClE vIvANT Dessin
Bande dessinée, dessins animés, spectacle vivant
Dessin et spectacle vivant :
une histoire culturelle à investir
Julie Ser mon
« Quel secret renferme encore [le dessin,] cet art de l’âme
qui s’apparente plus à la poésie et à la musique qu’à la
peinture […] ! »
(Alfred Kubin, 1922, « Le dessinateur 1 »)
Du « dessein » au médium
Alors que les rapports entre la peinture et le théâtre d’un côté, le théâtre et le
cinéma de l’autre, ont déjà donné lieu à d’importantes publications et théorisations, les phénomènes de dialogues, de croisements et d’interactions entre les
arts scéniques et le dessin, fixe ou animé, demeurent à ce jour quasi inexplorés.
En effet, lorsqu’on s’attache aux dessins dans les arts du spectacle, c’est presque
toujours de manière périphérique, en fonction de leur intérêt documentaire ou
génétique (exposition des collections de croquis et d’estampes des grands réformateurs de la scène moderne ; publication, dans les ouvrages monographiques
ou les revues spécialisées, de dessins préparatoires aux scénographies ou aux
mises en scène). Dans le champ des études théâtrales, le dessin tend ainsi à ne
valoir que comme trace, témoignage d’autre chose que lui-même : l’objet qu’il
représente (dans le cas d’une illustration), et surtout, l’œuvre à venir dont il
esquisse et structure les contours, mais dont il n’est qu’un préliminaire.
Pour n’être évidemment pas dénuée d’intérêt, cette approche intentionnelle,
qui lie le dessin au dessein, a une histoire, sémantique et esthétique. Le Dictionnaire historique de la langue française nous apprend en effet que « la séparation
sémantique stable des deux termes [dessin / dessein] date [seulement] de la fin
1
Alfred Kubin, 1999, « Le dessinateur » [1922] in Le travail du dessinateur, traduit de l’allemand et suivi de Le parti
pris du dessin par Christophe David, Paris, Éditions Allia, p. 40. À noter que cet essai est l’un des premiers à considérer le dessin, non pas « comme une esquisse préparatoire ou une étude occasionnelle […], [mais] comme une fin
en soi immédiate » (ibid., p. 33).
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du xviiie siècle2 ». Jusque-là, l’Académie préconise d’employer le terme de dessein aussi bien pour désigner un « projet » qu’une « représentation graphique »
– cette dernière étant peu ou prou considérée comme indissociable de l’autre.
Comme l’explique de son côté Jacqueline Lichtenstein, cet inextricable lien entre
« dessin et projet, tracé du contour et intention », opérant en français jusque
dans les années 1750, est un héritage direct du terme italien disegno, « un des
concepts majeurs de la théorie de l’art de la Renaissance3 », qui
rapporte le dessin à un tout autre champ de signification que celui auquel le
rattachent ses caractères proprement physiques. Il signifie le dessin en tant
qu’expression d’une représentation mentale, d’une forme présente à l’esprit
ou à l’imagination de l’artiste […] [et] désigne donc une activité éminemment intellectuelle 4 .
À ce titre, l’auteure considère que la « distinction entre dessin et dessein »
qui s’établit au cours du xviiie siècle, non seulement en français, mais aussi,
en anglais et en allemand, « introduit une rupture fondamentale avec la tradition italienne » : le dessin se voit alors déconnecté de sa dimension spéculative,
pour n’être plus considéré que comme une « habilité manuelle qui repose sur un
savoir d’ordre technique5 ». L’auteure poursuit :
Toutes les caractéristiques qui donnaient au disegno sa signification intellectuelle et métaphysique, voire théologique – le génie, le feu, l’invention, l’idée,
la forme – sont ôtées au dessin pour être attribuées au coloris. Il n’y a plus
dès lors aucune raison d’écrire dessin « dessein ». Avec la victoire des idées
coloristes à l’aube du xviiie siècle, une mutation profonde se produit dans le
champ de la théorie de l’art dont la langue prendra acte quelques décennies
plus tard6 .
Ajoutons toutefois que cette évolution sémantique, qui relègue le dessin au
rang d’opération purement matérielle, technique et pragmatique, va s’accompagner, tout au long du xixe siècle, d’un extraordinaire mouvement d’expérimentation des moyens et des formes propres au dessin, contribuant ainsi à l’ériger
en sphère artistique autonome. En effet, si le dessin existe depuis les origines de
l’humanité, il va connaître, avec l’avènement de la société industrielle, un essor
et une popularité sans précédent, liés à trois innovations techniques majeures :
2
Article « Dessiner », in Dictionnaire historique de la langue française, [1992] 2004, dir. Alain Rey, Paris, Dictionnaires
Le Robert., p. 1055.
