L`empire du genre. L`histoire politique ambiguë d
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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LHOM&ID_NUMPUBLIE=LHOM_187&ID_ARTICLE=LHOM_187_0375 L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel par Éric FASSIN | Éditions de l’EHESS | L’Homme 2008/3-4 - n° 187-188 ISSN 0439-4216 | ISBN 9782713221866 | pages 375 à 392 Pour citer cet article : — Fassin n, L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel, L’Homme 2008/3-4, n° 187-188, p. 375-392. Distribution électronique Cairn pour les Éditions de l’EHESS. © Éditions de l’EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. L’empire du genre L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel Éric Fassin E N’EST PAS au féminisme qu’on doit l’invention du concept de « genre ». Dès 1955, inaugurant plusieurs décennies de travaux à l’Université Johns Hopkins, John Money reformule les approches héritées de l’anthropologue Margaret Mead sur la socialisation des garçons et des filles : pour sa part, plutôt que de sex roles, le psychologue médical parle de gender roles. Il s’intéresse en effet à ce qu’on appelle alors d’ordinaire l’hermaphroditisme, et qu’on qualifie davantage aujourd’hui d’intersexualité (Money & Ehrhardt 1972). La notion de genre, lorsque l’anatomie est ambiguë à la naissance, vise à déjouer l’évidence naturelle du sexe : loin que les rôles viennent ici confirmer les assignations biologiques, le genre permet de nommer l’écart entre les deux. Sans doute la chirurgie la plus précoce lui apparaît-elle nécessaire, pour trancher toute incertitude ; mais c’est seulement, dans une logique behavioriste, en vue de faciliter l’apprentissage du rôle sexuel. Pour John Money, qui participe d’une vision progressiste de la science constituée après la Seconde Guerre mondiale en réaction contre les dérives du biologisme, c’est bien l’éducation qui fait l’homme, ou la femme (Fausto-Sterling 2000 : chap. III ; Redick 2004). Le psychiatre et psychanalyste Robert Stoller poursuit cette logique à l’Université de Californie à Los Angeles en s’attachant plus particulièrement à la transsexualité – soit la « condition », dans le lexique pathologisant du « transsexualisme », des personnes qui ne s’identifient pas à leur sexe de naissance. On connaît la formule de Karl Heinrich Ulrichs, pionnier du mouvement homosexuel, dès les années 1860 : « anima muliebris virile corpore inclusa ». Cette « âme de femme dans un corps d’homme » renvoie à l’ensemble de ce qu’on appelait des « psychopathologies sexuelles », qui troublent à la fois l’ordre des sexes et des sexualités. La question du genre est à l’époque identifiée à celle de la sexualité : aussi l’homosexualité masculine est-elle confondue avec l’efféminement. En revanche, un siècle plus tard, lorsqu’en 1964 Robert Stoller parle de gender identity, c’est pour séparer les transsexuels des homosexuels, en termes d’identité de genre ou d’orientation sexuelle, L ’ H O M M E , Miroirs transatlantiques, 187-188 / 2008, pp. 375 à 392 POST-ISMES & CO C 376 Éric Fassin selon que leur désir, pour reprendre sa formule, est d’être, ou bien d’avoir un homme (ou une femme) (Stoller 1968). Si John Money avait déjà distingué le genre du sexe, pour sa part, Robert Stoller oppose donc le genre à la sexualité. Le contexte n’est pas moins politique : alors que l’homophobie d’État fait rage sous le maccarthysme, en s’autonomisant, la transsexualité échappe au stigmate homosexuel (Meyerowitz 2002 ; Califia 2003). L’invention « psy » du genre va rencontrer l’entreprise féministe de dénaturalisation du sexe, que résume la formule célèbre de Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, publié en 1949 : « On ne naît pas femme, on le devient ». C’est d’ailleurs à Robert Stoller que la sociologue britannique Ann Oakley emprunte la distinction (1972), en posant que « le genre n’a pas d’origine biologique, que les connexions entre sexe et genre n’ont rien de vraiment “naturel” » ; elle introduit ainsi le terme dans un champ d’études féministes qui va se constituer à partir des années 1970 (Jami 2003 ; Fassin 2004). Ce n’est pas un hasard si c’est d’abord en anthropologie qu’elle va trouver son champ d’application aux ÉtatsUnis : comme Simone de Beauvoir, dont elles se réclament d’ailleurs, de jeunes anthropologues vont s’appuyer sur la distinction entre nature et culture qu’opère Claude Lévi-Strauss dès le chapitre d’ouverture des Structures élémentaires de la parenté – même si celui-ci, on ne s’en étonnera guère, ne rejoint pas celle-là dans le Panthéon féministe. Cet héritage revendiqué est manifeste dans les deux volumes fondateurs de l’anthropologie féministe aux États-Unis, parus en 1975. Ainsi, dans l’un, Sherry Ortner s’interroge-t-elle : « La femme est-elle à l’homme ce que la nature est à la culture ? » (1975) Pour comprendre l’universalité de la domination masculine, fondée sur la division sexuelle des rôles sociaux, elle porte en effet le regard sur la constante relégation des femmes au pôle, supposé naturel, de la reproduction – en écho aux analyses de Michelle Rosaldo, et de la psychanalyste Nancy Chodorow, dans le même volume, mais aussi en résonance avec les travaux que développe en France, à la même époque, Nicole-Claude Mathieu (1991). L’anthropologie culturelle des rôles sexuels trouve ainsi son prolongement dans une anthropologie féministe de l’assignation des femmes à des rôles « naturels ». Dans l’autre recueil, publié simultanément, Gayle Rubin propose une relecture féministe des analyses de la parenté, conjuguant Lévi-Strauss et Lacan, Engels et Freud. C’est d’ailleurs la même Nicole-Claude Mathieu qui traduira ce texte fondateur sur « l’économie politique du sexe », qui, loin de faire du genre le reflet du sexe biologique, rappelle qu’avec le mariage, les systèmes de parenté « transforment des mâles et des femelles en “hommes” et en “femmes”, chaque catégorie étant une moitié incomplète qui ne peut trouver la plénitude que dans l’union avec l’autre ». On voit mieux aujourd’hui combien la « valence différentielle des sexes », chère à Françoise Héritier (1996, 2002), s’écartera des voies du genre, en relisant Gayle Rubin : « Hommes et femmes sont, bien sûr, différents. Mais ils ne sont pas aussi différents que le jour et la nuit » (1975 : 159). La perspective naturaliste est donc renversée : « loin d’être l’expression de différences naturelles, l’identité de genre est la suppression de similitudes naturelles » (ibid. : 179-180). 