WEBJOURNALISME: UNE IDENTITÉ EN PERPÉTUEL MOUVEMENT

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WEBJOURNALISME: UNE IDENTITÉ EN PERPÉTUEL MOUVEMENT
WEBJOURNALISME:
UNE IDENTITÉ EN PERPÉTUEL MOUVEMENT
IEP de Toulouse
Mémoire de recherche présenté par Melle Andréa Fradin
Directeur du mémoire : Olivier Baisnée
Date : 2010
WEBJOURNALISME:
UNE IDENTITÉ EN PERPÉTUEL MOUVEMENT
IEP de Toulouse
Mémoire de recherche présenté par Melle Andréa Fradin
Directeur du mémoire : Olivier Baisnée
Date : 2010
Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans
les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur
auteur(e).
REMERCIEMENTS
Un grand merci à tous les journalistes qui ont accordé du temps à cette enquête: Alice
Antheaume, Melissa Bounoua, Vincent Glad, Alexandre Hervaud, Sylvain Lapoix, Benoît Raphaël
et Emmanuel Torregano
Je n'oublie pas Clément Dupouy, ainsi qu'Erwan Cario et toute la rédaction Écrans / Médias de
Libération, qui m'ont supportée jusqu'aux derniers moments.
Sommaire
INTRODUCTION................................................................................................ 1
PREMIÈRE PARTIE: INTERNET ET JOURNALISME, UNE IDENTITÉ DYNAMIQUE...........8
Chapitre 1 – Internet, une variabilité intrinsèque ..............................................10
Chapitre 2. La presse en ligne: des usages évolutifs ........................................... 22
Chapitre 3 – L'identité du « flou » du journalisme............................................ 36
DEUXIÈME PARTIE. LE WEBJOURNALISME, UN CHANTIER EN COURS.....................58
Chapitre 1. Webjournalisme: un processus identitaire enclenché ....................60
Chapitre 2. L'identité de webjournaliste: un impact à relativiser ....................98
CONCLUSION............................................................................................... 115
ANNEXES.....................................................................................................117
BIBLIOGRAPHIE........................................................................................... 129
TABLE DES MATIÈRES................................................................................... 131
INTRODUCTION
« J'ai compris que je n'allais jamais rien comprendre et ça m'a fascinée 1 ». C'est
en ces termes qu'une des journalistes en ligne que nous avons rencontrée évoque sa relation à
Internet. Un sentiment d'incompréhension, mêlé de fascination, face au « réseau des
réseaux ». Un sentiment qui nous a également envahi, par vagues successives, lors de cette
enquête. Non pas uniquement envers Internet, mais également envers la pratique du
journalisme, et en particulier du webjournalisme. Alors que nous nous préparions nousmêmes à pénétrer dans cette sphère, nous avons pu observer la place grandissante des sites
d'information, dont les publications étaient, de plus en plus, évoquées dans d'autres médias.
Nous avons écouté les revues de presse du web à la radio, étudié avec attention les différentes
évocations de Mediapart lors de la récente « affaire Bettencourt ». Derrière ces articles, il y
avait des journalistes. Mais ils n'étaient pas de ceux dont les noms nous sont familiers, ou
dont les visages nous sont même connus: ce sont des journalistes « de l'ombre 2 ». En allant à
la rencontre de ces « webjournalistes », nous avons compris nous aussi que nous n'allions rien
comprendre, et que cette incompréhension était pourtant prétexte à un grand intérêt.
Cette ambivalence, soufflée par l'étude du journalisme en ligne, est d'abord à attribuer
à la complexité des deux parties qui le composent: Internet ; le journalisme. Deux entités
parfaitement mouvantes, jamais stables, sur lesquelles chercheurs et journalistes tentent
d'apposer des cadres interprétatifs ou des plans d'anticipation, sans grand succès. Ces
montages ne résistent pas longtemps au caractère intrinsèquement labile de ces deux sphères,
dont les pratiques s'entremêlent.