3
Jacqueline Lichtenstein, « Disegno », in Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles,
2004, dir. Barbara Cassin, Paris, Le Seuil / Dictionnaires Le Robert, p. 322.
4
Ibid., p. 323 et p. 322.
5
Ibid., p. 325.
6
Ibid.
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DOSSIER
1) l’impression par lithographie7 (qui soutient l’industrie des images d’Épinal et, plus largement, la prolifération des estampes – artistiques, politiques, sociales…), puis, par autographie (procédé d’impression qui, selon
Thierry Groensteen, marque la naissance de la bande dessinée 8) ;
2) l’invention de la presse rotative qui, en même temps qu’elle marque l’entrée dans l’âge d’or de la presse écrite, favorise le développement et la diffusion des dessins humoristiques, satiriques ou caricaturaux 9 ;
3) enfin, l’invention du cinématographe, qui offre la possibilité de faire des
dessins animés10.
Depuis le tournant du xixe siècle, le dessin, diffusé massivement, irriguant toute la société, est ainsi entré dans une intense phase de production, de
recherche et de renouvellement de ses formes, et s’est mis à jouir, à défaut d’une
7
L’invention de la lithographie (procédé d’impression qui permet de reproduire à grand tirage un écrit ou un dessin tracé à l’encre grasse ou au crayon gras sur une pierre calcaire) date de la toute fin du xviiie siècle (aux alentours
de 1796-1798). Son inventeur, Aloys Senefelder, acteur et auteur dramatique autrichien, a développé ce procédé
afin de pouvoir imprimer lui-même ses textes, sans passer par les techniques traditionnelles de l’imprimerie, beaucoup plus onéreuses (nécessité d’acheter une presse et des caractères). Outre cet avantage économique, la révolution qu’introduit ce procédé d’impression tient à ce que le dessin se trouve directement tracé, et non plus gravé,
sur le support – ce qui autorise une beaucoup plus grande finesse et nervosité dans son exécution.
8
Dans le premier chapitre de son ouvrage consacré à l’histoire de la bande dessinée (« Les histoires en images, des
origines à 1914 », in La bande dessinée. Son histoire et ses maîtres, 2009, Paris, Skira Flammarion, Angoulême, Cité
internationale de la bande dessinée et de l’image), Thierry Groensteen commence par rappeler que, qu’il soit tracé
sur du bois, du cuivre ou de la pierre, « le dessin destiné à la reproduction doit, depuis Gutenberg, être exécuté
à l’envers. Il est donc le plus souvent allographe, c’est-à-dire que son exécution est généralement déléguée à un
artisan spécialisé, qui réinterprète le dessin original fourni par l’artiste ». L’auteur ajoute qu’« Outre cette séparation
entre la conception et l’exécution, les procédés de la gravure conviennent mal à la bande dessinée pour une autre
raison. S’ils autorisent l’inclusion d’un texte dans l’image – comme le montre d’abondance la caricature anglaise –
ils imposent d’inverser, non seulement chaque vignette, mais l’architecture générale des planches, avec la dynamique des enchaînements qui leur est propre » (op. cit., p. 15). C’est pourquoi, selon l’auteur, « s’il faut avancer une
date pour l’avènement du mode d’expression auquel sera, plus tard, donné le nom de “bande dessinée”, [il semble]
que c’est celle de 1835 qui doit être retenue, c’est-à-dire l’année où l’album de l’Histoire de M. Jabot [de Rodolphe
Töpffer] fut mis en circulation. […] Pour réaliser cette publication, Töpffer a eu l’idée d’aller chercher un procédé
dont aucun autre artiste ne se servait alors, un procédé jugé indigne – l’équivalent, pour l’époque, du stencil ou
de la photocopie. L’autographie, pour l’appeler par son nom, consistait à dessiner sur un papier de report, papier
spécial dont le dessin, exécuté à l’endroit, pouvait être reporté à l’envers sur la pierre lithographique, permettant
ensuite l’impression de plusieurs centaines d’exemplaires. » (ibid., p. 15-16)
9
Le lecteur intéressé par ces questions consultera avec profit les ressources (théoriques, bibliographiques et iconographiques) mises en ligne sur le site de l’EIRIS (Équipe interdisciplinaire de recherche sur l’image satirique)
[http://www.eiris.eu/], ainsi que sur le site spécialisé dans l’étude, l’analyse et l’histoire de la caricature et du dessin
de presse : http://www.caricaturesetcaricature.com/.