377 POST-ISMES & CO Pourtant, tout en s’appropriant le genre pour dénaturaliser le sexe, les études féministes vont se retrouver en opposition aux travaux de John Money et Robert Stoller sur un point décisif : l’empire médical du genre n’est pas seulement un savoir, c’est aussi, inséparablement, un pouvoir. Deux histoires emblématiques le montrent symétriquement. C’est d’abord le cas (tristement) célèbre de « John / Joan », garçon amputé de son pénis à la suite d’un accident intervenu dans sa première année, puis, sur le conseil de John Money, après l’ablation des testicules, élevé comme une fille, qui en fournit l’illustration spectaculaire – même si le triomphe apparent de cette théorie behavioriste devait être douloureusement démenti, dans les années 1980, par la persistance de son identité masculine à l’adolescence. C’est seulement par son suicide, en 2004, que l’homme marié qui revendiquait désormais de s’appeler David Reimer pourra définitivement échapper à l’emprise médicale sur son identité de genre (Butler 2006a). Un deuxième cas, non moins emblématique, peut être lu en regard de ce premier. Le sociologue Harold Garfinkel, grande figure de l’ethnométhodologie, en fait le récit dans un texte écrit en collaboration avec Robert Stoller (1968). Agnès s’était d’abord présentée en consultation en 1958 : la jeune femme était née de sexe masculin, mais déclarait avoir vu son corps se féminiser spontanément à la puberté – aux organes génitaux près. Autrement dit, il se serait agi, phénomène rare, d’une intersexualité tardivement révélée. Psychologues, psychiatres et médecins s’accordèrent pour harmoniser, par la chirurgie, son anatomie à sa nouvelle condition – d’autant plus qu’en femme, elle était parfaitement « convaincante ». Cet article sur le passing, soit la capacité de (se faire) passer pour, sans se démasquer, montre bien comment le genre est une construction sociale qui s’élabore dans une série d’interactions. Être une femme (ou un homme) demande tout un travail, qui implique en l’occurrence médecins et patients : c’est donc un « accomplissement ». La lecture sociologique rejoint ainsi l’approche psychiatrique. Mais l’appendice publié en fin de volume réserve une surprise : huit ans plus tard, après l’opération, et une fois rassurée par un spécialiste sur la normalité de son nouveau vagin, Agnès révéla soudain, qu’à l’insu de tous, elle avait pris des estrogènes depuis l’âge de douze ans. Agnès est l’image en miroir de Joan/John. Pour elle, finalement, il ne s’agissait pas d’intersexualité subie à la naissance, mais de transsexualité choisie à la puberté. Quant à David Reimer, s’il a effectivement servi à justifier les protocoles appliqués à l’intersexualité, son cas relevait en fait davantage d’une transsexualité accidentelle. Mais la symétrie tient encore au fait que, dans sa relation avec la médecine, la première renverse le rapport de pouvoir que le second subit : loin de se voir assigner une identité comme Joan/John, c’est Agnès, en l’endossant, qui parvient à l’imposer comme une évidence. Toutefois, ce que les deux histoires montrent également, c’est que les sujets n’ont pas le pouvoir de changer la règle du jeu. Ils peuvent tout au plus jouer leur rôle, bien ou mal, et même déjouer le contrôle médical à force de savoir-faire – mais non en redéfinir les termes. Jamais la norme de genre n’est remise en cause. De fait, et John Money à l’Université Johns Hopkins, et Robert Stoller à UCLA, sont à l’origine de « cliniques d’identité L’empire du genre 378 de genre » : le travail médical n’y est nullement de remettre en cause la norme sexuelle, mais d’aider des individus, rejetés en raison de leur anomalie, à accéder à la normalité en se conformant aux attentes sociales, y compris sous leur forme la plus stéréotypée. Sans doute le genre a-t-il permis de dénaturaliser le sexe ; mais pour autant, le discours « psy » hérité des années 1950 et 1960, loin d’en dénoncer les conventions, participe donc en même temps d’un travail médical de normalisation. L’objectif, c’est bien le passing, conformité qui renforce l’évidence de la féminité (comme bien sûr de la masculinité). Ainsi s’explique, en réaction, la virulence du pamphlet que publie en 1979 la féministe Janice Raymond contre « l’empire transsexuel » – au risque de confondre dans sa charge le pouvoir médical et la demande des patients, la catégorie « psy » et les sujets auxquels elle s’impose (1981) : cette polémique alimentera durablement les tensions politiques avec un mouvement « trans » pareillement défini par la question du genre. Au-delà, cependant, le féminisme va entreprendre non seulement de poursuivre la logique de dénaturalisation engagée depuis John Money et Robert Stoller autour de la catégorie de genre, mais de renverser leur perspective, pour substituer à l’entreprise de normalisation une opération critique. Pour le féminisme, à la différence du discours psycho-médical, le genre, ce n’est pas tant ce qu’il faut faire, comme le suggère la lecture d’Harold Garfinkel, mais surtout ce qu’il convient de défaire – pour reprendre un titre de la philosophe Judith Butler ; autrement dit, il importe moins de jouer le jeu que de le déjouer. Ce renversement n’implique toutefois plus forcément aujourd’hui, comme à la fin des années 1970, une opposition à