WEBJOURNALISME: UNE IDENTITÉ EN PERPÉTUEL MOUVEMENT
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WEBJOURNALISME: UNE IDENTITÉ EN PERPÉTUEL MOUVEMENT
WEBJOURNALISME: UNE IDENTITÉ EN PERPÉTUEL MOUVEMENT IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par Melle Andréa Fradin Directeur du mémoire : Olivier Baisnée Date : 2010 WEBJOURNALISME: UNE IDENTITÉ EN PERPÉTUEL MOUVEMENT IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par Melle Andréa Fradin Directeur du mémoire : Olivier Baisnée Date : 2010 Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e). REMERCIEMENTS Un grand merci à tous les journalistes qui ont accordé du temps à cette enquête: Alice Antheaume, Melissa Bounoua, Vincent Glad, Alexandre Hervaud, Sylvain Lapoix, Benoît Raphaël et Emmanuel Torregano Je n'oublie pas Clément Dupouy, ainsi qu'Erwan Cario et toute la rédaction Écrans / Médias de Libération, qui m'ont supportée jusqu'aux derniers moments. Sommaire INTRODUCTION................................................................................................ 1 PREMIÈRE PARTIE: INTERNET ET JOURNALISME, UNE IDENTITÉ DYNAMIQUE...........8 Chapitre 1 – Internet, une variabilité intrinsèque ..............................................10 Chapitre 2. La presse en ligne: des usages évolutifs ........................................... 22 Chapitre 3 – L'identité du « flou » du journalisme............................................ 36 DEUXIÈME PARTIE. LE WEBJOURNALISME, UN CHANTIER EN COURS.....................58 Chapitre 1. Webjournalisme: un processus identitaire enclenché ....................60 Chapitre 2. L'identité de webjournaliste: un impact à relativiser ....................98 CONCLUSION............................................................................................... 115 ANNEXES.....................................................................................................117 BIBLIOGRAPHIE........................................................................................... 129 TABLE DES MATIÈRES................................................................................... 131 INTRODUCTION « J'ai compris que je n'allais jamais rien comprendre et ça m'a fascinée 1 ». C'est en ces termes qu'une des journalistes en ligne que nous avons rencontrée évoque sa relation à Internet. Un sentiment d'incompréhension, mêlé de fascination, face au « réseau des réseaux ». Un sentiment qui nous a également envahi, par vagues successives, lors de cette enquête. Non pas uniquement envers Internet, mais également envers la pratique du journalisme, et en particulier du webjournalisme. Alors que nous nous préparions nousmêmes à pénétrer dans cette sphère, nous avons pu observer la place grandissante des sites d'information, dont les publications étaient, de plus en plus, évoquées dans d'autres médias. Nous avons écouté les revues de presse du web à la radio, étudié avec attention les différentes évocations de Mediapart lors de la récente « affaire Bettencourt ». Derrière ces articles, il y avait des journalistes. Mais ils n'étaient pas de ceux dont les noms nous sont familiers, ou dont les visages nous sont même connus: ce sont des journalistes « de l'ombre 2 ». En allant à la rencontre de ces « webjournalistes », nous avons compris nous aussi que nous n'allions rien comprendre, et que cette incompréhension était pourtant prétexte à un grand intérêt. Cette ambivalence, soufflée par l'étude du journalisme en ligne, est d'abord à attribuer à la complexité des deux parties qui le composent: Internet ; le journalisme. Deux entités parfaitement mouvantes, jamais stables, sur lesquelles chercheurs et journalistes tentent d'apposer des cadres interprétatifs ou des plans d'anticipation, sans grand succès. Ces montages ne résistent pas longtemps au caractère intrinsèquement labile de ces deux sphères, dont les pratiques s'entremêlent. Internet d'abord. Le réseau qui relie tous les autres, et dont les prémices remontent à près de cinquante ans. Internet dont l'apparition ne saurait être déterminée avec précision, dans le flux des recherches convergentes sur la cybernétique, dans les années 1950. Un consensus se dégage néanmoins sur la forme ancestrale d'Internet tel que nous le connaissons aujourd'hui et désigne d'un même mouvement le réseau Arpanet, o u « Advanced Research Projects Agency Network », apparu en 1969. Sorti des tiroirs du Département de la Défense 1 Extrait d'un entretien avec Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010 2 p.93 1 américain, ce projet voit néanmoins son développement échapper à un objectif court-termiste strict: libre aux chercheurs de déployer leurs recherches, le financement d'Arpanet n'est qu'une part du financement global alloué par le gouvernement fédéral à divers domaines de recherche, de l'intelligence artificielle à la robotique. Et si l'État n'aiguillonne pas le développement du réseau, il en va de même des acteurs commerciaux, longtemps tenues à l'écart d'Arpanet et de ses déclinaisons ultérieures. Autrement dit, le réseau est avant tout laissé aux mains des chercheurs, lesquels lui composent une trame singulière: une toile, et non une étoile. De multiples points connectés qui relaient, sans passer par un cœur souverain, des informations envoyées d'un poste à un autre. Cette structure réticulaire, évaluée et instaurée dans le souci d'assurer la meilleure transmission possible de contenus, conditionne le caractère si particulier d'Internet. Elle lui confère la propriété d'être multiple et multicéphale, d'être ouvert et neutre: les tuyaux par lesquels l'information transite sont bêtes, l'infrastructure n'a pas de droit de regard sur ce qu'elle transporte. C'est en raison de cette propriété, aujourd'hui débattue dans le cadre de la réflexion sur la neutralité des réseaux, que les usages d'Internet sont nombreux et difficilement prévisibles. C'est cette caractéristique intrinsèque qui assure la variabilité des usages du réseau, laquelle va de la consultation d'un navigateur à la constitution d'un mur personnalisé d'applications, en passant par le web dit « 2.0 ». Pourquoi s'attarder sur un tel point ? Le sujet semble technique, obscur, éloigné des problématiques sociologiques dans lesquelles nous souhaitons nous inscrire en observant le webjournalisme en acte. Néanmoins, nous restons convaincue que la compréhension du milieu qui environne, qui interagit avec le journalisme en ligne nous permettra de mieux rendre compte de la réalité d'une telle activité. Faire l'impasse sur la présentation et de la clarification des concepts qui sont à la base du réseau, ce serait occulter toute une partie de la réalité du webjournalisme, ce serait supprimer la particule « web » pour ne se pencher que sur un ensemble de pratiques professionnelles. Et prendre ainsi le risque de tomber dans l'écueil trop souvent relevé dans les différentes études menées sur le sujet: le médiacentrisme. Tronquer Internet de nos considérations reviendrait à élaborer un nouvel exemplaire des multiples études conduites sur le webjournalisme, qui ne prennent en compte que les discours des journalistes, et le plus souvent écrites par des journalistes. S'attarder sur la structure du réseau, c'est par conséquent éviter l'écueil du défaut de distanciation, c'est éviter d'assimiler témoignages à réalité sociale, car cela permet de ne pas isoler la sphère journalistique l'environnement social dans lequel elle évolue, environnement complexe, mouvant, et profondément impactant. Mais plus que l'étude du journalisme en ligne pris dans son milieu, 2 l'étude d'Internet permet de comprendre en partie l'une des caractéristiques fondamentales du webjournalisme: son inconsistance. Car nous le verrons, le journalisme en ligne est profondément variable, jamais figé en une définition, une pratique unique: son déploiement se réalise en phase avec la variation des usages d'Internet, sur lesquels se calquent ceux de la presse en ligne. En tandem avec les sites auxquels il est associé, le webjournaliste modifie son appropriation des outils mis à sa disposition sur le réseau. Mais l'intérêt premier que nous portons à Internet ne doit évidemment pas se solder par l'oubli du journalisme tel qu'il se définit et se pratique en France. Cette assertion est d'autant plus fondamentale que l'activité journalistique, un peu à la manière des usages développées sur le réseau, se caractérise par une extraordinaire hétérogénéité. Les sociologues ont multiplié les observations, lesquelles parviennent toutes à un même point: il est impossible de parler du Journalisme. Il est impossible d'évoquer cette activité professionnelle de façon adéquate, sans risquer de la réduire à une caricature. Les chercheurs ont sué sang et eau pour circonscrire cette activité si particulière, pour finalement parvenir à l'idée que le repérage de ses contours n'était peut-être pas réalisable, dans la mesure où ceux-ci sont mobiles et perméables. Comment expliquer cette impossibilité ? Certainement par le caractère hétérogène de l'activité, traversée de luttes internes visant à définir ce qui la constitue ou à l'inverse ne la constitue pas. Reprenant à notre compte la théorie développée par la sociologie de Pierre Bourdieu, nous pouvons d'abord avancer que la sphère du journalisme, que nous qualifierons alors de « champ », est scène de luttes symboliques entre les acteurs qui s'y positionnent, ou qui cherchent à y pénétrer, pour définir ce qui est à exclure et à inclure dans le champ. Cette lutte, qui se retrouve dans chaque champ de l'espace social, définit temporairement des positions dominantes et, conséquemment, des positions dominées. Mais ces deux pôles sont sans arrêt remis en cause et la légitimité établie n'a de cesse d'être disputée. L'enjeu d'une telle lutte symbolique est la définition de « ce qui fait » le journalisme. Comme le montre Jacques Le Bohec 3, cette définition est constituée d'un grand nombre de mythes, qui tranchent avec la pratique réelle de l'activité. Le journalisme est relié à l'image d'Épinal de « Tintin le reporter », qui va déjouer les machinations criminelles, ou érigé en « quatrième pouvoir », « gardien de la démocratie » et de la « liberté d'opinion ». Comme le sociologue l'indique, ces mythes remportent l'adhésion tant des acteurs placés à l'extérieur du champ, que de ceux situés à l'intérieur: les journalistes. Dans la mesure où ces mythes constitutifs sont porteurs d'une aura positive, aucun journaliste, ou aspirant journaliste, n'a 3 LE BOHEC Jacques,, Les mythes professionnels des journalistes. L’état des lieux en France , Paris, L’Harmattan, 2000, 3 intérêt à remettre en cause ce cœur définitionnel, fondamentalement prestigieux. L'une des particularités de ces mythes est donc leur permanence: chaque journaliste, dominant ou dominé, n'a pas intérêt à remettre en cause ce prestige, vecteur de valorisation sociale. La lutte définitionnelle va donc se dérouler à la marge: telle ou telle pratique spécifique mérite-t-elle l'attribution du qualificatif « journalisme », entre-t-telle dans la définition de la « profession »? Or cette activité insaisissable qu'est le journalisme, échappant aux règles statutaires et institutionnelles classiques des professions, se distingue également par sa propension à incorporer de nouvelles activités. En permanence pris dans une dualité identitaire, reconnaissant une image sublimée et consensuelle tout en incorporant de nouvelles pratiques, le journalisme se définit par un « professionnalisme du flou », qui, loin de le desservir, assure sa pérennité et son adaptabilité au milieu social. Internet aux usages mobiles, journalisme ambigu et mouvant. Dans l'enchevêtrement de ces deux sphères intrinsèquement insaisissables, le webjournalisme. Que peut-on dire du fruit de cette convergence ? Pour l'aborder, nous nous sommes d'abord penchée sur les premières études scientifiques menées sur le sujet. L'une d'entre elles, particulièrement conséquentes, nous est apparue digne d'un intérêt particulier. En 2006, à la suite d'un travail de plus de deux ans, Yannick Estienne a publié les résultats de son enquête, laquelle interroge « le journalisme à l'heure d'Internet » et se penche en particulier sur « une nouvelle population de journalistes: les journalistes web »4. Évaluant l'hétérogénéité de la presse en ligne, ainsi que son histoire, le sociologue établit une cartographie du webjournalisme. Son résultat est sans appel: il tire de son étude la conclusion selon laquelle cette spécialité est hétérogène, précaire et isolée au sein du champ journalistique. Une situation synonyme de domination au sein du champ, se doublant d'un déficit de reconnaissance tant à l'intérieur qu'à l'extérieure de la sphère professionnelle. Tant et si bien que les acteurs du webjournalisme ne se considèrent pas comme détenteurs d'une identité commune et ne manifestent alors aucune velléité identitaire. La question qui nous anime est simple: qu'en est-il aujourd'hui ? Comment qualifier, détourer, appréhender le journalisme en ligne et, surtout, ses acteurs ? Quatre années se sont écoulées entre le terme de l'enquête de Yannick Estienne et notre observation. Une éternité à l'échelle d'Internet et de ses usages, qui ont singulièrement évolué. En particulier, les pratiques du web – l'une des applications du réseau – connaissent depuis 2006 une orientation sociale, 4 p.16 4 axée sur le participatif. Des sites sont apparus, basés sur l'exposition et la mise en relation des internautes, invités à créer gratuitement des comptes qui « leur ressemblent ». Ces sites sont pour certains aujourd'hui très populaires. Ainsi en est-il de Facebook qui totalise, six ans après sa création en 2004, et selon ses estimations, 500 millions d'utilisateurs. Un autre site, Twitter, a également fait son apparition, plus tardivement, en 2006. Le site, à l'interface très sobre, propose à quiconque possède un compte de poster de brefs messages de 140 caractères. Si son utilisation, dont les enjeux sont difficiles à saisir au premier coup d'œil, intéresse moins le grand public, il n'en connaît pas moins un certain succès dans les secteurs de la communication et des médias, tant est si bien que certains y voient déjà « le nouveau média ». Ici n'est pas notre propos. Néanmoins, nous avons constaté tout au long de notre enquête qu'en France, depuis 2009, une communauté de titres de presse et de journalistes se structure sur ce site. Ces derniers échangent des informations, pas nécessairement liées à l'actualité, des liens, ou se contentent simplement de converser, laissant le contenu de leur compte ouvert et accessible à tous. L'observation suivie de nombreux comptes de journalistes web inscrits sur Twitter et issus de différents sites d'information, nous a menée à formuler l'hypothèse suivante: et si Twitter était le catalyseur de la formation d'une identité webjournalistique, alors inopérable en 2006 ? Nous sommes donc allée à la rencontre de webjournalistes actifs sur Twitter, pour comprendre la raison de leur présence sur ce site. A l'issue de notre enquête, il apparaît que Twitter a en quelque sorte sorti ces journalistes de l'ombre, jouant le rôle de catalyseur identitaire. Contraints par leur environnement professionnel et/ou poussés par un intérêt personnel pour le support web, les webjournalistes se sont inscrits sur Twitter, s'appropriant dès lors, petit à petit, les nouveaux usages du web. Se pliant de fait aux règles de Twitter, ils ont acquis progressivement une certaine visibilité en ligne et ont commencé à communiquer directement sur le site, alors que celui-ci en était à ses balbutiements en France. Leur exposition a entraîné un mouvement progressif d'adhésion à leurs comptes: les « followers » se sont faits de plus en plus nombreux, s'abonnant aux comptes des journalistes dans le but d'accéder au contenu qu'ils diffusent . Quelles en sont alors les conséquences ? Nous en avons observées plusieurs. Au niveau identitaire, l'utilisation active de Twitter a permis le lancement d'un processus identitaire individuel, la sortie de l'ombre du webjournaliste, stimulée par la personnalisation de son compte. C'est la création d'un « je » webjournalistique. Par ailleurs, Twitter semble également avoir été le moteur d'une dynamique identitaire commune. Le site semble avoir favorisé la création d'une communauté virtuelle, figurée dans 5 le discours des journalistes par l'utilisation abondante de la première personne du sujet, et terreau de la formation plus institutionnelle d'un groupe d'appartenance d'un type particulier : les journalistes en ligne. Cette spécificité est dès lors reconnue par ses membres: c'est la création du « nous ». Nous le verrons, la création de processus identitaires, tant individuels que collectifs, a en retour une influence sur les pratiques du journalisme en ligne, qui semble pencher en faveur d'une désintermédiation, au sens littéral du terme, progressive: les journalistes semblent prendre le pas sur les titres, leurs comptes Twitter personnels étant souvent plus consultés que ceux des médias au sein desquels ils officient. En plus d'une sortie de l'ombre pour ceux qui contribuent au webjournalisme jour après jour, s'agit-il aussi d'une disparition – et donc d'une dénaturation – du rôle intermédiaire des médias ? Cette question mérite d'être posée, mais notre enquête révèle que si un processus identitaire dual est en marche chez les webjournalistes, celui-ci est loin d'avoir renversé la situation constatée en 2006 par Yannick Estienne. Bénéficiant certes d'une notoriété sur Twitter et dans leur spécialité, les webjournalistes ne sont cependant pas encore connus du grand public ni parfaitement reconnus par leurs confrères exerçant dans le reste de la chaîne médiatique. Leur statut et les rédactions dont ils dépendent restent liés à la difficulté première de la presse en ligne: trouver un modèle économique. De plus, la modestie de notre enquête ne permet pas de tirer des conclusions englobantes – mais réductrices. Celle-ci n'a pris en compte que la sphère des journalistes parisiens, certes reconnue pour constituer comme la part la plus importante des acteurs du domaines, mais néanmoins partiellement représentative d'une tendance. Par ailleurs, les conditions d'enquête particulières, de l'ordre d'une participation observante, pourrait trop facilement nous inciter à ériger des constats locaux et relativement isolés en nouvelles modalités du champ journalistique, ce à quoi nous nous refusons. De la même façon, si le procédé de participation observante nous a aidé à établir une certaine proximité avec les acteurs observés, nous ne nions pas l'impact que celle-ci aurait pu avoir sur l'enquête. De la même façon que l'électron éclairé par un photon dévoile sa réalité tout en la dissimulant, nous gardons à l'esprit que notre travail de recherche a pu impacter la réalité observée. A la fois « observateur » et « expérimentateur 5 », nous avons tenté de faire en sorte que notre grille interprétative, que le cadrage hypothétique que nous voulions apposer sur le webjournalisme, ne distorde pas la réalité observée. Selon les concepts développés par Pierre Bourdieu, nous avons tenté, dans la mesure du possible, d'objectiver notre position double au moment de notre étude, étant à la 5 BERNARD Claude, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale , Garnier Flammarion, 1865 (ed. De 1966), Paris, p.35 6 fois chercheur et journaliste en ligne, sans toutefois verser dans l'immobilisme et le silence: des choses étaient à observer, des conclusions devaient être tirées. Nous avons tenté de le faire. La conscience de notre position, ainsi que la difficulté de définir avec précision une tendance relative à l'identité de journalistes, qui plus est sur Internet, ont été suffisamment présents à notre esprit pour que nous ne les perdions pas de vue. A la fois hétérogènes et labiles, les usages d'Internet et du journalisme ne peuvent être figés en un unique mouvement. Il en va de même pour le webjournalisme: si des processus identitaires sont en cours, facilités par un certain types de supports – un réseau social-, rien ne dit que ceux-ci s'inscriront dans la durée. Le mouvement définit « le réseau des réseaux », mais aussi le journalisme et de ce fait, le webjournalisme. Il crée par conséquent, un sentiment ambigu, flou, difficilement identifiable, qui, s'il ne génère pas de la crainte ou de la frustration, peut susciter le désir d'en savoir plus, et de rendre compte au mieux et avec probité de la complexité des phénomènes observés. Comprendre que nous ne pourrons jamais rien comprendre, et en être fasciné. 7 PREMIÈRE PARTIE: INTERNET ET JOURNALISME , UNE IDENTITÉ DYNAMIQUE Un des points qui peut le plus surprendre lors de l'évocation d'Internet au sein de beaucoup d'articles, ou d'œuvres plus conséquentes écrits par des journalistes, sur le journalisme, est le manque de distanciation de leurs auteurs au « réseau des réseaux ». Quelques rédacteurs spécialistes de l'actualité numérique mis à part, nombreux sont en effet les journalistes qui évoquent Internet comme si celui-ci venait de surgir de nulle part, employant une terminologie que l'on s'attendrait davantage à voir aux premiers pas de cette technologie. On pensera au directeur de publication de Libération Laurent Joffrin qui oppose, en juillet 2010, « l'homme à la machine 6 ». Ou, plus surprenant encore, à l'ancien directeur du « Monde interactif », Bruno Patino, qui dépeint dans son ouvrage Une presse sans Gutenberg une rivalité installée entre « l'homme et les systèmes 7 »: Pourtant, voilà tout juste quinze ans que les premiers médias français ont basculé sur la toile. Déjà trente ans, qu'ils ont fait l'expérience de la presse électronique, via le Minitel. Et près de cinquante ans se sont écoulés depuis les prémisses d'une réflexion sur des moniteurs mis en réseaux, sorties des têtes bien faites des chercheurs du Département de la Défense américain. « Permettre aux hommes et aux ordinateurs de coopérer dans des processus de décision et dans le contrôle de situations complexes sans dépendance inflexible à des programmes prédéterminés 8 »: c'est ce que voulait en 1960 J. C. R. Licklider, aujourd'hui considéré comme l'un des pères de la cybernétique. Du coup, une telle étrangeté, éprouvée par nombre de journalistes à l'égard de l'outil Internet peut paraître décalée. Nous verrons plus tard que celle-ci est due à de nombreux facteurs, dont la perte du monopole de l'information, ou plus encore l'absence de définition de modèles économiques stables, pour ne citer que les exemples les plus représentatifs. L'outil Internet a donc déjà quelques années derrière lui. Bien entendu, celles-ci ne pèsent pas bien lourd face à l'invention symbolique de l'imprimerie, et plus globalement, ne représentent pas grand chose dans la balance qui symbolise l'histoire de l'industrie médiatique, 6 Éditorial de l'événement de juillet 2010, Wikileaks. 7 p.50 8 LICKLIDER J. C. R., Man-Computer Symbiosis. IRE Transactions on Human Factors in Electronics , volume HFE-1, Mars 1960, pp. 4-11 8 et plus largement des réseaux de communication. Mais au-delà de l'argument de jeunesse, le sentiment d'étrangeté des journalistes à l'égard d'Internet peut s'expliquer par sa structure même, qui définit son caractère dynamique et provisoire. Historiquement acentré, monstre réticulaire reliant un ordinateur à un autre, le réseau Internet est dans ses fondements même condamné à la labilité. Paraissant sans arrêt insaisissable, y compris à ses plus grands spécialistes, Internet inflige une temporalité toute singulière à ses utilisateurs, dans laquelle la seule conception de l'instant t le renvoie inexorablement à l'instant t+1. De ce fait, Internet laisse aux usagers, dont les journalistes, un goût particulier: pour certains l'amertume de la frustration, pour d'autre, l'excitation de la découverte perpétuelle, de l'apprentissage toujours en cours. C'est sur cette structure singulière d'Internet, et les enjeux qu'elle engendre, qu'il faut nécessairement fonder toute réflexion sur la presse en ligne, et plus avant, sur le webjournalisme. D'abord pour contrer l'obscurantisme et l'ignorance du support, qui, s'ils tendent à disparaître au sein des rédactions du fait de l'implantation de l'usage des différentes fonctionnalités d'Internet, entravent encore aujourd'hui la compréhension des enjeux de la presse en ligne par les rédacteurs, en se mutant soit en prophétisme euphorique, soit en discours « déclinologue ». Mais plus encore que d'éviter des propos radicaux, il est nécessaire de saisir la rapidité d'évolution du réseau et de ses pratiques, pour ensuite comprendre l'instabilité des médias en ligne et de leurs attributs. En effet, c'est précisément la déclinaison rapide des usages du réseau qui va déterminer ceux qui prévalent dans la presse en ligne. Un mouvement jamais totalement concomitant, notamment en France, mais qui permettra plus tard d'éclairer non seulement le discours des journalistes, qu'ils soient réticents au web ou à l'inverse enthousiastes, mais aussi les nouvelles pratiques qui s'imposent progressivement aux webjournalistes, et qui sont déterminantes dans l'édification de leur identité. 9 Chapitre 1 – Internet, une variabilité intrinsèque Étymologiquement, Internet désigne « l'entre réseaux », autrement dit, le lien qui unit tous les réseaux existant. Cette structure nominale est lourde de sens, puisqu'elle désigne justement l'essence même d'Internet: un « point de convergence d'une architecture distribuée, de multiples langages informatiques interopérables et d'un très grand nombre de pratiques intellectuelles et cognitives 9 ». Si les premiers pas d'Internet sont à placer dans le contenu des tiroirs de l'armée américaine qui remonte aux années soixante, son déploiement est bien plus tardif. Il faudra attendre les années 1990 pour que le « réseau des réseaux » abandonne le seul terrain de la recherche pour s'ouvrir au public. De la création du lien hypertexte, en 1989, à l'apparition des réseaux sociaux, au début des années 2000, une même caractéristique anime ce qu'on désigne, avec une majuscule introductive lourde de sens, par Internet: une identité toujours mouvante, un état jamais fixe. Internet n'a pas été créé dans un but précis, enfermé d'emblée dans une trajectoire, et les pratiques qu'il a depuis endossées, et qu'il supporte aujourd'hui, se définissent en même temps que leurs contours se dessinent peu à peu. Pas d'idées directrices, d'image auxquelles se conformer: Internet est né de l'idée de simplifier la communication entre chercheurs américains, en parvenant à connecter des ordinateurs entre eux. Nul ne pouvait envisager l'éclatement des formes et usages communicationnels dès lors que le « réseau des réseaux » allait s'ouvrir au grand public. Comme le souligne le philosophe, « ainsi fixée, la réalité de l'Internet infléchit singulièrement la question qu'on voudrait pser de sa nature. Les réseaux se déploient dans la spectaculaire évidence d'une galaxie sémantique en formation 10 ». 9 MATHIAS PAUL, Qu'est-ce que l'Internet ?, Vrin, Chemins Philosophiques, 2009, Paris, 128 p. 10 Ibidem, p. 13 10 Section 1. Une histoire courte mais dynamique Les nombreux articles et ouvrages qui évoquent l'histoire d'Internet fixent l'apparition du squelette ancestral du réseau dans les bureaux de l'armée américaine. « Ce réseau ne serait pas ce qu'il est sans le Pentagone qui signa en quelque sorte son acte de naissance en 1969 avec l'Arpanet, du nom de l'agence du ministère de la Défense américain, l'Arpa (Advanced Resarch Project Agency) 11 », écrit Michel Wolkowicz. A l'époque, une équipe de chercheurs est en effet chargée de donner forme aux idées de J. C. R. Licklider, qui souhaitait la coopération entre les hommes et les ordinateurs dans des processus communicationnels. Cette mise en application avait un but tout à fait pragmatique: simplifier la communication entre les centres de recherche partenaires de l'Arpa, dont les ordinateurs n'étaient pas compatibles entre eux, les constructeurs de logiciels de l'époque cherchant ainsi chacun à garder la main mise sur le secteur informatique. Un frein à la diffusion de la connaissance et à l'épanouissement de la recherche, que les scientifiques ont tenté de réduire en créant un réseau, sur lequel chaque poste pouvait se connecter pour y échanger de l'information. En s'appropriant la genèse de ce réseau, en la tenant éloignée des logiques économiques, les chercheurs pouvaient de fait le préserver de l'incompatibilité. I. Internet: une toile, non une étoile L'année 1972 marque la présentation officielle d'Arpanet. Ce réseau est considéré comme l'ancêtre d'Internet du fait même de son fonctionnement singulier, qui repose sur une structure elle même spécifique: une toile, et non une étoile. Autrement dit, un réseau qui ne repose non pas sur un centre régulateur, mais sur la possibilité de faire transiter l'information par différents chemins. Le principe d'Arpanet reprend la théorie de Leonard Kleinrock qui développe, en 1961, l'idée d'une transmission de l'information par paquets, et non selon un circuit continu: ces lots ont la faculté d'être distribués de façon discontinue, et selon des trajectoires différentes, pour enfin être reconstitué au niveau du récepteur. « Un réseau en toile d'araignée avec des nœuds informatiques à chaque intersection, avec la capacité de découper des messages en petits paquets adressées individuellement et de procéder à un routage 11 WOLKOWICZ Michel, « Guerres dans le cyberespace, services secrets et Internet (Jean Guisnel) », Réseaux, Année 1996, Volume 14, Numéro 75, p. 193 - 198 11 aléatoire sur le réseau, pour se ré-assembler au niveau de destination 12». De là vient l'idée de cette fameuse image de « toile d'araignée » souvent et adéquatement attribuée à Internet, mais aussi les fondements même du réseau, dont la compréhension permet à la fois de saisir l'émergence de nouveaux usages sur Internet, mais aussi l'état d'esprit des journalistes qui travaillent sur ce support. En effet, c'est cette ossature sans cœur, sans propriétaire, sans aiguillon limitatif qui a contribué au caractère pluriel et labile d'Internet. Le « réseau des réseaux » n'a pas, de ce fait, eu à souffrir d'une certaine path dependency, autrement dit d'une restriction des possibles due aux choix des premiers entrepreneurs. Cette ouverture, cette neutralité, qui divise aujourd'hui les acteurs du net, tant aux États-Unis qu'ailleurs dans le monde 13, alimente le mythe de l'émergence possible, à tout instant, sur la toile « de gus dans un garage 14», pour reprendre les termes de Jérémie Zimmermmann, fondateur et président de la Quadrature du Net 15: « l'histoire de l'Internet s'est construite avec des "gus dans un garage": Google, Microsoft, Apple et HP ont commencé comme ça ». Or il est vrai que le net est parsemé de ces histoires de jeunes ingénieurs californiens, qui un jour ont eu une idée géniale, qu'ils ont développées à moindre frais dans le garage familial, et qui se sont mutées en titan de l'informatique. Des histoires qui, si elles fondent la mythologie du réseau, attestent également de la réalité de sa structure et de son mode de fonctionnement: une architecture non propriétaire qui reste a priori ouverte et accessible à des projets qui ne sont pas sortis des caisses de firmes multinationales – même si de fait, Google, Apple et Microsoft ont aujourd'hui plusieurs avantages: la détention d'importantes parts de marché sur leur secteur, ancienneté, investissements conséquents dans la recherche et le développement. Dès l'origine d'Arpanet, les chercheurs ne se contentent pas de développer un réseau 12 KING John Leslie, GRINTER Rebecca E., PICKERING Jeanne M., SOUQUET Elisabeth, « Grandeur et décadence d'Arpanet. La saga de Netville, cité champignon du cyberespace. », Réseaux, 1996, volume 14 n°77. pp. 9-35. 13 Le débat sur la neutralité du ent est aujourd'hui particulièrement prégnant, en particulier aux Etats-Unis. Avec la vulgarisation de cet outil et l'émergence de nouveaux usages sur la toile, le trafic augmente chaque année sur Internet. Le opérateurs plaident pour des mécanismes restrictifs afin d'éviter une congestion des réseaux et souhaitent faire contribuer davantage les éditeurs de contenus au financement des infrastructures, tandis que ces derniers se plaignent des velléités de sélection des opérateurs, accusés de vouloir faire payer les sites qui éditent les contenus les plus gourmands en bande passante, telle la vidéo en streaming. 14 Vincent Glad, « Le ministère de la Culture accuse une association de n’être que ''cinq gus dans un garage''», 20Minutes.fr, 9 mars 2009 15 La Quadrature du Net est un collectif français qui cherche à promouvoir la « défense des droits et libertés des citoyens sur Internet ». f 12 ouvert, ils affirment clairement la nécessité du maintien d'un réseau ouvert. Selon ceux qui en sont à l'origine16, quatre règles ont été d'emblée apposées pour l'établissement du réseau: « Chaque réseau devait se suffire à soi-même, et aucun changement interne pourrait être requis sur quelconque de ces réseaux avant d'être connectés à Internet. Les communications seraient faites sur le principe du ''best effort''. Si un paquet ne parvenait pas à sa destination finale, il serait rapidement retransmis depuis la source. Les boîtes noires (plus tard appelées passerelles et routeurs) seraient utiliser pour connecter les réseaux. Aucune information ne serait retenue par les passerelles dans les flux individuels de paquets passant par elles [...]. Il n'y aurait aucun contrôlé global au niveau des opérations » Ce sont ces mêmes règles que les partisans de la neutralité du net mettent aujourd'hui en avant pour préserver Internet en l'état, afin que des intérêts économiques ne restreignent pas ses application au-delà de leur secteur, en interférant à la moelle même du réseau. « Le principe basique qui sous-tend un modèle de réseau non discrimination consiste à donner aux utilisateurs le droit d'utiliser des applications du réseau non dommageables, et de donner aux innovateurs la liberté équivalente de les leurs fournir 17 », explique celui à qui l'on attribue la vulgarisation du concept de neutralité, Tim Wu. Pas de discrimination dans le traitement de l'information qui transite sur le réseau: une définition de 2004 attribué à Internet, qui est en tout point similaire à la volonté de ses initiateurs, qui remontent à 1972. Autrement dit, Internet, considéré en tant qu'architecture, n'a pas varié. En revanche, ses usages ont évolué, et ne cessent de se réinventer. II. La préservation par les chercheurs Le caractère dynamique et l'identité fuyante, en constante construction, d'Internet 16 LEINER Barry M., CERF Vinton G., CLARK David D. , KAHN Robert E. , KLEINROCK Leonard, LYNCH Daniel C., POSTEL Jon, ROBERTS Lawrence G., WOLFF Stephen S., « The Past and future history of the Internet », Communications of the ACM , février 1997, Vol. 40, No. 2 17 WU Tim, « Network neutrality, broadband discriminations », in COOPER Mark N., dir, Open architecture as communication policy, Center for internet and society Stanford Law School, 2004, pp.197-230, p.197 13 s'explique d'abord par ses fondements en tant qu'architecture. Mais il faut aussi souligner l'importance du développement de ses premiers pas en vase clos, dans le monde de la recherche scientifique. Développé dans des laboratoires, le réseau Arpanet, puis tous ceux qui suivront jusqu'aux débuts des années 1990, ont d'abord permis à connecter des universités et des centres scientifiques. En 1969, les premiers ordinateurs reliés sont ceux de l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA) et de l'Institut de Recherche de Stanford. Ils sont suivis la même année par les universités de Californie (Santa Barbara) et de l'Utah. En 1973, l'Europe rejoint le mouvement; là encore, il s'agit de centres de recherche: le Norsar 18, en Norvège, établit en 1968, et l'University College de Londres. Et lorsque le réseau étend davantage son maillage, dans les années 1980, il reste dans un premier temps dans un cercle scientifique ou éducatif. L'apparition en 1986 du réseau NSFNet, dans un premier temps complémentaire puis remplaçant d'Arpanet, est ainsi à attribuer à la National Science Foundation américaine. Son but était de « fournir de meilleures connections informatiques pour la science et l'éducation », expliquent les fondateurs d'Arpanet. Son développement a également permis un élément crucial, représentatif de la marge de manœuvre importante des chercheurs: « les développeurs de NSFNet [...] décidèrent également des réseaux intermédiaires pour les institutions de recherche et d'éducation et, plus important encore, de permettre aux réseaux qui n'étaient pas commissionnés par le gouvernement américain, de se connecter à NSFNet.19 .» Cet isolement du réseau Internet, en gestation dans un « espace institutionnel protégé 20», lui a permis d'être éloigné jusqu'au début des années 1990 des activités à but lucratif. Jusque là, la communauté scientifique mettait un point d'honneur à faire profiter des innovations offertes par le réseau au seul secteur de la connaissance. Le gouvernement fédéral a pendant longtemps refusé l'accès à Internet aux organisations qui voulaient s'y connecter pour une activité commerciale. En 1988, le lobbying s'est fait plus intense auprès du Congrès américain, qui décide en 1991 « d'autoriser la NSF à ouvrir NSFNet aux usages 18 http://www.norsar.no/ 19 LEINER Barry M., CERF Vinton G., CLARK David D. , KAHN Robert E. , KLEINROCK Leonard, LYNCH Daniel C., POSTEL Jon, ROBERTS Lawrence G., WOLFF Stephen S., « The Past and future history of the Internet », op cit, p.25 20KING John Leslie, GRINTER Rebecca E., PICKERING Jeanne M., SOUQUET Elisabeth, « Grandeur et décadence d'Arpanet. La saga de Netville, cité champignon du cyberespace. », op cit, p.15 14 commerciaux 21 ». Décision qui se traduit, quatre ans plus tard, par l'arrêt de la prise en charge du réseau par la NSF: celle-ci est prise en charge par les tout premiers fournisseurs d'accès à Internet. L'internet commercial qui nous est aujourd'hui si familier commence alors, et se solde par le retrait des chercheurs dans le domaine de la gestion du réseau. Mais leur présence et le contrôle du réseau qui leur a été laissé jusque là a permis l'émergence des fondements du réseau et le renforcement de son concept d'ouverture. Pour certains, c'est précisément là que se place le « succès de Netville 22 »: dans le « mariage inattendu mais fascinant d'intérêts institutionnels qui étaient parfaitement complémentaires ». Les financement étatiques conséquents mais finalement peu contraints par des objectifs d'application à court-terme, sont venus appuyer les théories d'une poignée de chercheurs: « contrairement aux programmes d'équipement très bureaucratiques, les dirigeants de l'Arpa laissèrent à la communauté le soin de développer et de maintenir elle-même les conventions sociales nécessaires pour fournir la technologie espérée.23 » Au final, les fondements architecturaux singuliers d'Internet, ainsi que la prééminence des chercheurs dans l'apparition de ses cadres a permis l'évolution d'un réseau singulier. Un réseau dont l'identité, au-delà de ses cadres structurels, est insaisissable. Un réseau dont ses usages et ses applications se déploient sans discontinuer et sans répondre aux attentes de ses fondateurs. Comme le concède humblement deux des fondateurs d'Arpanet: « personne ne sait avec certitude jusqu'où, ou dans quelle direction, Internet évoluera. 