10
Si l’on associe aujourd’hui spontanément le dessin animé à l’industrie du cinéma ou de la télévision, il faut toutefois rappeler que, vingt ans avant qu’Émile Cohl ne projette, en 1908, le premier dessin animé réalisé sur pellicule
(Fantasmagorie, présenté par la Société Gaumont), Émile Reynaud présentait, à l’aide d’un appareil de projection
qu’il avait baptisé le théâtre optique (breveté en 1888), ses premières pantomimes lumineuses : soit, de véritables
petits dessins animés, dont le déroulé, cependant, n’était pas mécanique, mais manuel (c’est Reynaud lui-même
qui actionnait les bobines sur lesquelles étaient dessinées les images, ce qui lui permettait d’agir en direct sur l’animation et d’en varier la dynamique (accélération, ralentissement, répétition), en fonction des réactions du public).
De 1892 à 1900, les pantomimes lumineuses sont inscrites au programme permanent du Muée Grévin, où elles remportent un véritable succès. Pour plus d’informations concernant le théâtre optique et les autres inventions d’Émile
Reynaud, voir le site : http://www.emilereynaud.fr/index.php/.
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véritable reconnaissance (qui sera longue à venir11), d’une toute nouvelle sphère
d’influence, dont on peut penser qu’elle n’a pas été sans effets sur l’histoire et
l’esthétique des autres arts et techniques, parmi lesquels le théâtre. C’est en tout
cas l’hypothèse intermédiale que nous avons formulée et qu’il a nous paru intéressant de creuser.
Si le dessin peut, certes, être un instrument de connaissance des processus de création, et même, un vecteur d’informations générales sur le théâtre (la
fameuse Histoire du théâtre dessinée12, d’André Degaine, pourrait apparaître
comme le comble de cette possibilité), il est aussi et surtout un médium, c’està-dire, à la fois une technique et un milieu qui, selon les époques et les sociétés : 1) s’inscrivent dans une certaine économie de production, de diffusion, de
consommation et de stockage des informations ; 2) développent un certain mode
et un certain type de représentation(s), qui étayent ou remodèlent les comportements et les mentalités ; 3) entrent en dialogue, si ce n’est en rivalité13, avec tous
les autres systèmes symboliques existants. Pour cette première étape de réflexion
– qui demanderait et qui appellera, nous le souhaitons, de nombreux prolongements – nous avons pris un double parti : interroger prioritairement le champ de
la création contemporaine, en adoptant un point de vue à dominante esthétique.
Les études et les témoignages qui sont rassemblés dans le présent dossier et qui
sont, pour la plupart, les versions remaniées de communications présentées lors
d’un colloque organisé en 201114 , s’articulent à trois grands axes de questionnement, renvoyant à trois formes de relation possible entre les arts scéniques et le
dessin : l’adaptation, la remédiation, la confrontation / collaboration.
11
Si le dessin d’artiste a toujours joui d’une certaine légitimité dans les sphères cultivées (en posséder un pouvait
même être le signe d’une distinction toute particulière), la bande dessinée n’a commencé à acquérir ses lettres
de noblesse, en France, qu’au cours des années 1960. En 1962, est notamment fondée la première association
française consacrée à l’étude de la bande dessinée : Le Club des bandes dessinées, présidé par Francis Lacassin (à
qui l’on attribue la paternité de l’expression 9e art), et dont Alain Resnais est vice-président. La première édition
du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême date quant à elle de 1974. Sur la reconnaissance et
l’entreprise de légitimation de la BD, voir aussi l’article de Luc Boltanski (1975), « La constitution du champ de
la bande dessinée », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, no 1, janvier 1975, p. 37-59 (article mis
en ligne et téléchargeable sur le portail Persée : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/
arss_0335-5322_1975_num_1_1_2448)
12
André Degaine, Histoire du théâtre dessinée. De la préhistoire à nos jours, tous les temps et tous les pays (2000 [1992]),
Avant-propos de Jean Dasté, Paris, Nizet.
13
Cette notion de rivalité est au cœur de l’approche développée par Jay David Bolter et Richard Grusin (2000)
dans Remediation. Understanding New Media, Cambridge (Massachussets), London (England), The MIT Press. Pour
eux, l’histoire des médias prend la forme d’une sorte de lutte pour la survie qui, d’une part, conduit tout nouveau
médias a acquérir sa légitimité en empruntant aux médias plus anciens certaines de leurs caractéristiques, d’autre
part, pousse les anciens médias à s’adapter, en s’inspirant à leur tour des techniques et des formes développées par
les nouveaux médias.
14
Colloque « Bande dessinée, animation, spectacle vivant : remediation ? », organisé les 8 et 9 avril 2011 à l’Université Lyon 2, avec le soutien de l’équipe Passages XX-XXI (http://recherche.univ-lyon2.fr/passagesXX-XXI/).