la transsexualité. Au contraire, loin de conforter les clichés de genre, les transgenres manifesteraient, par excellence, un « trouble dans le genre » : c’est qu’ils ou elles – et peut-être la partition de genre perd-elle alors, en même temps que sa pertinence, son évidence – peuvent rendre visible la norme, habituellement invisible, à force d’en jouer, voire de s’en jouer pour se l’approprier (Butler 2006b). Pour autant, la notion de genre n’échappera jamais définitivement à cette ambiguïté fondatrice : encore aujourd’hui, elle reste prise dans une double logique, potentiellement contradictoire – entre catégorie normative et outil critique. Autrement dit, le genre est, sinon par nature, du moins d’origine, une arme à double tranchant. C’est ce qu’il ne faut jamais perdre de vue pour comprendre l’histoire de sa circulation, comme on le voit lorsqu’on passe du transfert disciplinaire entre discours médical et féministe, au transfert national, d’une rive de l’Atlantique à l’autre. La nationalisation du genre L’appropriation féministe du genre, au cours des années 1970, se déroulait sur fond de convergences transatlantiques. Aux États-Unis, on s’appuyait volontiers sur les auteurs français, tandis qu’en France, on n’hésitait pas à s’inspirer de lectures américaines. Claude Lévi-Strauss incarne bien ce double mouvement : c’est en partant de l’anthropologie culturelle américaine qu’il définit d’abord sa Éric Fassin 379 POST-ISMES & CO démarche, et en retour, son œuvre fournit un point de départ à beaucoup de travaux en langue anglaise. Il ne s’agissait pourtant pas seulement d’anthropologie, comme on l’a déjà vu, mais tout aussi bien d’histoire, et de « nouvelle histoire » – d’ailleurs, au-delà du féminisme, les deux disciplines se croisaient alors aisément dans un échange transatlantique entre l’histoire culturelle et l’anthropologie historique, entre Princeton et la nouvelle École des hautes études en sciences sociales. Quant aux pionnières américaines de l’histoire féministe, n’étaient-elles pas souvent des spécialistes de la France, où elles jouissaient d’une pleine reconnaissance, à l’exemple d’une Natalie Zemon Davis ? L’espace des études féministes s’est donc d’abord construit, sur le modèle du champ des recherches interdisciplinaires en sciences humaines, non pas dans l’opposition entre des modèles nationaux, mais dans une circulation internationale. C’est ainsi qu’en 1981, peu après son lancement, la revue Le Débat invite l’historienne Joan W. Scott à faire le bilan de « Dix ans d’histoire des femmes aux États-Unis », avant d’ouvrir ses colonnes à Arlette Farge, en 1983, pour « Dix ans d’histoire des femmes en France ». Cette communauté intellectuelle transatlantique issue des années 1970 va se défaire, d’abord de manière presque invisible, au fil des années 1980, puis, à partir du Bicentenaire de la Révolution française et en particulier autour de la discipline historique, de manière visible – voire spectaculaire au milieu des années 1990. C’est donc, après la convergence, la divergence franco-américaine qu’il importe maintenant d’éclairer. Aux États-Unis, les études de genre se sont constituées, pendant les années 1980, en un véritable champ. En effet, elles se sont institutionnalisées sur les campus, avec non seulement des articles et des livres, des revues et des numéros spéciaux, mais aussi des colloques et des congrès, voire des carrières et des programmes universitaires. Si l’on peut parler de champ, c’est que pendant cette période se développent non seulement des références communes, soit une culture scientifique en partage, mais également des controverses qui le partagent. C’est ainsi que l’enthousiasme militant pour la découverte d’une histoire des femmes se trouve rapidement interrogé : déjà en 1983, Joan W. Scott (1988a : 27) revendique que « l’histoire féministe devient, non pas le récit de la geste des femmes, mais la mise au jour des opérations du genre, souvent silencieuses et cachées, qui n’en sont pourtant pas moins des forces bien présentes définissant l’organisation de la plupart des sociétés ». En revanche, en France, pendant cette même période, les études féministes n’ont guère trouvé droit de cité dans le monde universitaire – malgré l’ATP « Recherches sur les femmes et recherches féministes », lancée par le CNRS après le colloque de 1982 à Toulouse sur « Femmes, féminisme et recherche ». Dans le domaine de l’édition, l’exception monumentale de l’Histoire des femmes en Occident, publiée à l’orée des années 1990 sous la direction de Michelle Perrot et Georges Duby, et saluée par un colloque que publient les Annales, ne doit pas masquer l’absence de reconnaissance institutionnelle accordée aux études féministes dans leur ensemble. Pour progresser dans la carrière universitaire, mieux vaut renoncer à ce domaine de recherches ; en tout cas, mieux vaut s’y engager L’empire du genre 380 Éric Fassin lorsqu’on a déjà un poste. À la différence de ce que l’on constate à la même époque, outre-Atlantique, ce n’est pas dans les études féministes que se construit d’ordinaire un parcours professionnel. Un rapport du CNRS s’en inquiète en 1992 : « Un des talons d’Achille les plus visibles de la recherche française demeure l’étude des femmes et plus généralement celle des rapports sociaux de sexe » (Hurtig, Kail & Rouch 2002 : 6). Le décalage entre l’institutionnalisation aux États-Unis et la non-reconnaissance en France n’implique pourtant pas un divorce entre les deux côtés de l’Atlantique. Sans doute la plupart des chercheuses françaises envisagent-elles le terme gender avec prudence, voire avec méfiance, pour lui préférer, justement, les « rapports sociaux de sexe » : elles craignent en effet que le genre n’occulte les femmes, ou plus précisément les rapports de domination qui constituent la différence des sexes. La réticence est donc d’abord d’ordre politique. C’est aussi qu’elles sont