24 » Par contre, Internet évolue bien, et de façon protéiforme; de par « ses outils flexibles », il permet « de générer, échanger, partager, manipuler l'information dans d'innombrables manières 25 ». Section 2. Du web au web social Le but de ce mémoire n'est pas de lister toutes les pratiques de l'Internet qui ont émergées au fil des années. En revanche, il est indispensable d'exemplifier la pluralité de ces 21 LEINER Barry M., CERF Vinton G., CLARK David D. , KAHN Robert E. , KLEINROCK Leonard, LYNCH Daniel C., POSTEL Jon, ROBERTS Lawrence G., WOLFF Stephen S., « The Past and future history of the Internet », op cit, p.26 22KING John Leslie, GRINTER Rebecca E., PICKERING Jeanne M., SOUQUET Elisabeth, « Grandeur et décadence d'Arpanet. La saga de Netville, cité champignon du cyberespace. », op cit, p.19 23 Ibidem 24 KAHN Robert E. & CERF Vinton G., « What is the internet (and what makes it work)? », in COOPER Mark N., dir, Open architecture as communication policy, Center for Internet and society Stanford Law School, 2004, p.17 25 Ibidem, p.18 15 usages, afin de bien comprendre qu'au-delà de sa définition structurale, Internet ne peut être caractérisé avec précision dans sa fonction. Comprendre l'opacité de cette identité, y compris pour les plus grands spécialistes du réseau, nous permettra plus tard de mieux saisir la difficulté de la définition d'une identité de webjournaliste. Dès le départ, les chercheurs du réseaux Arpanet utilisent la fonction de messagerie électronique. Ce n'est que vingt ans plus tard que le web, souvent assimilé à tort à Internet, de la même façon qu'on assimile une partie à un tout, fait son apparition. En 1992, un chercheur anglais du Cern (Centre d'Etudes et de Recherche nucléaire de Genève), Tim Berners-Lee, encourage la communauté scientifique à « travailler via un système universel d'informations relié », afin de créer « un endroit où peut être trouvée toute information ou référence que quiconque aura jugée importante, et une façon de la retrouver par la suite 26». L'idée du « World Wide Web » est née; Berners-Lee en déevloppe les principales technologies sousjacentes: le protocole HTTP qui permet la communication entre un ordinateur et un serveur, le langage HTML qui met en forme les pages du web, ainsi que les adresses web, qui identifient ces même pages. C'est véritablement avec le web que le personnage de « l'internaute lambda » fait son apparition: « ce n'est pas avant 1994 que le grand public commença à prendre conscience d'Internet, à travers l'application du World Wide Web, particulièrement après que Nescape Communications ait été créé et sorte son navigateur et les logiciels serveur associés 27 ». En effet, la mise en place des navigateurs précipite l'apparition de nouveaux usages et de l'appropriation du réseau par le public, dont les médias: « Netscape fait d'internet un média pour la presse. Mieux: un média disposant d'atouts jamais vus 28». La progression est spectaculaire: entre janvier 1996 et fin 1999, le nombre d'utilisateurs est passé de dix à près de 200 millions29. Dès lors, différentes étapes se succèdent et se chevauchent, une pratique ne succédant jamais brutalement à une autre, bien au contraire: les innovations se mélangent et font germer l'idée de nouvelles applications. 26 BERNERS-LEE Tim, Information Management: A Proposal , CERN, Mars 1989/Mai 1990 27 KAHN Robert E. & CERF Vinton G., « What is the internet (and what makes it work)? », op cit., p.20 28 FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le journalisme. , Ed. du Seuil, Paris, 2007, p. 33 29 Selon l'institut comScore 16 I. Le « navigateur roi30 » En 1995 débute véritablement l'ère du « navigateur roi 31 », mais aussi des moteurs de recherche: Microsoft vient concurrencer Netscape sur son secteur en lançant Internet Explorer, et une année plus tôt, le site Yahoo! est lancé par deux jeunes étudiants. S'en suivent Googen, en 1998, et le projet Mozilla. Le navigateur permet d'aller d'adresses web en adresses web, afficher de l'information de tout ordre, texte, image, parfois vidéo, tandis que le moteur de recherche, outil accessible en ligne, permet de retrouver ces mêmes pages à partir de mots clés. Entre 1995 et 2000, de grands espoirs sont nourris autour des usages d'Internet, notamment dans le commerce électronique. De nombreux entrepreneurs espèrent profiter de la une manne d'utilisateurs d'Internet, toujours plus conséquente. La suite est connue: de trop nombreuses start-up sont financées, la cote des entreprises du secteur des technologies de l'information et de la communication (TIC) flambe, sans que leurs résultats réels soient à la hauteur de cet emballement boursier. En mars 2000, fin de la période enchantée: la bulle éclate, entraînant avec elle la chute de nombreuses jeunes entreprises. Au niveau des usages, il s'agit surtout d'une période de découverte, et les sites sont davantage le résultat d'un basculement de la réalité palpable, affiches publicitaires, ou comme on le verra, articles de presse écrite, vers la réalité de l'écran. Un agencement plus ou moins élaboré d'images, de textes, de sons et parfois de vidéos: « le web originel [...] était constitué de pages statiques, rarement mises à jour, et n'était en fait que la translation du principe de vitrine vers le monde digital: rendre visible, à travers l'écran, un bien ou un service. 32 ». II. Le temps des profils Ce n'est qu'à partir de 2003, une fois le choc de l'éclatement de la bulle Internet quelque peu passé, qu'émerge un nouvel usage, dont découlent une multitude de pratiques diversifiées, communément désigné par « web social ». Cette nouvelle orientation donnée au web se démarque des premiers usages par son caractère dynamique, mais surtout participatif, dont sourde cet aspect « social ». C'est pour cette raison que cette génération de nouveaux usages a également hérité de l'expression « web 2.0 », référence aux versions successives et numérotées de la sorte des logiciels informatiques, et qui laisse entendre qu'une toute nouvelle 30 Ibidem, p.31 31 Idem 32 TILLINAC Jean, « Le web 2.0 ou l'avènement du client ouvrier », in La critique culturelle, positionnement journalistique ou intellectuel ?, Quaderni, n°60, printemps 2006.,. p. 19 17 version du web vient de sortir. En réalité, au niveau de son identité architecturale, rien n'a vraiment changé: « sur le plan technologique, les avancées sont relativement maigres: elles se résument à l'amélioration sensible de l'ergonomie et de la navigation. 33 » En revanche, au niveau de l'expérience du web par les internautes, on assiste à une véritable mutation: « ce travail sur ''l'interfaçage'' a conduit à oublier un peu l'obsession de l'interaction homme/machine, et à orienter le web vers une utilisation du type homme/homme, via la machine34 ». En effet, si les premières intentions des inventeurs du réseau initial cherchaient à créer un processus communicationnel entre l'homme et l'ordinateur, le web social met au cœur les interactions entre les individus et la mise en avant de leur individualité numérique: c'est le temps des « profils ». Qu'est-ce que le web 2.0 ? Ceux à qui ont attribue la paternité de l'expression expliquent tout d'abord que dans cet univers, « l'implication des utilisateurs dans le réseau est le facteur-clé pour la suprématie du marché 35 ». Il s'agit en effet de considérer l'utilisateur non pas comme un « visiteur » - désignation que l'on peut voir dans les statistiques des sites -, mais bien plus comme un « co-développeur 36 ». Partant de là, les sites fondées sur ce désormais sacro-saint principe participatif, devront miser sur les effets de réseaux, mécanisme économique qui veut que l'utilité d'un utilisateur à l'usage d'un service s'accroit avec le nombre d'usagers de ce même service: plus le réseau s'étend, plus l'individu y trouve sont compte, et plus la toile tricotera son maillage. Concrètement, le web 2.0 s'exprime dans l'accroissement du phénomène des blogs, ainsi que de nouveaux sites, tels Wikipedia, fondé en 2001, Flickr (février 2004), MySpace (août 2003), Facebook (février 2004) ou désormais Twitter (juillet 2006). Le premier est une encyclopédie en ligne écrite par les internautes, le second un site de partage de photos et vidéos, et les trois derniers, les plus représentatifs des réseaux sociaux. Si les deux premiers exemples mettent en œuvre le participatif dans l'élaboration de contenu, encyclopédique ou artistique, les réseaux sociaux quant à eux prennent plus explicitement encore pour cœur l'individu. Tout est basé non pas sur la publication de textes, de photos, ou de vidéos, mais davantage sur le « profil » de l'individu: son nom, son age, ses activités. Bien entendu, ces 33 Ibidem, p.20 34 Ibidem, p.20 35 O'REILLY Tim, « What Is Web 2.0 ? Design Patterns and Business Models for the Next Generation of Software », 30 septembre 2005 36 Ibidem, p.8 18 dernières peuvent alors se traduire en contenu multimédia, mais il n'est pas évalué comme tel, il est d'abord appréhendé comme appendice de l'individu qui l'a ajouté sur le compte qu'il a ouvert à son nom, ou sous couvert d'un pseudonyme, sur les sites type réseau social. Bien entendu, le web 2.0 n'est pas apparu ex nihilo un beau matin de 2003. Des prémisses du web social sont à rechercher aux débuts mêmes d'Internet: très vite, dès les années 1970, les chercheurs mettent ainsi au point des forums de discussion. Rien de très contradictoire avec leur intentions de l'époque, mais ces initiatives ne sauraient être regroupées sous l'appellation de web social. La différence principale est qu'au début des années 2000, les sociétés fondent tout leur business model sur ce modèle participatif se multiplient, alors que les forums étaient le plus souvent complémentaires d'une autre activité pour le site. Parmi ces sites, les exemples de Facebook et de Twitter sont particulièrement intéressants. Le premier, créé en 2003, avance un nombre d'utilisateurs incroyablement élevé: 500 millions. Malgré les nombreuses suspicions que génère ce chiffre, il n'empêche qu'il révèle un usage « grand public » de Facebook. En effet, de nombreux internautes lambdas, non spécialistes de la technique des réseaux, ont créé un « profil » sur Facebook, afin d'y ajouter du contenu (messages textuels courts, photos, vidéos, liens vers d'autres sites), mais surtout pour y rencontrer des « amis ». Un internaute lambda a donc la possibilité de constituer son propre réseau, spécifiant s'il désire ou non que celui-ci soit ouvert. La pratique veut qu'une grande majorité des comptes soient fermés, les profils Facebook restant principalement dans la sphère de l'intime: de l'anecdote, du récit de vie. Le succès du site, uniquement fondé sur les effets de réseau et non sur l'apport de contenu par le site, prouve l'adoption d'une part conséquente des internautes du système de réseau social et la transformation des usages du web dans le sens du participatif, y compris au niveau du « grand public ». Quand au site Twitter, la situation est différente: lancé plus tard, en 2006, le site est moins fréquenté, bien que son nombre de membres augmente progressivement et 19 rapidement 37. Aux États-Unis, seuls 11% d'internautes adultes utilisaient Twitter à la date de février 200938. En France, fin août 2009, seul 2% des internautes possédaient un compte 39, avec parmi eux une sur-représentation des cadres. Autrement dit, il s'agit bien encore d'un site de niche. Niche d'autant plus intéressante pour notre étude, nous le verrons, qu'elle concerne spécifiquement les médias. La faible utilisation de Twitter est non seulement compréhensible par la jeunesse du service, mais également par son utilisation, difficile à d'appropriation lors des premiers essais: il possède une syntaxe spécifique, ainsi qu'un vocabulaire particulier. A la différence de Facebook qui valorise principalement le contenu privé, Twitter ne se prête pas ou peu à l'intime. Le service est qualifié de « microblogging », autrement dit, du contenu de blog, mais en version réduite: seuls des messages de 140 caractères peuvent être réalisés et postés. A cette caractéristique, s'adjoint une fonction sociale: la possibilité d'être suivi, et d'obtenir des « followers » et celle de « suivre » un compte. Un utilisateur peut également, qu'il suive un compte ou non, interpeler directement un autre utilisateur sur le site, via un arobase, accolé à son pseudo. Pour Twitter, le but était de proposer un service de réseau social, dont l'orientation des usages serait laissée à la libre appréciation des utilisateurs. Ceux-ci ont d'abord commencé à calquer les pratiques de Facebook sur le site, avant que d'autres usages émergent parallèlement: l'échange de liens, le commentaires d'évènements en temps réel. Des pratiques qui, nous le verrons, sont particulièrement intéressantes pour les médias, qui sont aujourd'hui positionnés sur la plateforme. Le fait que Twitter ne soit pas accès de la même façon que Facebook sur la vie intime des utilisateurs est visible dans le caractère public des comptes. Par défaut, un compte créé sera public, et quiconque, même sans compte Twitter, pourra y accéder. Si certains ont décidé de verrouiller leur profil Twitter, globalement l'ouverture reste de mise sur le réseau. Ses usages restent variés en fonction des pays: au Japon et aux États-Unis, parmi les plus actifs, l'usage de Twitter comme une messagerie instantanée semble privilégiée, certainement en raison du nombre relativement important d'utilisateurs connectés. Les sujets abordés sont des plus prosaïques: il suffit alors de consulter les « trending topics » affichés à droite d'un compte; ils sont relatifs à un match de football, à un film qui remporte un certain succès au box office, ou à un événement particulier – l'exemple récent de la Coupe du Monde, qui a enregistré le 37 OSTROW Adam, « Twitter’s Massive 2008: 752 Percent Growth », Mashable, 2009 38 PEW RESEARCH CENTER, « Twitter and status updating », Pew Internet & American Life Project, février 2009 39 IFOP, "Twitter : beaucoup de bruit pour rien ?". juin 2009 20 record de tweets postés à la seconde, est particulièrement parlant. En France en revanche, Twitter reste une plateforme de niche, dominée par les professions de la communication, des technologies et des médias. Internet et la presse en ligne voient leurs usages évoluer de concert. Mais qu'y a-t-il derrière la presse en ligne ? Que dire des acteurs qui font la presse en ligne ? Nous allons désormais tenter de définir le webjournalisme, en tant que spécialité du journalisme d'abord, puis en tant que tel. Cette définition nous servira d'un ultime point d'appui à notre enquête. 21 Chapitre 2. La presse en ligne: des usages évolutifs Basculée sur Internet dès 1995, et pleinement à l'aube des années 2000, la presse en ligne s'est adaptée, nous le verrons, en fonction des usages intrinsèquement variants du web. Autrement dit, pour les médias présents sur le web également, la stabilité ne saurait les définir. Nous verrons d'abord que la presse en ligne n'amorce pas une rupture ou une révolution au sein de l'histoire des médias, mais à l'inverse s'inscrit dans une continuité. Ensuite, nous détaillerons la courte chronologie de cette presse, montrant sa difficulté à se stabiliser, notamment dans sa recherche de modèle économique, mais également en raison de la variabilité des usages du web. Section 1. L'évolution contre la révolution Les médias n'ont pas tardé à s'engouffrer dans la brèche ouverte par la NSF, lors de l'ouverture du réseau aux activités commerciales. L'histoire commence outreAtlantique: « les journaux américains ont en effet été les premiers à se lancer massivement à la conquête du web40 ». On considère que le premier à tenter l'aventure est un journal californien, le San Jose mercury News, qui met en ligne un site-titre en 1993. Un an plus tard, le quotidien est suivi d'hebdomadaires nationaux, Newsweek et Time, puis des quotidiens fameux tels The New York Times, The Los Angeles Times ou The Boston Globe. Le lancement de ces journaux se fait d'abord sur des réseaux fermés, auxquels des abonnés payent pour y accéder, « mais, à partir de 1995, les journaux américains passent progressivement sur le web dans l'espoir de toucher un public plus large 41 ». Dès 1996, la majeure partie de la presse américaine a basculé sur Internet, entraînée par le mouvement d'enthousiasme global que suscite le potentiel espéré d'Internet. Les financements sont nombreux, car à cette époque pas encore marquée par l'éclatement de la bulle, Internet suscite les espoirs les plus fous, dans le commerce, mais aussi dans les médias. Comme l'écrit Pablo Boczkowski 42, reprenant les 40 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , L'Harmattan, Paris, 2007, p.68 41 Ibidem, p.69 42 BOCZKOWSKI Pablo J., « The Development and Use of Online Newspapers: What Research Tells Us and What We Might Want to Know », The Handbook of New Media, 2002, p.273 22 termes d'un confrère, 43 , « de facto, le web est devenu l'arène principale pour les développements multimédia des journaux à court et moyen termes ». C'est ce même effet d'entraînement qui a poussé les journaux français à se greffer tout d'abord au web, puis à se réinventer sur ce nouveau support. Profitons-en immédiatement pour dissiper tout trouble à l'égard de ce basculement sur Internet. L'apparition des titres de presse sur Internet a trop souvent été traité comme une « révolution », une « rupture »: « la fin du journalisme tel qu'il a vécu jusqu'ici 44 », « une révolution dans la pratique journalistique 45 ». Si nous avons tenté de comprendre les particularités du webjournalisme d'aujourd'hui, ainsi que son processus de création identitaire, distanciant de fait « le journalisme » du journalisme sur Internet, nous refusons d'établir une césure, qui serait impossible à dater et à localiser, pour la simple raison que celle-ci n'a jamais eu lieu. A l'image du web, le journalisme, ou, de façon plus adéquate, les diverses formes de journalisme qui s'expriment, ne sont pas en révolution permanente, mais bien plutôt en constante évolution. Ainsi, Internet n'est pas tombé en couperet sur la tête médiatique, de même que le webjournalisme n'est pas apparu soudainement et complètement en marge des formes de journalismes qui le précèdent. Il paraît essentiel de rappeler la continuité de ces réalités, qui s'interpénètrent, s'impactent mutuellement, sans jamais -apocalypse mise à part?disparaître brutalement. Cisailler la chronologie des événements de ruptures et de révolutions est au mieux, la marque d'un raccourci hâtif maladroit, au pire le signe d'un sentiment de défiance à l'égard du phénomène relaté. Dans le cas d'Internet, de nombreux chercheurs rappellent que les médias étaient d'ores et déjà accoutumés des usages informatiques. Aux Etats-Unis, Boczkowski 46 rappelle que les médias font déjà l'expérience du « texte électronique », via le télétexte, un procédé transmettant de l'information textuelle directement sur les téléviseurs par voie analogique ou numérique, et le vidéotex, dont l'application la plus connue est le Minitel en France. De même, Yannick Estienne répète que la presse sur Internet trouve ses « racines dans les premières expériences de presse électronique qui ont é té menées en France à l'époque du minitel »: « l'apparition et le développement de cette presse s'inscrit dans le cours de 43 MOLINA Alfonso H., « Transforming visionary products into realities: constituency-building and observacting in NewsPad », Futures, n°31, 1999, pp.291–332. 44 FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le journalisme. , Ed. du Seuil, Paris, 2007, p. 13 45 AGOSTINI Angelo, « Le journalisme au défi d’Internet », Le Monde Diplomatique, Octobre 1997, p.26 46 BOCZKOWSKI Pablo J., « The Development and Use of Online Newspapers: What Research Tells Us and What We Might Want to Know », The Handbook of New Media, 2002, p.273 23 l'évolution des médias et ne marque pas une rupture décisive comme certains le prétendent. Dans une certaine mesure, à la fin des années 1970 par la numérisation de la production et des contenus47 ». Caractérisées par l'information des rédactions, les années 1970-1980, période de la télématique, correspondent à la « préhistoire de la presse en ligne 48 ». Nous verrons d'ailleurs plus tard qu'au-delà d'une continuité dans l'expérience de la publication électronique, les réactions des médias face au Minitel, puis face au web, sont sensiblement similaires et attestent toutes d'une certaine passivité. Section 2. Une histoire « chaotique 49 » Les médias français ont rejoint le mouvement amorcé outre-Atlantique deux ans après le premier journal en ligne américain, à la fin de l'année 1995. La courte histoire de la presse en ligne peut être divisée en trois phases, qui se déroulent éventuellement sur une quatrième, celle de l'adaptation au web social. Mais avant de parvenir à cette période, les directeurs de la presse en ligne sont globalement passés par différents positionnements: relativement passifs au moment de l'adoption d'Internet, leur position s'est mutée en enthousiasme entre 1998 et 2001, avant de retomber, en même temps que l'euphorie générale, dans l'expectative, voire la méfiance, à l'égard d'Internet. Le cheminement sinueux de la presse en ligne est à associer à une variation d'usages, loin d'être close. Car au-delà du positionnement stratégique et économique des médias sur Internet, leur appropriation de cet outil s'est également fait en fonction des respirations du réseau, qui, comme nous l'avons déjà vu, sont incessantes et insaisissables. I. 1995 à 1998: passivité et archaïsme En France, c'est un quotidien de la presse régionale qui amorce le mouvement: Les Dernières Nouvelles d'Alsace, qui lance son site en septembre 1995. Puis, à la fin de l'année, s'ouvre une lutte symbolique surprenante: comme l'explique Yannick Estienne, Le Monde et 47 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , L'Harmattan, Paris, 2007, p.57 48 Ibidem, p.58 49 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet, L'Harmattan, 2007, p.74 24 Libération s'attribuent chacun « la paternité du premier site d'un quotidien français »50. « L'enjeu est pour ces grands quotidiens, de consolider leur image de journaux modernes ouverts sur les progrès technologiques, les médias, et l'information de ''demain'' 51 ». Une bataille compréhensible, en terme de valorisation de l'image de ces journaux de référence, sans cesse appelés à se renouveler et à s'adapter, et qui peut paraître surprenante au regard de la réticence actuelle de certains directeurs de publication à l'égard d'Internet Ainsi, lors du lancement de la quatrième mouture de son site, Libération affirmait, par la voix de Serge July qu'en « septembre 1995, Libération lançait le premier site d'informations électroniques »52. Le journalisme français sur Internet a longtemps été cantonné au rôle de vitrine des grands titres auxquels ils étaient pour la plupart reliés. En 1995, aucun modèle, aucune orientation, aucune architecture n'a été clairement définie comme référence: tout était à faire. C'est pour cette raison que l'on peut qualifier le basculement sur le web de « chaotique 53 ». « Ni l'aspect des sites, ni leur architecture, ni leur modalités de navigation, ni leur contenu, ni leur modèle économique ne sont alors définis 54 », résume avec justesse Yannick Estienne. A. Des approches « plus défensives qu'offensives 55 » Du côté des équipes rédactionnelles, les positions sont disparates, mais deux tendances peuvent être dégagées. La première, dénote d'une certaines passivité, voire d'une réticence à l'égard d'Internet. Une position qui est à rapprocher de celle adoptée lors de l'expérience du vidéotex, en France comme aux États-Unis. La peur de perdre la main dans le secteur des médias et de l'information, la crainte de l'obsolescence de son support, étaient des motifs bien plus forts à basculer sur le web que le désir d'innovation: l'adaptation était surtout contrainte, les motivations à développer ces usages « probablement [...] plus défensives qu'offensives 56 ». De même Boczkowski observe outre-Atlantique « l'approche défensive des entreprises de presse au regard des produits électroniques », ces dernières étant dans une stratégie de « protection 50 51 52 53 54 55 56 Ibidem, p.73 Ibid. Serge JULY, « Libération à l'heure du Bimédia », Libération, 18 octobre 2005 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet, L'Harmattan, 2007, p.74 Idem Ibidem, p.62 Ibidem, p.62 25 de leur position existante » plutôt que de « conquêtes de nouvelles » sur le marché médiatique57. Mais notons que cette passivité n'a rien de surprenant. Si, comme le souligne Yannick Estienne, la plupart des journalistes attribuent cette réticence au caractère conservateur de la profession, ce que nos entretiens tendent à confirmer, il s'agit plutôt là d'un même phénomène d'inquiétude qui se répète à chaque arrivée d'un nouveau support médiatique, sans que celui-ci soit nécessairement inhérent à la profession de journalistes. A chaque nouveauté, Internet en 1995, le Minitel dans les années 1980, mais aussi la radio dans les années 1920, les rédactions adoptent globalement une position de défense face à ce nouveau support qui vient les concurrencer dans le secteur de l'information. Ces phénomènes s'apaisent avec le temps et l'apprentissage du nouveau média, ainsi qu'avec le repositionnement des anciens médias dans les nouveaux supports, mais « réapparaissent immanquablement à chaque nouveau média », en mobilisant le même registre d'estimation et les « mêmes appréhensions »58. Dans le cas d'Internet, les directions d'un côté se positionnent sur ce nouveau média au nom du il le faut, et les rédactions, pas « réellement actrices » dans ce basculement, ne voient pas Internet « comme quelque chose ''allant de soi'' 59». Seule les petites équipes auxquelles les directions ont délégué la mise en place des sites-titre manifestent un réel enthousiasme à l'égard de leur projet, mais celles-ci ne comptent le plus souvent que quelques personnes, qui travaillent « dans l'ombre », et dont les « objectifs étaient pour le moins évanescents »60. B. Des interfaces archaïques De la même façon que le web initial était composé de pages statiques et répondait à un mouvement de « translation du principe de vitrine vers le monde digital 61 », la presse en ligne présentait un visage assez rudimentaire aux internautes. Les sites d'informations faisaient bel et et bien des pages, mais non des pages web. « Le réseau semble n'être d'abord, au plan du graphisme, qu'un prolongement du papier »: des possibilités réduites de navigation et un texte prédominant. Sans oublier une mise à jour qui se fait rare, le tout étant dû avant tout à des contraintes techniques. 57 BOCZKOWSKI Pablo J., « The Development and Use of Online Newspapers: What Research Tells Us and What We Might Want to Know », The Handbook of New Media, 2002, p.273 58 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.62 59 Ibidem, p.65 60 Ibidem, p.74 61 TILLINAC Jean, « Le web 2.0 ou l'avènement du client ouvrier », in La critique culturelle, positionnement journalistique ou intellectuel ?, Quaderni, n°60, printemps 2006.,. p. 19 26 « J'ai fait partie des premières personnes du web entre 1995 et 1996. Et il fallait un quart d'heure pour afficher une page... Et quand je dis un quart d'heure, c'est vraiment un quart d'heure ! Il fallait vraiment aimer et il fallait s'accrocher... Il n'y avait pas Google à l'époque, il y avait Yahoo! Je me rappelle, il y avait l'annuaire, il fallait chercher les adresses. » [Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010] Comme le souligne Jean-François Fogel et Bruno Patino 62, il faudra attendre l'appropriation de l'outil Internet par les rédactions, pour voir émerger une composition ergonomique de l'information mise en ligne, synonyme d'une « émancipation » un « affranchissement », et de l'émergence d'un style propre à la presse sur Internet. Selon ces mêmes auteurs, les journalistes ont d'abord dû composer avec le challenge technique lancé par Internet: différents types de « professions » se sont réunis pour créer les sites d'information. Puisque tout était à faire, la réflexion était par ailleurs d'autant plus laborieuse. « Graphistes venus de la publicité ou de la presse écrite [...] ont dû cohabiter avec informaticiens, ergonomes, et, évidemment, journalistes pour concevoir ds pages où le contenu rédactionnel n'était pas servi en premier 63 ». L'information avait beau occuper le statut de contenu central de ces sites, il n'en est pas moins vrai que les rédactions ont dû jongler avec des impératifs d'uniformisation typographique, de choix de couleurs restreint, mais également composer avec les performances du parc informatique de l'époque: produire un site trop exigeant en terme de chargement signifiait alors tronquer une grande partie du lectorat potentiel, ce qui n'était pas envisageable. Notons néanmoins qu'avant 1998, les sites qui faisaient l'objet d'une telle réflexion représentaient une minorité: certains titres, comme Le Figaro, n'ayant pas encore développé de site associé, d'autres s'étant contenté de produire une première version en ligne à l'interface limitée, afin de la présenter aux équipes managériales comme une sorte de modèle d'exposition, de coup d'essai. Les rédactions ne réalisaient alors aucune projection sur leur site-titre, beaucoup s'y étant essayées par résignation, d'autres y étant arrivées de « façon presque contingente64 »: c'est le cas du journal régional Le Progrès, qui profita d'un sommet du G7 organisé à Lyon pour réaliser un site prévu pour être temporaire, mais qui jettera les 62 FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le journalisme, Ed. du Seuil, Paris, 2007, p.76 63 Ibidem, p.86 64 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.74 27 fondements de la version en ligne du journal. Ainsi, les tâtonnements de la presse en ligne des débuts perdurent un long moment, le temps d'une appropriation lancée. II. 1998-2001: l'effet bulle Ce n'est qu'aux alentours des années 1998-2001 que les directions comment à nourrir un réel espoir à l'égard d'Internet. La presse quotidienne nationale française connaît depuis la fin des années 1970 une époque de « désenchantement, voire de questionnements existentiels 65 », que l'arrivée d'Internet n'a fait que renforcer. Baisse de la diffusion générale 66, concurrence des gratuits qui mobilisent un lectorat deux fois plus important 67, érosion constante de ce dernier68, mais aussi diminution des revenus publicitaires: la presse quotidienne national se débat pour assurer sa pérennité, en multipliant les plans sociaux – 2005 et 2008 au Monde, en novembre 2005 à Libération. Face à la morosité ambiance, et aux sentences de peine de mort prononcées à l'égard de la presse traditionnelle, son « renouveau [...] et, parfois, la survie même des titres, semblent alors dépendre de son adaptation à l'univers d'Internet. L'essor des activités éditoriales liées à Internet, malgré une rentabilité incertaine, laisse augurer aux managers de presse une évolution favorable à leur ''métier'' 69 ». A. Un enthousiasme moteur du recrutement et de la réflexion De ce fait, l'enthousiasme des médias, couplé à celui du monde du commerce dans sa globalité, s'accompagne de la mise en place de projets plus ambitieux que la simple mise en vitrine du format papier sur un écran. Les rédactions structurent leurs stratégie. Celle-ci « passe notamment par la constitution de pôles ou départements ad hoc 70 »; c'est ainsi qu'apparaissent les rédactions « multimédia », les services « Internet » ou « numérique ». Certains font le choix d'une internalisation, comme à Libération ou Télérama, d'autres opèrent une séparation nette, comme au Monde, dont la rédaction web, du côté de Stalingrad, à Paris, 65 NEVEU Érik, Sociologie du journalisme, La Découverte, Repères, Troisième édition, 2009, p.93 66 De six millions d'exemplaires vendus par jour en 1946, la PQN ne vend plus qu'un million de titres en 2008 (chiffres Insee) 67 Chiffres Insee 2008 68 Entre 2004 et 2009, Le Monde a perdu 50 000 lecteurs, France Soir, près de 40 000, Le Figaro, 13 000. (Insee) 69 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.76 70 Ibidem, p.75 28 était bien loin de la maison mère 71, situé de l'autre côté de la Seine, dans le XIIIe arrondissement. Les équipes sont alors fournies, les rédactions web ne cessent de croître et d'embaucher. « Le recrutement des techniciens (webmasters, infographistes, etc.) et de journalistes bat son plein 72 ». Plus de cent personnes au Monde interactif en 1999, une trentaine de journalistes à Liberation.fr en 2001, alors que ces mêmes rédactions ne dépassaient pas un effectif de quatre membres six ans auparavant: le fléchissement est plus que sensible. Au-delà des financements qui affluaient, stimulés par les fantasmes suscités par la réussite – souvent présumée- des start-up sur Internet, les têtes des journaux elles-mêmes se mettent à rêver de ventes relancées, de courbes de lectorat positivement infléchie par l'avènement du web. Ce qui crée un mouvement contradictoire au sein des rédactions: d'un côté, les décisionnaires croient en un avenir de la presse sur Internet, mais de l'autre, certains journalistes, dont font parfois partie ces mêmes décisionnaires, n'envisagent pas une seconde le web supplanter le print, et plus largement, les formes d'information implantée depuis plus longtemps – radio, télévision. Au mieux, le web permettra de relancer les titres incarnés dans leur support traditionnel: un faire-valoir, tout au plus. Mais en aucun cas une nouvelle forme « noble » du journalisme. De ce fait, l'enthousiasme des financiers et des directions côtoient dans les rédactions l'indifférence, voire la défiance de certains journalistes pour les rédacteurs du web. Bien entendu, les ensembles ne se dessinent pas clairement, et quelques rédacteurs que nous qualifieront de « traditionnels », du fait de leur support de référence, le papier, expriment un vif intérêt pour Internet. Ceux-ci manifestent pour la plupart une affinité pour les nouvelles technologies et accompagnent depuis longtemps déjà le basculement des médias sur les écrans: parmi ces enthousiastes comptent ainsi de nombreux rédacteurs chargés du développement multimédia à l'heure du Minitel. B. Le système D actif Comme à ses tout débuts, l'utilisation du web par la presse en ligne est à cette époque toujours tâtonnante et en recherche. Les suages de la presse en ligne n'ont pas variés en si peu de temps, mais quelques expériences sont réalisées pour faire émerger de nouveaux usages. 71 Début 2010, la rédaction web a intégré les locaux du quotidien; une assimilation qui a provoqué de nombreuses réunions et assemblées générales au sein du titre, afin de déterminer les tâches de chacune des rédactions. 72 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.76 29 III. 2001: l'incertitude L'essor amorcé aux alentours de l'année 1998 retombe en même temps que la bulle Internet éclate, en mars 2000. Les start-up ne sont pas les seules à en faire les frais: les rédactions françaises réalisent brutalement que le web n'est pas un paysage idyllique. Aux embauches massives se succèdent les plans de licenciement, nombreux: Libération, Le Parisien, mais aussi Le Figaro, arrivé tardivement sur la toile, réduit son effectif numérique de trente à trois personnes. A. Désillusion et manque de moyens C'est une désillusion sévère, alimentée par la question, plus qu'incertaine, du financement des activités du web. «Jusque là différée, [il] se pose alors avec d'autant plus d'acuité que la viabilité des journaux en ligne n'est pas assurée, faute de revenus suffisants 73 », résume Yannick Estienne. En effet le cruel problème du modèle économique, aujourd'hui encore loin d'être résolu, se fait d'autant plus palpable avec la défiance des investisseurs à l'égard d'Internet, mais également avec « la chute des ressources publicitaires [qui] met en péril l'équilibre économique de la presse en ligne 74 ». Comment faire de l'argent avec les sites ? Plus encore, comment monétiser l'activité des rédactions sur Internet après avoir laissé en accès libre et gratuit, dans la majorité des cas, les informations ? En effet, dans les premiers temps des sites-titre, les revenus indirects, alimenté par la publicité, étaient privilégiés, l'accès au contenu n'étant pas converti en source de revenus. Mais en 2001, ce statut couteux de l'information en ligne est remis en cause. Réticents à basculer dans un modèle complètement payant, qui risque de faire perdre une grande part du lectorat, les journaux optent le plus souvent pour une solution hybride: l'accès aux articles du jour, ou de la semaine, est gratuit, seuls les archives et quelques services annexes sont payants. Cette option du freemium prévaut aujourd'hui pour la majorité des sites-titre: Le Monde, Libération, Le Figaro ou encore Le parisien font le choix de « formules », d' « abonnements », ou encore d' « espaces » personnalisés, et ce dès 2002. La plupart du temps, plusieurs forfaits sont proposés, et offrent un pack différencié de services: archives donc, mais aussi journal du jour en format pdf, contenus multimédias exclusifs, mais également système d'alerte. Récemment, l'accroissement des usages sur l'Internet mobile a également amené les journaux à réviser 73 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.81 74 Ibidem, p.82 30 leurs offres, en proposant une version du journal adaptée aux formats réduits des écrans de smartphones, ou encore de tablettes numériques. Globalement, cette époque est celle de la morosité pour les rédactions numériques. Néanmoins, comme le souligne Yannick Estienne, elle fait aussi dans un même temps la démonstration que la presse en ligne est massivement consultée, et désormais incontournable. Les attentats du 11 septembre 2001 précipitent ce constat, en faisant planter tous les serveurs des sites d'information. Pour Bruno Patino et Jean-François Fogel, ce dysfonctionnement général est signe qu'« Internet n'est pas à la hauteur d'un événement planétaire». Mais regardons d'un autre angle, non pas celui du fait accompli, le faillissement des serveurs, mais celui de la cause: pour quelle raison les sites d'information étaient inaccessibles ce jour là ? Tout simplement car des individus ont tenté de s'y connecter massivement. Autrement dit, « le média Internet est devenu, malgré ses limites techniques, un support d'information incontournable75 ». Une situation qui tranche avec les inquiétudes de ces mêmes sites d'information, mais confirmée par les journalistes qui ont vécu les événements du World Trade Center: « Moi j'ai commencé en 2002-2003 au monde.fr, en tant que stagiaire. C'était pas tout à fait les débuts du journalisme sur le web, mais, disons, la deuxième étape. Il venait de se passer les attentats du 11 septembre, tous les serveurs des sites d'info avaient pétés; tous les sites d'info aux États-Unis, en Angleterre et en France, ils ont dû monter une page un peu sommaire, une seule page car rien d'autre, n'était accessible... Moi je suis arrivée un an après ça, au moment où on se dit: '' c'est bien beau de publier des choses, mais si les serveurs et la technique ne font pas le job, ça ne marchera pas. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] L'incertitude des modèles économiques est encore vivace aujourd'hui, et les directeurs de rédaction n'ont de cesse de clamer leur amertume face à ce web qui ne rémunère pas les rédacteurs, et qui abritent en son sein une concurrence bien trop nombreuse. A Libération, Laurent Joffrin appellent les « mastodontes du Net » à partager leur « recette colossales [...] 75 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.80 31 avec les équipes de journalistes », sans quoi « le monde de l'information quotidienne ne pourra pas vivre 76 ». Au Monde Diplomatique, Serge Halimi en appelle au soutien de ses lecteurs, expliquant que « les internautes contribuent à l'influence du journal, pas à son existence ». En clair: la question des financements est loin d'être réglée. Seule lueur récente pour directeurs et investisseurs de journaux: le développement de l'Internet mobile 77, dont l'iPad, qui a connu une médiatisation sans borne lors de sa sortie, n'est qu'un exemple. Le marché des smartphones, ainsi que des tablettes numériques suscitent l'enthousiasme des managers de la presse en ligne, qui y voient une opportunité de vendre leur contenu en échange de leur portabilité. L'iPad de la marque Apple en particulier suscite l'intérêt des journaux français, dont la plupart ont lancé leur application peu de temps après le lancement de l'objet. Certains s'empressent à y voir le futur, forcément chantant et payant de la presse en ligne: au moment de la sortie de l'objet, Libération écrivait: « les éditeurs de livres et de presse - Libération en premier lieu - veulent, eux aussi, parier sur un nouveau support de lecture - payant - de leurs produits 78 ». Un enthousiasme qui ressemble fort à celui des années 1998-2001, suscité celui-ci par l'Internet fixe, et par la même motivation de pouvoir toucher un très grand nombre de lecteurs. Le journalisme sur Internet est donc loin d'être fixé. Loin d'avoir trouvé un modèle économique pérenne, loin d'avoir une approche qui exclue totalement l'épidermique -que celui-ci soit enchanté ou pessimiste. Cette courte histoire de la presse en ligne prouve le caractère extrêmement mouvant de ce support, et de la façon dont l'appréhendent les titre de presse écrite. Un élément supplémentaire pour comprendre la difficulté de donner une définition précise et circonscrite de la presse en ligne, loin de s'être stabilisée, mais également pour saisir, plus avant, la difficulté d'identifier avec clarté et certitude le journalisme web, dont les fonctions quotidienne évoluent de fait avec le positionnement de sites en ligne. Une histoire tourmentée, « chaotique », qui se couple à des usages eux-mêmes labiles et en constante réinvention, qui suivent les oscillations du web. 76 JOFFRIN Laurent, « Pour un partage des recettes colossales du Net », Libération, 15 juin 2010 77 Selon une étude datant de 2009 de Morgan Stanley, la croissance de l'Internet mobile est estimée à 66% entre 2008 et 2013. 