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Adaptation
Depuis le début des années 1990, et de manière exponentielle depuis une dizaine
d’années15, on ne compte plus, pour le meilleur et pour le pire, les productions
cinématographiques adaptées de bandes dessinées. Si l’on pense, en premier lieu,
aux blockbusters américains, déclinant à l’envi les super-héros et super-vilains
qui peuplent les univers de Marvel Comics (Spider-Man, Iron-Man, X-Men, Les
Quatre fantastiques, Hulk, Daredevil…) et de DC Comics (Superman, Batman,
Green Lantern…), la bande dessinée francophone s’avère elle aussi susciter l’intérêt des réalisateurs (Astérix et Obélix, Lucky Luke, Blueberry, Adèle Blanc-Sec,
Tintin…) – liste non exhaustive à laquelle il faut encore ajouter les films tirés
d’œuvres graphiques plus alternatives (citons notamment : Ghost World [2001],
d’après l’œuvre de Daniel Clowes ; From Hell [2001], V pour vendetta [2006] et
Watchmen [2009], d’après l’œuvre d’Alan Moore ; American Splendor [2003],
d’après l’œuvre de Harvey Pekar ; Immortel, ad vitam [2004], d’après l’œuvre de
Enki Bilal ; Sin City [2005] et 300 [2006], d’après l’œuvre de Frank Miller ; Poulet
aux prunes [2011], d’après l’œuvre de Marjane Satrapi…).
Quelles que soient les intentions et les ambitions artistiques présidant à ces
adaptations, le passage des planches dessinées à l’écran ne semble, a priori, pas
vraiment problématique. En effet, ces deux médiums ont en commun d’être des
arts narratifs « séquentiels16 » (le récit se développe, ou par cases, ou par plans,
selon un montage qui peut être plus ou moins visible), et, chacun à leur manière,
ils sont doués d’une grande mobilité et malléabilité (le dessin peut tout faire
et tout donner à voir, au même titre que le cinéma, moyennant plus ou moins
larges finances…). En regard, le théâtre semble bien peu prédisposé à accueillir en son sein des adaptations de bandes dessinées : art de l’ici et du maintenant, il ne dispose pas des mêmes ressources financières que le cinéma pour
s’émanciper des contraintes que lui imposent les lois de la physique et du corps
de l’acteur. Or, il semble que ce soit précisément dans cette relative pauvreté,
dans cette économie de moyens, que le théâtre et la bande dessinée peuvent
se retrouver, et partant, se rencontrer. À ce titre, il est significatif que l’un des
plus fameux comics strips du début du xxe siècle, celui qui vit l’apparition de
Popeye, ait été baptisé par son auteur, E. C. Segar, Thimble Theatre, « théâtre de
poche » (littéralement « théâtre dé à coudre »), en lien avec l’exiguïté de l’espace,
le nombre restreint de personnages et la concentration des actions qu’il donnait
à voir aux lecteurs. Cette épure toute classique peut aussi expliquer le succès que
connaissent, depuis quelques années, les adaptations en BD des grandes œuvres
15
Sur le site d’Allo Ciné (http://www.allocine.fr/), consulté le 31 août 2012, 137 films et films d’animation sont référencés comme « adaptation de comics », 126 comme « adaptation de manga », 104 comme « adaptation de BD ».
Pour une large part d’entre eux (entre un tiers et la moitié des occurrences), la date de sortie est ultérieure à 1999.
16
À la suite de Will Eisner (La bande dessinée, art séquentiel, [1985] 1997, Paris, Éditions Vertige Graphic), Scott
McCloud considère dans L’Art invisible ([1993] 2007, Paris, Delcourt) que la bande dessinée se définit, de manière
minimale et souvent suffisante, comme un « art séquentiel » (op. cit., p. 13-17).
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de la littérature dramatique, certaines éditions ayant même développé des collections spécialement dédiées à cette pratique17.
Le terrain d’entente possible entre la scène et la bande dessinée ne se limite
cependant pas au respect de la règle des trois unités. Beaucoup plus largement,
ce que partagent ces deux arts c’est, à rebours de l’esthétique cinématographique
dominante – fondée sur la quête de l’illusionnisme et de l’hyperréalisme –, un
même goût pour la stylisation (entreprise au premier rang de laquelle figurent
la métaphore et la métonymie), une même tendance structurelle à jouer des
conventions, et donc, une même propension à faire du lecteur-spectateur un
partenaire, si ce n’est distancié, en tout cas, appelé à fortement coopérer à l’élaboration du sens de l’œuvre.