plus proches que leurs consœurs américaines de leurs origines militantes, car plus éloignées de la constitution d’un champ autonome qui en redéfinit les termes outre-Atlantique. Le genre n’est pourtant pas absent de la discussion française – comme en témoignent le colloque « Sexe et genre », organisé sous l’égide du CNRS en 1989 (cf. Hurtig, Kail & Rouch 2002), ainsi qu’un numéro des Cahiers du Grif sur « Le genre de l’histoire » (1988) et un dossier de la revue Genèses sur « Femmes, genre, histoire » (1991). Le dialogue n’est pas rompu. C’est que la question du genre n’est pas (encore) nationalisée : si l’article fondateur de Joan W. Scott sur « le genre, catégorie utile pour l’histoire », d’abord publié en 1986, est rapidement traduit en français (1988b), la critique qu’on peut lire en français contre cette approche nouvelle, qui s’écarte de l’histoire sociale classique, n’émane pas dans un premier temps des lecteurs et lectrices françaises, mais de sa collègue Louise Tilly, que traduit la revue Genèses (1990). C’est dans le sillage du Bicentenaire de la Révolution française que l’écart va commencer d’apparaître au grand jour – et de manière d’autant plus significative qu’il s’agissait d’un champ historiographique où communiaient jusqu’alors les chercheurs des deux pays dans une complicité intellectuelle sans nuages. En France, la critique féministe de la « démocratie exclusive », selon la formule de Geneviève Fraisse, se trouve reléguée dans les marges de la commémoration, mais aussi de l’institution. Outre-Atlantique, au contraire, les études féministes vont profiter de la place qu’elles ont conquise pour bousculer la consécration d’une vision libérale de la Révolution française, en rappelant à l’instar de Joan W. Scott que son universalisme revendiqué a institué, en même temps que le partage entre les deux sphères, publique et privée, et donc avec la ségrégation entre les sexes, la relégation des femmes. C’est en 1995 qu’un Essai sur la singularité française publié par Mona Ozouf, en brossant un tableau du féminisme en noir et blanc, qui oppose trait à trait les deux rives de l’Atlantique, expose au grand jour une véritable nationalisation de la question des rapports entre les sexes – en même temps qu’il contribue à la cristalliser, sous l’effet de la controverse (Ezekiel 1995 ; Fassin 1999). Pour appréhender le génie français de la féminité, l’historienne de la Révolution française propose en 381 POST-ISMES & CO effet une série de portraits de grandes figures féminines, de Madame du Deffand à Simone de Beauvoir, que relie une même interrogation : « Pourquoi le féminisme, quand on le compare aux formes qu’il prend sous d’autres cieux, a-t-il en France un air de tranquillité, de mesure ou de timidité selon qu’on en ait ? » Les autres cieux sont bien sûr « anglo-saxons » : par exemple, du viol, on donnerait « aux États-Unis une définition assez élastique pour ne plus comporter l’usage de la force ou de la menace et pour englober toute tentative de séduction, fût-elle réduite à l’insistance verbale ». On serait donc aux antipodes du « commerce heureux entre les sexes », hérité en France des salons aristocratiques, pour tempérer une « démocratie extrême » qui, outre-Atlantique, « ne met aucune limite à l’idée égalitaire » (Ozouf 1995 : 11, 389, 395). Cet essai, influent dans l’espace public, fut pourtant loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes – si beaucoup admirent son talent littéraire, d’autres (ou parfois les mêmes) lui reprochent de méconnaître l’histoire des États-Unis, et, sur le versant français, d’entretenir l’illusion d’une « histoire sans affrontements », selon Michelle Perrot (Le Débat 1995 : 130), tout en favorisant « l’occultation de la question de l’égalité », pour Geneviève Fraisse (Ibid. : 340). Toutefois, la chose mérite d’être soulignée, les réactions ne se répartissent nullement selon des clivages nationaux : l’Américaine Lynn Hunt et la Française Élisabeth Badinter applaudissent l’essai, tandis que la française Michelle Perrot et l’américaine Joan W. Scott se rejoignent dans la critique politique. On peut dès lors, avec celle-ci, se demander « pourquoi le genre est[-il] aujourd’hui devenu une affaire d’intérêt national » ? C’est d’ailleurs ce que confirme la réponse de Mona Ozouf à ses critiques : ce qu’on lui reprocherait, c’est qu’elle « n’use pas de cette notion de “genre” devenue le concept à tout faire de l’histoire des femmes » ; or le gender serait un « mot presque intraduisible en français » (Ibid. : 139, 143). Pourtant, il n’est pas même besoin de l’importer : dès l’école primaire, tous les enfants de France entendent parler de genre, en même temps que de nombre. Et cet usage grammatical n’est pas si éloigné du concept féministe : après tout, pour ne prendre qu’un exemple, quand la lune et le soleil changent de genre lorsqu’on passe du français à l’allemand, c’est bien que l’arbitraire du signe ne renvoie pas à la nature des choses, mais à une convention sociale. Si pour Mona Ozouf le mot est « intraduisible », c’est donc qu’il l’est devenu – non pas en fonction de quelque propriété linguistique essentielle du français ou de l’anglais, ni de quelque trait immémorial de la culture nationale de l’un ou l’autre pays, mais en raison d’une nationalisation des enjeux scientifiques et politiques du genre – bref, du fait d’une histoire. Comment comprendre ce qui s’est imposé au cours des années 1990 comme une évidence partagée, tant dans le monde universitaire que dans le débat public, à savoir que le gender se réduirait à son origine pour n’avoir de sens que dans le contexte de la culture politique américaine où il a d’abord été formulé ? La genèse de ce lieu commun doit moins aux controverses du monde universitaire – il importe de le noter – qu’aux débats dans l’espace public. En effet, l’année du Bicentenaire de la Révolution française, au-delà des commémorations