78 ROUSSELOT Fabrice, « Révolutions », Libération, 5 avril 2010 32 B. Du doute aux nouvelles pratiques Après 2001, avec la restriction de moyens financiers et humains alloués aux rédactions web, les usages de la presse en ligne ont du mal à décoller. Du coup, la phase d'expérimentation se poursuit, mais sur un système D particulièrement renforcé. « Mettre un extrait vidéo à l'époque, avec un texte, c'était une petite galère de faire ça ! Pourtant, c'était une seule page, aujourd'hui ça prendrait trois minutes! A l'époque, ça prenait bien une demie journée. Il y avait pas d'outils comme il y a aujourd'hui, ultra-simples, avec un champ titre, un champ texte, un champ vidéo, un champ signature... A l'époque, fallait vraiment tout faire, mettre le bon logo, en pas que ça se décale, vraiment ça se jouait à une ligne près ! Quand on mettait en ligne, fallait vraiment être sûr de son coup quoi ! » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] Des innovations sont créées, comme les « portfolios », et progressivement, l'audio et la vidéo sont intégrés sur les sites d'information en ligne. En 2006 néanmoins, s'amorcent une grande variation des les usages du web par la presse en ligne. Jusque là axés sur la façon de valoriser du contenu -textuel, audio, video-, les sites basculent du côté de l'interactivité avec le succès des sites participatifs. Nous l'avons vu, rapidement après le choc de l'éclatement de la bulle Internet, fait jour une nouvelle tendance dans les usages du web: des sites valorisent et se focalisent avant tout leur intérêt sur la participation et l'interaction entre internautes. Cette apparition entraine une variation des usages de la presse en ligne. Encore une fois, l'interactivité n'est pas apparue ex nihilo, sur le web comme sur la presse en ligne, mais une chose est sûre, elle se renforce. Les forums, les plages de commentaires existaient jusque là sur les sites. Mais cette fois-ci, c'est le site qui s'exporte en-dehors de ses cadres pour aller chercher le lecteur. Dans une recherche à la fois d'interactions et de promotion, les sites de presse en ligne créent des profils officiels sur Facebook, ou sur Twitter. Ceux-ci rencontrent un grand succès: 22 452 « fans » pour la page officielle de Libération sur Facebook, 33 601 33 sur Twitter; 26 047 (Facebook) pour Le Figaro, qui pour sa part n'a pas encore de compte sur Twitter; 11 846 (Facebook) et 48 094 (Twitter) pour 20minutes.fr. Les chiffres conséquents de ces trois exemples montrent l'intérêt que les lecteurs ont pour ce basculement de la presse en ligne sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, la variabilité des chiffres, voire même de la création de compte – dans le cas du figaro, par exemple, prouve que la variation des usages est toujours en cours: quand certains médias sont positionnés depuis longtemps sur un réseau social, comme 20minutes.fr, d'autres tardent à s'approprier cette pratique. La presse en ligne s'exporte sur les réseaux sociaux, ajoutant à ses propres interfaces des moyens de relayer leurs articles sur ces mêmes plateformes. Ainsi, des boutons « Like » permettent de faire le lien entre le site et le compte Facebook du lecteur, sur lequel le lien qu'il a aimé s'affiche. De même, un bouton Twitter, officialisé depuis peu, placé à la fin des articles, permet facilement à l'internaute de poster le lien de l'article qu'il a lu et qui lui a plus sur son profil Twitter. Ces nouveaux usages du web transcrits sur la presse en ligne est à l'origine d'un nouveau métier: le community manager. C'est celui qui est en charge de gérer les communautés, la plupart du temps celle de la page officielle sur Facebook, et celle du compte Twitter. Quand il est créé, ce nouveau poste actualise donc ces comptes, en postant les liens menant aux nouveaux articles publiés sur les sites, mais aussi en répondant aux internautes qui les interpellent sur ces deux plateformes. C'est une sorte de modérateurs, mais qui est également pris dans des réflexions éditoriales, devant notamment respecter la ligne du site auquel il est rattaché et dont il assure la promotion sur les réseaux sociaux. Il est également en charge de surveiller l'apparition de nouveaux usages sur le web, afin de mettre en œuvre l'adaptation du site d'information. « Nous à la rédaction, avec mon collègue, on fait des réunions avec le directeur général, disant « il faudrait qu'on soit là, il faudrait qu'on soit là », parce que même les rédacteurs en chef, ils ne sont pas sur le net et n'ont même pas le temps de penser à tout ça... Du coup, la présence du site à l'extérieur du site, est aussi importante que le site lui-même, parce que 34 voilà, les gens vont sur Twitter, les gens vont sur Facebook... C'est important d'être bien implantés pour l'image de marque. Un site qui n'a pas de page Facebook ou une page Facebook qui ne marche pas... ou qui n'est pas alimenté régulièrement, à mon avis ça leur fait perdre de l'audience. Niveau image de marque, ereputation, tout ça, il faut avoir ça. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Également community manager. Juillet 2010] Nous verrons que plus tard que cette activité nouvelle ne constitue pas encore systématiquement un poste, et que les webjournalistes de toute une rédaction sont parfois portés à endosser ce rôle, en raison des moyens limités. 35 Chapitre 3 – L'identité du « flou » du journalisme Le journalisme est une activité étrange, qui appelle le qualificatif « professionnel ». Pas vraiment une profession, nous verrons que le journalisme se démarque par une identité historiquement floue et hétérogène. De là, comment envisager le particularisme de ceux qui font la presse en ligne ? De la catégorie « webjournalistes » ? Si une distinction est de fait formalisée par les acteurs qui s'identifient comme webjournalistes, est-elle si tranchée et crée-t-elle par conséquence une nouvelle forme de journalisme ? Le webjournalisme signe-t-il non pas un nouveau chapitre de l'histoire de la presse, « mais bien une autre histoire », « la fin du journalisme tel qu'il a vécu jusqu'ici 79 » ? Les apports sociologiques de l'enquête de Yannick Estienne, réalisée entre 2003 et 2006, nous permettront d'amorcer des éléments de réponse, avant de nous interroger sur l'état du webjournalisme aujourd'hui. Section 1. Le concept fuyant de l'identité Aborder la question de l'identité sous l'aune d'une approche sociologique, de surcroît dans le cadre particulier de l'étude du champ journalistique, n'est pas sans risque. L'ensemble des chercheurs s'accordent sur la complexité d'un tel concept, qui, en mêlant individualité et appartenance sociale, conditions subjectives et objectives, mène rapidement dans une impasse. Comme le relevait justement Erik Erikson, l'identité fait partie de ces sujets qui, malgré leur utilisation toute prosaïque, voient leur sens s'échapper instantanément dès le premier effort de définition – comme la plupart des mots clos par le suffixe « -ité »: « plus on écrit sur ce thème, et plus les mots s'érigent en limite autour d'une réalité aussi insondable que partout envahissante 80 ». Cette difficulté est d'autant plus prégnante dans le cas du journalisme, « métier aux limites incertaines, au domaine flou 81 », déterminé par une grande hétérogénéité fonctionnelle. Parmi cet imbroglio de pratiques et d'usages: le webjournalisme. Que dire de l'identité de cette 79 FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le journalisme, Ed. du Seuil, Paris, 2007, p.13 80 ERIKSON Erik, Adolescence et crise. La quête d’identité, Paris, Flammarion, 1972, p.5 81 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », Réseaux, 1992, volume 10, n°51, p.36 36 « branche » singulière du journalisme, de cette entité particulière dans le champ journalistique ? Yannick Estienne écrivait en 2006: « la question de l'identité des journalistes en ligne reste ouverte82 ». A la suite d'un long travail de thèse, il soulignait les particularités du groupe des journalistes web: appartenance « au pôle dominé du champ journalistique », « invisibles et inconnus du grand public » et disposant de « très peu de pouvoir »83. Autant « d'obstacles à la structuration de cette activité spécifique et à son élévation dans la hiérarchie professionnelle 84», concluait le chercheur. La présentation de la difficulté du concept d'identité, en particulier dans l'étude du champ journalistique, et des premières conclusions tirées à la suite d'une enquête et d'entretiens avec des webjournalistes permettront de cerner davantage les contours de cette activité. Cet éclaircissement nous permettra plus tard de réévaluer les conditions contextuelles mises en avant par Yannick Estienne il y a de cela quatre ans, autrement dit une éternité à l'échelle du web et de ses usages. I. Premières approches définitionnelles: l'identité ou le principe d'incertitude Le sociologue français Claude Dubar n'a de cesse de le répéter 85: la définition de l'identité est loin d'être réglée. Support de définitions multiples, croisillon essentiel entre plusieurs domaines, dont la sociologie et la psychologie, l'identité stimule de nombreuses divergences conceptuelles. A la fois tenant de l'individu, mais également fruit de l'impact de la société sur tout être, nécessairement au monde 86, la notion identitaire exige de faire la jonction entre des positions au versant plus psychologiste, qui placent l'individu au centre de la réflexion, et des points de vues plus sociologiques, qui valorisent l'importance des interactions dans la définition de chacun. Une présentation rapide de ces deux acceptions permettra d'atténuer l'impression de 82 83 84 85 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140 Ibidem, p. 139 Idem DUBAR Claude, « Formes identitaires et socialisation professionnelle », Revue française de sociologie, 1992, 33-4 / Organisations, firmes et ré seaux. pp. 505-529 DUBAR Claude, « Trajectoires sociales et formes identitaires. Clarifications conceptuelles et méthodologiques », Sociétés contemporaines, n°29, 1998, pp. 73-85 86 Pour reprendre l'expression d'Heidegger dans Être et Temps: l'être est nécessairement au monde, dans l'ouverture à son milieu et nécessairement impacté et défini en rapport à celui-ci. De façon abstraite, il ne peut être compris, c'est dans sa relation aux autres étants qu'il peut être détouré et exprimé. 37 grand écart suggéré par leur rapprochement. Un dénouement, pour lequel nous opterons, sera trouvé dans le « structuralisme constructiviste » de Pierre Bourdieu, auquel nous emprunterons également par la suite ses réflexions menées autour de la position influente du chercheur au cours de son enquête; réflexions dont l'appropriation nous aidera à éclairer nos choix méthodologiques. A. L'identité « essentialiste » face à l'identité « relativiste » Pour une entité quelconque, un individu, un groupe, l'identité a à faire avec la permanence: en quoi cette entité peut-elle être caractérisée comme telle, reconnue comme telle, et non assimilée à une autre entité, dans le temps et l'espace. Dès lors, se forme la question principale: comment et par quels processus se forment cette permanence ? Immédiatement, sourde l'opposition assez classique de l'intérieur/extérieur: la similarité, la notion de « même » - identité venant de « idem », « même » en latin- provenant alors soit de l'individu lui-même, de dispositions psychologiques, d'apports génétiques, soit de la société qui l'environne et le conditionne. Grossièrement donc, se dessine une opposition de points de vue « psychologiste » et « sociologique ». S'il reconnaît l'existence de cette dualité, Claude Dubar préfère employer les termes « essentialiste », pour caractériser l'approche mettant au cœur les dispositions individuelles, et « relativiste », pour celle privilégiant les impacts de l'environnement sur l'individu 87; certainement pour éviter un clivage doctrinal vain. Selon lui, concilier ces « deux univers de sens du mot « identité » dans les sciences sociales 88 » est une gageure pour tout chercheur, la plupart des travaux faisant trop souvent triompher une position sur une autre: le parcours biographique de l'individu sur ses interactions, ou à l'inverse, son rapport au monde sur ses propres ressentis. La sociologie interactionniste de Goffman 89 a par exemple laissé une grande place aux interactions sociales dans la mise en place d'une identité, tant est si bien que celle-ci, loin de n'être qu'une propriété figée, est bel et bien le fruit d'un processus. Si les apports du courant interactionniste sont incontestables, il paraît néanmoins important de ne pas laisser pour autant de côté « la subjectivité des ''récits de vie'' », ainsi que l'indique Claude Dubar, qui prône, pour se dégager du dilemme, une approche « relationniste », qui intègre à la fois des éléments intimes, en se focalisant notamment sur les registres de langage utilisés au cours d'entretiens, et l'importance des conformations sociales. 87 DUBAR Claude, « Trajectoires sociales et formes identitaires. Clarifications conceptuelles et méthodologiques », op cit., p.74 88 Ibidem, p.73 89 GOFFMAN Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne , Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1973 38 B. Le choix du « structuralisme constructiviste » De notre côté, nous opterons également pour une perspective mixte: reconnaître la valeur de témoignages individuels, sans pour autant fixer l'individu ni dans son discours, ni dans un sillon tracé a priori, et prendre en compte l'importance des influences de son milieu -attentes des groupes sociaux dans lesquels il se place, images véhiculées par ces mêmes groupes. Cette position nous semble proche de celle mise en avant par Pierre Bourdieu, dans son approche dite de « structuralisme constructiviste » qui affirme à la fois qu'aucun groupe n'est structuré a priori, en dehors « du papier90 » et de l'interaction des individus (constructivisme), mais qu'une fois ces structures fondées, celles-ci interfèrent en retour avec les individus (structuralisme). Le sociologue, qui a toujours montré sa volonté de dépasser les antagonismes présentés comme incontournables dans les sciences sociales, propose un positionnement d'autant plus intéressant qu'il n'enferme en rien la définition d'identité: l'espace social est dynamique, les frontières des champs sont à jamais mouvantes, les individus jamais stagnants. L'affirmation d'une mobilité qui nous sera d'autant plus utile dans la compréhension des processus à l'œuvre, tant du côté des journalistes que de notre point de vue d'observateur, dans le détourage d'une ou des identité(s) webjournalistiques. II. L'identité des journalistes: le « professionnalisme du flou 91 » Nous l'avons vu, le concept d'identité pose d'emblée le problème de sa définition, dans la mesure où il est impacté de façon plurielle et continue. Mais la difficulté de définition est d'autant plus forte dans le cas singulier du journalisme. Activité sans ordre, sans diplôme déterminé reconnaissant un modèle d'aptitudes à valider, et qui appelle, étrangement, la jonction systématique de l'adjectif « professionnel » à son nom. Comme le remarque en effet Denis Ruellan 92, l'évocation du journalisme se fait généralement en présence de ce qualificatif, alors que nul n'aurait besoin de préciser qu'un médecin, ou qu'un boucher, est « professionnel », car nul n'imagine la pratique d'un « médecin amateur » ou d'un « boucher amateur »: des compétences, celles de savoir s'occuper d'un patient dans le premier cas, celles de savoir conditionner les viandes dans le second, définissent de fait la pratique, et le titre 90 BOURDIEU Pierre, 91 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, pp.25-37 92 Idem, p.27 39 attribué. Il n'en va pas de même des journalistes, dont l'activité se distingue historiquement par l'incapacité d'en saisir avec précision et de façon fixe les contours; c'est un « professionnalisme du flou 93 ». A. Le journalisme, une « profession » ? Qu'est-ce que le journalisme ? A cette question, un très grand nombre de réponses peuvent être apportées, toutes plus divergentes les unes que les autres. Dans le temps d'abord, la pratique et les attributions des journalistes n'ayant pas cessé d'évoluer dans l'histoire, dans l'espace aussi, la constitution des champs journalistiques français, américain ou encore brésilien variant du tout au tout. Mais l'emprunt d'un même référentiel spatial et temporel, ne permettrait pas davantage de résoudre la question de la diversité du journalisme. Pour prendre le seul exemple de notre objet d'étude, il paraît difficile de cerner en une définition close le journalisme français d'aujourd'hui, tant les activités, les salaires et la notoriété de ceux qui le pratiquent varient. Entre le présentateur du journal télévisé de TF1 et le rédacteur chargé de l'édition du journal Libération, il existe tout un monde, fait de variations liées notamment au média de diffusion, et au public ciblé. Et pourtant, ces deux occupations sont englobées sous la même dénomination de « journalisme ». Historiquement, la notion de journalisme n'a jamais renvoyé à une liste précise d'attributions. Bien au contraire, les prémices définitionnels de cette activité ont été réalisés en creux, relativement à d'autres pratiques devenues avec le temps indésirables dans le champ journalistique. Comme le souligne Denis Ruellan 94, l'hétérogénéité du métier de journaliste était bien présente à l'esprit de ceux qui sont à l'organe du premier Syndicat, qui affirmait le 1er octobre 1918: « nous savons que la profession de journaliste est une profession constamment ouverte à tous et qu'il ne peut en être autrement ». Ceci étant dit, l'organisation n'a cessé d'exclure certaines professions du champ: « après les députés, on fera la guerre aux fonctionnaires des ministères [...], aux ''professeurs'', desquels on exigera de se cantonner aux ''articles de doctrine''; et en définitive à tous les ''faux journalistes''. 95 » Depuis le début, les « pères fondateurs » du journalisme ont tenté de resserrer les frontières du journalisme, 93 Idem 94 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.29 95 Idem 40 laissant sur la route certaines fonctions professionnelles qui étaient parfois aux fondements mêmes de l'activité, comme les écrivains ou les hommes politiques. Toute la question étant alors de déterminer sur quels points ces instances décisionnelles ont recentré le journalisme. Or à l'examen, il apparaît que ceux-ci ne soient pas aussi clairement définis que dans toute autre profession. Selon les approches de la sociologie des professions, une « profession » nécessite quelques règles établies et institutionnalisées, ainsi résumées par Erik Neveu: « une ''profession'' suppose des conditions formelles d'accès à l'activité (diplôme, certification). Elle détient un monopole sur l'activité qu'elle régit, comme l'illustre l'ordre des avocats ou des médecins. Elle dispose d'une culture et d'une éthique qu'elle peut faire respecter par des moyens contraignants que lui accorde l'État (cas des ordres professionnels). Elle forme enfin une communauté réelle: ses membres lui consacrent l'essentiel de leur énergie sociale, sont conscients d'avoir des intérêts communs 96 ». Comme le souligne le sociologue, il suffit de chercher à appliquer cette grille de lecture sur les pratiques journalistiques observées pour se rendre compte que cette activité est loin d'être unifiée sous cette courte définition. En réalité, le seul critère institutionnalisé qui attribue un statut légal de « journaliste » est la carte de presse. Mais cette existence est loin de tout résoudre. En effet, les critères d'attribution ne brillent pas par leur clarté, et l'accès à ce sésame n'est pas réalisé en fonction de critères objectifs figés – diplôme, niveau de formation – et n'est accordé qu'après examen au cas par cas par la « Commission de la Carte d'Identité des Journalistes Professionnels » (CCIJP), constituée de journalistes. Les conditions de définition du journaliste qui déterminent l'attribution de la carte de presse sont délivrées dans la loi 74-630 du 4 juillet 1974: « Celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l'exercice de 96 NEVEU Érik, Sociologie du journalisme, La Découverte, Repères, Troisième édition, 2009, p.18 41 sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources ». Autrement dit, est journaliste celui qui est occupe la majeure partie de son temps avec une activité de journaliste: une définition tautologique qui, loin de lever le flou de l'ensemble journalisme, ne fait que le renforcer, et qui explique le traitement particulier de chaque demande de carte. C'est l'examen du parcours du prétendant journaliste, ainsi que son activité au sein de rédactions, qui déterminera l'accession à sa requête. Dans le cas des webjournalistes, nous le verrons cette demande est scrupuleusement examinée. Par ailleurs, la décision d'attribution de la carte de presse revient à des journalistes. Selon ses propres indications 97, la Commission comporte « huit représentants des employeurs », « six au titre de la presse écrite, un au titre des agences de presse, et un au titre des entreprises de communication audiovisuelle du secteur public. », ainsi que « huit représentants de journalistes professionnels » et « 38 correspondants régionaux ». Autrement dit, un cénacle d'individus, intégrés au champ journalistique, et qui sont chargés d'en dessiner les contours, d'en décider les critères d'inclusion et d'exclusion. Leur décision, ne reposant que sur des critères meubles, appelant une interprétation (« celui qui a pour occupation principale [...] l'exercice de sa profession »), est donc « fondamentalement subjective 98 ». Chargée de « ''défendre'' la frontière du champ 99 » journalistique, la Commission doit donc faire face à d'intenses débats internes lorsque le cas d'une éventuelle inclusion, fréquent dans le domaine du journalisme profondément hétérogène, se présente. Nous verrons ainsi que si le webjournalisme n'a pas été immédiatement reconnu, il l'est aujourd'hui, du moins en partie. L'impossible inclusion du journalisme dans la définition proposée par la sociologie des professions signifie-t-elle pour autant que cette activité, certes singulière, n'est pas régie par un professionnalisme défini - même de façon continue ? Des règles et des attentes qui excluent et incluent, selon certains critères spécifiques, certains acteurs et pas d'autres ? Selon nous, cette inadaptation du « métier » de journaliste à la définition traditionnelle de « profession » n'est pas signe de l'inexactitude du réel, mais bien plutôt de l'inadéquation du concept: il semblerait que chaque activité définisse en propre les conditions participant de son 97 Voir le site de la CCIJP: http://www.ccijp.net/article-5-sa-composition.html 98 DA LAGE Olivier, Obtenir sa carte de presse et la conserver, Guide Legipresse, Victoires-Editions, 2003, p.104 99 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , op.cit, p.118 42 professionnalisme. Comme le souligne justement Denis Ruellan: il n'y pas de « professionnalisme universel, avec ses attributs communs aux professions à des degrés variables selon qu'elles se rapprochent plus ou moins du modèle idéal 100 »; à l'inverse, « chaque profession définit elle-même les fondements de ce qu'elle dira être son professionnalisme, en fonction des impératifs de gestion de ses intérêts 101 ». Autrement dit, la dissonance du tandem « profession »/ « journalisme » prouve au moins deux choses: d'une part, les activités journalistiques ne sont pas un ensemble uniforme mais à l'inverse hétérogène, ce qui mène de fait, d'autre part, à considérer l'existence d'une définition singulière et surtout dynamique du concept de professionnalisme dans le champ journalistique. Par conséquent, dans la mesure où cette notion est en constante élaboration, l'existence de définitions divergentes du journalisme n'est en rien contradictoire: ce sont précisément ces tentatives variées de caractérisation des attentes dans le journalisme qui vont définir et former , en permanence, le professionnalisme du journalisme: « certains groupes insisteront sur les aspects de compétences et de formation, d'autres sur l'intégrité des membres, ou sur le contrôle interne de l'activité; certains préfèreront insister sur leur mission sociale 102 ». Une multiplicité qui alimente le « flou » de ce professionnalisme, encore qualifié que « flexible » par Erik Neveu 103. B. Un « flou productif » Il apparaît donc que le journalisme français se démarque depuis toujours par une grande hétérogénéité qui, loin de la desservir, lui a permis de mieux s'adapter en absorbant de nouvelles pratiques liées à l'évolution de l'espace social. C'est un « flou productif 104 », souligne Denis Ruellan, qui a permis au journalisme de mieux évoluer avec différents usages qui se sont au fur et à mesure développés dans l'espace social: « En ne spécifiant pas rigoureusement ses missions, ce flou place le journalisme dans un espace mal délimité interdépendants et -partiellement100RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.28 101Idem 102Idem 103NEVEU Érik, Sociologie du journalisme , op.cit., p.18 104RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.36 43 fermés: recherche scientifique, philosophie, éducation, contrôle social, exercice politique, art littéraire, divertissement, spectacle..., place enrichissante et rayonnante, tirant profit des honneurs de chaque genre sans avoir à souffrir de l'enfermement imposé par la spécialisation." Ce flou est alimenté de plus par un mouvement double, propre au champ journalistique. Nous réappropriant ici les concepts de Pierre Bourdieu, qui affirme que l'espace social est composé de champs, délimités par la lutte que se livrent les acteurs qui sont à l'intérieur et à l'extérieur de chacun, nous allons examiner la particularité du champ journalistique. Dans ce champ, comme partout ailleurs, les acteurs en présence luttent pour définir ce qu'il faut inclure et ce qu'il faut exclure du territoire. Ils posent des balises, toujours contestables et toujours contestées, autour du champ, qui définissent l'activité et l'enjeu de ce champ. Dans le cas du journalisme en particulier, la définition n'est pas complètement retouchée: un cœur définitionnel, prestigieux, perdure. Comme le montre Jacques Le Bohec105, cette activité est faite de mythes, d'images inadéquates prestigieuses, qui orientent la perception du journalisme pour les acteurs placés à l'extérieur du champ, mais également pour ceux placés à l'intérieur. Les acteurs qui dominent le champ, dans une position favorable, n'ont en effet aucun intérêt à porter atteinte à ce cœur définitionnel. De la même façon, les nouveaux entrants peuvent difficilement disputer cet ensemble quasi mythologique, dans la mesure où il assure un prestige de l'activité das l'espace social. De ce fait, l'image du journaliste « gardien de la démocratie », « objectif » et « éclaireur du peuple » perdure car est sa transmission est pérenne. Mais outre ce cœur définitionnel, l'histoire du journalisme est jalonné de tentatives d'intégration de spécialités. Le journalisme, indique Denis Ruellan est fait d'intégration et d'exclusion de pratiques. Ce mouvement de balancier entre cœur de prestige et frontière perméable entretien non seulement un flou identitaire, mais celui-ci est également productif: « le groupe des journalistes français aurait ainsi réussi à se construire une identité professionnelle duale, faite, d'une part, de la puissante respectabilité sociale et politique que confèrent un statut exceptionnel et une réputation de compétence soigneusement entretenus, et tenus d'autre part de la richesse et de l'adaptabilité que permet la fondamentale indéfinition de ses accès, de ses missions et de ses pratiques. 106 » 105 LE BOHEC Jacques,, Les mythes professionnels des journalistes. L’état des lieux en France , Paris, L’Harmattan, 2000, 106 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.37 44 Éviter la sclérose aura permis au journalisme non seulement de perdurer, malgré les multiples annonces de mise en bière, au gré de l'évolution des usages sociaux, mais également de devenir « plus complexe à contrôler de l'extérieur qu'il n'y paraît 107 ». Cette propension à l'évolution, inhérente au champ journalistique mouvant et insaisissable, est une caractéristique fondamentale pour comprendre l'émergence du webjournalisme: c'est une de ses conditions de possibilité. Ainsi, si parler de « journalisme » ne signifie en définitive pas grand chose, ou en tout cas, rien immédiatement définissable, cette acception creuse ne nie pas pour autant l'existence de pratiques journalistiques -ou journalismes- ni n'affirme le cloisonnement de cette activité. « L'identité sociale peut paraître inachevée ou floue, et, malgré tout, le groupe exister bel et bien, reconnu, respecté et envié », indique Denis Ruellan; le caractère perméable du champ n'induit en rien sa dissolution. En revanche, l'unification prétendue et inadéquate suggérée par l'unique terme de « journalisme » invite le chercheur à déconstruire cette fausse réalité, afin de mieux saisir les éléments à l'œuvre pour d'un côté, maintenir ce sentiment d'unité, et de l'autre, pour définir de nouvelles pratiques, comme le webjournalisme. Ces considérations sur l'identité en général, et celle des journalistes en particulier, acquises, nous allons désormais étudier les caractéristiques d'une spécialité journalistique: le journalisme en ligne. Avant de le définir à l'aune de nos recherches, nous allons nous arrêter à une dernière étape: l'évaluation, fondée sur un corpus théorique, ainsi que sur des entretiens, du webjournalisme avant 2006. Nous verrons que cette spécialité souffrait alors un déficit identitaire, tant au niveau des individus qu'au niveau du collectif. Ces conclusions nous permettront de mieux envisager l'état du journalisme en ligne en amont de notre enquête, pour élaborer par la suite un comparatif avec nos propres résultats, actuels. 107Idem. 45 Section 2. Le webjournalisme en 2006, une question « qui reste ouverte 108 » En 2006, le sociologue Yannick Estienne terminait son travail de thèse à l'université de Grenoble. Retranscrit dans un livre, le Journalisme après Internet, ses trois à quatre années de recherche sur le webjournalisme, et plus globalement sur les modifications du champ journalistique à l'heure d'Internet, constituent « une exploration empirique sans grands équivalents dans les travaux existants ».109 En effet, cette étude française est l'une des premières à avoir été réalisée sur une si longue période, tout en cherchant à délimiter le contours de cette nouvelle spécialité du journalisme: le webjournalisme. Bien entendu, de nombreux ouvrages ont été produits avant cette date sur le sujet épineux du journalisme face à Internet, et certains, le plus souvent des articles universitaires que nous avons également utilisés, brillent également par leur sérieux. Mais au-delà de l'ampleur du travail de Yannick Estienne, c'est surtout la position rigoureuse et méthodologique adoptée par l'auteur que nous retiendrons. « Yannick Estienne s'inscrit [...] dans l'approche de sciences sociales [...]: donner priorité à une visée de connaissance clinique sur un dessein normatif, se donner un protocole d'enquête qui l'amène à collecter des matériaux originaux et éclairants, les interpréter enfin dans un dialogue critique avec le corpus des travaux existants 110 », résume Erik Neveu, à l'origine de la préface du livre. C'est précisément cet effort de scientificité, cette volonté de s'inscrire « dans l'approche des sciences sociales » que nous retiendrons. Nous l'avons déjà vu au travers des réflexions de Yann Le Bohec, les journalistes sont enclin à porter une réflexion critique sur l'évolution de leur propre univers professionnel, se mettant ainsi de fait en position de rivalité avec les chercheurs. Par conséquent, le webjournalisme n'échappant pas à cette règle, de nombreux ouvrages sur la rencontre entre le journalisme et Internet ont été produits par des journalistes. Inutile de dire que cette consanguinité entre observateur et observé comporte de nombreux biais, dont le premier étant souvent un manque de distance par rapport à l'objet d'étude, et plus encore un médiacentrisme. Quand bien même quelques ouvrages sur le sujet, dont celui que nous nous sommes vus le plus recommandé durant notre propre enquête, Une presse sans Gutenberg, comportent quelques efforts précautionneux qu'il faut souligner, la plupart manque cruellement de distance. Pire, écrits par des journalistes sur le journalisme, beaucoup 108 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140 109 NEVEU Erik, « Préface », in ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.8 110NEVEU Erik, « Préface », in ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.7 46 de ces livres oublient le versant « Internet » du tandem « journalisme/Internet » qu'ils se proposent pourtant d'étudier. Un biais plaçant le champ médiatique au cœur des préoccupations, mutée en cause nécessaire de l'apparition de tous les nouveaux usages du journalisme et des titres de presse, et niant de fait tout l'espace social qui l'environne. Un biais que Yannick Estienne parvient à éviter, et que modestement, nous tentons également de renverser. Méthodique, vaste et appuyé d'un travail rigoureux d'enquête, le travail de Yannick Estienne, s'est donc naturellement imposé comme point de départ théorique de notre enquête, en marge des observations que nous avons pu faire sur le terrain même. En particulier, nous allons étudier et évaluer à l'aune de nos propres recherches, sa définition, fournie, du webjournalisme. Sans existence collective, dominée au sein du champ, inconnue auprès du grand public, cette activité spécialisée du journalisme n'est, pour le sociologue, ni pourvu d'identité ou de reconnaissance. « La question de l'identité des journalistes en ligne reste ouverte, et l'accès à la reconnaissance reste une gageure 111 », écrit Yannick Estienne à l'issue de son enquête. Nous allons désormais détailler les caractéristiques de ce groupe ni unifié, ni reconnu, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du champ, mais également traversé de luttes symboliques à l'origine d'une hiérarchie et d'une rivalité internes. Cette présentation nous servira de point d'appui pour la question suivante: qu'en est-il aujourd'hui ? Nous avons déjà vu le rythme rapide de l'évolution des usages sur Internet, évolution sur laquelle se calque les sages de la presse en ligne. Or l'enquête du sociologue prend fin en 2006, soit non seulement une éternité à l'échelle d'Internet, mais également une date qui correspond à la percée des réseaux sociaux auprès du grand public. 111 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140 47 I. Le webjournalisme, une entité « qui n'existe pas en tant que groupe » Selon Yannick Estienne, en 2006, « les acteurs du journalisme en ligne ne se reconnaissent pas mutuellement comme des membres d'un même groupe, liés par le sentiment d'avoir des expériences à partager, des intérêts communs à défendre et une identité professionnelle à bâtir 112 ». Autrement dit, les webjournalistes d'alors ne semblaient pas considérer le partage de cette activité avec un autre rédacteur comme raison suffisante à la reconnaissance, puis l'établissement d'une identité commune. L'un des signes de cette non considération de l'identité potentielle des webjournalistes est visible dans la présentation que les rédacteurs faisaient d'eux-mêmes lors des entretiens: d'abord réalisée en fonction de « l'appartenance au groupe professionnel (les journalistes) », ensuite selon « l'entreprise (le type de média, le titre) ». « La référence au support (le web) arrive bien après », indique Yannick Estienne 113. Concrètement, l'absence de velléité communautaire s'observait dans différents outils ou réalités sociales qui permettent généralement d'identifier un groupe en tant que tel, ou qui démontre la volonté de ce même groupe d'être repéré en tant que tel. D'abord, à l'époque de l'enquête, très peu de chiffres permettaient de se rendre compte de la réalité des webjournalistes. Un décompte manuel était le plus souvent nécessaire. De même, aucun annuaire professionnel, ni de rubrique au cœur de la Convention collective, qui définit les statuts de journaliste et dont la dernière version date de 1987, n'étaient alors dédiés au journalisme en ligne. De telle sorte que le webjournalisme n'avait alors « pas accès aux principaux modes de représentation (statistique, politique, cognitif) qui permettent de fixer la réalité d'un groupe ou d'un sous-groupe social 114 », souligne Yannick Estienne. Ensuite, notons qu'au niveau même des webjournalistes, aucune velléité d'identification et de constitution d'une identité collective ne semblait voir le jour. Cela n'aurait pourtant pas été contradictoire avec l'absence d'une mention officielle, dans des statistiques ou des statuts légaux, dans la mesure où ceux-ci dépendant avant tout du pôle légitimé et dominant du champ journalistique, autrement pas les webjournalistes eux-mêmes, qui, nous le verrons se situent au pôle dominé du territoire journalistique. De ce fait, il n'aurait 112 Idem 113 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.151 114ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.146 48 pas été surprenant, du fait de leur domination, que ces journalistes en ligne se regroupent pour réclamer une reconnaissance. Mais mis à part quelques forums de discussion sur Internet (Journaligne, J-Liste1 et 2) et l'évocation d'une « association de journalistes et d'éditeurs en ligne », restée lettre morte, le sociologue ne relève aucune « tentative véritablement probante bisant à donner au journalisme web un contenu et une définition légitime 115 ». L'absence de désignation et de professionnalisation de ce groupe spécialisé au sein du champ journalistique peut surprendre. Au-delà du fait que l'on aurait pu s'attendre à la revendication d'une reconnaissance, pour ces journalistes situés au pôle dominé du champ, nous savons que l'histoire du journalisme est marqué par l'exclusion et l'inclusion de certaines activités: écrivains et hommes politiques d'un côté, journalistes scientifiques, critiques culturels ou encore journalistes sociaux de l'autre. Rappelons-le: le champ journalistique est hétérogène, aux frontières perméables, qui ont laissé pénétrer au fil du temps de nouvelles activités en son sein, ce qui a certainement assuré sa pérennité. Pourquoi l'intégration du webjournalisme est-elle si difficile, alors qu'au moment de l'enquête de Yannick Estienne, cette activité comptait déjà une dizaine d'années derrière elle ? Comment expliquer alors, « au regard de cette histoire de la profession, que la question du journalisme en ligne en tant que spécialité journalistique n'ait pas encore été saisie collectivement par ceux-là même qui la font vivre ?116 » Le sociologue, qui rappelle d'abord la difficulté de comparer des époques définies par des contextes très variés, explique l'absence de corporation par l'évolution globale du rapport individu/collectif au XXe siècle, en s'appuyant sur les travaux menés autour de la sociologie des syndicats. Il reprend ainsi à son compte « différents travaux de sociologue [qui] ont montré que l'on assiste, depuis près de trente ans, à un phénomène de délégitimation des formes classiques de solidarité d'organisation et d'action collectives 117 ». Si le chercheur se dit néanmoins « pas en mesure de vérifier les conséquences de ces tendances de fond 118 » sur les webjournalistes, il a le mérite de soulever la question des processus menant à la constitution de collectifs, aujourd'hui à l'œuvre. Nous verrons dans une prochaine partie, consacrée au journalisme en ligne étudié dans ses formes actuelles, qu'effectivement, les formes classiques de représentation sont, à de rares exceptions près, rejetées par les jeunes webjournalistes. En revanche, si « les formes classiques de solidarité d'organisation et d'action collectives » sont mises à mal, reste à déterminer si de nouvelles formes de communautés se sont formées, 115ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.141 116 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.142 117Idem 118 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.145 49 notamment sous l'impulsion des usages sociaux du web. Autres raisons invoquées par le sociologue pour expliquer l'absence d'une identité de groupe commune à tous les webjournalistes: la structure profondément labile de son environnement, à savoir Internet et ses usages, que nous avons déjà détaillée, mais aussi et surtout le fait qu'à l'époque, les rédacteurs en ligne étaient isolés les uns des autres, dans des rédactions de taille réduite. Des conditions qui ne sauraient être « propices à l'émergence d'une dynamique commune119 ». Un témoignage de journaliste, interrogé en 2004, et reporté par Yannick Estienne est d'ailleurs très évocateur: « C'est même pas des équipes, les gens sont seuls... et tout seul, on ne peut rien faire... Ils n'ont pas forcément de lien avec les autres qui font à peu près la même chose sur d'autres sites titres » [Journaliste web. Paris. Janvier 2004] Ces propos, marqués par un sentiment fort de cloisonnement entre chaque journalistes web, ainsi que par l'emploi du « ils », alors même que l'interrogé est lui-même un webjournaliste, démontre en effet parfaitement la non existence d'un groupe de webjournalistes, ou, plus encore, d'une volonté de constitution de cette communauté. Un extrait d'entretien qui, nous le verrons, tranche avec les propos actuels des webjournalistes, caractérisés par l'emploi de la première personne du sujet, et marqué par la reconnaissance d'une communauté nouvelle, toujours en construction, mais bel et bien présente à l'esprit des rédacteurs. 