En dépit de ces profondes affinités esthétiques, les adaptations scéniques
de bandes dessinées demeurent rares à ce jour, et ce, bien que les tentatives de
rapprochement entre la scène et la BD aient une longue histoire, notamment
du côté de la comédie musicale18 (dès 1908, Little Nemo19, de Winsor McCay,
est ainsi adapté et présenté à Broadway avec un grand succès). À côté de ces
formes – si ce n’est entièrement commerciales, en tout cas à grand spectacle – qui
ont fait leurs preuves et qui perdurent, il semble toutefois qu’un nombre croissant d’artistes cherchent, ces dernières années, à allier bande dessinée et arts
de la scène (théâtre d’acteur, de marionnette et d’objet, opéra, danse, cirque),
sur un mode dépassant le pur divertissement. On peut supposer que ce phénomène n’est pas sans lien avec l’arrivée d’une génération d’artistes qui non seulement va beaucoup au cinéma, comme la précédente, mais encore, baigne depuis
son enfance dans les mondes de la BD et des dessins animés – vaste champ de
références culturelles dans lequel, aux marges de la noble culture littéraire, les
artistes peuvent puiser des personnages, des situations, des histoires, mais aussi,
des manières de dire, de faire, de raconter et de représenter, qui entrent en friction avec celles traditionnellement attachées au théâtre.
C’est aux modalités de ce dialogue, entre citation et détournement, imitation et transposition, effets de convergence ou autre contraire d’écart voire
17
Voir notamment la collection « Commedia », aux éditions Vent d’Ouest, qui offre à ce jour une dizaine de titres
(majoritairement des adaptations de pièces de Molière), ainsi que la collection « Ex libris », aux éditions Delcourt
(dédiée aux adaptations de grands classiques de la littérature française et étrangère, dont certaines œuvres théâtrales). Parmi les adaptations marquantes de ces dernières années, citons également Le Cid. version 6.0 (scénario
de David Vandermeulen, dessins de Morvandiau, éd. Rackam, 2004) et la série Ubu d’Emmanuel Reuzé (Ubu Roi,
d’après Alfred Jarry, 2002 ; Ubu Amiral, 2004 ; Ubupolis, 2007, aux éditions Emmanuel Proust). Outre les intérêts
commerciaux qui peuvent présider à ces adaptations (adapter des classiques en BD ouvre un marché potentiel
du côté des parents et des enseignants…), il y aurait des études à mener sur la façon dont ces adaptations BD
remodèlent ou renouvellent la lecture des pièces adaptées (et, de même, avec les films d’animation réalisés à partir
d’œuvres scéniques. Voir notamment : La Leçon de Faust, de Jan Svankmajer [1994] ; Ubu, de Manuel Gomez [1994] ;
ou encore, plus confidentiel, 8, animation de Mathias Delfau [2011] d’après 8, de Noëlle Renaude).
18
Sur les affinités électives qui peuvent exister entre la bande dessinée et la comédie musicale, voir l’article de
Gilles Ciment, « Des comics au musical, un genre translatif », texte de la communication présentée lors du colloque
de Cerisy, La Transécriture : pour une théorie de l’adaptation (dir. André Gaudreault et Thierry Groensteen, 14-21 août
1993), et mis en ligne sur le site de l’auteur (http://gciment.free.fr/bdessaimusical.htm). Certaines des réflexions
avancées dans le paragraphe suivant sont inspirées de cet article.
19
Little Nemo, considéré comme l’une des œuvres pionnières de la bande dessinée moderne, est publié, de 1905 à
1914, dans les hebdomadaires New York Herald puis New York American.
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de résistance, que s’attachent les articles de Sylvain Diaz et d’Arielle Meyer
MacLeod. Ce qui se dégage de leurs analyses, c’est que la question de l’adaptation
– d’une pièce de théâtre en bande dessinée ou d’une bande dessinée à la scène –
ne saurait se réduire, ni au simple transfert de contenu, ni aux emprunts formels
de surface, qui chercheraient à faire théâtre ou à faire BD selon les cas. La vertu
de l’adaptation consisterait plutôt en l’invention d’un langage tiers, qui mobilise
et joue de la mémoire – perceptive, émotionnelle, narrative, culturelle – propre
au médium source (adapté), tout en produisant une réflexion sur le médium
d’accueil (adaptant) à travers le prisme de l’autre. En ce sens, l’adaptation, quand
elle ne considère pas le médium dans lequel elle puise son propos comme un
simple contenant, mais s’accompagne d’une réflexion structurelle sur le passage
d’un médium à un autre, est déjà une forme de remediation.