historiennes, ce fut aussi, d’une part, celle de la chute du Mur de Berlin, et L’empire du genre 382 Éric Fassin d’autre part, de la première querelle du voile islamique en France – autrement dit, d’un côté la fin du marxisme comme « horizon indépassable » selon la formule célèbre de Sartre, et de l’autre le début des polémiques opposant la France républicaine au multiculturalisme réputé « américain ». C’est d’ailleurs précisément en 1989 que s’inverse le sens de la « rhétorique de l’Amérique » (Mathy 1993), et singulièrement dans le discours libéral qui dominait le paysage intellectuel français depuis les années 1980. Pendant cette décennie, « l’Amérique » avait fourni le modèle d’une Révolution libérale, par contraste avec la Terreur française et ses prolongements marxistes ; à partir de 1989, elle allait incarner, en matière de politique minoritaire, les excès des « passions démocratiques », autrement dit, d’une égalité sans frein. Bref, « dans les polémiques, le “PC” du “politiquement correct” a remplacé le PC du parti communiste : “l’Amérique” incarnait désormais l’antilibéralisme » (Fassin 1993a, 1994, 2001 : 82). La querelle du « politiquement correct » est en effet importée en France par des intellectuels libéraux néotocquevilliens, naguère encore fervents admirateurs de l’Amérique, soudain convertis à l’anti-américanisme – comme les spécialistes d’histoire politique François Furet et Philippe Raynaud –, dans Le Débat ou les Notes de la Fondation Saint-Simon, mais aussi dans Le Nouvel Observateur ou Libération. C’est ainsi que l’offensive lancée en 1990 aux États-Unis par des intellectuels néoconservateurs contre la gauche radicale des campus est relayée dès 1991 en France, non seulement à droite, mais aussi à gauche. Autrement dit, la bataille politique engagée dans la vie intellectuelle outre-Atlantique se transforme, dans sa version française, en un contraste national entre deux cultures politiques. Cette nationalisation culturaliste des clivages politiques porte sur l’ensemble des politiques minoritaires, interdisant en particulier aux descendants d’immigrés d’exister comme sujets politiques, sous peine de contrevenir à l’universalisme censé définir la République : il fallait prévenir la nation française contre tout communautarisme « à l’américaine ». La polémique contre le « politiquement correct » trouvera toutefois un prolongement spécifique dans les attaques contre le « sexuellement correct » (Fassin 1991, 1993b, 1997). Si l’expression utilisée pour dénoncer la politisation du genre et de la sexualité, en particulier autour des violences envers les femmes, date de 1993 en français comme en anglais, la charge est d’abord lancée en 1991, quand le juge noir Clarence Thomas, à la veille d’être confirmé par le Sénat pour rejoindre la Cour suprême, se voit accuser de harcèlement sexuel par son ancienne subordonnée, la juriste noire Anita Hill. Le retentissement des auditions dépasse largement les frontières des ÉtatsUnis : en France, on est alors volontiers scandalisé – non par le harcèlement, mais par sa dénonciation. L’essayiste Élisabeth Badinter s’insurge ainsi dans Le Nouvel Observateur (1991) contre une véritable « chasse aux sorciers » qui serait imputable à un héritage puritain – avant d’emprunter aux analyses de Michèle Sarde, universitaire française implantée aux États-Unis, pour vanter les charmes de la mixité française : « Les féministes américaines reprochent souvent aux Françaises leur connivence avec les hommes. Il est vrai qu’au-delà des polémiques et des critiques qui ont opposé hommes et femmes, la Française n’a jamais tout à fait 383 POST-ISMES & CO rompu le dialogue avec son complice » (Badinter 1992 ; Sarde 1984, 2007). La singularité française, selon Élisabeth Badinter, prépare ainsi le terrain de l’exception française pour Mona Ozouf. Si la thèse de celle-ci est contestée, même ses critiques s’inscrivaient, avant la publication de son essai, dans une perspective sur le genre formulée en termes nationaux. Ainsi de Michelle Perrot, dans un bilan sur l’histoire des femmes qu’elle publie l’année précédente aux États-Unis. L’historienne justifie en ces termes la mixité constamment revendiquée de l’Histoire des femmes en Occident, jusque dans la direction du projet, partagée avec Georges Duby : « faiblesse objective », « manque d’ambition », mais « notre attitude illustre aussi la voie que, par contrainte et par choix, nous avions suivie : celle de l’intégration plus que de la sécession, qui caractérise, d’une manière générale, celle du féminisme français ». Et de revenir en conclusion sur cette hypothèse : « En France, les femmes ont plutôt le désir d’éviter l’affrontement avec l’autre sexe, voire la volonté d’accord avec lui ». Ce serait pour des raisons qui tiennent à la culture politique : « La “conscience de genre”, le “nous” des femmes françaises ne peuvent pas, dans cette démocratie individualiste, atteindre le niveau, du moins prendre les mêmes formes que dans la société communautariste américaine » (Perrot 1994 : 55-56). Si Michelle Perrot semble ici annoncer Mona Ozouf, qu’elle n’en critiquera pas moins peu après, ce n’est pas seulement que chacune reprend l’argument réconfortant proposé par l’historien des idées Pierre Rosanvallon (1993) sur une autre spécificité française, moins flatteuse, voire embarrassante à l’heure où émergeaient justement les revendications paritaires – le retard en matière de suffrage féminin. C’est aussi, plus largement, qu’elles s’inscrivent dans un même espace public français défini par l’importation des controverses sur le « politiquement correct » et le « sexuellement correct ». Car le rejet des études féministes est aussi le rejet du féminisme : si le gender est relégué dans une étrangeté intraduisible, qu’on dit volontiers « anglo-saxonne », c’est bien que dans un contexte de forte politisation des questions sexuelles outre-Atlantique, il