119Idem 50 II. Le webjournalisme, objet de déconsidération et de répulsion A l'issue de son enquête, Yannick Estienne écrit: « la lutte pour la reconnaissance du journalisme web est au point mort 120 ». Tant à l'intérieur du champ journalistique, qu'en dehors de ses frontières, le webjournalisme est au mieux inconnu, au pire méprisé – cette dernière assertion étant surtout valable en interne. Figure négative renvoyant à la fois aux espoirs déçus, quant aux potentialités économiques du web, et à une potentielle menace, la presse en ligne, et ceux qui s'en chargent, souffrent d'une déconsidération au sein du champ journalistique. Un discrédit qui se répercute en dehors des frontières du journalisme: sans groupe représentatif, sans autre volonté que de se débarrasser de cette particule « web » qui les handicape, les journalistes en ligne sont, jusqu'en 2005-2006, logiquement peu visibles à l'extérieur de leur domaine d'activité, bien loin des figures symboliques du journalisme certes marginales, mais représentatives pour le grand public. Étroitement reliés à une connotation négative, une grande partie des webjournalistes se réapproprient alors les craintes, voire les dégouts, de leurs aînés à l'égard du web, qui ne devient alors qu'un « sas d'entrée », une occupation temporaire, avant la prise de fonctions plus « nobles », au sein d'autres supports, la presse écrite papier étant le plus souvent privilégiée. A. Une activité synonyme de menace A l'intérieur du champ journalistique, le journalisme en ligne n'a jamais bénéficié d'une aura favorable. Oscillant entre indifférence et mépris, la perception de cette activité par les autres rédacteurs a évolué en même temps que la variation des usages du web, ainsi que des pérégrinations de la presse en ligne, et ce pas nécessairement au bénéfice des webjournalistes. Au moment de l'étude de Yannick Estienne, Internet représente alors une concurrence pour les médias préétablis. Concurrence double, qui se joue d'abord en interne, entre les deux supports mis en regard (papier/web, télévision/web, radio/web) et auxquels il fallait désormais attribuer des domaines de compétences, qui le plus souvent se chevauchent. Par ailleurs, les 120 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.141 51 tâtonnements des usages du web par le journalisme créent quelques déconvenues: plagiait, reproduction exhaustive et non contextualisée des articles, « faisant fi du respect de la propriété intellectuelle 121 ». Autrement dit, certaines pratiques déroulées sur le web sont interprétées comme un piétinement explicite des plates-bandes des journalistes traditionnels, une sphère neuve, grossière et sans éthique. Une menace concurrentielle qui se joue alors également en dehors des cadres traditionnels de la presse: de nouveaux sites d'informations, non rattachés à des titres de presse, sont créés. C'est la naissance de ce qu'on a appelé des « pure-players ». « Mais il y a pire » que cette compétition encore contenue dans les frontières du champ: avec Internet, « l'information n'est plus le monopole de la presse et des journalistes 122 ». La production de celle-ci échoit en effet à d'autres individus, amateurs, hors des rédactions, dont les blogs, gagnent de l'importance, sont lus et reconnus. Ceci étant dit, à l'échelle des sites titre d'actualité, les blogs ne représentent qu'une part marginale de la fréquentation des internautes. Certes, quelques uns de ces sites personnels obtiennent des chiffres conséquents, mais aucun n'obtient le même succès que les sites associés à une marque d'information: ainsi, en 2005, les meilleurs chiffres de fréquentation allaient au groupe 01net.com, au Monde.fr et au NouveObs.com123. Seuls certains blogs américains (Gizmodo, TechCrunch, BoingBoing), d'ailleurs aujourd'hui plus apparentés à des structures rédactionnelles classiques, peuvent concurrencer, et encore à la marge, les grands sites d'informations 124. De plus, la majorité des blogs à succès ont vite été phagocytés par les médias. De ce fait, la « menace » des blogs est plus symbolique qu'effective, elle gagne de l'importance aux yeux des journalistes certainement plus au niveau de l'enjeu: la mise en place d'une rivalité pour la détention monopole de l'information. B. La lutte interne des « anciens » et des « modernes » La perception du journalisme sur Internet, au sein même du champ journalistique, varie en même temps que les oscillations de la presse en ligne. Les débuts du mariage de l'information et d'Internet, période d'euphorie des patrons et des managers pour Internet, se caractérise au mieux par une indifférence globale pour le webjournalisme, au pire par une certaine défiance, suscitée par différents facteur, le plus fort étant la menace concurrentielle 121DA LAGE Olivier, « La presse saisie par l'Internet », Communication et langages, n°129, 3ème trimestre 2001, p.47 122Idem 123 Cf. « Observatoire 2006, Internet » de l'OJD. 124cf. classement Technorati du troisième semestre 2006: « Q3 2006 TOP 50 Blogs and Mainstream media » 52 incarnée par ce nouveau support. Une fois 2001 dépassé, et l'enthousiasme managerial évanoui, les journalistes web occuperont une place réellement déconsidérée au sein du champ journalistique, une « période difficile » qui tend à s'estomper. Dans les premières années du webjournalisme, de 1998 à 2001, Internet, nous l'avons déjà exposé, symbolise progressivement un moyen de pérenniser la presse écrite. Les réflexions et écrits d'alors, tant journalistiques que scientifiques, laissent poindre l'espoir d'un renouvellement de la profession via le réseau. Le chercheur doit alors « critiquer les discours incantatoires sur le cyber-journalisme 125 », ce à quoi s'applique par exemple Nicolas Pélissier. Des approches enchantées qui tranche avec la vision, plus sombre, de cette même activité quelques temps après. A l'époque, le cyberjournalisme représente, pour certains journalistes comme pour les chercheurs, un potentiel renouveau d'un « certain modèle de journalisme, politique et sociétal », « essoufflé »126: un « nouveau paradigme 127 », un « mythe mobilisateur128 » censé redéfinir les contours identitaires de l'activité. Une vision qui n'empêche pas, pour d'autres rédacteurs, de méconnaître ou même de craindre l'arrivée de cette nouvelle activité. Comme le souligne Nicolas Pélissier, c'est une figure professionnelle double qui émerge des pratiques de la presse en ligne, « qui pour le moment est plus fictive que réelle et, lorsqu'elle existe, plus inquiétante que rassurante 129 ». Ainsi, si le journaliste en ligne stimule les têtes des rédactions, il est souvent mal perçue par les journalistes traditionnels, pour lesquels « il était clair que ces journalistes d'un nouveau type représentaient une menace pour la profession 130 ». La concurrence nouvelle, mais également les discours prophétiques annonçant la mort du journalisme tel qu'il était jusque là, et l'avènement du cyberjournalisme, n'ont fait que stimuler et renforcer cette opposition entre « anciens » et « modernes ». A l'époque, il ne faut pas oublier que la technique, et les « technologies de l'information et de la communication » étaient perçues comme « salvatrices131 »: c'était le temps des grands discours politiques sur l'importance de la « révolution technologique » et du « développement des usages du web » pour « l'amélioration de la qualité de vie »132. La perspective de se voir remplacer par de nouveaux 125 PELISSIER Nicolas, « Cyberjournalisme - la révolution n'a pas eu lieu. », Quaderni, n. 46, hiver 20012002, La Science dans la cité, p.8 126 PELISSIER Nicolas, « Cyberjournalisme - la révolution n'a pas eu lieu. », op.cit., p.6 127Idem 128 PELISSIER Nicolas, « Cyberjournalisme - la révolution n'a pas eu lieu. », op.cit., p.23 129PELISSIER Nicolas, « Cyberjournalisme - la révolution n'a pas eu lieu. », op.cit., p.9 130 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.153 131I ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.155 132 Extrait d'une allocution de Bill Clinton, Président des Etats-Unis (1993-2001) 53 journalistes venus du web suscite la crainte des journalistes traditionnels, à un point tel que cela se traduit parfois par le rejet en bloc du rôle de webjournaliste, de son support, le web, et des usages techniques requis à l'époque. Le vrai journalisme, renvoyant aux mythes de « la plume », de « l'écriture efficace », de l'enquête se voit ainsi opposer à « la technique », « aux écrans ». C'est par exemple le cas de journalistes, à la carrière déjà longue, qui ont basculé, entre 1998 et 2002, sur le site Internet d'une chaîne de télévision, afin d'élaborer du contenu écrit: chaque conférence de rédaction matinale était prétexte à revendiquer d'autres taches, de l'ordre de « ce qu'ils devraient faire », et à se plaindre du manque de considération dont ils pâtissaient au sein du groupe. Une rengaine revenait alors souvent: « nous ne sommes pas des ''presse-boutons'', mais des journalistes ! » L'éclatement de la bulle Internet en 2001 a contribué à modifier les discours les plus engageants en faveur du webjournalisme. Nous l'avons vu, l'après 2001 est marqué par une période difficile pour les rédactions web, à peine nées, et pour certaines mortes dans l'œuf. Dans la mesure où la presse en ligne s'aperçoit alors de l'absence de tout modèle économique pérenne, l'activité de webjournaliste souffre alors d'une considération toute particulière, qui vient renforcer la crainte des rédacteurs traditionnels à son égard. On critique les « mirages du ''cyberjournalisme'' », les équipes web réintègre le plus souvent les rédactions papier, perdant du même coup leur autonomie initiale: « il est désormais clair qu'Internet n'a pas révolutionné le journalisme et que le site ne peut être qu'un miroir du journal 133 ». De ce fait, la figure de webjournaliste ne représente plus une menace pour le journaliste traditionnel, bien au contraire, il sert le titre au lieu de lui faire ombrage: il est descendu de son statut de rival, pour occuper une position, beaucoup moins enviée, de faire-valoir, synonyme de repoussoir pour tous les nouveaux journalistes en ligne. 133 I ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.160 54 C. Le webjournalisme: une « figure de repoussoir »134 Nous l'avons déjà vu, les journalistes en ligne n'ont pas, au moment de l'enquête de Yannick Estienne, des velléités d'identité communautaire. Ils ne se reconnaissent pas sous un même dénominateur, et n'expriment visiblement pas la volonté de le faire. Cette situation observée peut paraître assez contre-intuitive dans la mesure où cette spécialité au sein du champ est dominée et déconsidérée: elle n'est pas « noble ». Pourquoi alors ne pas revendiquer une reconnaissance de sa particularité auprès des pairs au sein du champ journalistique afin de mieux s'intégrer ? Les journalistes en ligne favorisent au contraire une autre stratégie: au lieu de rivaliser avec les acteurs présents depuis plus longtemps, en convoitant leur monopole de définition des contours du journalisme, les webjournalistes préfèrent se réapproprier cette définition, se valoriser comme « journalistes comme les autres », cherchant à gommer à tout prix la particule « web » qui les dessert. Cette volonté de ne pas se démarquer se voit surtout dans les entretiens réalisés avec les journalistes en ligne, ceux-ci s'identifiant d'abord au « journalisme » puis au titre d'appartenance. En 2001, Ann Brill 135, doyenne de l'École de journalisme de l'université du Kansas, indiquait par exemple que 83% des webjournalistes considéraient leur travail comme identique à celui de leurs confrères de la presse écrite. De même, Yannick Estienne souligne que ces acteurs ne se présentent pas eux-même comme « webjournalistes », « cyberjournalistes » ou « journalistes web » mais plutôt comme un journaliste qui « travaille sur le site web du journal »136. Une distance établie qui tend à prouver la réticence des journalistes en ligne de l'époque à s'identifier en fonction de leur support, très connoté. Le désir de se fondre dans la masse des journalistes traditionnels, situés au pôle dominant du champ, a une autre conséquence: le web n'est alors perçu que comme une voie de passage, un sas d'entrée vers un support plus « noble ». « Depuis 2001, on retrouve une proportion élevée de journalistes du web qui affichent clairement leur volonté de quitter Internet », écrit Yannick Estienne. Pour les journalistes déjà installés dans le champ, le passage au web peut même être vu alors comme une punition, un « déclassement 137 ». 134 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.153 135 BRILL Ann, « Online journalists embrace new marketing function », Newspaper research journal , vol.22, n°2, printemps 2001 136 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.151 137ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.165 55 Dans les écoles reconnues par la profession, même refrain: les étudiants, qui prétendent au statut de journaliste, ne sont pas intéressés par le web, qui agit comme un répulsif. Cette spécialité, écrit François Ruffin, est même la « la poubelle » du Centre de Formation des Journalistes de Paris 138. Des propos corroborés par un journaliste web, étudiant en 2006 à l'École Supérieur de Journalisme (ESJ) de Lille, qui souligne le peu d'intérêt suscité par la presse en ligne, cinq ans après l'éclatement de la bulle Internet: « A l'école, personne n'avait envie de bosser sur le web. Tout le monde voulait le papier. Il n'y avait que le monde.fr en fait qui intéressait. Vraiment personne ! En 2006, en presse écrite, ils voulaient tous Le Monde; en radio, ben radio et en télé, télé... En 2006, on était deux à vouloir faire du web. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Au terme de l'enquête de Yannick Estienne, en 2006, et particulièrement après 2001, le journalisme en ligne est déconsidéré, mis de côté : « sauf exceptions, [...] on ne quitte pas volontairement la rédaction du papier pour rejoindre la rédaction web », conclue le chercheur. Sans représentation commune, sans velléité manifeste de lancer la constitution d'une identité partagée, suscitant au mieux indifférence, au pire la méfiance du côté des journalistes traditionnels, le journalisme en ligne est, en 2006, l'objet d'une profonde déconsidération. Ce qui mène Yannick Estienne à la conclusion suivante: « à l''issue de notre enquête, nous sommes en mesure de dire que le journalisme Web appartient au pôle dominé du champ journalistique139 ». Cette assertion se fonde non seulement sur les observations réalisées ci-dessus, mais également selon une grille d'indicateurs établie par Julien Duval 140, pour son étude des journalistes économique, et qui vise à mesurer la dotation en « capital journalistique », au sens de la sociologie de Pierre Bourdieu, de ces acteurs au sein du champ. Des critères qui se plient tout aussi bien à la tentative de repérage de tout autre activité spécialisée au sein du champ: journalisme économique dans le cas de Julien Duval, en ligne dans le cas présent. Six facteurs définitionnels sont retenus par le sociologue. Tout d'abord, « les capacités de production de l'information »: plus les équipes rédactionnelles sont larges, plus elles 138 RUFFIN François, Les petits soldats du journalisme, Les Arenes, Paris, 2003, p.139 139 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.165 140 DUVAL Julien, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Seuil, Paris, 2004, 366 p. 56 bénéficient d'une liberté de traitement et de la possibilité de produire du contenu original; à l'inverse, une structure réduite et la reproduction de dépêches d'agences est synonyme d'une faible capacité. Ensuite, « le volume des citations des reprises », dans les revues de presse -qui se consacrent exclusivement à l'activité de reprise- ou dans l'élaboration de nouveaux sujets dans d'autres médias: plus celui-ci est conséquent, plus il est signe d'un capital journalistique important. Il faut également prendre en comte « l'ancienneté et le passé du média », « la capacité de prise de position », qui se retrouve dans la propension à produire des contenus éditorialisés, et « la signature de grands noms extérieurs à la rédaction ». Enfin, Julien Duval considère également la « présence de diplômés d'école et d'écoles prestigieuse ». En 2006, le journalisme en ligne, observé via le prisme établi par Julien Duval, ne peut être qualifié de dominant, dans la mesure où il détient un très faible capital journalistique. Ses effectifs et ses moyens sont réduits, les articles produits sur le web très rarement repris sur les autres médias, c'est une spécialité dans ses premiers jours, qui ne favorise ni la prise de positions fortes, ni la création de signatures. Enfin, peu de diplômés de grandes écoles y figurent, ou alors temporairement: « le passage par le web étant de plus en plus considéré comme une étape nécessaire avant d'intégrer la rédaction papier. 141 » Un faible capital journalistique qui n'a pas permis à la spécialité en ligne de se lancer dans un processus identitaire spécifique: à l'inverse, les journalistes web tentent de faire oublier leur spécificité pour mieux se fondre dans la catégorie vaste, floue, nous l'avons vu, mais surtout prestigieuse, du « journalisme ». De ce fait, « la question de l'identité de l'identité des journalistes en ligne reste ouverte142 », entravée par « la nouveauté du média Internet, l'histoire courte mais mouvementée de la presse en ligne, et les efforts déployés par les journalistes des médias traditionnels pour conserver leur position dominante dans le champ », résume Yannick Estienne. S'il concède que « la réputation d'Internet s'est nettement améliorée depuis la crise du début des années 2000 », le sociologue fait donc un constat sans aucune ambiguïté. Néanmoins, il ne prédit pas pour autant à l'identité des webjournalistes un avenir impossible: encore une fois, la question « reste ouverte ». Tout le travail consiste donc désormais à évaluer dans quelles mesures le journalisme en ligne correspond aux constats enregistrés par Yannick Estienne, quatre ans après le terme de son enquête. Une éternité à l'échelle du web, qui depuis a vu ses usages mutés, notamment dans le sens de la création de réseaux sociaux. 141 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.165 142 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140 57 DEUXIÈME PARTIE. LE WEBJOURNALISME , UN CHANTIER EN COURS Nous avons vu dans une première partie le caractère dynamique des usages d'Internet. Le réseau, du fait même de son architecture ouverte et neutre, permet une grande variabilité des usages qui peuvent émerger. Le journalisme en ligne, dont l'appropriation du réseau, et notamment du web, se calque sur la variation de ces usages, a connu un changement avec l'apparition du « web 2.0 », qui valorise l'interaction des lecteurs-internautes. S'il impacte les pratiques de la presse en ligne, quelle est l'incidence du web social sur ceux qui font vivre cette presse, à savoir les webjournalistes ? A l'issue de l'analyse du concept d'identité, notamment dans le journalisme, nous avons vu que le journalistique n'était en 2006 pas reconnu en tant que spécialité journalistique, par les autres journalistes, mais également par ceux qui la pratiquent. Dénués de toute volonté de lancement d'une dynamique identitaire commune, les journalistes en ligne d'alors étaient isolés, objectivement dominés au sein de leur champ, et souffraient d'un déficit de reconnaissance. Nous formulons l'hypothèse que la situation s'est modifiée avec l'apparition du web social, et notamment d'un site, Twitter. L'observation que nous avons réalisée nous mène à penser que les webjournalistes se sont appuyés sur cette plateforme pour lancer un processus identitaire, jusque là inexistant. Amenés à découvrir le site suite à des impératifs d'ordre professionnel, renforcés par un intérêt manifeste pour leur support, les webjournalistes semblent s'être appropriés les outils offerts par Twitter. Le mouvement identitaire est selon nous dual. Il prend d'abord la forme d'une valorisation individuelle: chaque webjournaliste calquant la pratique de personal branding, ou valorisation de marque, opérée par les sites dans leur promotion sur les réseaux sociaux, sur leur propre personne. Cette personnalisation du personnage du journaliste sur Twitter a des effets de désintermédiation et confère également au journaliste une certaine forme de pouvoir. L'autre pan du processus identitaire concerne le collectif: la communauté virtuelle de Twitter a été appelée à se concrétiser sous la forme de rencontres isolées ou même d''une association. Un mouvement d'ensemble qui a également des effets sur la pratique journalistique, puisqu'elle crée une rédaction fantôme, qui surplombe toutes celles auxquelles 58 les rédacteurs web sont rattachés. Nous verrons néanmoins que si ce processus identitaire est en marche, il n'est pas synonyme pour autant d'un renversement des constats exposés par Yannick Estienne. Loin d'une position dominante, les webjournalistes souffrent toujours d'un déficit de reconnaissance, l'intérieur comme à l'extérieur du champ journalistique. 59 Chapitre 1. Webjournalisme: un processus identitaire enclenché A l'issue de notre enquête, nous sommes en mesure d'affirmer que Twitter a permis aux webjournalistes de lancer un processus identitaire dual: tant au niveau individuel qu'au niveau collectif. Section 1. Usages de Twitter: journalisme de communication Avec l'apparition des sites qui caractérisent le web dit « 2.0 », les pratiques de la presse en ligne ont été modifiées: nous l'avons vu, les titres présents en ligne ont valorisé leur marque sur Internet en créant des pages officielles sur Facebook ou Twitter. De cette publicité en ligne, gratuite et directe, est née une nouvelle sorte de métier: les community managers. Mais au-delà de la modification de la stratégie promotionnelle des sites, les nouveaux usages du web ont également eu un impact sur la pratique des journalistes eux-mêmes. Cette influence peut se définir selon deux angles, qui correspondent aux deux bouts de la chaîne de production de l'information. D'un côté, les réseaux sociaux, et tout particulièrement Twitter, a constitué pour les journalistes en ligne un nouveau vivier de sources d'informations, de l'autre, ces mêmes sites ont fait de chaque rédacteur web un community manager, qui assure la promotion du site auquel il officie, mais également, nous le verrons, celle de sa propre personne. Twitter se présente donc comme un nouvel outil pour le webjournaliste, tant en amont qu'en aval de la chaîne de production de l'information. La maîtrise de celle-ci s'en voit donc renforcée, tout comme le « continuum informatique », dont la création avait été contrastée en 2000 par Denis Ruellan 143. Mais à l'inverse de l'observation d'alors du sociologue, qui incluait tous les « journalistes professionnels », ce continuum informatique semble ne concerner majoritairement que les journalistes web, et non l'ensemble du champ. Autrement dit, ne serait-on pas ici en présence d'une forme de continuum renouvelée, uniquement maîtrisée par les webjournalistes, et qui leur confère de fait « une vision globale de l'ensemble du processus 143 RUELLAN, D., « Le local sur Internet, Enjeux de la mise en-ligne de l'information », in THIERRY, D. (dir.), Nouvelles technologies de communication : nouveaux usages nouveaux métiers, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 191- 60 [ndla: de la chaîne de production d'informations] » et « renforce leur pouvoir dans les organisations 144 » ? Par ailleurs, si l'appropriation de l'outillage informationnel et promotionnel offert par Twitter est d'abord dû par des impératifs professionnels, il semblerait que la majorité des webjournalistes actifs sur ce site soient unis par un même intérêt pour le web et ses rapports avec le monde social, parfois légitimé par une rhétorique classique dans le champ journalistique, qui qualifie cet intérêt à une nécessité relative à l'éthique du journalisme. I. Twitter: un usage stimulé par des impératifs professionnels A. Création et utilisation initiales des comptes La première question qui survient lorsqu'on soupçonne Twitter de jouer un rôle catalytique dans la constitution d'une identité webjournalistique est simple: comment les journalistes en ligne sont-ils parvenus sur ce réseau ? Pour quelle raison Twitter est identifié, par eux comme par d'autres membres du site, comme un espace « dominé par les journalistes français »145 A l'issue de cette enquête, il apparaît que ce soient des impératifs d'ordre professionnels qui ont incité les journalistes à se placer sur ce réseau: soit suite à l'exigence de le rédaction d'appartenance, soit en raison de leur spécialité, qui pour certains consiste en le traitement de l'actualité d'Internet des médias. La plupart des journalistes rencontrés relatent le même schéma d'appropriation de Twitter, en trois phases: la création d'un compte, suivi de l'incompréhension de l'intérêt et du mécanisme du site, auquel succède enfin la réactivation de ce même profil, dans le cadre d'un impératif professionnel, qui aboutit à une utilisation active. « La première fois [que j'ai entendu parlé de Twitter] c'était en 2007, je faisais le premier cours de web à Sciences Po. Ils ont fait venir Francis Pisani, du blog Transnet sur lemonde.fr, un mec qui est à San Francisco, qui fait toutes les news hightech... [...] Il connait tout, sur toutes les start-up, les réseaux sociaux... Et en 2007, il nous dit: "les réseaux sociaux, c'est le prochain truc". Nous on y pipait rien... En 2007, on était tout juste sur Facebook, mais il n'y avait pas d'approche média... on ne comprenait même 144 Idem. 145 Entretien avec Vincent Glad, webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010 61 pas le rapport. [...] J'ai donc ouvert un premier compte Twitter en 2007, que je n'ai jamais alimenté [...]. Quand j'étais aux États-Unis, en octobre novembre, j'étais hyper active dessus parce qu'Obama était à fond là-dessus, les américains étaient à fond là-dessus déjà et donc j'alimentais mon compte, et celui d 'un journal local, pendant les débats entre les différents candidats. On les tweetait. C'est moi qui les tweetais parce que j'aimais bien Twitter. J'aimais bien cet outil là. J'ai continué à l'utiliser aux États-Unis, j'ai commencé à trouver plusieurs français que je connaissais de mon entourage sur Twitter. Et un janvier 2009, j'y étais tous les jours. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] « C'est une collègue et amie qui m'a fait relancer mon Twitter en 2008, parce qu'on devait couvrir le Web 8 à 20Minutes, et elle voulait agréger les Twitter de sa rédaction. Pour moi, Twitter c'était: « tiens, je suis à la boulangerie... » Je savais pas quoi en faire au début ! Donc j'avais laissé tomber. Et elle m'a fait reprendre le truc. Et j'ai trouvé ça intéressant, de voir les liens postés sur Twitter. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Ainsi, c'est suite à des demandes d'ordre professionnelle que les webjournalistes, aujourd'hui actifs et suivis sur Twitter, ont utilisé et compris ce site. Mais cela n'explique que la création du compte, et non son usage actif, y compris en dehors des heures de travail. Nombre de profils sur Twitter sont de véritables déserts, n'enregistrant que quelques rares « tweets », le plus souvent postés il y a bien longtemps sur le compte. En 2009, une étude exposée dans la Harvard Business Review 146 indiquait ainsi que 90% du contenu diffusé sur Twitter était produit par 10% des utilisateurs, un rapport bien éloigné de la majorité des réseaux sociaux, dans lesquels ces mêmes 10% d'utilisateurs les plus actifs ne produisent que 30% des informations publiés sur les sites. Autrement dit, à la différence de Facebook, sur lequel la majorité des utilisateurs produisent activement du contenu, Twitter est un site sur lequel les comptes morts-nés sont bien plus fréquents. Comment expliquer alors que les journalistes web s'y soient installés au point d'être perçus comme dominants de la « twittosphère » française ? 146 HEIL Bill, PISKORSKI Mikolaj, « New Twitter Research: Men Follow Men and Nobody Tweets », Harvard Business Review, 1er juin 2009 62 B. Utilisation: amont, aval -> environnement toute la journée c'est Twitter, pas déconnecté Dans le cadre de leur activité professionnelle, qui déborde également, nous le montrerons plus tard, sur une activité d'ordre privé, les webjournalistes se servent de Twitter aux deux extrémités de la chaîne de production de l'information: pour la rechercher d'informations, ainsi que pour la publication et la promotion de cette information. Twitter, rival des agences de presse Au niveau de la recherche, Twitter semble s'être imposé comme le remplaçant naturel des agrégateurs de flux RSS. En effet, la « timeline » d'un compte, actualisée en temps réel, est plus flexible et plus réactive qu'un traditionnel agrégateur, type Google Reader ou Netvibes. Par ailleurs, Twitter permet l'interactivité, là où les agrégateurs ne renvoient qu'à un article déjà figé: sur ce réseau social, il est toujours possible de s'adresser directement à la source de l'information, pour lui demander ses sources, voire même un contact. Par ailleurs, certains journalistes interrogés soulignent la condition de média d'alerte de Twitter, qui permet de s'affranchir des machines de production d'informations reconnues et institutionnalisées tel les agences de presse. Lorsqu'un évènement d'ampleur se produit aujourd'hui dans le monde, ces agences, malgré leur réactivité, ne résistent pas à la temporalité comprimée de la communauté de Twitter. Les exemples récents les plus connus sont les attentats de Bombay de novembre 2008 ou l'expression des manifestants iraniens relayés sur le site de microblogging en juin 2009, suite à la réélection controversée de Mahmoud Ahmadinejad: ces évènements ont fait entrer Twitter dans la sphère du journalisme généraliste en France 147, dans la mesure où le site était premier dans la transmission de l'information. « Ça nous a permis à deux, trois reprises, sur certains sujets, d'être avant l'AFP. Et là on s'est dit: ''oula!''. Finalement, c'est un média d'alerte hallucinant. Avec les attentats qu'il y avait eu en Inde, évidemment, tout le monde l'a vécu. Mais même sur des petites info, ou même pour avoir des 147 MOUILLARD Sylvain, « Iran, la révolution Twitter ? », Libération, 15 juin 2009 ANTHEAUME Alice, « Twitter, preums sur les attentats de Bombay », 20Minutes.fr, 28 novembre 2008 TESQUET Olivier, « En Iran, "révolution Twitter" ou révolution tweetée? », L'Express.fr, 15 juin 2009 63 témoins. Par exemple, quelqu'un qui ''tweetpic'' l'investiture d'Obama sur Twitter, ben vous voyez que ce n'est pas un photographe professionnel et c'est facile de lui envoyer un ''Direct Message'', de lui demander si on peut parler deux minutes, voilà, c'est un témoin. On s'est quand même vite amusé des liens journalistiques qu'on pouvait en faire sur plein de sujets différents » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] « Dès qu'une actu arrive, ça prend très vite et ça a changé le rythme d'Internet. Le rythme était déjà rapide mais là ça a encore changé... Les comptes américains vont plus vite que les agences... Types ''Breaking News'', les trucs comme ça. Ça reste un outil qui permet d'être en avance sur tout le monde... » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] La rapidité d'action et de réaction permis par le site Twitter est d'ailleurs parfaitement conscientisé par les webjournalistes, qui s'en enthousiasment, dans la mesure où elle leur permet non seulement d'accéder à une information drue, mais également de la consulter et de la relayer plus rapidement que les médias traditionnels et prestigieux. Autrement dit, les webjournalistes présents sur Twitter ont bel et bien un temps d'avance sur le cycle de production classique d'informations, qui place l'AFP en amplificateur naturel et fiable d'une actualité, et ils ont pleinement conscience de ce renforcement « du pouvoir dans leurs organisations 148 ». « C'est un média qui est génial, tous les jours tu découvres des trucs, des articles que tu n'aurais pas lu sans avoir le net, sans avoir Twitter, sans avoir tout ça. Le papier, Le Monde, maintenant ils ont trois jours de retard ! » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Twitter, tous des « community managers » Au niveau de l'utilisation en bout de chaîne, Twitter se révèle être un parfait support 148 RUELLAN, D., « Le local sur Internet, Enjeux de la mise en-ligne de l'information », in THIERRY, D. (dir.), Nouvelles technologies de communication : nouveaux usages nouveaux métiers, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 191- 64 pour publier ses propres articles, ou des billets vus en relation avec la thématique du journal. Nous l'avons vu, les médias se sont massivement positionnés ces derniers mois sur les réseaux sociaux, créant leur propre page associée à leur marque, afin de favoriser une interaction directe et gratuite avec les internautes. Au-delà de la stratégie promotionnelle des entreprises de presse, il faut bien voir que chaque journaliste web a été appelé, au sein de sa rédaction, à prendre en main cette activité de publicisation de l'information. Pendant les premiers temps de la présence des sites sur les réseaux sociaux, la plupart des rédaction s'y positionnaient sans attribuer cette tache à un rédacteur en particulier. Chaque rédacteur relayaient les articles produits sur le compte officiel de la rédaction en fonction de son temps libre et de son goût du média. Par la suite, cette fonction s'est mutée en poste, intitulé « community manager », autrement dit, « chargé de la gestion de la communauté ». A la fois responsable de la publication des liens pointant vers les articles du site sur des sites fréquentés tels Facebook ou Twitter, le community manager peut également être amené à alimenter un blog officiel de la rédaction, qui vise à créer de la proximité entre les journalistes et les lecteurs. « Après on a créé des postes chargés d'animer les réseaux. Ce qu'on a appelé plus tard les community managers, mais à l'époque on donnait pas trop de noms.. Mais certains s'en occupaient plus dans l'équipe. Par coup parfois, et puis, selon les horaires... Ça s'est fait comme ça. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] La création de poste de community manager révèle encore une fois la variabilité et l'absence de stratégie a priori dans les usages des journalistes: « ça c'est fait comme ça ». Le caractère aléatoire de l'adaptation des pratiques journalistiques, qui influencent la façon dont ils se perçoivent, s'est bien faite en fonction des usages du web, sans anticipation du prochain mouvement à venir. Par ailleurs, il faut noter que toutes les rédactions web n'ont pas toutes créé un poste de community manager, particulièrement les structures les plus réduites, auxquelles les moyens font défaut. De ce fait, il s'agit encore de l'ensemble des rédacteurs qui s'occupent de 65 l'actualisation des pages du site sur les réseaux sociaux. Ce système D, lié à des impératifs d'ordre financier, a certainement facilité la prise en main des journalistes web de l'outil Twitter. En effet, nous l'avons vu, l'intérêt du site de microblogging est difficile à saisir en dehors d'impératifs professionnels: tous les rédacteurs rencontrés font état d'une première phase d'incompréhension, qui prend fin au moment d'une demande d'utilisation d'ordre professionnel. Le fait de devoir systématiquement se rendre sur Twitter, pour assurer la promotion du contenu de la rédaction d 'appartenance, a certainement aidé à l'acclimatation des rédacteurs web à l'outil. Par ailleurs, il semblerait que Twitter fasse office de remplacement du fil AFP dans certaines rédactions qui n'ont pas la possibilité de payer l'abonnement à l'agence. Autrement dit, les impératifs d'ordre professionnel, ainsi que, pour certains, le caractère « débrouille » des rédactions web ont certainement permis aux journalistes web de s'implanter, à titre personnel, sur le réseau social. II. Un intérêt d'ordre privé justifié par une « éthique » journalistique Si des impératifs d'ordre professionnel, ainsi que le caractère financièrement limité de certaines rédactions, peuvent expliquer l'utilisation du réseau Twitter par les webjournalistes, ils n'expliquent pas néanmoins la permanence de cet usage au-delà de la sphère professionnelle, sur des comptes privés. Comment expliquer la création de profil en leur nom et la présence presque permanente, pour certains, sur le site de microblogging ? L'ensemble des journalistes interrogés confient un grand intérêt personnel pour le web et ses usages, que celui-ci remonte à l'adolescence ou qu'à l'inverse, il se soit créé au coeur des usages professionnels. Une affection que certains assimilent à une nécessité, relative à l'éthique journalistique, l'ignorance du réseau et de ses usages étant alors perçus comme une véritable faute professionnelle. A. Intérêt pour le web A l'issue de notre enquête, nous pouvons affirmer que la majorité des rédacteurs actifs sur Twitter nourrissent un véritable intérêt pour le réseau et ses usages. Si certains rejettent l'image de « geek », un qualificatif parfois perçu de façon négative, qui désigne une personne 66 passionnée par les mondes virtuels et les gadgets numériques, tous disent avoir été séduits, à u moment ou un autre, par l'outil Internet. A la question « avez-vous toujours été intéressé par le web », certains soulignent leur attachement de toujours à la virtualité, précisant qu'ils sont allés voir « sous le capot » du web, en apprenant à programmer. « Oui, je suis un enfant des jeux vidéo ! Je suis de la génération des trentenaires, qui a démarré avec les jeux Pong, Atari. J'ai fait de la programmation basique. J'ai acheté une Amstrad quand j'étais étudiant. J'ai même programmé une espèce d'intelligence artificielle, mais bon... je n'étais pas très bon, je n'ai jamais rien compris aux maths. » [Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010] Malgré quelques cas particulier, qui soulignent donc un intérêt poussé pour le réseau et son mode de fonctionnement – qui ne s'est d'ailleurs pas poursuivi, au moins au niveau technique-, les webjournalistes ne sont pas les informaticiens du début de la presse en ligne. En effet, le basculement des médias sur Internet s'est souvent soldé par une confusion des genres, incarnée par le poste de « webmaster »: pas tout à fait informaticien, ni totalement journaliste. Certains, qui se sont exercés au journalisme un peu par hasard, sur une page personnelle ou au sein de la rédaction dans laquelle ils officient en tant qu'informaticien, ont pu complètement basculer dans le journalisme: c'est le cas d'Erwan Cario, aujourd'hui rédacteur en chef d'Ecrans.fr qui, d'informaticien à Libération, est devenu journaliste spécialiste de l'actualité des réseaux et des jeux vidéos. Les webjournalistes ne sont pas aujourd'hui issus, ou très rarement, dans le cas de site spécialisé sur l'actualité d'Internet, d'école d'informatique et de multimédia. Certains ont fait une école de journalisme, d'autres un Institut d'Études Politiques, d'autres encore des études de lettres ou encore de communication: mais rien qui ne verse dans le technique. Cette situation qui est observable à deux égards. La première est le rejet systématique de certains de l'image, parfois connoté négativement, de « geek », autrement dit, de personne passionnée par Internet et les mondes virtuels en général, et qui, selon l'imaginaire social, consacrerait tout son temps à cette passion. Certains journalistes refusent cette image qu'ils perçoivent comme réductrice, refusant d'être catalogué dans une niche, et affirment 67 s'intéresser à Internet dans la mesure où les usages qu'ils dégagent impactent l'ensemble de la réalité sociale, dont celle des médias. « J'aime pas le mot geek. Ce que je défends, Internet aujourd'hui c'est normal. Je suis constamment sur Facebook, sur Gmail, sur Twitter, mais je trouve ça normal. Je ne suis pas geek spécialement. Je m'intéresse vachement à l'actu d'Internet, mais pas aux portables, etc. Ce qui m'intéresse c'est le côté social, le fait que Facebook ait un impact social, que ça change les médias... Geek ça reste vachement connoté, comme le film Cyprien. Le mot geek est synonyme d'une époque où le type allait sur Internet pour compenser le fait qu'il a pas de vie. Alors que pour moi, tu peux avoir trop de vie en étant sur Internet, alors qu'avant c'était quand tu n'avais pas. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] L'absence d'intérêt systématique pour le côté technique d'Internet se voit aussi dans la conversion des perceptions, en cours de carrière. Certains webjournalistes précisent en effet qu'en début de carrière, leur connaissance du web était soit limitée par un manque d'intérêt, soit obstruée par une réticence nourrie à l'égard d'Internet. L'utilisation est alors qualifiée de « basique », standard, et ne s'amplifie qu'au lancement de la carrière professionnelle. « J'ai appris tard à me servir du net. En 1998-1999, j'avais un mail en « minitel.net » ! Je me connectais encore depuis un minitel... Je savais les basiques, et encore, mais pas de façon professionnelle. Ça s'est surtout fait lors de mon expérience au monde.fr [ndla: stage en 2002-2003]. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] « J'ai jamais été très geek. Même, j'ai une anecdote, quand j'ai été prise à Sciences Po, la semaine où j'étais prise, j'étais pigiste sur un magazine ado et j'avais manqué une deadline parce que je n'avais pas checké mes mails pendant quatre jours ! Je checkais mes mails trois fois par semaine... Pendant mon entretien pour l'école, ils m'ont demandé si je lisais sur Internet... Je leur ai dit: "ah non, non, les écrans... Ça me fait chier, je 68 préfère encore les imprimer pour les lire dans le RER !" Deux ans après, si je ressortais ça je pense que je m'en prendrais plein la gueule, mais... C'est vrai maintenant je lis plus sur mon iPhone et sur les écrans que sur le papier... Même si j'adore encore le papier. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] La réticence à l'égard de l'outil Internet et des écrans en général tend d'ailleurs à confirmer l'incorporation, a priori, des valeurs dominantes du journalisme: le papier est « noble », le numérique « ignoble ». Le fait que des jeunes webjournalistes se présentent d'emblée en indiquant leur méfiance à l'égard des dites d'information en ligne, sur lesquels prévalent les journaux de presse quotidienne nationale traditionnels, prouve le mécanisme de reprise des valeurs symboliques dominantes, qui alimentent le mythe du « bon journaliste », chez les aspirants journalistes. B. Un intérêt justifié par les « fondamentaux journalistiques » Il est intéressant de noter que l'intérêt des journalistes en ligne pour le web et ses usages et la plupart du temps évoqué comme une évidence, voire comme une nécessité professionnelle. On est dans une rhétorique de la « normalité », et le défaut d'attention pour les réseaux sociaux est identifié comme une faute professionnelle par certains webjournalistes. « Ce que je défends, Internet aujourd'hui c'est normal. Je suis constamment sur Facebook, sur Gmail, sur Twitter, mais je trouve ça normal. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] « C'est pas grave de pas avoir un compte Twitter ! Mais la personne qui va me dire: ''bon ben moi, j'aime pas le web, donc je regarde que la télé'', ben non, si t'es journaliste, t'es journaliste ! Qu'il aime ou pas, il est censé connaître ! Moi, j'aime pas spécialement regarder la télé, je préfère le web mille fois, mille fois, mille fois, n'empêche qu'il faut que je la regarde ! Pour me faire une idée. Il faut des gens qui ont envie de tester, qui ont envie de se faire une opinion, même s'ils aiment pas qu'ils me présentent leurs 69 arguments ! Pas juste: ''non, non, je ne touche pas à ça''. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] Considérer la curiosité pour le web comme impératif éthique professionnel est intéressant, dans la mesure où cette position tranche avec celle des journalistes traditionnels, que nous avons déjà exposée, qui, pour certains, ont tendance à rejeter le web, et notamment Twitter. Il suffit de consulter l'actualité pour s'en rendre compte: les rares incursions du site de microblogging dans les articles de presse sont reliées à la « rumeur », ou à la disparition du journalisme. Ainsi, la figure médiatique de Jean-Michel Apathie, qui, à la suite de la publication d'un off sur Twitter, qualifie les paramètres d'usage du site de « trop brut, donc trop violent, et dans tout ce qui est trop disparaît justement le journalisme », ajoutant que « les règles minimales du journalisme [...] requièrent [...] davantage que les 140 pauvres caractères qu’autorise la toute puissante modernité »149. Ainsi donc, non seulement les webjournalistes affirment leur affection pour le support sur lequel ils travaillent, mais surtout ils la revendiquent, la hissant comme critère nécessaire à la bonne pratique journalistique. Le fait que les webjournalistes affirment sans détours une curiosité pour leur support de publication est une position singulière. Les journalistes de la presse écrite n'ont pas nécessairement une passion pour l'histoire et l'évolution du papier et de l'imprimerie, ceux de la radio et de la télévision, de la même façon pour leur support. Mis à part une connaissance rudimentaire, reliée à l'histoire même du journalisme en France, et acquise le plus souvent au cours de leur formation, les journalistes ne sont pas caractérisés par une curiosité nourrie pour leur support. Ici, les webjournalistes l'affirment, voire la revendiquent, la positionnant même parfois en tant que valeur professionnelle: il faut suivre l'actualité du web et de ses usages, car cela relève des fondamentaux du travail journalistique. Cet intérêt semble prouver en tout cas deux point: le premier est le caractère spécifique du support web, dont le dynamisme inhérent oblige ceux positionnés dans son environnement à s'adapter et à s'y intéresser, le second est la volonté nouvelle, qui tranche avec les conclusions de Yannick Estienne, de se positionner en porte-à-faux par rapport aux journalistes traditionnels, auxquels est assimilé le rejet du web. 149 APATHIE Jean-Michel, « Du journalisme sur Twitter », Blog de Jean-Michel Apathie, RTL.fr, 15 février 2010, 70 Section 2. Twitter, catalyseur d'un processus identitaire Les webjournalistes expliquent donc avoir ouvert un compte sur Twitter à la suite d'impératifs professionnels. La pérennisation de leur usage du site, en dehors de leur temps de travail, peut être comprise à l'aune de l'intérêt que tous disent porter au web et ses usages. Intérêt valorisé et érigé comme critère naturel et essentiel à la pratique journalistique aujourd'hui. Une fois présents sur le réseau, tous décrivent le même processus: la découverte d'amis et/ou de collègues qui les amènent à dialoguer entre eux et qui transforme de ce fait la pratique de Twitter en activité chronophage. « Twitter ça prend comme ça. Une fois que tu trouves deux, trois personnes avec qui discuter, après il y en a d'autres, et quand tu as un nombre de followers décent et qu'il y a des gens qui te suivent, c'est vrai que t'y es tous les jours. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Au-delà du caractère pratique de Twitter pour le journalisme, c'est bel et bien son caractère interactif, très épuré, qui semble permettre la consolidation de son usage. Sur ce site, il est en effet possible à tout moment de s'adresser directement à une autre personne qui possède un compte, en accolant un arobase « @ » devant le nom de son profil – d'où le néologisme ''ater'' de ''at'', nom anglais de l'arobase. Pour les webjournalistes, il semblerait que l'interactivité facilitée par Twitter ait des effets importants sur la structuration de leur identité, tant individuelle que collective. Au niveau de l'individu, c'est à dire de la constitution du « je », Twitter semble d'abord permettre la création d'une signature du webjournaliste, visible et éventuellement reconnue d'abord par ses pairs, puis éventuellement à l'extérieur du champ journalistique -bien que cette dernière possibilité reste encore aujourd'hui réduite. Autrement dit, il semblerait que Twitter permette aux journalistes en ligne, « inconnus 150 » à l'issue de l'enquête de Yannick Estienne, de se personnaliser, de prendre du relief et une « âme 151». Au niveau collectif, tous s'accordent à relever le rôle de Twitter dans la constitution d'un groupe de webjournalistes. Le fait de devoir s'y retrouver simultanément, du fait d'obligations 150 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.145 151 Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010 71 professionnelles et par intérêt personnel, a fait de Twitter une communauté de journalistes, reconnue comme telle tant par les rédacteurs, que par les individus situés à l'extérieur de leur spécialité: autres journalistes, internautes massivement présents sur Twitter, voire même lecteurs et, depuis récemment, médias. En clair, l'introduction de Twitter dans les pratiques professionnelles et privées -ces deux phénomènes se produisant quasi simultanément, paraît avoir participé du lancement d'un processus identitaire, tant sur le plan individuel que collectif. Si « la question de l'identité des journalistes en ligne est ouverte 152 », il semblerait que les webjournalistes se soient engouffrés dans cet entrebâillement. I. Identité individuelle: la création de « signatures » « Avec l'ère de Twitter, on est tous un peu son propre communcity manager. Dans sa communauté. Ça peut être un peu corporate, pour le site pour lequel on ''taffe'', mais aussi pour soi, avec un mélange un peu d'égo, etc, mais on se met en évidence, etc. On s'expose, du coup on est obligé de répondre aux sollicitations. C'est une espèce de lien, désormais, un peu particulier, avec les lecteurs. » [Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010] Les webjournalistes, tous community managers de leur propre cause ? C'est en tout cas ce qui ressort de l'enquête, le détail des activités des rédacteurs sur Twitter s'apparentant effectivement à une translation des pratiques professionnelles, de promotion du contenu éditorial sur les réseaux sociaux, vers la sphère privée; chaque journaliste expose et promeut ses propres goûts et centres d'intérêt sur son compte personnel, à la fois sélection des meilleurs flux RSS de leur agrégateur et fil de discussion de l'intéressé. Cette activité a pour effet d'exposer au grand jour les webjournalistes, qui, pour la plupart, gratifient leur compte d'un accès public – si cette possibilité existe, aucun des journalistes rencontrés ne possédait un compte verrouillé. Le compte Twitter du journaliste est une sélection de ce qu'il aime, de ce qu'il fait et des personnes auxquelles il s'adresse: c'est une cartographie de son activité, tant professionnelle que privée. Par conséquent, cette exposition 152 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140 72 a plusieurs incidences. Tout d'abord, elle crée la possibilité, pour les lecteurs comme pour les autres journalistes, potentiels collègues et employeurs, d'identifier avec davantage de précision un nom et un prénom, posés en début ou en fin des articles publiés sur Internet. Mais cette exposition n'est pas sans poser quelques problèmes, notamment au niveau de la subordination du journaliste à son titre d'appartenance. La pratique encore tâtonnante de Twitter, loin d'être figée, pose en effet le problème de la gestion de la publication d'une information exclusive: le journaliste a-t-il la possibilité de dépasser son média de rattachement, au risque de lui porter préjudice ? Plus avant, la question de cette « désintermédiation », au sens littéral, pose également le problème de la démarcation entre compte privé et professionnel. Eric Mettout, rédacteur en chef de lexpress.fr écrivait, en réponse à un article de Xavier Ternisien sur le webjournalisme 153 - sur lequel nous aurons l'occasion de revenir-: « par essence, un journaliste ne s'arrête jamais 154 ». Une affirmation qui s'affirme et s'expose sur Twitter, posant la question de la limite de ce qu'il peut être ou ne pas être publié. A. Personnalisation et désintermédiation A la manière de leur média d'appartenance, pour lequel ils « tweetent » du contenu, les journalistes en ligne reprennent les informations qui constituent leur propre « ligne éditoriale »: les articles qu'ils écrivent dans le cadre de leur activité professionnelle, dont ils assurent également la promotion sur leur compte personnel, mais aussi ceux qu'ils estiment dignes d'intérêt. Or la sphère d'intérêt est très large et ne concerne pas uniquement le registre journalistique: les passions, les rencontres, les anecdotes de vie, parfois très intimes, constituent également la timeline Twitter de certains journalistes. Le ton employé est le plus souvent très familier et marqué d'une forte subjectivité. « Récemment j'ai vu que mon père était sur Twitter et ça m'a fait pas mal flipper ! Parce que parfois je raconte des trucs... » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] 153 TERNISIEN Xavier, « Les forçats de l'info », Le Monde, 26 mai 2009 154 METTOUT Eric, « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet, Xavier? », Nouvelle formule (blog), lexpress.fr, 25 mai 2009 73 Une « timeline » qui sort du domaine professionnel Les différents entretiens menés au cours du travail de recherche montrent que les webjournalistes s'interrogent sur la personnalisation de leur propre compte, ou de ceux de leurs confrères, sur Twitter. Tous s'accordent à relever que leur profil n'est pas celui d'un individu lambda, identifié par un patronyme quelconque, mais bien plutôt celui d'un journaliste X qui travaille à la rédaction de Y. Or Twitter mène irrémédiablement à une compression de l'information, du fait du paramétrage de ses messages à seulement 140 caractères: de ce fait, les avis des journalistes sur ce site sont moins nuancés que sur leur média d'appartenance et semblent échapper aux règles classiques et symboliques d'un article -éditorial exclu- , qui appellent à la plus grande objectivité possible et à une certaine retenue. « C'est vrai que quand on regarde sur Twitter et sur Facebook, les gens n'ont pas le même ton que sur leurs articles. Ça se voit plus ou moins mais. On emploie le « je », souvent dans les articles c'est assez rare qu'on donne du « je ». On donne son avis. Ou on raccourcit à mort pour que ça tienne en 140 signes, du coup ça le caricature un petit peu. Ce qu'on se permettrait jamais de faire dans un article. Du coup, c'est vrai que ça pose plein de questions... Faut-il a voir deux comptes ? J'en sais rien. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] La question de la ligne du compte Twitter des journalistes semblent donc posées du côté des webjournalistes. Le contenu d'une « timeline », la détermination d'une limite entre ce qui « doit être » et « ne doit pas être » exposé, font partie d'un processus qui est en train de se faire: encore une fois, rien n'est prémédité, et la stratégie des différents acteurs se réalise au cas par cas, à l'usage. Pour certains, la popularité de leur compte provient de leur propension à évoquer certains sujets moins attendus et sous des angles moins formatés que dans la presse. Selon eux, le caractère privé, libre et potache de leur compte complète leur pratique journalistique et est plébiscité par leurs « followers ». 74 « Il y avait un article de Bakchich 155 qui [...] disait en gros que « Vincent Glad, Xavier Ternisien, ils ne sont connus que pour leur Twitter, ils ne font que des articles de merde ». Bon, ils avaient pas lu nos articles, donc c'était un peu... c'était un peu troll comme papier. Après, il était intéressant. Les mecs sont connus plus pour leur Twitter que pour leurs articles. Et c'est vrai. Bon, si je fais des articles de merde, ça va chuter, c'est risqué. [...] Les gens viennent sur Twitter pas du tout pour mes articles ! Ils viennent parce que mon compte est marrant et intéressant ! Et moi, après, je cherche à leur faire lire mes articles ! Après, ça a un intérêt pour Slate, en audience. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Pour d'autres à l'inverse, l'exposition de leur vie privée est exclue; leur compte penchant plus clairement du côté de l'activité professionnelle. « On m'a dit parfois que ce n'était pas assez personnel. Mais c'est un choix. J'ai pas trop envie de m'exposer en fait. Je m'expose déjà beaucoup, c'est beaucoup de travail déjà de faire de la veille, publier chaque jour à un rythme soutenu. Ne pas laisser passer trop de choses, ne pas se planter sur qui est le premier à l'avoir dit, etc. Mine de rien journalistiquement, ça demande beaucoup ! Faut que je fasse gaffe à tout ça, sinon les gens vont être déçus quoi. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] La façon d'entretenir un compte personnel sur Twitter n'est donc pas tranchée, les frontières entre privé et public parfaitement floues. Il apparaît difficile de trancher en faveur d'un contenu exclusivement privé ou exclusivement relié à son activité professionnelle: aucune recette universelle n'existe dans ce domaine. Par ailleurs, il apparaît impossible de déterminer, au sein de la communauté des « followers » des différents webjournalistes les raisons pour lesquelles ils suivent ces 155 KIRCH Martin, « Les stars du journalisme en bref », Backchich.info, 17 février 75 personnes, et il paraît peu probable que chacun d'entre eux penchent exclusivement en faveur d'un contenu totalement privé ou totalement journalistique. De ce fait, nous l'avons déjà exposé, certains journalistes en ligne estiment que c'est l'aspect privé et débridé qui engendre leur notoriété sur le site, d'autres placent de préférence le curseur du côté professionnel et de leur média d'appartenance. « Après c'est vrai que ça donne une visibilité. Je pense que c'est une visibilité que j'aurais pas eu sans Twitter. Mais c'était aussi dû au fait que j'étais à 20Minutes.fr, un site considéré comme innovant et qui n'arrêtait pas de monter. Qui de la poule et de l'œuf a commencé ? Plus le fait que j'étais à 20Minutes.fr. J'aurais pas travaillé là-bas, j'aurais pas eu un compte trop mal, mais bon... je sors d'où ? Qui je suis ? Les gens se seraient quand même un peu demandés... 20Minutes.fr est un créateur de signatures. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] Le flou actuel qui règne sur les « timelines » des webjournalistes français peut mener à certaines déconvenues. Même si aucune action judiciaire en diffamation, injure ou violation du droit à l'image n'a été enregistrée, certaines affaires émaillent l'histoire courte de Twitter (voir encadré). Elles sont la preuve de l'ambiguïté ambiante qui règne sur les comptes Twitetr des webjournalistes et qui provoque une confusion des genres: le journaliste en ligne sur Twitter est-il uniquement un journaliste ? Ou également un internaute lambda ? L'affaire Zahia En avril 2010, « l'affaire Zahia » anime la presse. Une prostituée, du nom de Zahia, avoue avoir eu des relations sexuelles avec des joueurs de football de l'équipe de France, alors qu'elle était encore mineur. Les joueurs sont interrogés, la presse s'empare du « scandale ». Sur Twitter, Vincent Glad, journaliste à Slate, publie sur son compte un lien menant au profil Facebook de la jeune femme. A en croire que le jeune rédacteur, le « tweet » provoque, soit de l'admiration, soit du rejet au sein du champ journalistique. Les journalistes qui s'indignent d'une telle publication s'interrogent sur la « manière dont les nouveaux médias, Twitter et Facebok, chamboulent le respect de la vie privée et la présomption d'innocence 156. » Mais 156 BIRAMBAUM Guy, « Ligne jaune », Arrêt sur images, 7 mai 2010 76 pour Vincent Glad, la publication d'un tel lien sur son compte personnel, même s'il comporte des risques judiciaires, ne peut lui être complètement reproché, dans la mesure où il l'a bel et bien publié sur son compte et non sur celui de son site d'appartenance, Slate.fr. « C'est moi qui ai sorti le compte Facebook de Zahia, et ça m'a causé quelques problèmes, ouais. C'est difficile. J'ai pas regretté, mais le truc a pris des proportions que j'avais pas imaginées. Et j'ai reçu plein de DM de gens me disant: « on est impressionnés par ce que t'as fait », dans le milieu journalistique, en tout cas, c'était bien vu... Et le lendemain, retour de bâton, les connards de Twitter donnent Zahia aux chiens. Après, je savais qu'il y avait un risque juridique si c'était pas Zahia. Après, je 'lai fait sur mon compte, pas sur celui de Slate, je l'aurais jamais fait sur Slate... C'est une éthique différente. Sur mon Twitter, je suis avant tout un jeune homme de 25 ans ! Personne n'a trouvé cet argument convaincant. » Vers une désintermédiation ? L'une des façons de remédier à l'enchevêtrement du privé et du public au sein des comptes des journalistes consisterait à élaborer, au sein des rédactions, des chartes d'utilisation de Twitter. C'est déjà le cas aux États-Unis, par exemple au New-York Times, où une personne est employée pour vérifier chacun des messages postés sur Twitter par les journalistes du journal, et où une charte a été élaborée à l'égard des journalistes, leur indiquant par exemple de « ne pas éditorialiser s'ils se trouvent au News Department 157 ». Le mouvement a également été rejoint par l'agence de presse Reuters 158, qui a également diffusé un règlement à destination de ses employés. Ce guide pratique insiste notamment sur le fait que les journalistes doivent privilégier le fil Twitter de Reuters sur leur propre compte en cas de détention d'un scoop, encore appelé « breaking news ». Ce dernier point est particulièrement intéressant: il met en lumière le risque de concurrence établi par Twitter entre le journaliste en ligne et son média d'appartenance. En France aucune charte n'est pour le moment apparue au sein des rédactions, qui se sont faiblement emparée des problématiques journalistiques soulevées par le site de microblogging: le problème de la hiérarchie entre titres de presse et rédacteurs sur Twitter reste donc posé. 157 WHITNEY Craig, « New York Times' Policy on Facebook and Other Social Networking Sites », Poynter.org, 19 janvier 2009 158 REUTERS, « Reporting from the Internet and using social media », handbook.reuters.com, Mars 2010 77 De fait, il existe un tandem singulier entre les webjournalistes et leur rédaction, qui sont parfois en concurrence dans la publication et la visibilité de leur lien. Dans l'absolu, en terme de fréquentation du site de presse, seuls comptent les visites enregistrées sur un article, que celles-ci proviennent d'un compte Twitter de journaliste ou de celui d'une rédaction. Mais cette situation est assez inédite est suscite certaines interrogations du côté des webjournalistes, qui ont parfois conscience de griller la priorité à leur média d'origine. « Le fait est que sur Twitter, les comptes les plus suivis sont les comptes des journalistes, pas les comptes des rédactions. Dans les faits, 20Minutes a 40.000 followers, mais je sais que moi, si je poste un lien vers 20Minutes, il sera plus cliqué que le compte. Donc c'est des gens qui suivent les médias pour suivre les médias, parce qu'ils pensent qu'il le faut, mais c'est souvent des novices. Et ceux qui sont là en permanence et qui cliquent sur les liens, c'est ceux qui vont suivre le journaliste de la rédaction plutôt que le compte de la rédaction. Finalement, les Twitter de rédaction sont impersonnels. J'essaye de rendre plus personnel 20Minutes, tu auras toujours des scrupules à poster des trucs un peu borderline, même si les rédacteurs en chef sont très cool, et même si la direction n'en saura jamais rien. Par exemple je tweete des photos de la rédaction, qui ne sont pas de l'info mais qui permettent de montrer la rédac, et qui rendent le compte un peu plus personnalisé que des comptes qui font RSS. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Tandem singulier, dont les deux pendants s'alimentent respectivement, les comptes des rédactions et des webjournalistes sont en rivalité, significatif d'un risque de désintermédiation pour les titres de presse d'appartenance. Selon les webjournalistes, leur compte est plus activement suivis que les comptes des rédactions. Plus personnels, plus libres, ils seraient le support d'une utilisation plus active (visite des liens, suivi de la timeline) que celle suscitée par les comptes des médias officiels, qui comptent dans leurs nombreux followers un grand nombre d'utilisateurs morts-nés ou passifs. Une chose est sûre, les comptes des journalistes en ligne rencontrés n'ont de cesse d'enregistrer de nouveaux « followers », et ce malgré la présence des sites sur lesquels ils publient sur Twitter: il semblerait bien que les internautes qui souscrivent un compte recherchent autre chose que de l'information pure. Ce constat va dans le sens d'une personnalisation des comptes Twitter des 78 webjournalistes, qui leur permet à la fois de se faire connaître d'un certain public, mais qui les dote également d'une certaine notoriété au sein du champ journalistique. B. La création de signatures En créant des comptes personnalisés, les webjournalistes ne sont plus les grands « inconnus » présentés en 2006 par Yannick Estienne. Tant au niveau d'un certain public, qu'au sein du champ journalistique lui-même, les rédacteurs en lignes semblent s'être constitués via Twitter une certaine notoriété, qui les dote d'un certain pouvoir au sein du champ. Twitter, la création d'une interaction virtuelle En créant des comptes sur Twitter, les webjournalistes permettent de lever le relatif anonymat des articles publiés sur Internet. Même signés, ces papiers n'étaient en effet jusque là associés qu'à un nom et un prénom, peu porteurs de sens. Dans la mesure où, nous l'avons dit, Twitter se caractérise avant tout par l'ouverture de ses comptes, mais aussi parce que les journalistes jouent le jeu de cette ouverture, en n'anonymisant ni leur compte, ni l'illustration de leur profil, tout est réuni pour que les internautes curieux voient l'envers du décor, ou, en l'occurrence, l'envers de l'écran. Quiconque effectue une recherche sur Internet sur le nom d'un webjournaliste présent sur Twitter trouvera aisément son compte et pourra parcourir sa timeline et ainsi accéder à une partie plus intime du journaliste. « Avant Twitter, personne ne savait quelle tête on avait. Il y avait écrit ''Vincent Glad'', ''Alexandre Hervaud'' au bas des articles. Personne ne savait qui on était et n'effleurait pas même l'idée qu'il y avait quelqu'un derrière l'article. A moins de répondre dans les forums, et encore, les internautes continuent à penser qu'il y a un clavier et puis c'est tout. Qu'il y avait pas d'âme derrière. Le fait de nous trouver sur Twitter... Ben oui, ils font le lien, souvent, et puis on met une petite photo, ils voient qu'on est quelqu'un, qu'à six heures du mat' parfois on est éveillé parce qu'on fait un tweet. Mine de rien c'est très important, ils savent si on est connecté ou pas. Sur un article, c'est pas pareil, ils ne peuvent pas savoir. » 79 [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] Au-delà de son caractère ouvert, qui en influence les usages, Twitter a un autre avantage susceptible de stimuler l'exposition et l'attrait du public pour les comptes des journalistes: sa temporalité. En effet, Twitter se démarque d'un site d'information par une visibilité du temps réel. Sur Liberation.fr, ou Slate.fr, s'il est possible de voir l'heure des dernières réactualisations, il est impossible de voir l'article en train de se faire. En revanche, le « tweet » de 140 caractères, rédigé et posté rapidement, indique également l'heure de l'envoi: comme le souligne Alice Antheaume, le « follower » peut constater la présence du journaliste sur sa timeline, le sait présent sur Twitter à ce moment bien particulier. De ce fait, il peut engager une interaction ou juste considérer sa virtualité comme suffisante dans la mesure où celle-ci est tout de suite plus palpable. Ceci étant dit, et ci des interactions avérées sont constatées entre journalistes, rédactions et comptes d'internautes sur Twitter, nous verrons plus tard que celles-ci sont loin d'être synonyme de reconnaissance auprès du grand public, et que la figure de webjournaliste, en dehors de rares exceptions, est encore « inconnue » et non valorisée auprès du « grand public ». Twitter, une reconnaissance individuelle au sein du champ journalistique ? Si elle n'apporte pas encore ses fruits en terme de reconnaissance du « grand public », la présence sur Twitter apporte-t-elle une forme de pouvoir au sein du champ journalistique ? A l'issue de l'enquête, nous sommes en mesure d'affirmer que Twitter fournit la reconnaissance qui manquait jusque là aux webjournalistes. Une reconnaissance tenue, prise dans ses prémices, mais dont les effets se font déjà observer à chaque niveau hiérarchique du champ journalistique. Du côté des « confrères », le phénomène le plus observable est la création d'une reconnaissance mutuelle, qui aboutit à la constitution d'une communauté active et bien présente à l'esprit des journalistes, nous le verrons. Mais d'autres phénomènes sont également notables, qui vont dans le sens d'une exposition et d'une reconnaissance du webjournaliste qui dispose d'un compte sur Twitter. 80 « La présence sur Twitter, ça permet, pas une reconnaissance du public en général, plus au niveau des confères et de la profession, qui sont à mon avis, dans les gens que je suis, c'est la grande majorité de personnes. C'est des blogueurs, journalistes, tout ça. » [Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010] « Une fois on m'a fait la réflexion et j'en revenais pas, les jeunes journalistes chez Owni m'ont dit: ''oh, c'est toi @alicanth, c'est incroyable ! » » et je trouvais ça incroyable ! C'est dingue... Ils disaient ça pour rire, mais quand même... C'est bien la preuve que Twitter est un endroit où on amis des signatures. C'est vrai que je ressentais la même chose quand je bossais à Télérama, de voir les critiques de cinéma que j'avais beaucoup lus, de les voir en conférence de rédaction.... Et même de mettre un visage sur eux, de les voir autrement, de les voir même entre eux... Oui, oui. J'étais contente de mettre un visage sur un nom que je connaissais. Du coup peut-être que Twitter c'est devenu un peu pareil. Twitter ça permet quand même ça à moitié. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] « De mettre un visage sur eux, de les voir autrement, de les voir entre eux »: trois situations relatives à l'intimité des sphères privées ou professionnelles, jusque là non exposées, qui peuvent intriguer au point que les gens abonnés au compte d'un journaliste en ligne soient enthousiastes à l'idée de rencontrer l'intéressé. Un sentiment généralement attribuable aux fans de célébrités, qui peut expliquer pourquoi les médias qui ont abordé la thématique de la présence journalistique sur Twitter les traitent de « stars » ou de « starlettes ». Loin d'être ignorée, cette notoriété est mise à profit par les webjournalistes dans des stratégies d'évolution au sein du champ. L'une des premières formes de reconnaissance est la reconnaissance par leurs pairs (voir encadré « Affaire Zahia »), qui voient et estiment leur production sur Twitter, et les considèrent alors comme détenteurs d'une expertise sur le sujet du journalisme sur Internet. Les rédacteurs en question sont alors invités à s'exprimer dans d'autres médias sur le sujet. Nous verrons plus tard que les effets de cette notoriété restent 81 marginaux, bien qu'existant. « Mais avec Alex (ndla: Alexandre Hervaud), ça nous a marqués, parce qu'on a toujours fait ça pour rigoler... Et on s'est rendus comptes qu'on devenait connus... Et on s'est dit: '' merde ! Ca nous sert!'' A partir de là, tout les deux, on a continué à faire ce qu'on faisait avant. Et moi, ça m'a apporté énormément de chose [Comme quoi ?] J'ai été embauché à Slate... Ça a dû jouer indirectement. J'ai été invité en radio, en télé. Parce que les gens cherchent des journalistes pour parler d'Internet, les gens donnent mon nom parce que je suis connu sur Twitter. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Comme le sous-entend Vincent Glad, une autre forme de pouvoir conféré par un compte Twitter actif et suivi se place dans la recherche d'emploi. En effet, certains webjournalistes rencontrés confient avoir trouvé, ou espérer pouvoir trouver par la suite en cas de période sans activité, un emploi grâce à Twitter. En effet, de plus en plus de rédactions semblent rechercher des profils de journalistes qui exposent leur curiosité et leur activité sur des outils simples et gratuits tels Twitter. « La personnalisation du journalisme, c'est un bon truc pour les gens... Quand je suis arrivée sur Arte, ils me demandaient de faire des revues du web. Et au début, je faisais des trucs très proprets, très sérieux, très scolaires.... Et ils m'ont fait: ''écrit comme ton blog'' Ils préféraient lire mes papiers sur mon blog que mes papiers qui étaient un peu chiants ! Dans ce sens là, je pense que oui, la personnalisation est importante » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] « Après, je sais pas à quoi ça servira [Twitter] quand j'aurais ma fin de CDD à Libé. Je pense qu'il y aura forcément un truc. Le fait d'avoir construit un réseau, virtuel ou réel, ça aide énormément à une reconnaissance ou au moins une connaissance, de se voir, s'écrire, tout ça. » [Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010] 82 Cette volonté se retrouve également dans les centres de formation au journalisme, qui explique que ces outils sont tellement à la portée de quiconque, qu'un étudiant vraiment « volontaire » pour devenir journaliste doit être en mesure de se présenter, lors des oraux d'admission des écoles, avec un blog, un profil Facebook et un compte Twitter ouverts et si possibles actifs. « Je préfère un étudiant qui fera un blog, même si le blog est pas terrible, qu'il ait un compte Twitter, qu'il ait un compte Facebook et qu'il essaye de faire de la micro-information dessus. Faire du journalisme de liens, c'est à la portée de n'importe qui, ça me prouverait qu'il lit la presse. Et puis, voilà, je me dis qu'il a des outils gratuits à sa disposition et que s'il s'en empare pas... Je trouve ça dommage. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] II. La création d'une identité objective: de la communauté virtuelle à l'association La présence active sur Twitter semble avoir des effets positifs sur la reconnaissance des webjournalistes en dehors de leur domaine, partiellement, mais aussi et surtout au sein même du champ journalistique. La détention d'une notoriété leur permet de peser concrètement dans le champ: leur dotation en capital journalistique semble avoir augmenté par rapport à 2006. Mais Twitter apporte davantage qu'une reconnaissance individuelle des rédacteurs: il semble aussi jouer en faveur de la création d'une communauté de webjournalistes. Tout au long de l'enquête, les webjournalistes ont insisté sur les effets structurants de Twitter dans la formation d'un groupe de journalistes en ligne, qui se connaissent, se reconnaissent, se réunissent même. La période de l'isolement, décrite par Yannick Estienne, semble terminée, pour une partie d'entre eux du moins, qui s e reconnaissent mutuellement comme des membres d'un même groupe, sont « liés par le sentiment d'avoir des expériences à partager, des intérêts communs à défendre et une identité professionnelle à bâtir 159 ». 159 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140 83 A. Création d'une communauté: la fin de l'isolement « C'est même pas des équipes, les gens sont seuls... et tout seul, on ne peut rien faire... Ils n'ont pas forcément de lien avec les autres qui font à peu près la même chose sur d'autres sites titres » [Journaliste web. Paris. Janvier 2004] « [Y a-t-il un avant et après Twitter pour le webjournalisme ?] Oui, oui, complètement. C'est évident. Moi quand j'étais à 20Mintues.fr, je connaissais personne, personne ne se connaissait... Avec Twitter, tout le monde a appris à se connaître, avec le Djinn, tout ça... » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] « Sans Twitter, en si peu de temps, j'aurais sans doute pas rencontré autant de confrères et de rédacteurs en chef. » [Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010] Tous les journalistes web s'accordent sur ce point: Twitter a permis de rompre l'isolement pointé par Yannick Estienne, selon un même processus: la création d'un compte par nécessité professionnelle (cf. supra), la découverte de « quelques membres de l'entourage160 » sur le site de microblogging, qui entraîne une interaction et une conversation qui se font « comme ça161 ». Twitter, avec son caractère ouvert, qui mise avant tout sur une interaction et un dialogue simplifiés entre les acteurs, via un simple « @ », réunit toutes les conditions pour mettre en œuvre la constitution de la communauté. La communication facilitée et souvent permanente qui se noue entre les webjournalistes des différentes rédactions, qui partagent la même activité et qui échangent sur des banalités comme sur l'actualité du moment, crée une communauté de sens partagée. Les rédacteurs voient donc leur rencontre qui en découle comme la conclusion naturelle de leurs échanges sur le réseau social. « Avant, le journaliste qui était sur l'ordinateur,sans ce côté Twitter, sans ce côté on se connait, se sentait un peu seul dans un coin d'un bout de rédaction, payé une misère... » 160 Extraits d'entretien avec Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. 