Remediation
La notion de remediation, théorisée par Jay David Bolter et Richard Grusin 20 en
1999, s’inscrit dans la dynamique des théories intermédiales qui se sont développées depuis les années 1990 et qui on en commun de s’attacher, non pas à la
spécificité des arts, comme le voulait la conception moderniste, mais aux phénomènes de transferts et d’échanges, techniques et symboliques, qui peuvent
s’opérer entre les médiums. Si, parmi les termes en usage (intermédia, intermédialité, interartistique21), c’est celui de remediation que nous avons retenu, c’est
qu’il nous paraît présenter un double atout linguistique.
Le premier atout de ce mot est de mettre en exergue, via le préfixe qui le
constitue (re-media-tion), les mouvements d’aller-retour, reprises, remises en
jeu et réinventions permanents qui, selon les approches intermédiales, caractérisent les relations entre les médiums et nourrissent le champ esthétique, tant
du point de vue de la conception (intellectuelle, pratique) que de la réception
des œuvres. À rebours d’une lecture progressiste de l’histoire des arts, d’une
généalogie à sens unique, Bolter et Grusin, qui adoptent un point de vue interactif et rétroactif, défendent ainsi l’idée que tout nouveau médium se définit
et se développe en relation avec des techniques et des formes de représentation
plus anciennes, qu’il se réapproprie, qu’il réinvestit – mais autant que ces dernières s’approprient, à leur tour, les nouveaux langages et formes développés par
lui. Le théâtre – art archaïque s’il en est, mais aussi, depuis toujours, hypermédium, capable de mettre en scène (accueillir, questionner, s’approprier) toutes
les révolutions techniques et artistiques de son temps22 – n’est évidemment pas
20
Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding new media, Cambridge (Massachussetts), London
(England), The MIT Press, 2000.
21
Sur cette dernière notion, voir notamment l’article de Marie-Christine Lesage, « L’interartistique : une dynamique
de la complexité », texte d’introduction au dossier « Théâtre et interdisciplinarité », in Registres 13, Paris, Presses de
la Sorbonne nouvelle, printemps 2000, p. 11-26.
22
J’emprunte cette idée du théâtre comme « hypermédium » à Robin Nelson (« Introduction : Prospective Mapping
and Network of Terms », in Mapping Intermediality in Performance, 2010, dir. Sarah Bay-Cheng, Chiel Kattenbelt,
Andy Lavender and Robin Nelson, Amsterdam University Press. p. 19). Dans son article, l’auteur cite également
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resté imperméable aux innovations des mondes de la bande dessinée et de l’animation – et ce, d’autant moins que ces arts, dont l’une des premières spécificités
est de jouer des rapports à géométrie variable entre le texte et le dessin, le son et
l’image, paraissent particulièrement à même de croiser les intérêts et les explorations du théâtre moderne et contemporain.
C’est à l’examen des va-et-vient médiatiques qui s’opèrent, à double sens,
entre page, planches (dessinées) et plateau, aux influences manifestes ou latentes,
thématiques ou structurelles, que ces formes d’écriture et modèles de représentation peuvent exercer l’un sur l’autre, que s’attachent les articles de Laurent
Bazin et d’Ariane Martinez. Par-delà les phénomènes explicites de « représentation d’un média dans un autre » (qui constitue, selon Bolter et Grusin, la définition première de la remediation23), il apparaît que les codes et les conventions
(figuratifs, narratifs et énonciatifs) propres aux mondes de la BD et du dessin
animé contribuent à innerver, de façon à la fois plus large et plus diffuse, les écritures textuelles et scéniques contemporaines24 . Ce point de vue est corroboré par
Jean Lambert-wild qui, dans son entretien, considère que c’est l’intérêt majeur
de l’ouverture à la bande dessinée que d’introduire, dans le champ de l’écriture
et de la représentation théâtrales, des forces et des formes exogènes qui viennent
le questionner et revitaliser – aussi bien d’un point de vue artistique qu’économique et théorique.
Le deuxième atout linguistique propre au terme remediation est d’entrer en
résonance avec une autre acception du mot : celle qui, dérivée du latin remedium
(« remède »), désigne un processus (cognitif, pédagogique, environnemental ou
managérial) visant à corriger et/ou réparer les déficiences ou les défauts d’une
personne ou d’un système. Employé en contexte intermédial, la notion de remediation pose ainsi la question des stratégies qui, de façon consciente ou inconsciente, peuvent conduire les artistes à aller chercher, dans un médium différent
du leur, des modèles et des formes d’expression qu’ils estiment à même de soutenir la transmission de leur propos – fictionnel, formel – aux spectateurs. Dans
leurs articles, Hélène Beauchamp et Céline Candiard analysent ainsi comment
des formes d’imagerie populaire (la littérature de colportage pour l’une, le cartoon pour l’autre) peuvent servir de relais vers des propositions théâtrales qui,
déjouant d’une manière ou d’une autre les normes et les valeurs dominantes, ne
sont pas supposées répondre aux attentes du public – l’un des intérêts afférents
à ces médiations culturelles étant simultanément de mettre au jour les affinités
esthétiques qui lient cultures savantes et cultures populaires, formes anciennes
et formes nouvelles, les unes et les autres s’éclairant mutuellement.