apparaît porteur d’un projet critique qui conteste la vision consensuelle d’une harmonie entre les sexes inhérente à la culture française. C’est donc au terme d’un procès politique que le monde savant français a fermé la porte au genre. Le refus d’entrer en dialogue avec les travaux de langue anglaise sur le gender, en dépit d’une rhétorique de scientificité, devait moins aux exigences du champ scientifique qu’aux logiques du débat public, dès lors que le culturalisme de la « rhétorique de l’Amérique » renvoyait à un nationalisme qui était dans l’air du temps républicain. Si le genre n’avait pas droit de cité en France, et singulièrement dans le champ universitaire, c’est bien parce qu’il apparaissait comme un outil critique. Aussi convient-il de souligner l’ironie de cette nationalisation du genre au miroir transatlantique, dans la première moitié des années 1990. Si en France le monde universitaire, plus soucieux d’autonomie scientifique après les déconvenues idéologiques des années 1970 et les renoncements des années 1980, soupçonnait volontiers les études féministes d’être d’autant moins scientifiques qu’elles seraient plus engagées (Lagrave 1990), c’est L’empire du genre 384 précisément la faiblesse institutionnelle de ce domaine de recherche qui l’y rendait plus vulnérable aux injonctions de l’espace public. Si aux États-Unis, la reconnaissance a constitué un champ autonome, en France, paradoxalement, la non-reconnaissance a fait le jeu de l’hétéronomie – et l’écart se mesure alors à la fortune (ou à l’infortune) du concept de genre. Un impérialisme démocratique ? En 1997, l’historienne Françoise Thébaud, qui avait dirigé le cinquième et dernier volume de l’Histoire des femmes, publiait une synthèse particulièrement riche sur ce champ historiographique. L’auteure inscrivait son ouvrage en réaction à l’essai de Mona Ozouf, et à la « nouvelle poussée d’anti-américanisme centrée sur la dénonciation de la political correctness et des méfaits du féminisme d’outre-Atlantique dans la société et l’université ». D’ailleurs, si la troisième partie, sur « Le temps du gender », conservait le terme en anglais, à côté d’une historiographie américaine, les volumes d’Histoire des femmes y étaient présentés comme « Le gender à la française ». Françoise Thébaud terminait son introduction en avouant avoir beaucoup hésité sur le choix du titre, avec en particulier des variantes sur une version « chronologique : “De l’histoire des femmes à l’histoire des rapports entre les sexes”, ou “De l’histoire des femmes à une lecture sexuée de l’histoire”, ou bien encore “De l’histoire des femmes à une histoire du genre” » (Thébaud 1997 : 22). L’historienne avait finalement retenu « Écrire l’histoire des femmes », mais en 2007, pour la réédition, cette solution « plus neutre » se voit complétée : « et du genre ». Dix ans plus tôt, il lui fallait encore s’excuser de parler de genre : l’historien Alain Corbin lui-même, dans sa préface, n’évoquait-il pas « le débat qui oppose une histoire anglo-saxonne dominante à une histoire nationale qui clame sa différence », pour s’inquiéter de l’éventuel « effacement de la spécificité française » (Ibid. : 11). De l’occultation à l’affichage, c’est le parcours du genre en France pendant la dernière décennie que résume cet exemple éditorial. Au contraire d’hier, le mot s’écrit aujourd’hui aisément en français, et sans guillemets : depuis les années 2000, dans le champ universitaire, on le rencontre, de plus en plus couramment, dans des titres d’articles et de livres, ainsi que dans les noms de revues et de collections éditoriales ; il a même gagné jusqu’aux catégories institutionnelles du monde de la recherche. Les traductions en fournissent un bon indice. Après son article inaugural sur le genre, publié en français en 1988, l’historienne Joan W. Scott n’est guère traduite en français – jusqu’à la parution en 1998 de La Citoyenne paradoxale, qui, comme en réponse à Mona Ozouf, trace un lien entre la critique féministe de la Révolution française et l’actualité de la revendication paritaire (Scott 1998, 2005). Quant à Gender Trouble, l’ouvrage de référence que la philosophe Judith Butler publie aux États-Unis en 1990, il faudra attendre 2005 pour une traduction française, dans le sillage de plusieurs de ses ouvrages – soit encore une « exception française », puisque des traductions en seize autres langues l’avaient précédée (Butler 2005). Éric Fassin 385 POST-ISMES & CO Dans quel contexte social s’inscrit l’entrée du genre, concept critique, dans la boîte à outils scientifique ? Depuis la fin des années 1990, et davantage encore dans les années 2000, en France, le genre ne se cache plus ; il se revendique. Ce n’est plus un stigmate ; il peut désormais rapporter des bénéfices symboliques. On commence à pouvoir faire carrière dans le genre, comme en témoignent thèses et allocations de recherche, en attendant la confirmation des postes. On rencontre encore bien sûr des réactions tout aussi significatives par leur hostilité : elles vont de la Commission générale de terminologie et de généalogie, qui publie en 2005 une « recommandation sur les équivalents français du gender » dans le Journal officiel, au Conseil pontifical pour la famille dont on peut lire la même année un Lexique des termes ambigus et controversés où le genre fait l’objet de trois articles hostiles – autrement dit, de l’État français au Vatican (Fassin 2008). N’importe : hier honni, le genre est aujourd’hui plus légitime, voire à la mode, comme l’attestent les magazines… Ce qui ne va pas sans une banalisation, au risque d’émousser ce que Joan W. Scott appelait son « tranchant critique » : en 1999, dans une nouvelle préface de son recueil fondateur, l’historienne s’était en effet inquiétée d’une semblable évolution en langue anglaise : « alors que nous approchons de la fin des années 1990, le “genre” semble avoir perdu sa capacité