161 Idem 84 [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] « Après, tu leur parles toute la journée, et ça paraît normal de se rencontrer après. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Par ailleurs, cette reconnaissance mutuelle sous un même groupe estampillé « webjournalisme » est tout de suite visible dans l'emploi régulier du « nous » au cours des entretiens, de la désignation explicite des webjournalistes entre eux, chacun connaissant le nom, le prénom et le média de référence des uns et des autres. Ils portent un intérêt manifeste à ceux qui exercent une activité similaire à la leur et qui s'expriment sur Twitter. Cet intérêt se voit notamment dans le choix de suivre une personne ou pas sur Twitter: « Je suis les gens qui ''tweetent'' des choses assez cohérentes. Si c'est un jeune journaliste, ou d'une école, je regarde et je vois sa timeline. Si ça m'intéresse, je le suis, si ça m'intéresse pas je ne le suis pas. Après, c'est des gens qui me « at » [qui font un @, suivi de son pseudo, utilisé pour interpeler un utilisateur sur Twitter], je regarde. Après c'est beaucoup de journalistes... » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Autrement dit, en suivant d'autres journalistes sur Twitter, les webjournalistes entretiennent cette communauté, manifestent tant leur intérêt pour leurs confrères et que leur volonté d'entretenir cet intérêt et le groupe en train de se consolider sur Twitter. Des conséquences sur la pratique journalistique: la « méta-rédaction » Il semblerait que la constitution d'une communauté active de webjournalistes sur Twitter ait des effets y compris sur la pratique journalistique. En discutant toute la journée de choses et d'autres, dont l'actualité, en se répondant, en échangeant, au vu de tous, les journalistes web amorcent un mouvement qui va au-delà même de l'appartenance à une rédaction. L'activité de cette communauté active semble d'ailleurs bien présente à l'esprit des webjournalistes. Nous l'avons vu, passer outre le titre qui les emploie est une question qui se pose déjà à 85 titre personnel, pour chaque webjournaliste. Comment doivent-ils publier une information, et particulièrement un scoop ? Doivent-ils considérer et respecter la primauté du média sur leur propre compte personnel ? Cette réflexion est également entraînée dans le mouvement collectif: dans la mesure où individuellement, les webjournalistes échangent des informations, ils constituent de fait une sorte de « méta-rédaction », dont la conférence quotidienne se ferait sur Twitter et serait en permanence réactualisée. « J'ai l'impression qu'il y a une sorte de supra-rédac, faite de journalistes web, qui, quel que soit l'endroit où ils publient, quel que soit le média, sont reliés les uns aux autres. Moi je suis reliée avec Vincent [Glad] sur certains sujets, pourtant on ne travaille pas forcément sur les mêmes trucs. A d'autres personnes... Il y a une espèce de solidarité, qui du coup permet de construire un sujet à plusieurs quel que soit le média dans lequel on est. J'ai appelé ça pour rire la supra-rédac, mais je crois vraiment que c'est un truc comme ça. Et ça senti notamment sur le sujet « est-ce que Sarko est allé à Berlin en 1989 ? ». Chacun a fait son enquête, a publié et chacun a avancé. Par exemple, lefigaro.fr ressortait les archives, les photos de l'époque. Nous, à 20Minutes.fr, on avait beaucoup communiqué avec l'Élysée, ce qui a fait avancer le sujet. Il me semble TF1News avait publié pas mal d'images, des vidéos. Mis bout à bout, cela a refait le fil de l'histoire, vu que tout le modne avait appelé des gens différents... Après du coup on avait un papier de fin, de synthèse. On disait: lefigaro.fr a trouvé ça, 20Minutes.fr a trouvé ça... Et on ne communiquait pas vraiment entre nous, mais ça se faisait comme ça. Audelà, on communique énormément sur Twitter. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] « Il y a un immense côté participatif, parce qu'on voit ce que les gens font, quand ils reprennent une actu... Et tout le monde suit. A un moment, c'est assez impressionnant: pendant trois heures, on va tous parler d'un même truc. Et à ce moment là, il y a une espèce effet de mimétisme, et tout le monde tweete les liens de tout le monde, et c'est vrai que, il est arrivé de retrouver des liens vers Twitter dans les papiers ! [...] Les gens travaillent 86 ensemble, et au-delà de la rédaction, et le fait que l'on se connaisse grâce à Twitter ça a apporté un outil journalistique et participatif absolument fascinant. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Ce mouvement ne ferait que calquer celui de reprise, qui n'est pas nouveau au sein du journalisme: c'est le principe de « circulation circulaire de l'information 162 ». Le cycle classique d'une information débute au niveau des agences de presse, passe la journée par la presse écrite, la radio et les chaînes d'information en continue, avant de se clore au niveau des journaux télévisés de 20h des premières chaînes, TF1, France 2, France 3 et M6. Comme le soulignent Patrick Champagne et Dominique Marchetti, l'information en soi ne vaut pas grand chose, c'est sa reprise qui lui donne de l'importance Néanmoins, si Internet avait déjà interféré avec cette boucle, Twitter vient profondément la modifier, dans la mesure où il rompt le lien médiatique. Le schéma classique veut que la reprise soit réalisée de titre en titre, de média en média. Sur Twitter, les journalistes web des différentes rédactions, ainsi que d'autres, à la marge, issus de radio, de télévision et parfois de presse écrite, vont dépasser leur appartenance médiatique: simultanément, et dans un même effort, les titres vont s'interpénétrer, ainsi que les médias. De même, depuis toujours, les journalistes puisent dans les travaux de leurs confrères la matière première à un article. Cet exercice d'examen de la concurrence, qui la mute en une coopération de fait, est d'ailleurs particulièrement exacerbé dans l'exercice de la revue de presse. Mais encore une fois, Twitter, du fait de son caractère ouvert, vient instiller une certaine transparence au processus: alors qu'avant, personne, ni lecteur, ni confrère, ne pouvait voir le cheminement réflexif menant à la création d'un article, aujourd'hui, chacun peut trouver le point de départ d'une information sur Twitter. Néanmoins, si les journalistes reconnaissent cet échange, la construction dans un même élan de l'information, ils gardent néanmoins l'idée de la nécessité d'apporter une plus-value à leur propre article. Mais cette réflexion semble davantage se faire en des termes individuels que relativement à la promotion du site de rattachement. « Il y a toujours l'enjeu d'avoir le truc pas repris dans ton article. Faut avoir 162 CHAMPAGNE Patrick, MARCHETTI Dominique. « L'information médicale sous contrainte », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 101-102, mars 1994, « L’emprise du journalisme », pp. 40-62. 87 quand même l'originalité. [Il reste une course à la primauté de l'info?] Ah ouais, t'as quand même envie de faire un bel article ! Si les gens lisent le même partout, avec tous les liens mis sur Twitter, ils auront tout lu. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] « Avec Twitter, on a pris de l'importance bien supérieure à ce qu'on avait fait jusque là, et on avait des moyens de pression assez forts. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Ainsi, une dynamique commune semble s'être lancée sur Twitter, reliant les webjournalistes les uns aux autres, et impactant de fait leurs propres pratiques professionnelles. Les webjournalistes ont amorcé un mouvement dont ils sont conscients, et auxquels ils attribuent une certaine forme de pouvoir, même si celle-ci reste relative, nous le verrons. Mais au-delà de la création de fait d'une « méta-rédaction », qui dépasse le phénomène de rattachement à des titres médiatiques, cette communauté virtuelle s'est actualisée, non seulement en des rencontres sporadiques et informelles entre journalistes, mais aussi en une véritable communauté instituée. Un évènement en particulier est venu particulièrement renforcer cette communauté, l'institutionnalisant sous une même association nommée le « Djinn », « Association pour le Développement du journalisme, de l!information et de l'innovation numérique », en réaction à article surs les webjournalistes. B. « Les forçats de l'info »: le stigmate devenu emblème Le 26 mai 2009, un journaliste du Monde, Xavier Ternisien publie un article intitulé « Les forçats de l'info »163. A la suite de cette parution, un ensemble de réactions se produit sur les blogs de nombreux journalistes en ligne, réactions logiquement relayées sur Twitter. Cet article est pointé en emblème de la méconnaissance d'un journaliste papier « traditionnel » du média Internet, et provoque la formation d'un discours unifié du côté des webjournalistes, qui aboutit finalement en la création d'une association qui cherche à 163 TERNISIEN Xavier, « Les forçats de l'info », Le Monde, 26 mai 2009 88 défendre « le web [...] comme un support à part entière et les journalistes qui y officient comme les professionnels de l’information qu’ils sont 164. » Les « forçats de l'info »: « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet, Xavier? »165 « On leur a déjà trouvé un surnom : "Les OS de l'info." C'est Bernard Poulet qui a lancé la formule dans son livre choc paru en janvier, La Fin des journaux et l'avenir de l'information (Gallimard). On dit aussi "les journalistes "low cost" ", ou encore "les Pakistanais du Web". "Ils sont alignés devant leurs écrans comme des poulets en batterie" , constate, effaré, un journaliste de L'Express, en évoquant ses confrères du site Web Lexpress.fr. » C'est par cette accroche que Xavier Ternisien débute un article consacré aux webjournalistes, à qui il attribue « le teint blafard des geeks », et dont il détaille les conditions de travail: précarité des statuts, temporalité comprimée à l'extrême, horaires difficiles, déficit de reconnaissance des collègues. Son enquête est constituée d'entretiens avec des journalistes web, que nous avons nous mêmes rencontrés (Vincent Glad, Sylvain Lapoix), et d'une observation du terrain (NouvelObs.com , Lexpress.fr, 20minutes.fr). En concluant son article par un retentissant « Des esclaves, les OS du Web ? Sans doute, mais consentants pour la plupart. », Xavier Ternisien a mis le feu aux poudres. C'est toute une communauté de webjournalistes qui a critiqué point par point l'article, des rédactions en chef aux simples « exécutant » du journalisme. La « rébellion » est relevée sur Rue89 166, qui résume les papiers, pour certains très enflammés 167, parus quelques jours seulement après la page du Monde .Une prise de position commune qui vient renverser le stigmate en emblème et renforcer le processus de formation identitaire collective, alors balbutiant. Sur cette affaire, les webjournalistes que nous avons rencontrés mettent tous en avant l'approximation du journaliste du Monde, la propension à produire un article qui ne ferait que 164 LAPOIX Sylvain, « @ Djiin / Association pour le Développement du journalisme, de l’information et de l’innovation numérique », Djinn.eu, 27 mai 2009 165 METTOUT Eric, « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet, Xavier? », Nouvelle formule (blog), lexpress.fr, 25 mai 2009 166 DRYEF Zineb, « Après l'article du Monde, les "forç ats du Net" se rebellent », Rue89, 28 mai 2009 167 AUBRON Arnaud, « Non, sur le Net, les journalistes ne sont pas tous des "forç ats" », Rue89, 25 mai 2009 METTOUT Eric, « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet, Xavier? », Nouvelle formule (blog), lexpress.fr, 25 mai 2009 BOUNOUA Melissa, « Est ce que je suis un(e) forçat de l’info? », Misspress (blog), 26 mai 2009 LAURENT Samuel, « Des forçats, des Pakistanais, des geeks blafards et autres considérations professionnelles », Suivez le Geek (blog), figaro.fr, 27 mai 2009 89 stigmatiser la population spécialisée des journalistes en ligne, sans chercher à affiner le propos. Les avis sont plus ou moins durs à l'encontre de Xavier Ternisien, mais même ceux qui se disent « surpris par la polémique qui a suivi 168 » pointent la dilatation des résultats de l'étude du journaliste. « C'est extrêmement réducteur et c'est un peu dommage. » [Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010] « A côté de la plaque. Caricatural. A 20Minutes, tout ce qu'il a retenu c'est l'histoire du babyfoot. Et autour de ce babyfoot, il y avait tout le monde autour, pas que le web ! » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] Globalement, les journalistes web reprochent à l'article de ne pas avoir cherché à montrer l'hétérogénéité du webjournalisme. « Moi je suis allée dans beaucoup de rédactions web, je les connais presque toutes je crois, et je peux pas dire qu'une ne fonctionne de la même façon qu'une autre. Ca reste variable. C'est moins bien payé c'est vrai. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] Pour beaucoup, cette erreur provient de la position singulière de Xavier Ternisien, qui n'était non pas un chercheur extérieur à la profession, mais un journaliste du Monde, titre alors pris dans un débat interne violent entre sa rédaction numérique et sa rédaction print. De ce fait, les journalistes en ligne ont développé une méfiance à l'égard de ses intentions, soupçonnant que le journaliste n'ait d'emblée perçu son article sous des préjugés et un angle défavorables au webjournalisme – d'autant plus qu'il n'est pas spécialiste des médias, mais des religions. 168 Extrait d'entretien avec Emmanuel Torregano, créateur et rédacteur en chef d'ElectronLibre.info. Août 2010 90 « Moi je l'ai rencontré pour le papier des forçats. Je lui ai dit ce que je t'ai dit, à savoir que je considérais qu'on était privilégiés... Et le type était très sympa, mais il a raconté tout le contraire ! Il partait comme ça de toute façon, me disant: ''alors, c'est dur le web, hein ?'' » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] « Ce qui me gène dans son papier, c'est qu'un papier politique, qui intervenait ans une période compliquée au monde. Une haine interne entre les journalistes et les journalistes du monde.fr, avec les papier qui veulent faire du web et une vraie frustration de l'autre côté pour les raisons qu'on connait aussi. Donc c'était assez compliqué. » [Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010] L'article de Xavier Ternisien a provoqué un mouvement de réflexion assez inédit au sein de l'activité: propos sur le journalisme en ligne, au sein du journalisme, et évidemment lus avant tout par des journalistes, il ont forcé les jeunes rédacteurs web à expliciter leur positionnement par rapport à leur activité. C'est avant tout le coup d'éclat des webjournalistes qui a été retenu au sein de l'espace médiatique. Il est vrai que beaucoup d'entre eux ont été choqués par les qualificatifs employés dans l'accroche et la conclusion de l'article, se sentant insultés, réduits à une caricature. « C'est pour ça que l'article a fait débat, c'est parce qu'on sentait le mépris. Que le web est moins bien. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Ceci étant dit, la grande majorité souligne que l'article n'est pas complètement en dehors de la réalité: l'opposition n'est pas sur le principe, papier contre web, mais à l'inverse fait l'objet d'un effort argumentation. Ainsi, tous relèvent qu'effectivement, la temporalité sur le web est différente, qu'elle exige de fait une mise à jour permanente des articles. De ce fait, le webjournaliste est un journaliste « à plein temps ». Néanmoins, tous estiment que cette permanence journalistique n'est pas nouvelle et qu'elle est au fondement du journalisme, de tout temps. 91 Par ailleurs, les rédacteurs rencontrés reconnaissent effectivement la difficulté d'obtenir un statut stable, insistant sur les périodes de roulement du web. Mais ils regrettent que l'article du Monde ne fasset pas le lien avec une presse globalement en crise, qui pâtit d'un manque de financement. « J'étais encore stagiaire, à l'école, Donc ce qu'il écrivait me semblait vraiment réel... Les salaires de merde, le fait qu'il faille travailler plus que dans du papier ou que sur d'autres supports... Enfin, pas plus, mais plus à la chaîne. Ça me semblait pas vraiment faux. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Au-delà de ces argumentaires, il est intéressant de noter que les journalistes en ligne se sont appuyés sur l'exposition de leur travail, seulement eux inadéquate, dans les pages du Monde, pour affirmer leur identité et, plus encore, leur fierté de posséder cette identité. A la différence des conclusions de Yannick Estienne, qui relevait en 2006 que les journalistes web cherchaient à gommer cette particule qui les gênait tant, ces derniers affirment leur spécialité et clament leur amour du web. Selon eux, « Les forçats de l'info » est l'occasion de relever les difficultés du support web, pour mieux les dépasser et pour permettre au journalistes en ligne d'accéder à un statut plus privilégié. « Non, le web c'est pas moins bien. Oui tu bosses beaucoup, oui il y a moins de temps, et encore, il y a moins de temps, ça dépend des rédactions ! Vincent [Glad] à Slate, quand il fait un article, il a quatre jours et il interviewe la Terre entière ! [...] Lui [Xavier Ternisien] est rentré dans les rédac, nous a vus comme des pauvres machines, alors que les journalistes qui aiment le web, qui en ont la passion, et qui demandent simplement de faire des choses ! Moi quand je faisais un article sur le papier j'étais frustrée, je pouvais pas mettre mes liens et mes vidéos ! C'est un média qui est génial, tous les jours tu découvres des trucs, des articles que tu n'aurais pas lu sans avoir le net, sans avoir Twitter, sans avoir tout ça. Le papier, Le Monde, maintenant ils ont trois jours de retard ! Ben oui, tu te dis maintenant: "je suis fière d'être journaliste web !" Tu peux faire plein de trucs, apprendre plein de trucs » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] 92 « Forcément Ternisien a un peu raison quand il dit que nos conditions sont pas simples, mais ce qu'il oublie de dire que c'est des gens vraiment passionnés, qu'on adore ce qu'on fait. Et qu'on considère tous qu'on a une chance énorme. Moi je considère que j'ai une chance énorme d'avoir 25 ans, d'avoir été le jeune de service à l'école. Je suis arrivé sur le marché de travail à 21 ans, j'étais le seul et j'ai une chance folle d'arriver au moment où les rédactions se recréaient. On a tous confusément ce sentiment d'avoir une chance énorme. C'est pour ça que le papier de Ternisien on l'a mal pris. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Face à ce qu'ils ont considéré au mieux comme une approximation, au pire comme une attaque, les webjournalistes ont donc fait le choix de mettre en avant la difficulté de leur support, pour mieux les dépasser et faire reconnaître le web et leur spécialité. Une situation inédite, qui a animé la communauté Twitter à l'été 2009 et qui a eu pour effet de précipiter la création d'une association en faveur du wevjournalisme: le Djinn. Le Djinn: d'une communauté virtuelle à une association, le renforcement des liens Le 27 mai, soit le lendemain de la parution de l'article de Xavier Ternisien, un journaliste de Marianne2.fr, annonce la création du Dj inn, une association « pour le Développement du journalisme, de l!information et de l!innovation numérique ». Ce lancement avait été annoncé dans les pages du Monde 169 à l'encontre de la volonté de son fondateurs, nous a-t-il indiqué lors d'un entretien. Cette insert semble donc avoir précipité la constitution du collectif qui, selon Sylvain Lapoix « était en gestation depuis longtemps: le papier de Ternisien a été un simple catalyseur ». Dans un billet publié sur un blog fraichement constitué, Sylvain Lapoix expose la trame des réactions qui a suivi la publication de l'article du Monde. Apparemment nombreuses, les prises de contacts nouées à l'époque entre webjournalistes et au sujet de l'article de Xavier Ternisien ont été confirmées au fil des autres entretiens. Le même schéma se dégage des différents témoignages: les communications ont débuté via Twitter, puis sur une messagerie 169 « Sylvain Lapoix, journaliste au site Marianne2.fr, qui envisage de créer une association pour défendre les droits de ses collègues », in TERNISIEN Xavier, « Les forçats de l'info », Le Monde, 26 mai 2009 93 instantanée et via envoi de mails, et se sont conclues en une réunion entre quelques personnes intéressées par la création du Djinn, comme Vincent Glad, Mélissa Bounoua ou Samuel Laurent, du Figaro. « J’ai reçu une jolie volée de coup de fils, mails, Direct message (Twitter), Private message (Facebook) et autres me demandant des infos sur cette fameuse « association », voire proposant d’y adhérer, bien qu’elle n’exista que dans une poignée de mails et dans le-dit papier du Monde.170 » L'annonce de la création du Djinn est réalisée en termes engagés: « le web est là et le journalisme ne peut plus se construire sans lui », « Le web est caricaturé par tous, y compris par les médias eux-même, comme un cloaque d’où se déverserait les insultes, les rumeurs et où se déchaînerait les plus bas instincts démagogiques… Internet contient de tout et les journalistes n’y sont pas moins soucieux de la déontologie et de l’information que leurs confrères. » Des propos forts, qui vont dans le sens d'une affirmation de la spécificté du journalisme web, tout en assurant à nouveau l'application par cette spécialité des fondamentaux de la profession: « déontologie » et « information ». De ce fait, semble se profiler une identité duale, à la fois marquée par la revendication de la particule web, mais également tenue par l'affirmation d'une similarité des journalismes au sein du champ, au moins au niveau de ses fondamentaux. Comme le souligne Sandrine Leveque 171 dans son travail sur la constitution du groupe des journalistes sociaux, ce processus identitaire ambivalent n'est pas contradictoire, à l'inverse, il s'agit d'un « double travail de légitimation », qui participe à la fois du renforcement du groupe de journalistes « professionnels » et de la constitution d'un sous-groupe unifié, institutionnalisé et spécialisé. Devenu association, le Djinn refuse de se constituer en institution représentative traditionnelle, le statut de syndicat étant ainsi exclu: « il a été convenu que le Djiin n’adopterait jusqu’à nouvel ordre aucune forme légale conventionnelle : nous sommes sur le web, et cela nous suffit 172 » Autrement dit, si Yannick Estienne évoquait la crise des formes traditionnelles de représentation, celle-ci ne semble pas empêcher la formation de collectif dont la fin est sensiblement la même: faire reconnaître une certaine activité au sein du groupe 170 LAPOIX Sylvain, « @ Djiin / Association pour le Développement du journalisme, de l’information et de l’innovation numérique », Djinn.eu, 27 mai 2009 171 LEVEQUE Sandrine, Les journalistes sociaux. Histoire et sociologie d'une spécialité journalistique, PUR, 2000 172 Djinn, 26 novembre 2009, Djinn.eu 94 professionnel et dans l'espace social. La genèse du Djinn est d'ailleurs reconnue et légitimée dans le rejet des formes de représentation classique: « le web, cela nous suffit ». Un juin 2009, le Djinn lance le « café des OS », rencontre au nom lié sans équivoque à l'article fondateur de Xavier Ternisien. Dans un billet écrit sur le blog dédié, Sylvain Lapoix tourne en dérision les qualificatifs employés par Xavier Ternisien, révélant ainsi davantage l'importance que ceux-ci ont pris dans l'esprit des webjournalises et dans leur mouvement identitaire: « Amis forçats de l’info : rendez-vous au 1er café des OS le 18 juin à Bastille ! Sortez de vos mines, échappez-vous de vos batteries et délaissez vos boulets : le 18 juin 2009, le Djiin vous invite au premier Café des OS, lieu de convivialité et de débat entre journalistes Internet.Histoire de refaire le web, vous êtes conviéle jeudi 18 juin 2009 à partir de 20 heures.au Café de l’Industrie 17 rue Saint-Sabon, métro Bastille à Parisen. Bleu de travail, clé à molette bluetooth et casquette Wifi ou tout autre accessoire.Pour toute info ou suggestion, le mail du Djiin est à votre disposition : [email protected]." » En pratique donc, le Djinn se matérialise avant tout en une chaîne de mails, un comtpe Twitter et la fixation de rendez-vous mensuels, dans des cafés parisiens. Aucune cotisation n'est demandée, l'association garde un côté informel: les journalistes du web se retrouvent pour boire quelques verres; seule l'intervention de Sylvain Lapoix ou de Melissa Bounoua, équipe dirigeante de l'organisation, rappelle le motif associatif d'arrière-plan. En novembre 2009, le Djinn lance un questionnaire, toujours en cours d'analyse à l'heure où nous écrivons. De l'aveu même des membres du Djinn, cette affaire n'est pas encore très sérieuse, mais son caractère symbolique vaut tout de même de s'y arrêter. En 2006, Yannick Estienne soulignait qu'aucune organisation ne s'était créée, ou ne semblait même vouloir se créer. Des forums restreint existaient bien sur Internet, mais sans dynamique réelle et sans correspondance dans le réel. Le Djinn, même si sa matérialisation renvoie aux retrouvailles de jeunes journalistes web, n'en symbolise pas moins un effort de mise en partage: les journalistes en ligne estiment pertinent, évident, qu'ils se retrouvent en présence d'autres journalistes en ligne. Symboliquement, le Djinn représente une dynamique commune qui faisait jusque là défaut aux journalistes en ligne. 95 L'article de Xavier Ternisien et la constitution du Djinn constituent le point d'orgue du mouvement collectif dont la formation avait été amorcée sur et via Twitter. L'affaire, relayée sur les réseaux sociaux, a contribué à faire se rencontrer les jeunes webjournalistes qui communiquaient jusque là sur Internet (Twitter, Gmail, Facebook) et à de fait créé un mouvement collectif, qui se poursuit aujourd'hui. « Au premier rendez-vous du Djinn, au Café de l'industrie en 2009, après le fameux papier de Ternisien et tout, c'est très très marrant de voir tant de gens au vrai que je suivais sur Twitter ! Des potes de Rue89, du Figaro, de Mediapart, etc. C'était vraiment un truc intéressant qui a permis de mettre déjà une tête sur un nom ! Après, ça c'est poursuivi avec d'autres événements, des apéros plus informels, ou des soirées, ou des rendez-vous plus formels type conférences de presse... Ça a permis de rencontrer des gens qui partagent le même taf quoi ! » [Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010] « La première vraie rencontre c'était le débat des forçats. Parce que, quand j'organisais tout ça, forcément, j'organisais ça sur Twitter, en faisant des reply, en disant "venez, venez". Donc du coup, les rédacteurs qui ont assisté à ça étaient uniquement des gens que je connaissais via Twitter. C'était Aude Baron,... la plupart du public qui était là c'était des gens qui faisaient partie du réseau Twitter et que je n'avais jamais rencontré. C'est là que je les ai rencontrés en vrai pour al première fois. Et quand on a décidé de monter le Djinn, on a fait une première réunion où il y avait Vincent Glad, Samuel Laurent (Figaro), Sylvain (Lapoix, pigiste)... Q uand on a fait le premier pot du Djinn, alors là... il y avait toute ma timeline ! » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Les journalistes reconnaissent que Twitter a aidé à former un processus identitaire, qui joue tant dans la valorisation individuelle, que dans celle du collectif. L'observation de leurs pratiques tend effectivement à confirmer ce sentiment. 96 « Ça aide à personnaliser. C'est vrai que ça nous a personnalisé. Et c'est vrai que ça a permis, après les forçats justement, qu'on se connaisse tous. Si maintenant on se connait tous c'est aussi grâce à ça. A mon avis, j'aurais jamais voulu rencontrer Alex Hervaud s'il n'avait pas été sur Twitter; j'aurais jamais rencontré Vincent Glad... Enfin, j'aurais voulu les rencontrer ! mais ça se serait fait beaucoup moins vite et il n'y aurait pas eu de grandes réunions comme on fait maintenant tous les mois. Ça a créé une corporation. Ça nous a personnalisé et ça a créé une corporation. « [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Néanmoins, chacun reconnaît que cette notoriété est toute relative. Le processus identitaire n'est pas synonyme d'une reconnaissance accrue pour les webjournalistes. 97 Chapitre 2. L'identité de webjournaliste: un impact à relativiser A l'issue de notre enquête, il semblerait que les journalistes en ligne soient parti à la recherche d'une identité qui leur est proche. « La lutte pour la reconnaissance du journalisme Web » n'est plus « au point mort »173. Tant d'un point de vue individuel que collectif, les webjournalistes ont acquis une notoriété grâce aux nouveaux usages du web, qui les environne et pour lesquels ils ont un intérêt tant professionnel que personnel. Mais si cette dynamique commune est un phénomène nouveau dans le cas du webjournalisme, qui mérite de ce fait qu'on s'y attarde, la construction d'une identité webjournalistique n'en est qu'à ses prémices. Plus encore, elle ne forme pas encore un ensemble stable et consensuel au sein du sous-groupe spécialisé: des divergences existent quant aux points identitaires à valoriser, qui comportent les traces des stigmates passés relevés par Yannick Estienne: cette volonté de se débarrasser de la particule « web » pour mieux se hisser au statut légitimé de journaliste professionnel. Par ailleurs, si un processus identitaire est en route, appelant à faire reconnaître le journalisme web en tant que tel, ses effets performatifs restent néanmoins assez ténus. Minimes au sein du champ journalistique, ceux-ci restent quasiment lettre morte en-dehors de l'activité, auprès du « grand public ». Enfin, il est nécessaire de garder à l'esprit que les formations identitaires des journalistes web n'ont rien de révolutionnaires: elles mettent en oeuvre des processus déjà remarquées au sein du champ, ou de tout autre profession, qui consistent en l'édification et la valorisation d'un réseau. De plus, nous n'avons eu de cesse de le rappeler, Internet et ses usages, ainsi que le journalisme, se caractérisent tout deux par une labilité essentielle. Autrement dit, le journalisme en ligne est appelé à se modifier, à s'adapter, et à s'échapper des idéaux-types forgés pour la compréhension de notre étude. Ni révolution journalistique annoncée à l'aube des années 2000, ni avenir figé de toute une activité, le journalisme web est l'exemple d'une pratique professionnel impactée par son environnement et qui tente de légitimer ses évolutions, appelées à être permanentes. 173 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , op.cit, p.141 98 Section 1. Mouvement de double légitimation identitaire Comme le souligne Denis Ruellan, le journalisme est mué par un « professionnalisme du flou », défini par une ambiguïté entre valorisation des mythes journalistiques, brandis comme fondamentaux de l'activité, et mise en avant de son hétérogénéité et, par là-même, de chacun des composantes de cette pratique professionnelle protéiforme: « Le groupe des journalistes français aurait ainsi réussi à se construire une identité professionnelle duale, faite, d'une part, de la puissante respectabilité sociale et politique que confèrent un statut exceptionnel et une réputation de compétence soigneusement entretenus, et tenus d'autre part de la richesse et de l'adaptabilité que permet la fondamentale indéfinition de ses accès, de ses missions et de ses pratiques 174 ». Tout comme son champ d'appartenance, la spécialité webjournalistique se distingue par une hétérogénéité: chacun variant dans la définition à donner à son activité. Au-delà de la singularité inhérente à chaque individu, deux mouvements peuvent être identifiés: l'un, à attribuer aux plus jeunes des rédacteurs en ligne, insiste particulièrement sur la reconnaissance du web, l'autre, qui prédomine chez les plus anciens webjournalistes, appuient sur la nécessité d'être d'abord journaliste. I. la reconnaissance d'un particularisme: enjeu de discorde Nous l'avons vu, deux mouvements identitaires sont à l'œuvre dans le chantier de reconnaissance lancé par les webjournalistes, sur Internet. D'une part, la valorisation de la spécialisation, d'autre part, celle du rattachement aux « fondamentaux » du journalisme. Si ces deux courants se retrouvent dans chaque discours webjournalistique, certains appuient plus que d'autre sur l'une ou l'autre des tendances. Particulièrement, il est remarquable que si les plus jeunes des webjournalistiques, dont l'âge n'excède pas trente ans, insistent sur leur appartenance à une spécialité et à nouveau genre de journalisme, les représentants les plus anciens de cette activité mettent d'abord en avant le fait d'être journaliste. 174 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.37 99 A. Ben oui, tu te dis maintenant: « je suis fière d'être journaliste web ! »175 Il est notable que les jeunes webjournalistes insistent particulièrement sur la nécessité de faire reconnaître la particularité de leur support, qui influence leur façon de chercher de l'information, de la transmettre et de la publier. Leur attention dans le processus identitaire est bien portée sur le caractère « web » de leur pratique professionnelle que sur leur appartenance au champ journalistique, même si, in fine, la reconnaissance au sein de ce champ est visée. « La temporalité est tellement différente que c'est dur de s'y remettre [au papier]. Et la manière que j'ai d'écrire sur le web, est difficilement transposable sur l'écrit, parce que j'ai pas les liens, je gère pas la mise en page, les vidéos, les photos... » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Cette attention particulière a des effets sur la façon dont ils perçoivent leur profession, parfois très axée sur la technique et le support, ainsi que sur l'avenir projeté sur le journalisme, dans lequel le web a une très grande place, et devient progressivement une place convoitée, évidente et naturelle au sein du champ. Une statut « cool » qui vient progressivement prendre le pas, dans l'esprit des journalistes, sur les titres symboliques et historiques, qui font « moins rêver » « Au-delà du journalisme, la tendance fait que le webjournaliste sait écrire des articles, est capable de faire du son, de la vidéo, bref, du multimédia, et s'intéresse à ce que fait le web en général. Comment se fait le web. Moi, je fais ce job assez particulier de community manager, et pour moi, il y a une espèce de triangle de fonctions: l'activité de journaliste, celle de community manager et celle d'entrepreneur du web. Participatif, écriture des articles et tu veux améliorer le site pour lequel tu bosses. T'as envie de toucher au web. De faire plus qu'écrire. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] 175 Extrait d'entretien avec Mélissa Bounoua, webjournaliste à 20minutes.fr, juillet 2010 100 « J'ai l'impression qu'avec l'arrivée de Twitter, c'était plutôt 2009, d'un coup c'est devenu cool, marrant. [...] Ça a vachement changé la donne. Aujourd'hui quand t'es dans le web, tu vois les journaux papiers comme des choses assez sclérosées. En fait, ça fait moins rêver. Même si je lis encore Le Monde et Libération, ce sont des grands journaux. Mais je me battrais pas pour y écrire. » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Le web n'est plus un marche-pied pour entrer dans les fonctions nobles du journalisme, il est une fine en soi, et présenté comme tel par les jeunes webjournalistes. De ce fait, il est important pour eux de valoriser sa reconnaissance. Mais encore une fois, les discours ne sont pas tous homogènes, et se confrontent d-sous une même approche le désir d'être reconnu au-delà des supports, et celui d'être reconnu précisément pour cette spécialité. Néanmoins, la prévalence du web est à noter. « Ben pour moi, ce sera quand il y aura plus, tu vas me dire c'est presque le cas, mais quand il y aura plus une différence entre journaliste presse écrite, radio et télé et journaliste web. Parce que la différence presse écrite, radio, télé, web n'a plus aucun intérêt. Moi je suis fier d'être journaliste principalement web. Et après, tu peux me proposer d'écrire pour le même salaire uniquement à Libé ou uniquement à Ecrans, je resterai à Ecrans. Une question de facilité, de plaisir, moins de contrôle, plus libre, aussi au niveau du format. » [Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010] Bien entendu, ce discours n'est pas uniforme et il compte, nous l'avons déjà vu 176, des appels à reconnaître les webjournalistes comme journalistes compétents, qui mettent en oeuvre la même « déontologie » et la même attention que leurs confrères à l'ouvrage. Mais si les rédacteurs en ligne oscillent entre valorisation des mythes fondateurs du journalisme et mise en avant de leur spécificité, les plus jeunes insistent néanmoins davantage sur leur spécificité. Plus encore, ils se démarquent de leurs aînés en assurant qu'une reconnaissance des webjournalistes par leurs paris est nécessaire, là où les journalistes plus âgés insistent 176 Cf. LAPOIX Sylvain, « @ Djiin / Association pour le Développement du journalisme, de l’information et de l’innovation numérique », Djinn.eu, 27 mai 2009 101 avant tout sur la reconnaissance par le travail et dans le journalisme en général, non basée a priori sur une particule. B. « Il n'y a pas de raison de s'identifier à un outil. Il n'y a pas eu de journalisme de machine à écrire. 177 » Du côté des journalistes trentenaires ou plus, on ne perçoit pas ou moins les enjeux d'une reconnaissance selon le support. A l'inverse, les discours se focalisent sur l'appartenance d'une même communauté de pratiques, d'éthiques et de fondamentaux, qui ont tous en lien avec les mythes constitutifs du journalisme. Ces approches se focalisent sur la recherche d'information, la vérification des sources ou l'éclairage des lecteurs, présentés comme la base d'un travail de journaliste. « Je suis journaliste avant tout. Pour moi le web, c'est un changement d'ère, un changement de période, et en tant que tel, il permet la création de nouvelles marques. [...] [Tu penses qu'il y a quand même une identité qui se forme du côté des webjournalistes ?] J'espère pas pour eux. Parce qu'ils s'enfermeraient sur un substitut pornographique. Le pornographe, c'est celui qui s'intéresse à l'outil, plus qu'à sa manipulation. Encore une fois, exercer le métier de journaliste, c'est pas d'être obsédé par l'outil, tu ne lui appartiens pas, et de toute manière ça va être restrictif. » [Emmanuel Torregano, créateur et rédacteur en chef d'ElectronLibre.info. Août 2010] De ce fait, approcher la question de la reconnaissance des webjournalistes en fonction de leur support peut provoquer une réaction assez forte de la part de ces rédacteurs, qui répètent d'une part que le journaliste est journaliste avant d'être relié à son support et qui, du même coup, expliquent ne pas entendre les raisons de ce besoin de reconnaissance. « Un webjournaliste est journaliste. Son combat c'est d'avoir la carte. Il y a pas marqué le support ! Il y a marqué le nom de son média sur la carte ! [...] 177 Extrait d'entretien avec Emmanuel Torregano, créateur et rédacteur en chef d'ElectronLibre.info. Août 2010 102 On fait pas un boulot pour être reconnu. On fait un boulot pour donner de l'info. Pour moi, c'est de la perte de temps. On a de la chance d'avoir un boulot super intéressant, où tous les jours on fait des choses différentes, moi ça me suffit. C'est tellement passionnant comme voie. [...] On ne fait pas ça pour être reconnus par les pairs. S'il a la carte de presse, il a la carte de presse. Moi ça ne m'a jamais dérangé. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] La rupture au sein des webjournalistes peut s'expliquer non pas par l'ancienneté en soi des journalistes, mais plutôt par son corollaire: les trentenaires et plus bénéficient d'une expérience plus longue et donc d'une reconnaissance plus importante, de faits d'armes accumulés. Ceux qui se classent dans cette section du webjournalisme ont en effet écrit sur des sites web, certains poursuivent cette activité, mais ont également fait l'expérience de postes plus élevés hiérarchiquement: rédaction adjointe, création de site d'information en ligne. De ce fait, ils ne sont plus simplement des « petites mains » du webjournalisme. Cette élévation hiérarchique peut expliquer l'incompréhension exprimée par ces journalistes, pour qui le simple fait d'être journaliste suffit à apporter de la satisfaction dans la pratique: la défiance leur est étrangère, même si ceux-ci reconnaissent dans un même temps l'expérience passée d'un manque de considération de la part d'anciens collègues du papier. Cette étrangeté peut également expliquer le recours à des attributs de reconnaissance traditionnels du journaliste professionnel, comme la carte de presse. Les journalistes web plus jeunes pour la part, ont le plus souvent fait l'expérience récente de l'obtention chaotique de la carte de presse, que cela soit dans leur cas propre ou dans le cas de l'entourage professionnel. II. Le renouveau dans la représentation collective A l'issue de son enquête, Yannick Estienne expliquait en partie l'absence de lancement d'un processus identitaire chez les webjournalistes par la désaffection globale pour « les formes classiques de solidarité d'organisation et d'action collectives ». Nous avons vu que cette désaffection ne concerne pas le fait de se représenter en un collectif, en lançant une dynamique identitaire commune, mais en effet, il semblerait que les formes classiques soient 103 bel et bien en périls. L'exemple du Djinn en est une bonne illustration. Comme nous l'avons déjà vu, l'association a rapidement précisé sur son blog officiel qu'elle se contenterait du web pour assurer sa représentativité, et qu'elle ne souhaitait pas de statuts plus officiels ou plus institutionnalisés. Lors de réunions auxquelles nous avons assisté, cette volonté était souvent répétée, plus clairement parfois: le syndicalisme était ainsi rejeté. Ce rejet se voit particulièrement chez certains webjournalistes qui certes assistent aux réunions du Djinn, mais sont réticents à s'engager davantage, dans des formes de revendications classiques. « Pas chaud pour créer un syndicat. A l'époque, je pensais qu'on était privilégié, vraiment contre Ternisien. Donc j'ai vite disparu des mails de départ. Je sais pas trop... Ca pourrait être intéressant de rester, de se structurer, de rester informel... je sais pas trop... Au début, je trouvais ça quand même intéressant qu'il y ait des interactions ! Tout le monde se connait, on parle entre nous, même s'il ne s'agit pas du tout de ça.[du webjournalisme] » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] Il est en plus nécessaire de noter que le Djinn a été fondé par un journaliste qui se démarque de ses confrères par son engagement politique, très axé à gauche. Sylvain Lapoix le reconnaît lui-même, cette divergence d'engagement politique a souvent entraîné des discussions vives entre lui et d'autres webjournalistes, moins enclins à se politiser. Autrement dit, la question soulevée par Yannick Estienne reste entièrement posée et la constitution d'une communauté au sein des webjournalistes n'est en rien un renouveau syndical au sein du journalisme, et encore moins le signe d'un regain d'intérêt global pour l'engagement politique. 104 Section 2. Le problème de la reconnaissance Si les journalistes en ligne se sont engouffrés dans l'entrebâillement de la question de leur identité, jamais emprunté jusque là, l'accès à la reconnaissance reste bel et bien « une gageure 178». Certes, ces rédacteurs ont su tirer profit de leur notoriété sur Twitter, dans des stratégies de promotion ou de mouvement au sein du champ journalistique, mais celle-ci ne semble pas suffisante pour les doter d'un capital journalistique important: le turn-over reste important au sein des rédactions, les salaires faibles et les mécanismes de reprises de l'information sur Internet toujours limité. Bien davantage qu'un processus fini, la recherche de reconnaissance est dans son entame: une progression peut être constatée entre 2006 et 2010, mais celle-ci n'est pas synonyme du renversement de la position des webjournalistes au sein du champ, du pôle dominé vers le pôle dominant. Par ailleurs, si leur reconnaissance reste limitée au sein de leur propre sphère professionnelle, elle est quasiment nulle en dehors de celle-ci. En raison de la faible percée de Twitter au cœur du grand public, ces acteurs ne sont pas associés à des grands noms du journalisme et leur notoriété est donc très limitée au regard de ce référentiel élargi. I. Une spécialité toujours dominée Au sein du champ journalistique, si la situation s'est quelque peu améliorée, les journalistes web présents sur Twitter bénéficiant d'une certaine notoriété qui les sert lors de stratégies internes de promotion personnelle, l'ensemble du journalisme web est loin de bénéficier d'un statut privilégié. En effet, si Twitter a aidé les webjournalistes à se créer un nom et à se reconnaître collectivement, il n'a pas réglé le problème de la pérennité économique des rédactions. Le manque de moyens est toujours aussi grand, ce qui entraîne logiquement une certaine précarité des statuts et un turn over renforcé au sein des rédactions. Celles-ci n'ont par ailleurs pas un mode d'organisation unifié et certains fonctionnements observés aux premiers pas de la presse en ligne sont encore observables au sein des rédactions numériques. A l'aune de la grille établie par Julien Duval 179, nous sommes en mesure d'établir que 178ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140 179 DUVAL Julien, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Seuil, Paris, 2004, 366 p. 105 la spécialité webjournalistique est encore dominée, en raison d'une dotation en capital journalistique certes en progression, mais toujours faible relativement aux canaux historiques. Les médias traditionnels, ainsi que les mythes constitutifs du journalisme conservent donc une place importante, dont l'effet se mesure encore aujourd'hui au niveau des centres de formation au journalisme, mais qui tendent à s'estomper ou à se renouveler, dans le sens d'une intégration du web. A. Des rédactions non homogénéisées en recherche de modèle économique Dans les rédactions web françaises, le manque de moyens se fait toujours sentir. De ce fait, les effectifs restent réduits, les possibilités de produire des articles contenant une plusvalue, une exclusivité, qui découleraient d'un travail d'enquête sont entravées. Certaines rédactions essayent de combler ce manque de moyen en ne mettant l'accent sur un contenu original, qui se démarque de la presse papier. C'est notamment le cas des pureplayers, comme Slate ou Rue89. Sans être rattachés à un titre historique, ils ne sont pas tenus par une attente d'information généraliste et peuvent s'adonner à la production de contenus qui diffèrent d'une reprise exclusive de l'information ou d'un batonnage de dépêches d'agences. Néanmoins, ces sites sont tout de même dépendants d'un manque de moyen et pâtissent aussi de l'absence de modèle économique pérenne: les effectifs sont très limités, privilégient le système de piges et de stages. Les rédacteurs plus stables ne doivent pas uniquement endosser la tâche rédactionnelle, mais ont également la responsabilité d'alimenter d'autres rubriques des sites, non signées, ou d'organiser la pige. Une multiplication des fonctions qui ne permet pas la visibilité d'un journaliste et qui entrave donc la construction de sa notoriété: pendant ce temps de « maintenance », les lecteurs et confrères situés à l'extérieur de la rédaction ont l'impression que le rédacteur en question « ne fait rien180 ». Le manque de moyens se fait particulièrement ressentir au sein des sites-titre. L'allocation de financements ou d'effectifs supplémentaires dans le web paraît vite incongrus pour les titres de presse, dont la majorité lutte déjà pour assurer leur pérennité sur le papier. De ce fait, de nombreux sites associés à des quotidiens ou des magazines d'information poursuivent l'activité de batonnage, similaire à celle que l'on pouvait observer au début des 180 C'est le cas par exemple pour Vincent Glad, une critique souvent entendue lors des entretiens 106 années 2000. Et pour beaucoup, l'originalité et la diversification des tâches sur Internet dépend de l'enthousiasme et de la ténacité de certains rédacteurs en chef. Par conséquent, de nombreuses rédactions ne font pas signer leurs articles et plus encore, entretiennent le sentiment que le web est inférieur au papier, dont il n'est que la vitrine ou l''appendice. L'hétérogénéité des rédactions a donc également des effets sur la perception des journalistes sur leur support, et contribue notamment à la transmission des valeurs journalistiques traditionnelles aux nouveaux entrants, qui cherchent à accéder à des supports plus « nobles » après le passage par le web. « Il y a beaucoup de jeunes sur Internet, parce que les vieux ne veulent pas y aller et que dans beaucoup de journaux papier, quand on va au net c'est le placard quoi ! L'erreur qui a été faite, c'est de la responsabilité des patrons de presse, qui ont pas assez versé de fric sur le web, du coup, on fait du batonnage. Et on arrive pas à arrêter les dépêches. C'est comme la cigarette ! Alors que les dépêches c'est partout sur Internet ! Le Monde ça leur coute 20 000 euros par mois pour avoir le fil AFP ! Plus le salaire des journalistes qui les traitent ! C'est dingue... » [Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010] B. Ecoles de journalisme: le web, toujours une voie poubelle ? Au niveau des centres de formation au journalisme, l'enthousiasme à l'égard du web semble toujours limité. Le web ne fait pas rêvé les apprentis journalistes, du moins dans un premier temps. « Je n'ai jamais eu en début d'année un étudiant qui le dit: ''je rêve d'être journalistes web''. Je les vois pas les ''digital native''. Ils sont tout de même assez passifs, comme je l'étais moi-même. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] 107 Les écoles de journalisme proposent néanmoins de plus en plus de formation au web qui peuvent ouvrir les étudiants à ces usages. Prenant exemple sur les facultés de journalisme américaines, qui privilégient la formation poussée des étudiants au web, y compris dans ses méandres techniques, les centres de formation français axent davantage leur enseignement sur la gestion de la temporalité du web, de plus en plus perçu comme outil légitime à la recherche et à la publication de l'information. Cette adaptation, qui suit l'évolution des usages du web dans l'optique de ne pas laisser le journalisme « être dépassé » permet, nous l'avons vu, d'éveiller l'intérêt d'un acteur pour Internet, alors qu'il était au départ complètement étranger aux problématiques du réseau. Nous l'avons vu, le webjournalisme n'est plus le temps des informaticiens et la curiosité pour ce support ne dépend plus d'une compétence technique. « J'étais en école de journaliste de Science Po. Mais quand je suis rentrée, je ne connaissais rien au web. Je me servais d'Internet pour des trucs strictement nécessaires. On a commencé, la première année, à faire des cours de web... en fait on montait des blogs. C'était l'année des municipales à Paris. Et on a fait ça avec lemonde.fr, vu qu'on était 12 et qu'il y avait plein d'arrondissements, toutes les rédactions n'avaient pas les moyens d'avoir autant de gens. Et Donc j'avais deux arrondissements et il fallait que j'actualise le blog toutes les semaines. Ça a été mon premier truc de journalisme web en 2007 véritablement, parce que je pouvais mettre du son, de la vidéo, des photos, en plus du texte. Donc ça était ma première vraie plongée dans le web. Après je suis allée aux États-Unis, en échange, en deuxième année, et c'est là que "wouhou !", j'ai découvert Internet. Enfin, Internet pour faire du journalisme. Parce que, les améric ains, en général, sont toujours en avance sur Internet je pense, la fac où j'étais était en plus une très bonne fac de journalisme et j'ai choisi de m'orienter sur les trucs de web.[...] Et c'est là que j'ai vraiment mis les mains dans le cambouis, quoi ! [...] C'est donc là que je suis tombée dans le web. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] 108 C. Le webjournalisme, une spécialité toujours objectivement dominée Malgré leur notoriété sur Twitter -qu'ils relativisent, nous le verrons-, les webjournalistes témoignent encore de l'éloignement existant entre les journalistes traditionnels, du print, et les journalistes en ligne. Tous remarquent la longueur du processus d'acceptation des nouvelles pratiques, même s'ils observent l'amélioration de la perception de leurs confrères les plus ancrés dans le champ. « C'est très long à changer. Ce qu'il faut voir, au fond d'eux, ils savent très bien qu'il faut s'adapter à la culture web. Pour avoir fréquenté trois réactions, il y a toujours des antagonismes très très forts entre le papier et le web, et ça crée des conflits internes dans toutes les boîtes. [...] En moyenne, les "vieux" quand ils voient des jeunes journalistes, qui font des choses qu'ils ne comprennent pas vraiment, ils ont tendance à mépriser un peu, disent: "ils font des choses un peu bizarre, ils pensent qu'ils réinventent le journalisme, mais ils ne font que du buzz..." En retour, à force de se faire méprises, les gens des rédactions web, ont tendance à dire de plus en plus: "attendez, c'est vous les vieux cons!" Et ce qui renforce la haine pour les journalistes papiers ! » [Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010] La domination encore vécue par les webjournalistes au sein de leur sphère professionnelle est d'ailleurs observable dans le traitement médiatique accordée à Internet: les journalistes non web qui parlent du journalisme web se distinguent rarement par leur mesure et estiment qu'Internet n'est pas forcément adapté à une « bonne » pratique du journalisme. Nous l'avons vu avec l'exemple de Jean-Michel Apathie, ou de Laurent Joffrin, mais ce phénomène s'exerce globalement dès qu'une information sortie sur Twitter est au centre de l'intérêt médiatique: celle-ci est alors reliée à des notions problématiques, et non valorisantes – Affaire Bruni/Biolay, Affaire Zahia,... sont prédominées par la notion de « rumeurs », concept à l'encontre du « bon » journaliste. « Même ici, il y a toujours une différence entre papier et web, et pourtant c'est une rédaction plutôt bien, il a fallu qu'on mette la rédaction web au 109 milieu du papier, parce qu'avant c'était trop cloisonné et c'était difficile. A Arte je m'en rendais pas compte, là ou j'étais, tout le monde faisait du web. Samuel Laurent me racontait qu'au Figaro.fr, les journalistes papier viennent voir les journalistes web en leur disant que leur ordi ne marchent pas ! Pour eux, Internet, ''c'est ououh'' ! Pour nous, c'est énorme, on est dedans, on connait ça, mais d'autres... » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Au terme de cette enquête, nous pouvons de nouveau nous en référer à la grille de Julien Duval, établie pour mesurer la dotation en capital journalistique d'une spécialité au sein du champ. Les conclusions ont évolué: le webjournalisme n'est plus au point mort, comme le relevait en 2006 Yannick Estienne. Mais il reste objectivement dominé au sein du champ journalistique. Les « capacités de production de l'information » restent réduites, comme nous l'avons souligné, en raison de l'absence de modèle économique. « Le volume des citations des reprises », s'il a sensiblement augmenté, avec « l'affaire Zahia » ou les révélations du site Mediapart sur « l'affaire Bettancourt », reste limité. Les citations se font à la marge,e t sont qui plus est souvent connotés négativement. « L'ancienneté et le passé du média » a logiquement progressé; « la capacité de prise de position » quand a elle a également évolué dans la mesure où les sites d'information tentent de plus en plus de développer du contenu en propre, même si celui-ci reste dépendant des moyens. Ceci est particulièrement visible du côté des pure players. « La signature de grands noms extérieurs à la rédaction » est également un phénomène marginal, même s'il est observable du côté de Slate, fondé par des anciens du monde, ainsi que la « présence de diplômés d'école et d'écoles prestigieuse ». Sur ce dernier point, nous l'avons vu, il semblerait que les exigences des écoles de journalisme tendant à intégrer les usages du web: l'intégration de diplômés dans les rédactions web peut devenir une tendance avérée et non plus temporaire. 110 II. Une reconnaissance extérieure inexistante Au niveau de la reconnaissance auprès du public, les webjournalistes sont conscients de ne pas bénéficier d'une large audience. « Après à mon avis, ça ne nous a pas personnalisé pour le public. Parce que sur Twitter, ça reste quand même pour moi une sphère de gens du web, des photographes, des journalistes... Les gens qui lisent 20Minutes ils ne vont pas sur Twitter. Ils vont sur Facebook où il y a une autre approche. je pense que c'est plus entre journalistes que vis-à-vis des internautes. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] La première raison est, nous l'avons déjà souligné, le fait que Twitter reste un site de niche en France. Malgré la progression du site, très peu d'internautes utilisent la plateforme (2%),181 un chiffre qui est encore à réduire dans la mesure où très peu de comptes sont actifs sur le site. Rappelons que seuls 10% des utilisateurs produisent 90% du contenu diffusé sur Twitter 182 . La difficulté d'une appropriation d'emblée de Twitter et de ses usages crée en effet le plus souvent des comptes morts-nés. Twitter étant bien loin d'un usage « grand public », à l'instar de Facebook, la visibilité de la communauté webjournalistique reste limitée. De même, du fait que très peu de la faible activité de comptes pourtant créés, les milliers de followers que comptent les journalistes interrogés ne sont pas représentatifs de ceux qui opèrent un suivi actif. De ce fait, la communauté réelle et effective des suiveurs se rapporte toujours à la même sphère médiatique et communicationnelle. L'exemple du compte dit « suggestive user », qui est attribué en fonction d'un algorithme – visiblement basé sur le nombre de publications, de followers et de followings-, biaise considérablement la visibilité réelle de certains webjournalistes, qui bénéficient de ce statut. C'est par exemple le cas de Alice Antheaume, qui enregistre 35 392 followers, et de Melissa Bounoua, qui dépassé les 38 000. Celles-ci en sont d'ailleurs conscientes, et modèrent leur exposition et l'importance de leur notoriété. 181 Cf. Partie I Chapitre 1. 182 HEIL Bill, PISKORSKI Mikolaj, « New Twitter Research: Men Follow Men and Nobody Tweets », Harvard Business Review, 1er juin 2009 111 « [Que change le fait d'avoir 37 000 followers ?] Rien du tout. Mais je le dis depuis que j'en ai plus que tous les autres ! Je me dis que vraiment j'ai... Je pense même que j'ai perdu des followers ! Il y a des gens que ça a fait chié que je passe suggestive, et ils se sont barrés. Comme je tweete moins, Donc moins d'info, je pense qu'il y a des gens qui m'ont "dé-suivis" parce que j'avais trop d'utilisateurs et ça les faisait chier et après j'ai que des nouveaux comptes qui souvent sont inactifs. A mon avis, les gens qui me suivent, c'est 400 personnes qui sont les journalistes parisiens quoi. Et encore, Emmanuel Torregano me sut pas, d'autres aussi. Je me pense pas au-dessus de Vincent [Glad] ou un autre. » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] Ainsi, les webjournalistes ne constituent pas un ensemble homogène. Leur groupe est partagé entre l'image et les attributs dont il faut assurer la promotion: es plus jeunes s'attachent à la reconnaissance de leur particule « web », leurs aînés valorisent le rattachement à des valeurs présentées comme la base du journalisme. Par ailleurs, ils bénéficient encore d'une reconnaissance encore limitée, tant à l'intérieur du champ qu'à extérieur, et ils en ont conscience. De ce fait, le processus identitaire entamé est à relativiser dans la mesure où il n'est homogène, ni performatif. « Alex [Alexandre Hervaud], Vincent [Glad] ou moi, on est connu auprès des journalistes de rédactions parisiennes. Mais faut pas se leurrer: beaucoup de gens ne nous connaissent pas ! C'est vrai que je relativise toujours quand on me dit: "qu'est-ce-que tu penses de ta réputation?" Mais quelle réputation ? On me connait dans deux, trois rédactions, mais j'ai rien fait de plus. Il y a plein d'autres journalistes, dont les noms ne sont pas connus, qui ont beaucoup plus d'expériences, qui ont en fait plus que moi. Je pense qu'il faut quand même relativiser tout ça. Depuis un an on est tous làdessus, on se dit "c'est énorme", oui, c'est énorme pour Internet et pour les autres gens, mais pour le reste... » [Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010] 112 Section 3. La nécessaire adaptation Le journalisme en ligne est un « objet professionnel difficile à identifier 183 »: sur ce point précis, rien n'a changé entre 2006 et 2010. Rien ne changera peut-être jamais en l'occurrence. En effet, comme nous l'avons vu, Internet, comme le journalisme, et particulièrement le journalisme en ligne, sont des mouvements plus que des ensembles figés. L'instabilité et le dynamisme les caractérise: ce sont des sphères qui s'adaptent à de nouveaux usages. Sur Internet, le caractère ouvert et neutre de sa structure conditionne de fait la variabilité des usages qu'il pourra endosser. Ces mêmes usages vont venir impacter le journalisme en ligne qui doit répondre aux attentes et habitudes d'utilisation non pas simplement d'un lecteur qui porte désormais la casquette d'un internaute. La variabilité des usages de la presse en ligne va donc logiquement impacter les pratiques de ceux qui la font vivre: les webjournalistes. Webjournalistes qui, non contents de devoir adapter leurs pratiques en fonction de leur environnement, appartienne également au champ journalistique. Territoire, nous l'avons vu, de luttes pour la définition de ce que doit et ne doit pas être le bon journaliste, le journaliste « professionnel ». L'identité journalistique oscille entre deux pôles: celui du cœur mythiques, constituées des images valorisantes et constitutives de la façon dont journalistes et acteurs externes au champ perçoivent –de façon inadéquate- cette activité, et celui de sa membrane, perméable. De ce fait, difficile de cerner avec précision le webjournaliste, pris dans son individualité et dans son groupe. Cette entreprise serait d'ailleurs vaine, et nous ferait passer à côté de l'essence même du webjournalisme: son adaptabilité. « Mais le jour où Twitter disparaitra, il y aura d'autres stars... Enfin, d'autres mini-stars... Et tout repartira à zéro et ce sera très bien ! [...] Ça reste un mini-monde, tout petit, et aussi bien dans deux ans, ce sera pas les mêmes trucs, les mêmes gens. » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] 183 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140 113 Ni révolution dans l'histoire du journalisme, ni forme actualisée du futur de la profession, le webjournalisme est nécessairement appelé à se modifier. Reste à savoir pour les journalistes en ligne actuels s'ils seront en mesure de suivre le mouvement. La question se pose en effet, et ce y compris du côté des journalistes. Certains auront débuté leur carrière en même temps que le web. Cela signifiera-t-il pour autant que ces acteurs auront également incorporé cette nécessité d'adaptation ? Ou à l'inverse, la confirmation et l'ancienneté de leur position au sein du champ provoquera-t-elle des effets similaires à ceux observables aujourd'hui, autrement dit une lutte entre les « traditionnels » qui jalousent leur place et leur support, et les nouveaux entrants, calibrés à un nouvel usage d'Internet – ou de tout autre outil d'ailleurs ? La question reste ouverte. « C'est pas la fin du journalisme, en revanche, c'est un journalisme changé, ça c'est sûr. Et il va falloir s'adapter parce que le journalisme de 2010, c'est pas celui de 2012, de 2015, etc. Il faut l'accepter... Vu que ça change tout le temps, ce n'est pas facile.... On verra, quand on aura quarante, cinquante ans, si on sera si malléables ! Il faudra absolument l'être... Mais on verra... » [Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010] 114 CONCLUSION Le journalisme en ligne est insaisissable. Non pas parce qu'il n'existe pas, mais en raison de son caractère profondément variable. Il est impacté par Internet, le « réseau des réseaux », dont l'architecture ouverte et neutre lui confère de fait une propension à endosser des usages multiples et difficilement prévisibles. Mais il dépend aussi du journalisme, dont les logiques internes, qui oscillent entre l'entretien d'un cœur mythologique prestigieux et celui d'une membrane perméable à l'inclusion de nouvelles activités comme à l'exclusion d'anciennes pratiques, définissent le « flou productif » de cette activité professionnelle. En phase avec la variation des usages supportés par Internet, le webjournalisme s'est vu évoluer, en s'appropriant un des outils émergés avec le web social, fin 2006: Twitter. L'appropriation de cet outil par les journalistes en ligne a contribué à lancer un processus identitaire pour ce groupe qui ne se reconnaissait pas comme telle jusque là. Ce mouvement a à la fois participé de la personnalisation de l'individu webjournaliste, mais également de la constitution d'un groupe, mue par une dynamique commune, et qui reconnaît le webjournalisme en tant que spécialité. Le journaliste en ligne n'est plus inconnu, ni isolé. Néanmoins, ce double mouvement identitaire n'a pas complètement bouleversé le statut de webjournaliste, tant au sein de la sphère journalistique, qu'à l'extérieur du champ. Malgré une notoriété acquise sur Twitter, qui confère aux journalistes en ligne un nouveau pouvoir, celui-ci reste très relatif. En interne, malgré leur reconnaissance balbutiante, ils restent objectivement dominés, occupant des postes mal rémunérés au sein de rédaction numériques qui cherchent encore leur business model. Pour ce qui est du « grand public », la reconnaissance reste au point mort: saufs épisodes sporadiques, les autres médias n'évoquent pas la figure ou le groupe webjournalistique. Une condition que les premiers intéressés ont bien en tête, étant enclins à relativiser leur importance au sein du groupe des journalistes professionnels, ou bien dans l'espace social. Mais si l'impact du processus identitaire des webjournalistes tarde à venir sur le plan 115 de l'acquisition d'un prestige interne et social, il n'empêche que celui-ci est bel et bien en train de se faire. Au point mort il y a de cela quatre années, le mouvement menant à la constitution d'une identité pour le webjournaliste comme pour les webjournalistes a bel et bien été enclenché. Sa mise en route a été catalysée par les usages sociaux du web, apparus au début des années 2000, et popularisés aux alentours 2006. Autrement dit, c'est l'interpénétration de deux milieux, celui des usages du réseau et celui d'Internet qui a fondé les conditions de possibilité de l'émergence d'une identité, de l'affirmation d'une spécialité journalistique jusque là non reconnue comme telle. Une fois de plus, ce processus complexe à l'origine du mouvement identitaire des webjournalistes, prouve la perméabilité des espaces sociaux, et le fait qu'une étude ne saurait être menée en isolant son objet de la réalité qui l'environne. Les jours à venir du webjournalisme sont tout aussi difficiles à entr'apercevoir. Certains prédisent l'apparition d'un nouvel usage, d'un nouvel outil issu d'internet et, pourquoi pas, d'une nouvelle pratique en marge même du réseau. Les webjournalistes « savent qu'ils ne sauront jamais et qu'il faudra s'adapter en permanence 184 ». En attendant de voir la spécialité journalistique se déployer dans un futur relativement lointain, notons qu'à l'heure où nous terminons cette étude, le sujet est débattu dans la presse, et évidemment, sur Twitter. Le 26 août dernier, un papier intitulé « Les journalistes, rien que des brandeurs » est paru dans Libération185. Il revient sur la personnalisation des comptes des webjournalistes sur Twitter, détaillant et explicitant cette activité de personal branding. Citant comme exemple les journalistes que nous avons nous même rencontrés, ce papier n'a pas tardé à provoquer des réactions sur Twitter, chacun apportant un ajustement et un commentaire à l'article, ou même sur des blogs, les billets écrits en réaction ne tardant pas à germer sur la toile. Dans un phénomène d'auto-réflexivité et de reprises qui sont propres au journalisme, il y a fort à parier que le webjournalisme soit de nouveau très bientôt l'objet d'une enquête « interne » au champ. Preuve que le journalisme français, loin d'être mort, constate et réfléchit encore à ses pratiques. 184 Alice Antheaume. 185 CHAHINE Marwan, « Les journalistes, rien que des brandeurs », Libération, 26 août 2010 116 ANNEXES Entretien intégral avec Melissa Bounoua, webjournaliste à 20Minutes.fr, Juillet 2010. Quel est ton parcours, comment es-tu arrivée au web ? C'est une bonne question. J'étais en école de journaliste de Science Po. Mais quand je suis rentrée, je ne connaissais rien au web. Je me servais d'Internet pour des trucs strictement nécessaires. On a commencé, la première année, à faire des cours de web... en fait on montait des blogs. C'était l'année des municipales à Paris. Et on a fait ça avec lemonde.fr, vu qu'on était 12 et qu'il y avait plein d'arrondissements, toutes les rédactions n'avaient pas les moyens d'avoir autant de gens. Et Donc j'avais deux arrondissements et il fallait que j'actualise le blog toutes les semaines. Ça a été mon premier truc de journalisme web en 2007 véritablement, parce que je pouvais mettre du son, de la vidéo, des photos, en plus du texte. Donc ça était ma première vraie plongée dans le web. Après je suis allée aux États-Unis, en échange, en deuxième année, et c'est là que "wouhou !", j'ai découvert Internet. Enfin, Internet pour faire du journalisme. Parce que, les améric ains, en général, sont toujours en avance sur Internet je pense, la fac où j'étais était en plus une très bonne fac de journalisme et j'ai choisi de m'orienter sur les trucs de web. On n'avait pas beaucoup de choix en fait sur les cours. Donc j'ai pris reporting -on tenait un blog sur les présidentielles avec deux autres français-, photo-journalisme web, tout le semestre, on devait construire un site et c'est là que j'ai mis les mains dans Internet ! Et c'est là que j'ai compris qu'en France je n'aurais jamais appris ça et c'est là que j'ai vraiment mis les mains dans le cambouis, quoi ! Tu as codé ? Voilà, j'ai codé. En plus le prof m'a vraiment appris à coder dans les manières les plus basiques: en prenant Dreamweaver et en nous faisant tout faire à la main ! Après, on a fait un peu de Flash, intégrer Flash dans le html... Ça a pris six mois, et il fallait qu'on achète notre nom de domaine et qu'on se débrouille avec ces trucs là, et ils nous expliquait de façon assez simple. Les américains sont comme ça de toute façon: "on va faire un truc terrible, en six mois, vous verrez, ce n'est pas dur !". Et quand je suis arrivée, et qu'il nous a dit: « à la fin des six mois vous aurez votre site Internet », j'ai fait: "Hum... Pas mal, pas mal..." Surtout que je savais qu'en France ce n'était pas possible. Je veux dire, au-delà d'un blog... Là, je pouvais faire ce que je voulais, du début à la fin, quoi ! Le but c'était de mettre mon projet photo sur un portfolio. Moi je ne voulais pas devenir reporter photo ou photographe freelance, mais ça m'a appris à trafiquer Internet, chose que j'ai jamais apprise à l'école de Science Po. Après, j'avais un autre cours de photo, complémentaire. Du coup, entre ça, le reporting, le blog, l'élection d'Obama, on a fait des milliards de trucs, on a travaillé aussi pour l'Express.fr en même temps. Puisque l'école était dans le Missouri et qu'il n'y avait aucune rédaction dans le Missouri, et comme c'était un état clé des élections, on a fait les correspondants pour certaines rédactions. Donc on même temps qu'on avait le blog en anglais, on avait aussi le blog sur l'express.fr et Charlotte et Baptiste (ndlr: les deux autres français) ont aussi fait un papier pour lemonde.fr. 117 C'est donc là que je suis tombée dans le web. Et en même temps que tout ça, j'avais mon blog, qu'en fait j'avais commencé plus tôt, trois mois avant de partir aux États-Unis. Le blog était au début pour dire un peu à mes parents ce que je faisais, un peu le blog genre c arte postale, et quand je suis arrivée aux États-Unis, j'ai vu l'ampleur de ce que pouvait créer un blog, pour ton identité de journaliste, et j'ai commencé à arrêter de parler de ma vie mais parler uniquement de journalisme, quand je suis rentrée en France, et c'est comme ça que mon pseudo (note: misspress) est devenu un peu coté parce que j'ai écrit des billets... Xavier Ternisien a fait ce fameux papier sur les webjournalistes et j'y ai répondu. C'est comme ça que j'ai eu un blog un peu lu au départ. Donc c'est comme ça que ton blog a décollé ? J'avais écrit un billet avant, en rentrant des États-unis, pour dire que le journalisme web en France on ne nous l'apprenait pas bien. parce que je revenais des États-Unis et que j'avais appris à faire un site Internet... Moi je suis persuadée en fait que le journalismes web devraient apprendre à programmer. Parce que ça permet d'implémenter des fonctions dans un site d'info et de savoir parler avec les développeurs d'un site d'info... Et c'est vrai que maintenant, les rédactions sont tellement petites, qu'il faut savoir toucher à ça. je trouve que si tu sais pas comment ça fonctionne ton site quand t'es un journaliste web, même si on te demandera peut-être pas de programmer dans une rédaction, tu sais comment ça fonctionne, déjà. Donc un, le type qui développer le site, tu pourras lui parler un peu et tu pourras faire évoluer le site en mieux. Et Donc t'auras plus juste à être le journaliste qui fait des articles et tout... Basiquement, tu pourrais faire et dire comment faire évoluer le site. C'est bête ! Mais je pense que c'est pour ça que les rédactions américains ont cette avance sur nous dans l'innovation.. C'est vraiment ce que ça m'a donné comme perspective. c'est vrai que maintenant je ne code plus dut ut comme je l'avais fait là-bas... mais, quand je vois certains sites d'info faire des trucs, où avoir des fonctionnalités nouvelles, qui appellent des fonctionnalités techniques particulières, de savoir comment on les fait, ça aide. Quand tu reviens des États-Unis, tu trouves un travail tout de suite ? (7.22) quand je reviens des États-Unis, je suis toujours à l'école. je reviens à Sciences Po, en février. Et, j'ai encore un semestre à faire. En fait, je m'emmerde à l'école, pour tout dire. C'est sympa ce qu'on me demande de faire, mais... j'ai l'impression de pas avancer, voire de faire un bond en arrière. Du coup je me dis que ce serait bien de retarder ma scolarité, et de me faire plus d'expérience dans des vraies rédactions. Et je trouve sur petite annonce, un truc d'Arte, qui fait un site participatif dans les 27 pays des élections européennes. Un gros truc, un site pour trois mois, tout le long des élections européennes... avec 27 correspondants des 27 pays, qui envoient des vidéos qui tournent autour de ça. Du coup, comme je m'emmerdais à l'école, je demande à la directrice de l'école de quitter l'école, pour la fin de l'année, pour un stage et pour revenir début de l'année suivante, pour finir... Pour un stage à partir d'avril jusqu'à juin. Après, j'envoie mon CV au pôle numérique d'Arte pour un CDD d'été, qui était au festival d'Avignon, que je n'ai pas... Mais un jour, au mois de mai, ils me renvoient un mail en me disant:"on aime ce que tu fais sur ton blog et sur ton Twitter, on te propose de devenir la community manager d'Arte". Et c'est là que j'ai commencé mon boulot, juste après la fin de mon stage. C'était deux contrats, un d'été et un autre jusqu'à fin mars. Donc tu n'as jamais repris l'école ? Si ! Parce que je n'étais pas diplômée... je suis allée voir la directrice de l'école en disant:"vous savez, j'ai de l'expérience, j'ai appris plein de turcs, ça va aller..." Mais elle n'a 118 pas voulu me donner le diplôme, Donc on a quand même négocié. Du coup, j'ai pris des congés chez Arte pour retourner à l'école deux semaines, alors que j'avais manqué trois mois quand même. Et comme il y a des semaines intensives à Sciences Po, j'ai fait deux semaines intensives web. Une semaine intensive avec Alice Antheaume, où on a fait du web en temps réel et comment on parle de l'information en temps réel, sur quelles plateformes,...Et une autre semaine intensive avec un mec du monde.fr, du web, sur le fact checkin, comment sourcer sur le web, parce qu'il y a plein de sites maintenant qui permettent ça. On a fait un blog, on a pris toutes les promesses de Sarkozy pendant sa campagne, pour vérifier ce qu'il avait fait ou pas. C'était intéressant. Donc je suis quand même retournée à l'école. Donc je viens d'avoir mon diplôme. Et Arte, ça c'est fini quand ? Le 29 mars. J'étais qu'en remplacement chez Arte. J'ai compris qu'il n'y aurait pas de créations de postes, la DRH ne voulait pas. Et Donc j'ai cherché du boulot. J'avais vu passer il y a longtemps le poste de community manager pour 20Minutes, je savais même pas qu'il était dispo, j'ai envoyé mon CV mais comme je l'avais fait dans toutes les rédactions. J'ai passé l'entretien, et comme je connaissais un peu Charles (Dufresnes, chargé de développement web), que j'avais déjà bossé avec lui, et que j'ai eu un bon entretien, j'ai eu le poste. Pour quel contrat, CDD, CDI ? CDI d'entrée. Je n'avais même pas demandé pour mon entretien, j'étais persuadée que c'était un CDD et quand je suis passée par la DRH, je demande: "c'est jusqu'à quand le CDD ?" Et là... mais c'est un CDI. En fait c'est Charles qui voulait avoir une bonne équipe, vu que le poste était à responsabilité et qu'on s'entendait bien, il a exigé d'avoir un CDI. C'est vrai quand j'écrivais sur mon blog, il y a un an, j'étais stagiaire, et je pensais faire des stages pendant encore un moment... et maintenant je suis en CDI. Je suis au Djinn et ça me fait chier, parce qu'il y a toujours autant de stagiaire et de trucs, et ça continue à être comme ça, et c'est vrai que moi je suis un peu privilégiée... quand tu vois ce que fait Sylvain (Lapoix, présidant du Djinn). C'est bien, j'aimerais avoir les couilles de... Mais pour l'instant je veux juste payer mon loyer et à mon avis, je suis même encore trop jeune, je n'ai pas le réseau qu'il a, pour me lancer. Par rapport au web, tu disais qu'avant l'école tu n'utilisais le web que pour des trucs basiques... Tu n'as jamais été intéressée plus que ça par les ordinateurs ? « J'ai jamais été très geek. Même, j'ai une anecdote, quand j'ai été prise à Sciences Po, la semaine où j'étais prise, j'étais pigiste sur un magazine ado et j'avais manqué une deadline parce que je n'avais pas checké mes mails pendant quatre jours ! Je checkais mes mails trois fois par semaine... Pendant mon entretien pour l'école, ils m'ont demandé si je lisais sur Internet... Je leur ai dit: "ah non, non, les écrans... Ça me fait chier, je préfère encore les imprimer pour les lire dans le RER !" Deux ans après, si je ressortais ça je pense que je m'en prendrais plein la gueule, mais... C'est vrai maintenant je lis plus sur mon iPhone et sur les écrans que sur le papier... Même si j'adore encore le papier. » Et comment tu as découvert Twitter, dans tout ça ? (14.51) États-Unis ! La première fois c'était en 2007, je faisais le premier cours de web à Sciences Po, ils ont fait venir Francis Pisani, du blog Transnet sur lemonde.fr, un mec qui est à San Francisco, qui fait toutes les news hightech... Ils l'ont fait venir et il est incroyable ! Il connait tout, sur toutes les start-up, les réseaux sociaux... Et en 2007, il nous dit: "les réseaux sociaux, c'est le prochain truc". Nous on y pipait rien... En 2007, on était tout juste sur Facebook, mais 119 il n'y avait pas d'approche média... on ne comprenait même pas le rapport. Il nous a fait un cours avec tout ! Il y avait Digg, De.li.cious, Facebook, tous les trucs possibles et imaginables ! Dont Twitter ! J'ai Donc ouvert un premier compte Twitter en 2007, que je n'ai jamais alimenté jusqu'à ce que j'ouvre mon blog en avril 2008. Quand j'étais aux États-Unis, en octobre novembre, j'étais hyper active dessus parce qu'Obama était à fond là-dessus, les américains étaient à fond là-dessus déjà et Donc j'alimentais mon compte, et celui d 'un journal local, pendant les débats entre les différents candidats. On les tweetait. C'est moi qui les tweetais parce que j'aimais bien Twitter. J'aimais bien cet outil là. J'ai continué à l'utiliser aux États-Unis, j'ai commencé à trouver plusieurs français que je connaissais de mon entourage sur Twitter. Et un janvier 2009, j'y étais tous les jours. J'étais en Angleterre, pour un stage, j'étais sur Twitter toute la journée. En France, ça a commencé à gonfler quand ? Avril-Mai 2009. Ça me donnait déjà un avantage parce que j'y étais allé plus tôt. Je l'ai trouvé grâce à ce prof. Je l'ai rouvert parce que Obama, sa Campagne, tout ça... Et après pour faire de la veille. Quand tu dis que ton entourage était dessus, c'était des journalistes ? Oui, c'était des journalistes. Des potes. Le premier que j'ai trouvé c'était Nicolas Gausset (@nicolo), qui travaillait pour une boîte de communication politique. Twitter ça prend comme ça. Une fois que tu trouves deux trois personnes avec qui discuter, après y en a d'autre, et quand tu as un nombre de followers décent et qu'il y a des gens qui te suivent, c'est vrai que t'y es tous les jours. Et comme je m'emmerdais en stage, en Angleterre, j'étais vachement là-dessus. J'ai jamais arrêté depuis. J'ai utilisé Twitter le plus en juin de l'année dernière. Avec le truc des forçats, ça a explosé. A mon avis Twitter a fait explose mon blog plus que mon blog a fait exploser mon Twitter. En mai-juin, tout l'été dernier. Après pour Arte, j'étais hardcore user... Maintenant, j'en fait moins mais je suis toujours devant. Tu as été suggestive user à un moment ? Je le suis toujours. J'ai pas compris, le jour où ils ont mis en place ce truc là, le premier jour j'étais dans la liste des français. Ça a explosé. J'ai jamais su pourquoi. apparemment c'est un algorithme, basé sur l'ancienneté de ton compte, le nombre de tweets, il fallait pas qu'il y en ait trop ou pas assez, et le nombre des followers. Apparemment au compte correspondait à ce truc là. Il y en a d'autres qui ne conviennent pas: apparemment Alex (Alexandre Hervaud) et Vincent (Vincent Glad) ne sont pas dans ce truc là, alors qu'ils auraient pu y être. Tu as combien de followers ?r Je viens de passer les 37.000. Hier. Et ça fait quoi ? Rien du tout. Mais je le dis depuis que j'en ai plus que tous les autres ! Je me dis que vraiment j'ai... Je pense même que j'ai perdu des followers ! Il y a des gens que ça a fait chié que je passe suggestive, et ils se sont barrés. Comme je tweete moins, Donc moins d'info, je pense qu'il y a des gens qui m'ont "dé-suivis" parce que 1. j'avais trop d'utilisateurs et ça les faisait chier et après j'ai que des nouveaux comptes qui souvent sont inactifs. A mon avis, les gens qui me suivent, c'est 400 personnes qui sont les journalistes parisiens quoi. Et encore, Emmanuel Torregano me sut pas, d'autres aussi. Je me pense pas au-dessus de Vincent (Vincent Glad) ou un autre. Mais au niveau de ta façon de tweeter ? Il n'y a pas un moment où tu as changé ? 