Chiel Kattenbelt, affirmant qu’en tant qu’hypermédium, le théâtre est dans l’espace physique ce qu’Internet est
dans l’espace virtuel (ibid.).
23
Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation, op. cit., p. 45.
24
À ce titre, il est significatif que, dans L’Effet de Serge (mise en scène Philippe Quesne / Vivarium Studio, 2005),
l’ouvrage de Scott McCLoud, Making comics, soit cité parmi les références artistiques du spectacle – aux côtés d’un
documentaire sur le plasticien Roman Signer et de Stirrings Still (1988), dernier texte en prose de Beckett (trad. fr.,
Soubresauts, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989).
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DOSSIER
Collaboration / Confrontation
Il est enfin une troisième et dernière forme de dialogue possible entre le dessin
et le spectacle vivant : celui qui, sur scène, fait coexister ou se confronter deux
registres de présence : le vivant et le dessiné. Dès la fin des années 1920, Piscator choisit ainsi de mettre en scène des dessins, fixes et animés, exécutés par le
peintre et caricaturiste George Grosz25, qui intervenaient tout à la fois comme
éléments scénographiques, visions de contrepoint et partenaires de jeu des
acteurs. Quelques décennies plus tard, dans Les Paravents (1961), Genet confère
à son tour à l’acte de dessiner un rôle dramaturgique majeur : les dessins qui,
au fil de la représentation, viennent orner les paravents, sont simultanément un
moteur de l’action, un signe ostentatoire de théâtralité, et un symbole des forces
qui sourdent et viennent mettre en péril les pouvoirs établis. Si, par la place et la
fonction – tant théâtrale que politique – qu’il attribue au dessin, William Kentridge pourrait aujourd’hui s’inscrire dans cette filiation 26 , il s’avère cependant
faire figure d’exception sur les scènes contemporaines. Ces dernières années,
c’est effet prioritairement du côté des arts du corps et du geste (danse, cirque),
c’est-à-dire, dans des formes plus ou moins radicalement coupées d’intentions
narratives, que sont nées des formes de collaboration / confrontation 27.
On pourrait mettre cette tendance en regard du fait que, depuis quelques
années, le monde de la bande dessinée semble désireux de s’ouvrir à des formes
« performatives » : de plus en plus fréquemment, des auteurs de bande dessinées
sont invités à monter sur les planches pour y improviser des dessins et des textes,
y croquer en direct des acteurs, dialoguer, plus globalement, avec l’ensemble des
composantes de la représentation. Le fait que ces initiatives se soient multipliées
au moment même où le monde de la bande dessinée connaissait son tournant
muséal 28 n’est sans doute pas anodin : sur scène, à proximité des spectateurs,
25
Dans Le bateau ivre (d’après Rimbaud, mis en scène par Piscator en 1927), les dessins de George Grosz sont projetés sur trois larges écrans qui circonscrivent le dispositif scénographique. Cette collaboration se prolonge et atteint
son point culminant avec la création, en 1928, des Aventures du brave soldat Schweyk (adaptation du roman inachevé de Jaroslav Hašek).
26
Sur l’œuvre plastique, performative et scénique de William Kentridge, voir Mark Rosenthal (dir.), 2009, William
Kentridge. Five themes, San Francisco Museum of Modern Art (Californie), Norton Museum of Art (Floride), Yale University Press (New Haven ; Londres). Le lecteur intéressé par la collaboration de William Kentridge avec la Handspring Puppet Company, pourra également se reporter à l’article de Meike Wagner (2004), « Les marionnettes,
l’écran et le trickster. Les spectacles de la Handspring Puppet Company avec William Kentridge », in La scène et les
images (dir. Béatrice Picon-Vallin), Paris, CNRS, Les voies de la création théâtrales no 21, p. 152-168.