à nous étonner et à nous provoquer. Aux États-Unis, il fait désormais partie de “l’usage ordinaire” : on le propose couramment comme synonyme de femmes, de différence entre les sexes, de sexe. Parfois, il signifie les règles sociales imposées aux hommes et aux femmes, mais il ne renvoie que rarement au savoir qui organise nos perceptions de la “nature” » (Scott 1999 : XIII). Comment comprendre ce renversement remarquable – de l’illégitimité à la banalisation ? Précisons-le d’abord : bien entendu, il ne faudrait pas en déduire qu’à l’inverse les questions sexuelles ne se posaient pas dans la France du début des années 1990 ; c’est plutôt qu’elles n’étaient pas posées – qu’il était plus difficile, en raison de cette illégitimité, de les poser. Elles n’en travaillaient pas moins la société française. Après tout, c’est justement pendant cette période d’antiféminisme qu’émerge, avec la prise de conscience d’une exclusion politique, la revendication paritaire, mais aussi qu’est votée la première loi sur le harcèlement sexuel en 1992, tandis que, la même année, une enquête sur la sexualité, annonçant la grande Enquête sur les violences envers les femmes que publient l’INED et l’INSEE en 2003, révèle au passage un problème qui contribue aussi à remettre en cause la vision irénique d’un « doux commerce » entre les sexes. Il faut donc renverser la perspective : la nationalisation du genre ne doit pas être interprétée comme le signe d’une harmonie préétablie que la menace étrangère d’une américanisation viendrait perturber ; c’est au contraire en réaction contre un malaise dans « l’ordre symbolique » dont les symptômes commencent d’apparaître dans la société que la culture nationale est invoquée dans l’espoir de le conjurer. Le culturalisme vise à prévenir la politisation des questions sexuelles, au moment même où elle émerge, en la renvoyant hors de France, vers l’étrangeté de « l’Amérique » – soit bien sûr encore une manière de faire de la politique. L’empire du genre 386 Éric Fassin Ce qui change à la fin des années 1990, ce n’est donc pas la politisation, déjà inscrite dans le paysage français au début de la décennie ; c’est la légitimité de cette politisation. Une fois encore, le contexte politique vient éclairer les conditions sociales de la conceptualisation. En effet, c’est parce que les questions sexuelles deviennent d’actualité dans le débat public que la question du genre devient « bonne à penser », y compris dans le champ universitaire. En 1997, l’arrivée inattendue de la « gauche plurielle » au pouvoir lance un double débat, à la fois sur ce qui deviendra en 1999 le PACS ou pacte civil de solidarité, destiné aux couples de même sexe ou non, et sur la parité dans les mandats électoraux et les fonctions électives, qui aboutit la même année à une révision de la Constitution. Tandis qu’auparavant, et comme on l’a vu particulièrement depuis 1989, les politiques minoritaires étaient récusées pour éviter toute américanisation de la culture française, ce sont ainsi tout à la fois les questions de sexualité et de genre qui font irruption dans le débat public – avec la prostitution et la pornographie, le harcèlement sexuel et la violence envers les femmes. C’est au tour de la France : ce qui était réputé étranger à sa culture y définit désormais le débat public. La politisation des questions sexuelles devient d’actualité (Fassin 2006c). Ce renversement s’accompagne d’un basculement hors de la logique strictement nationale. Le refus du genre signifiait hier l’exception française ; le ralliement au genre signale aujourd’hui l’inscription dans la modernité occidentale. Le genre n’est plus le symptôme d’un malaise dans la culture américaine ; il est devenu l’emblème de la démocratie. Il conviendrait d’ailleurs de parler désormais d’internationalisation, plutôt que d’américanisation – ainsi que l’attestent l’influence dans ce domaine, comme déjà pour la loi française sur le harcèlement sexuel, de l’Union européenne qui assure la promotion du genre pour lutter contre les discriminations sexuelles, mais aussi d’organisations internationales – et c’est ainsi qu’en 1995, à l’occasion de la conférence de Pékin sur les femmes sous l’égide de l’Organisation des Nations-Unies, beaucoup, à l’instar du Vatican, prennent conscience que le genre est en passe de devenir un langage privilégié de la modernité démocratique. Cependant, après le 11 septembre 2001, la nouvelle géopolitique du genre ne va pas sans soulever de nouveaux problèmes. En effet, ce que j’ai proposé d’appeler la « démocratie sexuelle », soit la dénaturalisation de l’ordre des sexes et des sexualités au nom des principes politiques de liberté et d’égalité, se trouve pris dans la rhétorique du « conflit des civilisations » (Fassin 2006a). L’argument d’abord proposé par l’expert conservateur Samuel Huntington (1993) après la fin de la guerre froide est ainsi révisé par les politologues Ronald Inglehart et Pippa Norris (2003) pour qui le « véritable conflit des civilisations » serait sexuel, fondé sur un fossé irréductible entre les cultures « occidentale » et « musulmane » que manifestent les enjeux autour du voile islamique, des mariages forcés et de la polygamie, des mutilations génitales et plus généralement de la condition des femmes, mais aussi des homosexuels, de la dépénalisation de la sodomie à l’ouverture du mariage : il s’agit à la fois d’égalité entre les sexes et de liberté sexuelle. C’est au nom de la démocratie sexuelle que se met en place le nouvel ordre international 387 POST-ISMES & CO – et, effet pervers qui se conçoit aisément, la critique de l’impérialisme s’accompagne aujourd’hui souvent en retour, et pas seulement dans le monde musulman, d’une politisation réactionnaire contre l’empire de la démocratie sexuelle. Bien sûr, l’enjeu ne concerne pas le seul champ académique. Mais c’est bien dans ce contexte élargi que se déploie aujourd’hui la