120 J'ai eu peur ! Parfois, il arrive de croiser des gens qui me connaissent virtuellement et ça m'étonne toujours parce que j'ai toujours l'impression de parler à quelques personnes et que les autres ne voient pas... Et récemment j'ai vu que mon père était sur Twitter et ça m'a fait pas mal flipper ! Parce que parfois je raconte des trucs... Sinon, ça a un peu changé ma façon de tweeter... Je tweete beaucoup moins parce que j'ai peur de flooder (submerger, noyer) les gens. Je me dis que je tweete moins, ou moins bien... je me dis que d'autres gens ont dû trouver avant moi l'info... En fait souvent je tweete des trucs de la rédaction, je me sers de mon compte perso pour faire tourner l'ambiance de la rédac. je pense que ça joue vraiment dans mon rôle de community manager. Mon compte Twitter compte, pour que je puisse parler de la vie de la rédac, ça marche vachement bien sur Twitter ces trucs là. Un bon argument pour se vendre ? Oui. Et sur 20Minutes, c'est une super rédaction, parce que quand je suis arrivée ils avaient déjà tous un compte Twitter ! Chez Arte, mon boulot c'était aussi de sensibiliser à ça, pour que tout le monde puisse utiliser Twitter... Par rapport à l'utilisation des comptes Twitter de journalistes, c'est vraiment particulier en France: ça paraît difficile à arbitrer entre le côté pro et le côté perso C'est pas facile. Chez Arte, si j'ai été prise, c'est surtout pour mon blog et mon compte Twitter. Le type au web aimait bien mon compte Twitter... C'est vrai que c'est un peur dur... Il m'est arrivé une fois de tweeter en soirée, et le lendemain de pas venir au boulot, j'étais malade, bref, et du coup, le lundi, il m'a dit: "bon, quandd tu tweetes à une heure du matin et que t'es dans une soirée et que le lendemain tu te pointes pas, ça peut pas le faire...." C'est vrai que, c'est là que j'ai compris qu'il ne fallait pas jouer avec le feu et qu'il fallait aussi arbitrer. c'est aussi pour ça que je tweete beaucoup moins. Mais, le fait est que sur Twitter, les comptes les plus suivis sont les comptes des journalistes, pas les comptes des rédactions. Dans les faits, 20Minutes a 40.000 followers, mais je sais que moi, si je poste un lien vers 20Minutes, il sera plus cliqué que le compte. Donc c'est des gens qui suivent les médias pour suivre les médias, parce qu'ils pensent qu'il le faut, mais c'est souvent des novices. Et ceux qui sont là en permanence et qui cliquent sur les liens, c'est ceux qui vont suivre le journaliste de la rédaction plutôt que le compte de la rédaction. Finalement, les Twitter de rédaction sont impersonnels. J'essaye de rendre plus personnel 20Minutes, tu auras toujours des scrupules à poster des trucs un peu borderline, même si les rédacteurs en chef sont très cool, et même si la direction n'en saura jamais rien. Par exemple je tweete des photos de la rédaction, qui ne sont pas de l'info mais qui permettent de montrer la rédac, et qui rendent le compte un peu plus personnalisé que des comptes qui font RSS. Tu crois que Twitter marche surtout parce que ça donne une certaine "âme" aux journalistes web ? Qui ne sont plus des "claviers", comme me le disait Alice Antheaume, mais des gens ? Ça aide à personnaliser. C'est vrai que ça nous a personnalisé. Et c'est vrai que ça a permis, après les forçats justement, qu'on se connaisse tous. Si maintenant on se connait tous c'est aussi grâce à ça. A mon avis, j'aurais jamais voulu rencontrer Alex Hervaud s'il n'avait pas été 121 sur Twitter; j'aurais jamais rencontré Vincent Glad... Enfin, j'aurais voulu les rencontrer ! mais ça se serait fait beaucoup moins vite et il n'y aurait pas eu de grandes réunions comme on fait maintenant tous les mois. Ça a créé une corporation. Ça nous a personnalisé et ça a créé une corporation. Après à mon avis, ça ne nous a personnalisé pour le public. Parce que sur Twitter, ça reste quand même pour moi une sphère de gens du web, des photographes, des journalistes... Les gens qui lisent 20Minutes ils ne vont pas sur Twitter. Ils vont sur Facebook où il y a une autre approche. je pense que c'est plus entre journalistes que vis-à-vis des internautes. Donc ça a créé une identité entre vous mais pas encore forcément auprès du grand public ? Oui, c'est ça. c'est-à-dire que Alex, Vincent ou moi, on est connu auprès des journalistes de rédactions parisiennes. Mais faut pas se leurrer: beaucoup de gens ne nous connaissent pas ! C'est vrai que je relativise toujours quand on me dit: "qu'est-ce-que tu penses de ta réputation?" Mais quelle réputation ? On me connait dans deux, trois rédactions, mais j'ai rien fait de plus. Il y a plein d'autres journalistes, dont les noms ne sont pas connus, qui ont beaucoup plus d'expériences, qui ont en fait plus que moi. Je pense qu'il faut quand même relativiser tout ça. Depuis un an on est tous là-dessus, on se dit "c'est énorme", oui, c'est énorme pour Internet et pour les autres gens, mais pour le reste. Du coup, les journalistes français qui sont arrivés sur Twitter, à ton avis, pourquoi ils s'y ont mis ? Ils étaient sur le web, Twitter était un outil, puis ils se sont vus les uns les autres et ça a commencé comme ça ? Il y a plusieurs utilisations. Ceux qui ont commencé en s'en servant comme un blog en fait. Après, maintenant c'est beaucoup plus de la discussion de l'information. Dans mon réseau en moi en tout ça, ça tournait à la rigolade beaucoup plus. Alors que quand j'étais aux États-Unis, au début, avant que tout le monde arrive, c'était vraiment plus de la veille et de l'info. Je pourrais me refaire un réseau où c'est plus de l'infos mais, comme on s'est connus, et beaucoup on se connait en vrai, on se fait des privatejokes..; c'est devenu à moitié un média d'info, quand les infos sortent ça permet quand même d'être là, mine de rien, c'est quand même l'argument qui permet de dire que c'est un truc journalistique, mais c'est devenu aussi un outil de chat, parce que c'est un truc inetr-rédaction. De toute façon, ça intervient dans à peu près toutes les rédactions en temps réel... A mon avis, c'est à la fois un outil journalistique, ça se voit tout de suite, dès qu'une actu arrive, ça prend très vite et ça a changé le rythme d'Internet. Le rythme était déjà rapide mais là ça a encore changé... Les comptes américains vont plus vite que les agences... Types Breaking News, les trucs comme ça. Ça reste un outil qui permet d'être en avance sur tout le monde... Mais après, il y a tout cet aspect discussion, qui peut être à la fois drôle, mais aussi plus sérieux... je vous tous les rédac chef qui parlent de l'avenir du journalisme, des trucs comme ça... Et ça leur paraît à eux aussi... Eux aussi, ça leur a vachement servi ! C'est nous qu'on voit beaucoup. les plus jeunes je veux dire. Mais, je sais qu'eux, après le truc des forçats, ça les a rapproché aussi. Et ça a favorisé le coté corporation. LA première génération, la plus jeune, a beaucoup fait, et la génération d'après a suivi. C'est vrai que, parfois sur Twitter, quand on fait nos pots du Djinn, il y a toujours un rédac chef qui demande "je peux venir?" Ils avaient peur ! Ils veulent pas ! Tous les jeunes face à eux... Eux ils ont leur statut de rédacteur en chef sur Twitter, nous tous les jeunes journalistes ont passent notre temps à faire nos blagues... On est plus là qu'eux... Mais ils ont peur de nous parce qu'on est plus nombreux... 122 Ils avaient peur, à 'époque des forçats, qu'on leur reproche qu'ils prennent des stagiaires... Par exemple, quels rédacteurs en chef ? Joël Ronez, d'Arte, qui n'est pas venue. Il y a Johan Hufnagel, de Slate, mais il n'est pas venu non plus. il y a Emmanuel Torregano aussi, qui est venu une fois. Il y a Benoit Raphaël qui m'a envoyé un texto une fois, pour me demander d'organiser une rencontre entre, en gros, les gens du Djinn, et les rédac chef. Je l'ai jamais organisé, mais ça demande de l'organisation. Il faut organiser la rencontre. Je pensais pas que le clivage était aussi marqué. A mon avis, c'est juste générationnel. Et si un seul venait, je suis sûre qu'ils repartiraient en se disant que c'est super intéressant, de voir les jeunes journalistes. Après, ils ont des familles, etc. Sur le Djinn, il y a aussi d 'autres gens qui voient sur Twitter que les jeunes journalistes se réunissent, et du coup il y a d'autres gens du web qui viennent aux réunions. En gros, il y a une évolution sur Twitter en France: d'une veille, un peu comme aux ÉtatsUnis, à une discussion, peut-être par besoin de se réunir, de se rencontrer ? C'est devenu un truc de discussion. Aux États-Unis ce n'est pas du tout la même chose, il y a vachement plus de gens et ça se voit dans les trending topics, qui sont des choses simples: match de foot, people... J'ai l'impression qu'ils l'utilisent plus comme un SMS. Un peu comme un forum sinon. En France, c'est encore très journalistique, de ce que je vois de la communauté. Comment tu as rencontré toi les gens ? Les premiers c'était dans des fêtes d'agences web, des événement autour du web... Mais la première vraie rencontre c'était le débat des forçats. Parce que, quand j'organisais tout ça, forcément, j'organisais ça sur Twitter, en faisant des reply, en disant "venez, venez". Donc du coup, les rédacteurs qui ont assisté à ça étaient uniquement des gens que je connaissais via Twitter. c'était Aude Baron, ... la plupart du public qui était là c'était des gens qui faisaient partie du réseau Twitter et que je n'avais jamais rencontré. C'est là que je les ai rencontré en vrai pour al première fois. Et quand on a décidé de monter le Djinn, on a fait une première réunion où il y avait Vincent Glad, Samuel Laurent (Figaro), Sylvain (Lapoix, pigiste)... quand on a fait le premier pot du Djinn, alors là... il y avait toue ma timeline. Comment ça s'est passé quand vous avez décidé de monter le Djinn ? Ça s'est passé via Twitter aussi ? Ouais, on s'est envoyé des DM, puis des mails. Sylvain a envoyé un mail, en mettant Vincent et Samuel en destinataires. Et on a lancé un premier blog, en rameutant des gens via Twitter. C'était fin juin. A propos de l'article de Xavier Ternisien, comment tu as réagis ? J'ai lu ton billet posté sur ton blog, mais qu'est-ce que tu as ressenti à la lecture ? J'étais encore stagiaire, à l'école, Donc ce qu'il écrivait me semblait vraiment réel... Les salaires de merde, le fait qu'il faille travailler plus que dans du papier ou que sur d'autres supports... Enfin, pas plus, mais plus à la chaîne. Ça me semblait pas vraiment faux. Après, ce qui a été débattu, c'est le fait qu'il a fat dire à Johan Hufnagel des choses qu'il ne devait pas dire, en off, et c'est pour ça aussi que ça a fait chier plein de gens. Moi ce que je disais en gros, c'est que oui, c'était ça, mais qu'il fallait se servir de ce portrait de journalisme web, c'est vrai un peu tronqué, mais dans les grandes lignes un peu vrai, fallait 123 se servir de ça pour améliorer les salaire,s parce qu'à l'époque y avait pas, et y a toujours pas, de grille pour le journalisme web, pour avoir une carte en journalisme web, il faut envoyer des impressions... C'est un peu bizarre... Il n'y a pas de reconnaissance, beaucoup moins aujourd'hui, aussi grâce à ça, je disais dans mon article: "oui on est des forçats, mais il faut faire un statut de journaliste web, améliorer les contions dans les rédactions, avec des gens nombreux, du coup il y aura moins d'horaires difficiles. Après le web, ça rapporte pas d'argent, du coup les rédactions sont moins nombreuses, moins bien payées. Donc c'est à la fois vrai, ça pointait du doigt les rédacteurs en chef, alors qu'à mon avis ils n'ont pas vraiment le choix non plus... Ce modèle c'est dû au manque de moyens, qui dès le départ caractérisait les premières rédactions web. Alors que les journalistes papiers produisent deux fois moins que sur le web. Xavier Ternisien, par exemple, écrit deux fois moins qu'un rédacteur de 20Minutes. Alors qu'ile st payé 3000 euros, contre 1800 euros brut pour un journaliste de 20Minutes... et il écrit cinq articles par jour, et il peut travailler le weekend. Alors qu'ile st payé 3000 euros, contre 1800 euros brut pour un journaliste de 20Minutes... et il écrit cinq articles par jour, et il peut travailler le weekend. D'accord, c'est la merde, mais essayons de revaloriser le métier. Certains se sentaient agressés dans leur identité même de journaliste, étant fiers d'être sur le web... C'est ça. C'est pour ça que l'article a fait débat, c'est parce qu'on sentait le mépris. Que le web est moins bien. Non, le web c'est pas moins bien. Oui tu bosses beaucoup, oui il y a moins de temps, et encore, il y a moins de temps, ça dépend des rédactions ! Vincent (Glad) à Slate, quand il fait un article, il a quatre jours et il interviewe la Terre entière ! Lui, en écrivant son article, il pensait que tout le monde fonctionnait en batonnage et qu'on ne pouvais pas faire du bon journalisme sur le web ! Alors que c'est pas vrai ! Lui est rentré dans les rédac, nous a vus comme des pauvres machines, alors que les journalistes qui aiment le web, qui en ont la passion, et qui demandent simplement de faire des choses ! Moi quand je faisais un article sur le papier j'étais frustrée, je pouvais pas mettre mes liens et mes vidéos ! C'est un média qui est génial, tous les jours tu découvres des trucs, des articles que tu n'aurais pas lu sans avoir le net, sans avoir Twitter, sans avoir tout ça. Le papier, Le Monde, maintenant ils ont trois jours de retard ! Ben oui, tu te dis maintenant: "je suis fière d'être journaliste web !" Tu peux faire plein de truc,s apprendre plein de trucs Au niveau de la reconnaissance, tu as ressenti une indifférence ou du mépris des journalistes papier ? Même ici, il y a toujours une différence entre papier et web, et pourtant c'est une rédaction plutôt bien, il a fallu qu'on mette la rédaction web au milieu du papier, parce qu'avant c'était trop cloisonné et c'était difficile. A Arte je m'en rendais pas compte, là ou j'étais, tout le monde faisait du web. Samuel Laurent me racontait qu'au Figaro.fr, les journalistes papier viennent voir les journalistes web en leur disant que leur ordi ne marchent pas ! Pour eux, I etrnet, c'est ououh !Pour eux, Internet, c'est ououh ! Pour nous, c'est énorme, on est dedans, on connait ça, mais d'autres... Maintenant, je me sens plus reconnue, parce que le fait de se connaître, ça permet de se dire qu'on n'est pas tout seul. Et à mon avis, c'est ça qui manquait avant. Avant, le journaliste qui était sur l'ordinateur,sans ce côté Twitter, sans ce côté on se connait, se sentait un peu seul dans un coin d'un bout de rédaction, payé une misère... Et mine de rien, ce compte Twitter permet aux rédacteurs en chef de savoir qui est qui... Et tu sens que t'as une espèce de reconnaissance des rédacteurs en chef, même si tu ne les as jamais rencontrés ! Un accès quoi... Et ça a tout changé !Un jeune journaliste, tu peux avoir accès à des rédac chef comme ça... t'y penserais jamais... 124 C'est vrai que sur Twitter, l'interpellation marche très bien... Ça rapproche C'est ça, les rédacteurs en chef deviennent accessibles. Et comme ils se prennent au jeu, et qu'ils aiment bien nos trucs... Avant, jamais ça aurait été envisageable. Jamais j'aurais pu parler de l'avenir du journalisme papier avec le rédacteur en chef du Monde... T'as une impression d'accessibilité et de marge de manœuvre. Après, c'est tout aussi difficile aujourd'hui d'être journaliste web, ou en radio ou en télé. Il y a d'autres jobs, au-delà des supports qui sont difficiles. Les premiers temps, quand tu te mettais à suivre des jeunes webjournalistes, comment ça se passait ? Tu regardais ce qu'il faisait, retweetais ce qu'il postais... Souvent, de toute façon, quelqu'un qui me suit, qui me reply, je regarde qui c'est (= recherche confrères). Maintenant le problème, c'est que j'en ai énormément par mois.... Avant, quand j'avais mon compte « normal », toute personne qui me suivait, j'allais tout de suite sur son compte. Après, je le suivais jamais automatiquement. « Je suis les gens qui ''tweetent'' des choses assez cohérentes. Si c'est un jeune journaliste, ou d'une école, je regarde et je vois sa timeline. Si ça m'intéresse, je le suis, si ça m'intéresse pas je ne le suis pas. Après, c'est des gens qui me « at » [qui font un @, suivi de son pseudo, utilisé pour interpeler un utilisateur sur Twitter], je regarde. Après c'est beaucoup de journalistes... »Après il y a des comptes que je suis au cas où, et finalement j'en suis trop. Il y a beaucoup de trucs américains, de blogueurs américains, pour ne pas perdre la veille qui fait que, mine de rien, m'a permis d'avoir des followers, mon job, tout ça. Donc je suis... Il y avait un article sur le New York Times qui disait que Tumblr était le prochain truc pour les médias... J'en ai ouvert un du coup pour essayer de voir. J'essaie des trucs après ça marche ou ça ne marche pas, mais... Au-delà du journalisme pur, je dois être aussi en veille sur qu'estce qui fait en innovation sur le web. Pour la rédaction Ce qui est assez nouveau dans le job de journalisme. A Sciences Po, à part le cours avec ce type qui nous a présenté tous les médias sociaux, les autres cours étaient assez traditionnels. On nous apprend à écrire des articles, et on ne nous apprend que ça. On ne nous apprend pas à faire du web. Et ça, ça va changer. A Sciences Po, ils vont carrément changer leur programme. Apparemment, Alice Antheaume voulait changer tout ça et était déterminée à mettre plus de web... Ça va faire du bien ! Elle, je sais qu'il y a de la programmation dans son programme de l'année prochaine. C'est vraiment important. Nous à la rédaction, avec mon collègue, on fait des réunions avec le directeur général, disant « il faudrait qu'on soit là, il faudrait qu'on soit là », parce que même les rédacteurs en chef, ils ne sont pas sur le net et n'ont même pas le temps de penser à tout ça... Du coup, la présence du site à l'extérieur du site, est aussi importante que le site lui-même, parce que voilà, les gens vont sur Twitter, les gens vont sur Facebook... C'est important d'être bien implantés pour l'image de marque. Un site qui n'a pas de page Facebook ou une page Facebook qui ne marche pas... ou qui n'est pas alimenté régulièrement, à mon avis ça leur fait perdre de l'audience. Niveau image de marque, ereputation, tout ça, il faut avoir ça. En discutant avec Alice, elle me faisait une remarque intéressante, on peut parler de l'identité des webjournalistes en train de se faire, à relativiser aussi, mais en plus cela permet de créer une méta-rédaction: tous ensemble, sur Twitter, on se retweete, on se reply, on avance ensemble. Après, chacun fait ses articles bilan sur ses médias, mais finalement sur Twitter, on a l'impression d'aller au-delà des supports 125 C'est ça. Il y !a un immense côté participatif, parce qu'on voit ce que les gens font, quand ils reprennent une actu... Et tout le monde suit. A un moment, c'est assez impressionnant: pendant trois heures, on va tous parler d'un même truc. Et à ce moment là, il y a une espèce effet de mimétisme, et tout le monde tweete les liens de tout le monde, et c'est vrai que, il est arrivé de retrouver des liens vers Twitter dans les papiers ! Clairement, elle a totalement raison sur ce côté là, les gens travaillent ensemble, et au-delà de la rédaction, et le fait que l'on se connaisse grâce à Twitter ça a apporté un outil journalistique et participatif absolument fascinant. Après, il y a toujours l'enjeu d'avoir le truc pas repris dans ton article. Faut avoir quand même l'originalité. Il reste une course à la primauté de l'info? Ah ouais, tas quand même envie de faire un bel article ! Si les gens lisent le même partout, avec tous les liens mis sur Twitter, ils auront tout lu. Après c'est la recontextualisation qui est intéressante. Et au Djinn, t'as fini, t'as les résultats ? Oui. Je suis dégoutée d'ailleurs, parce qu'Alice Antheaume va faire la même chose... Je suis bête parce que nous, on l'a fait via un formulaire, qui renvoie sur la boîte mail, un par un, alors qu'Alice a fait beaucoup plus court, et elle l'a fait un Google formular... Moi, j'en avais 70, et fallait que je dépouille,e t fallait que je fasse les tableaux, machin... Ça m'a pris un temps fou ! On aurait pu l'avoir en février et j'ai fini là... Le problème c'est qu'on a pas assez de monde, Alice elle en a 100... Moi, j'avais beaucoup de truc remplis qui était BIEN ! Il y a moitié de gens qui vont très bien, il y a moitié de gens qui sont stagiaires et qui galèrent. Enfin, les rédac chef avec 4000 euros... Ça Casse les chiffres (attente d'un certain résultat, distanciation des rédac chef, pré Çarité admise). Mais ça fait drôle aussi. C'est marrant parce que ça peut être aussi le reflet du web... Précaire, mais là où ça embauche C'est là où il y a beaucoup de turn over. Je sais pas si ça embauche après... Il y a plus beaucoup de créations... Il y a beaucoup trucs qui se sont montés ! C'est ce que dit par exemple Alice... Oui, à son époque à elle, il y avait 20MInutes qui se lançait, le Post qui grandissait... Il y avait plein de jobs... Maintenant, ça bouge plus. Turn over. Et puis même, après coup, je suis contente d'être partie de chez Arte. A notre âge, t'as pas non plus envie de te fixer (amour du web aussi motivé par le jeune âge ? Précarité tolérée voire enviée?) Tu penses toi, que c'est important de faire reconnaître u journalisme web ? Vis-à-vis des pairs et vis-à-vis du public ? Pour en avoir discuter avec Emmanuel Torregano ou Alice Antheaume, selon eux, la question ne se pose pas en fait... Il y a un journalisme, et après il y a des supports, qui éventuellement conformer les pratiques fondamentales du journalisme. Mais quand j'en parle avec Alexandre Hervaud, Sylvain Lapoix ou Vincent Glad, c'est super important de faire reconnaître le journalisme web. Si les blogs ont eu autant de succès, et ont toujours du succès, c'est parce que les gens avaient besoin de savoir qui parlait, de s'identifier... et que dans les médias traditionnels, à part JeanPierre Pernaut et d'autres présentateurs télé, ils ne savaient pas qui était les journalistes. En même temps, ça peut déplaire. Mais en même temps, connaître des journalistes qui écrivent les articles... Finalement, moi je sais que dans Libé, les Garriberts, je les connaissais avant 126 leur compte Twitter, je connaissais leur ton et je préférais les lire pour leur ton... Après, je pense pas qu'ils aient besoin de savoir tout ce qu'on vit sur nos comptes Twitter... Mais la personnalisation du journalisme, c'est un bon truc pour les gens...Ça va en agacer beaucoup, mais finalement ils reviendront parce qu'ils connaitront la personne qui écrit et... c'est vrai que quand je suis arrivée sur Arte, ils me demandaient de faire des revues du web. Et au début, je faisais des trucs très proprets, très sérieux, très scolaires.... Et ils m'ont fait: écrit comme ton blog ». Ils préféraient lire mes papiers sur mon blog que mes papiers qui étaient un peu chiants ! Dans ce sens là, je pense que oui, la personnalisation est importante » mais c'est une question de ton, qui a toujours existé, avec les éditorialistes. Et dans le news, on te demande pas de ton. Soit c'est un article traité comme ça... soit c'est un article traité par un certain journaliste... Et moi je raterais pour rien au monde un article des Garriberts ! Alors que dans Libé, il y a d'autres noms que je connais, mais dont j'attends pas les articles. Je pense que c'est la même chose via le web. Le Djinn, vous comptez faire quoi pour la suite ? Il faut finir le questionnaire... Je les ai faites les questions, mais je pense que c'est pas... L'idée c'est, à la fin du questionnaire, c'est d'écrire un article bilan sur « c'est quoi un journaliste web type » aujourd'hui. C'est vrai que nous on ne peut pas... Le SNJ a aussi lancé un questionnaire, et Donc enfin il va avoir une reconnaissance... Et si on fait un truc propre, ce serait la première définition du journaliste web quoi. Alors c'est quoi un journaliste web aujourd'hui ? Euh... C'est pas un seul journaliste... comme dans tous les autres médias... Mais en gros, c'est quelqu'un qui adore le web. Ou sinon, il ferait pas ça, ou sinon, il ne resterait pas...Si tu fais un stage et que t'aimes pas, tu restes pas. Le web, soit t'aimes ça et t'es à fond, soit t'aimes pas ça et t'en fais pas. Après, il y a un équilibre entre ceux qui aiment ça, mais qui font d'autres trucs, et ceux qui, comme moi et Alex, sont sur ça en permanence. Après, il y a ceux qui aiment toujours faire de la news, et ceux qui aiment faire des trucs type magazine sur le web. La différence entre les papiers d'Alex et 20Minutes, sites d'info... Il et pas payé beaucoup en général... Il aime bien Internet. C'est con à dire comme ça ! Au-delà du journalisme, la tendance fait que le webjournaliste sait écrire des articles, est capable de faire du son, de la vidéo, bref, du multimédia, et s'intéresse à ce que fait le web en général. Comment se fait le web. Moi, je fais ce job assez particulier de community manager, et pour moi, il y a une espèce de triangle de fonctions: 'activité de journaliste, celle de community manager et celle d'entrepreneur du web. Participatif, écriture des articles et tu veux améliorer le site pour lequel tu bosses. T'as envie de toucher au web. De faire plus qu'écrire. C'est particulier à l'évolution du webjournalisme ? J'ai l'impression que les gens à 20Minutes et à Slate, c'est-à-dire pas forcément dans des rédactions qui parlent de l'actualité du net, nécessairement parlent de l'objet Internet ? C'est ça. Il y a un intérêt pour l'objet Internet. Au-delà du journalisme, tous ces trucs comme le « lolcat », le Sad Keanu, 4chan, n s'intéresse à ça parce qu'on s'intéresse au web. Il y a aussi l'intérêt pur pour le web et l'avancée d'Internet et ce que va devenir cet énorme truc. C'est marrant parce que tu retrouves pas du tout ça ailleurs. Les gens du papier ne sont pas tous calés sur l'histoire du papier... C'est ça. Et pour eux, comme le papier c'est pas voué à évoluer, tu peux faire des nouvelles 127 maquettes et des nouveaux trucs... Tu peux tellement faire tout sur Internet, que ça bouge en permanence ! T'es obligé de t'intéresser ! YouTube c'est pas le début du web, Facebook c'est pas le début du web... C'est vrai que les gens suivent aussi ça... C'est énorme, t'as toujours l'impression d'être en retard. Tu vois quelle évolution dans le journalisme en général et sur le web ? Je pense que les journaux vont devenir des outils d'analyse. Parce que la génération qui lit le journal existe encore et les journaux continuent de se vendre, même avec du mal. Le papier va devenir du papier magazine, qui marche super bien. Tu vois, par exemple, j'achète un magazine, parce que j'aime bien lire ça, pourtant ça coûte cinq euros ou truc comme ça, mais Le Monde, je l'achète pas, pour tenir ce grand machin comme ça... A moyen, long terme, le papier existera encore, mais sur des formes vraiment analytiques... Là où le web fera de l'actu pure, en temps réel ou pratiquement je pense. Le temps réel va devenir... la scission magazine temps réel va encore se creuser. Et j'ose espérer que le participatif et les médias sociaux vont devenir un truc central. Les postes de community manager, les premiers, c'était en 2008. L'intégration de ces gens qui sont plus web que journaliste... on est un pôle au milieu du web et du journalisme... L'intégration des gens qui pensent web devront être plus intégrés aux rédactions. Après, il y a toujours ces questions de modèles, ce qui va clairement déterminer l'avenir du site Internet. Il n'y a qu'un site qui fait de l'argent au monde, c'est le Huffington Post... Et les trucs français, déjà c'est en français. Et ils ont des diaporamas clairement sponsorisés. Ça av aussi passer par là, ce côté tabloïds... Le web va être social... Et la télé, c'est pas prêt de disparaître, la radio, est bien ancrée, mais les audiences flanchent un peu... Le côté trois fonctions en un change le journaliste et le côté personnalisation jouera aussi beaucoup, via les réseaux sociaux. 128 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages • DA LAGE Olivier, Obtenir sa carte de presse et la conserver, Guide Legipresse, Victoires-Editions, 2003 • DUVAL Julien, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Seuil, Paris, 2004, 366 p. • ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , L'Harmattan, Paris, 2007, • FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. 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Une histoire courte mais dynamique.............................................................. 11 I.Internet: une toile, non une étoile............................................................................. 11 II.La préservation par les chercheurs .......................................................................... 13 Section 2. Du web au web social..................................................................................... 15 I.Le « navigateur roi ».................................................................................................17 II.Le temps des profils................................................................................................ 17 Chapitre 2. La presse en ligne: des usages évolutifs ................................... 22 Section 1. L'évolution contre la révolution ......................................................................22 Section 2. Une histoire « chaotique ».............................................................................. 24 I.1995 à 1998: passivité et archaïsme......................................................................... 24 A. Des approches « plus défensives qu'offensives ».............................................. 25 B. Des interfaces archaïques.................................................................................. 26 II.1998-2001: l'effet bulle ........................................................................................... 28 A. Un enthousiasme moteur du recrutement et de la réflexion .............................. 28 B. Le système D actif............................................................................................. 29 III.2001: l'incertitude...................................................................................................30 A. Désillusion et manque de moyens .................................................................... 30 B. Du doute aux nouvelles pratiques......................................................................33 Chapitre 3 – L'identité du « flou » du journalisme.................................... 36 Section 1. Le concept fuyant de l'identité........................................................................36 I.Premières approches définitionnelles: l'identité ou le principe d'incertitude ...........37 A. L'identité « essentialiste » face à l'identité « relativiste » ................................ 38 B. Le choix du « structuralisme constructiviste ».................................................. 39 II.L'identité des journalistes: le « professionnalisme du flou ».................................. 39 A. Le journalisme, une « profession » ?.................................................................40 B. Un « flou productif »......................................................................................... 43 Section 2. Le webjournalisme en 2006, une question « qui reste ouverte »....................46 I.Le webjournalisme, une entité « qui n'existe pas en tant que groupe »....................48 II.Le webjournalisme, objet de déconsidération et de répulsion ...............................51 A. Une activité synonyme de menace.................................................................... 51 B. La lutte interne des « anciens » et des « modernes ».........................................52 C. Le webjournalisme: une « figure de repoussoir »..............................................55 DEUXIÈME PARTIE. LE WEBJOURNALISME, UN CHANTIER EN COURS..............58 Chapitre 1. Webjournalisme: un processus identitaire enclenché ............60 131 Section 1. Usages de Twitter: journalisme de communication ........................................60 I.Twitter: un usage stimulé par des impératifs professionnels .................................... 61 A. Création et utilisation initiales des comptes...................................................... 61 B. Utilisation: amont, aval -> environnement toute la journée c'est Twitter, pas déconnecté.............................................................................................................. 63 Twitter, rival des agences de presse...................................................................63 Twitter, tous des « community managers »....................................................... 64 II.Un intérêt d'ordre privé justifié par une « éthique » journalistique.........................66 A. Intérêt pour le web.............................................................................................66 B. Un intérêt justifié par les « fondamentaux journalistiques »............................. 69 Section 2. Twitter, catalyseur d'un processus identitaire ................................................ 72 I.Identité individuelle: la création de « signatures »................................................... 73 A. Personnalisation et désintermédiation ............................................................... 74 Une « timeline » qui sort du domaine professionnel......................................... 75 Vers une désintermédiation ?.............................................................................78 B. La création de signatures................................................................................... 80 Twitter, une reconnaissance individuelle au sein du champ journalistique ? ....81 II.La création d'une identité objective: de la communauté virtuelle à l'association ....84 A. Création d'une communauté: la fin de l'isolement ............................................ 85 Des conséquences sur la pratique journalistique: la « méta-rédaction »...........86 B. « Les forçats de l'info »: le stigmate devenu emblème......................................89 Les « forçats de l'info »: « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet, Xavier? »............................................................................................... 90 Le Djinn: d'une communauté virtuelle à une association, le renforcement des liens....................................................................................................................94 Chapitre 2. L'identité de webjournaliste: un impact à relativiser ............99 Section 1. Mouvement de double légitimation identitaire .............................................100 I.la reconnaissance d'un particularisme: enjeu de discorde ...................................... 100 A. Ben oui, tu te dis maintenant: « je suis fière d'être journaliste web ! »...........101 B. « Il n'y a pas de raison de s'identifier à un outil. Il n'y a pas eu de journalisme de machine à écrire. »...........................................................................................103 II.Le renouveau dans la représentation collective .....................................................104 Section 2. Le problème de la reconnaissance................................................................ 106 I.Une spécialité toujours dominée.............................................................................106 A. Des rédactions non homogénéisées en recherche de modèle économique.....107 B. Ecoles de journalisme: le web, toujours une voie poubelle ?.......................... 108 C. Le webjournalisme, une spécialité toujours objectivement dominée ..............110 II.Une reconnaissance extérieure inexistante ............................................................112 Section 3. La nécessaire adaptation............................................................................... 114 CONCLUSION........................................................................................ 116 ANNEXES..............................................................................................118 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 130 TABLE DES MATIÈRES............................................................................ 132 132