27
Outre les spectacles analysés dans le présent dossier, mentionnons, parmi les récentes expériences de collaboration, celle du metteur en scène François Verret avec l’auteur de bande dessinée Vincent Fortemps (pour Chantier
Musil, créé en 2002, puis Contrecoups, créé 2004), et celle la chorégraphe Robyn Orlin avec le dessinateur Maxime
Rebière (qui réalise en direct des illustrations graphiques dans le spectacle Call it… Kissed by the sun… Better still the
revenge of geography, créé en 2010). Signalons par ailleurs qu’à l’occasion de la dixième édition du Festival Temps
d’Image (2011), un gros plan sur les rapports scène / dessin / BD a été fait (programme complet téléchargeable à
l’adresse : http://www.arte.tv/fr/le-programme/2209342,CmC=2211850.html/, consulté le 4 septembre 2012).
28
2009 pourrait être retenu comme une date charnière. C’est en effet l’année où le Centre national de la bande
dessinée et de l’image, fondé à Angoulême en 1990, rouvre, après travaux, transformé en Cité internationale de
la bande dessinée et de l’image. La même année, deux autres musées accueillent de la bande dessinée dans leurs
murs : Le Louvre qui, en partenariat avec la maison d’édition Futuropolis, a créé en 2005 une collection de BD
dont le principe est qu’une œuvre, une collection ou une salle du musée joue un rôle important dans l’histoire,
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les dessinateurs retrouvent peut-être quelque chose de la relation intime qu’ils
entretiennent, d’ordinaire, avec leur lecteur imaginaire, et, rompant avec l’ascèse
solitaire qui est en principe leur lot, viennent exposer au public la fabrique du
dessin dans ce qu’il a de plus artisanal et de plus vivant, gestuel et charnel.
Se positionnant depuis le champ, non pas de la BD, mais des arts scéniques,
c’est précisément aux dialogues sensoriels, plastiques et physiques, que le dessin
ou l’acte de dessiner peuvent nouer avec les corps évoluant sur le plateau que
s’attachent les articles d’Agathe Dumont et de Christine Kiehl, tous deux consacrés à de récentes créations chorégraphiques. Que le dessin soit exécuté par le
danseur lui-même, ou qu’il soit le fait d’un autre partenaire, il ressort de ces analyses que c’est à une expérience perceptive protéiforme que se livrent les artistes
et à laquelle sont conviés, à leur suite, les spectateurs, expérience qui s’élabore et
se déploie dans le champ des interactions permanentes, à double sens (du geste
dessiné au geste dansé, du geste dansé au geste dessiné), des tracés, des orientations et des impulsions. Là où danse et dessin se retrouvent alors, c’est dans une
forme d’expression, si ce n’est entièrement improvisée, en tout cas, qui s’affirme
comme jaillissement, exploration des possibles qui n’en finissent pas de s’anamorphoser dans l’espace et dans le temps, sans jamais se stabiliser tout à fait.
On retrouve cette tension entre l’élan et l’action, l’esquisse et la figure, dans
l’article de Marion Cousin qui, en clôture du dossier, s’interroge sur le rôle des
croquis et des story-boards dans l’écriture textuelle et scénique de Rodrigo Garcia. Si l’articulation du dessin et du dessein se voit alors reposée, il apparaît toutefois que le choix de publier des séries de dessins en regard du texte des spectacles, signe avant tout le désir qu’a l’auteur-metteur en scène d’explorer toutes les
formes d’écriture et toutes les matérialités de la représentation, aux marges des
hiérarchies usuelles et des rapports d’instrumentalisation qu’elles impliquent.
Au tout début des années 1920, l’écrivain et dessinateur Alfred Kubin nous alertait déjà : « tous les artistes qui imaginent dessinent plus ou moins fort 29. »
et qui expose les planches des œuvres produites (Le Louvre invite la bande dessinée, 22 janvier-13 avril 2009) ; Le
Musée d’Art Contemporain de Lyon qui réunit, dans l’exposition Quintet (13 février-19 avril 2009), l’œuvre de cinq
auteurs contemporains de bande dessinée (Stéphane Blanquet, Francis Masse, Gilbert Shelton, Joost Swarte et
Chris Ware). Depuis, nombreux sont les musées et les galeries à avoir exposé de la bande dessinée (pour ne mentionner que quelques exemples récents et parisiens, citons : De Superman au chat du rabbin (Musée d’art et d’histoire du judaïsme) ; Cent pour cent bande dessinée (bibliothèque Forney) ; Wraoum (Maison Rouge) ; Archi et BD (Cité
de l’architecture et du Patrimoine) ; Crumb. De l’Underground à la Genèse (Musée d’art moderne), Wolinski, 50 ans de
dessins (Bibliothèque nationale de France).
29
Alfred Kubin, 1999, « Le dessinateur » [1922], in Le travail du dessinateur, op. cit., p. 40.
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