politique scientifique du genre. Des figures centrales dans l’histoire de ce concept ne s’y sont pas trompées : elles prennent aujourd’hui pour objet de réflexion les usages impérialistes du genre – sur la scène internationale, comme Judith Butler (2008) dans un parcours qui la mène de Guantanamo au Vatican, en passant par les Pays-Bas de Pim Fortuyn et Theo Van Gogh, ou en France même, à l’instar de Joan W. Scott (2007) dans son essai historique sur le voile islamique ; après tout, l’égalité entre les sexes n’est-elle pas devenue, lors de la campagne présidentielle française en 2007, exemplaire de l’identité française, à en croire Nicolas Sarkozy ? Ces théoriciennes américaines rejoignent ainsi, loin des incompatibilités supposées entre cultures nationales, une féministe française également engagée de longue date à penser le genre, telle Christine Delphy (2006) qui tente de démonter l’opposition entre « antisexisme » et « antiracisme » comme « un faux dilemme » (Fassin 2006b), ou une sociologue comme Nacira Guénif-Souilamas (2004), qui entreprend de penser les termes d’une résistance des « beurettes » à l’injonction féministe contre « le garçon arabe » (Butler, Fassin & Scott 2007). Cette conscience du contexte nouveau affecte aussi l’anthropologie, chez Ann L. Stoler (2008) dont le travail historique sur la politique coloniale de l’intimité éclaire l’actualité du biopouvoir sexuel, ou dans les recherches de Saba Mahmood (2005), féministe pakistanaise basée à Berkeley, qui a théorisé son ethnographie de la piété féminine en Égypte à la lumière d’une intervention américaine en Afghanistan que l’épouse du président Bush justifiait au nom de l’émancipation des femmes – tout comme les analyses de Nilüfer Göle (2003), chercheuse d’origine turque enseignant à Paris, sur le voile en Turquie, relues sous le jour nouveau de l’après11 septembre. Bref, le fossé transatlantique se comble aujourd’hui, non seulement parce qu’enfin la France, renonçant à revendiquer une singularité, rejoindrait le concert des nations en se ralliant au genre, mais aussi parce que le féminisme, dans sa version universitaire comme dans ses pratiques militantes, est traversé, des deux côtés de l’Atlantique, par une même tension qui résulte des usages impérialistes du genre. La question s’est posée dès la fin des années 1990 en France : qu’est-ce que la légitimité fait au genre ? Mais elle peut être reformulée, et le trait se durcit après le 11 septembre 2001 : que devient un outil critique lorsqu’il est utilisé à des fins normatives ? On l’a vu, la tension entre les deux projets est inscrite dans l’histoire du genre : dans les années 1970, les féministes américaines l’ont en effet emprunté au discours psychomédical qui le développait depuis les années 1950, pour en retenir la dénaturalisation, tout en renversant sa perspective normative pour privilégier une interrogation critique. La conjoncture historique dans laquelle s’inscrit notre actualité en est l’image en miroir : sans doute la nouvelle rhétorique de la démocratie sexuelle est-elle explicitement politique, et l’ancrage L’empire du genre 388 supposé dans une culture « occidentale » ne nous fait pas revenir à quelque nature de la différence des sexes ; mais cette fois, les politiques d’États s’approprient le concept que le féminisme avait détourné, pour transformer le regard critique en projet normatif. Dans un cas comme dans l’autre, on voit cependant que l’ambiguïté du genre tient au contexte politique. L’autonomie scientifique en serait-elle constamment menacée par l’hétéronomie ? Sans doute certains y verront-ils la confirmation de leur méfiance devant un concept « impur », car entaché de politique ; mais l’histoire qu’on vient de retracer pourrait à l’inverse encourager, c’est du moins l’intention qui la guide, la prise de conscience qu’il n’est pas de concept « pur », affranchi du contexte de son émergence ou de son importation. Les outils avec lesquels travaillent les sciences sociales n’échappent jamais à leur nature sociale. L’avantage des concepts ouvertement politisés, du point de vue même de la scientificité, c’est donc qu’ils ne permettent pas de s’aveugler sur cette vérité. Le genre nous engage ainsi à ne pas occulter l’historicité des notions avec lesquelles nous travaillons. Au contraire des sciences « dures », c’est dans le terreau de l’histoire que se construit l’architecture des sciences sociales ; et dans ce paysage mouvant, presque surréaliste, nos outils conceptuels se révèlent comme des montres molles imprégnées d’histoire. 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À la fin des années 1990, les débats publics reprennent sur les questions sexuelles, et après le 11 septembre, la légitimité nouvelle du genre est prise dans un impérialisme nouveau de la démocratie sexuelle. La nature ambiguë du genre, à la fois normatif et critique, est aujourd’hui une tension qui définit les études féministes. Éric Fassin, The Empire of Gender. The Ambiguous Political History of a Conceptual Tool. — « Gender » was created in the 1950s and 60s by American psychologists in order to medicalize intersexuality and transsexuality. In the 1970s, feminists in the U.S. appropriated the term to denaturalize femininity, while transforming this normative category into a critical tool. In the 1980s, while in the U.S., women’s studies benefited from an institutional recognition, feminists were not welcomed in French academia. When feminist issues got a new start after 1989, this politicization was rejected in the name of the Republic : the concept of « gender » became a matter of national culture. In the late 1990s, public debates about sexual issues were rekindled, and since 911, the newfound legitimacy of gender has become entangled in the new imperialism of sexual democracy. Gender’s ambiguous nature – both normative and critical – is today a defining tension in feminist studies.