Internet d'abord. Le réseau qui relie tous les autres, et dont les prémices remontent à
près de cinquante ans. Internet dont l'apparition ne saurait être déterminée avec précision,
dans le flux des recherches convergentes sur la cybernétique, dans les années 1950. Un
consensus se dégage néanmoins sur la forme ancestrale d'Internet tel que nous le connaissons
aujourd'hui et désigne d'un même mouvement le réseau Arpanet, o u « Advanced Research
Projects Agency Network », apparu en 1969. Sorti des tiroirs du Département de la Défense
1 Extrait d'un entretien avec Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr.
Paris. Août 2010
2 p.93
1
américain, ce projet voit néanmoins son développement échapper à un objectif court-termiste
strict: libre aux chercheurs de déployer leurs recherches, le financement d'Arpanet n'est
qu'une part du financement global alloué par le gouvernement fédéral à divers domaines de
recherche, de l'intelligence artificielle à la robotique. Et si l'État n'aiguillonne pas le
développement du réseau, il en va de même des acteurs commerciaux, longtemps tenues à
l'écart d'Arpanet et de ses déclinaisons ultérieures. Autrement dit, le réseau est avant tout
laissé aux mains des chercheurs, lesquels lui composent une trame singulière: une toile, et non
une étoile. De multiples points connectés qui relaient, sans passer par un cœur souverain, des
informations envoyées d'un poste à un autre. Cette structure réticulaire, évaluée et instaurée
dans le souci d'assurer la meilleure transmission possible de contenus, conditionne le
caractère si particulier d'Internet. Elle lui confère la propriété d'être multiple et multicéphale,
d'être ouvert et neutre: les tuyaux par lesquels l'information transite sont bêtes, l'infrastructure
n'a pas de droit de regard sur ce qu'elle transporte. C'est en raison de cette propriété,
aujourd'hui débattue dans le cadre de la réflexion sur la neutralité des réseaux, que les usages
d'Internet sont nombreux et difficilement prévisibles. C'est cette caractéristique intrinsèque
qui assure la variabilité des usages du réseau, laquelle va de la consultation d'un navigateur à
la constitution d'un mur personnalisé d'applications, en passant par le web dit « 2.0 ».
Pourquoi s'attarder sur un tel point ? Le sujet semble technique, obscur, éloigné des
problématiques sociologiques dans lesquelles nous souhaitons nous inscrire en observant le
webjournalisme en acte. Néanmoins, nous restons convaincue que la compréhension du
milieu qui environne, qui interagit avec le journalisme en ligne nous permettra de mieux
rendre compte de la réalité d'une telle activité. Faire l'impasse sur la présentation et de la
clarification des concepts qui sont à la base du réseau, ce serait occulter toute une partie de la
réalité du webjournalisme, ce serait supprimer la particule « web » pour ne se pencher que sur
un ensemble de pratiques professionnelles. Et prendre ainsi le risque de tomber dans l'écueil
trop souvent relevé dans les différentes études menées sur le sujet: le médiacentrisme.
Tronquer Internet de nos considérations reviendrait à élaborer un nouvel exemplaire des
multiples études conduites sur le webjournalisme, qui ne prennent en compte que les discours
des journalistes, et le plus souvent écrites par des journalistes. S'attarder sur la structure du
réseau, c'est par conséquent éviter l'écueil du défaut de distanciation, c'est éviter d'assimiler
témoignages à réalité sociale, car cela permet de ne pas isoler la sphère journalistique
l'environnement social dans lequel elle évolue, environnement complexe, mouvant, et
profondément impactant. Mais plus que l'étude du journalisme en ligne pris dans son milieu,
2
l'étude d'Internet permet de comprendre en partie l'une des caractéristiques fondamentales du
webjournalisme: son inconsistance. Car nous le verrons, le journalisme en ligne est
profondément variable, jamais figé en une définition, une pratique unique: son déploiement se
réalise en phase avec la variation des usages d'Internet, sur lesquels se calquent ceux de la
presse en ligne. En tandem avec les sites auxquels il est associé, le webjournaliste modifie son
appropriation des outils mis à sa disposition sur le réseau.
Mais l'intérêt premier que nous portons à Internet ne doit évidemment pas se solder
par l'oubli du journalisme tel qu'il se définit et se pratique en France. Cette assertion est
d'autant plus fondamentale que l'activité journalistique, un peu à la manière des usages
développées sur le réseau, se caractérise par une extraordinaire hétérogénéité. Les sociologues
ont multiplié les observations, lesquelles parviennent toutes à un même point: il est
impossible de parler du Journalisme. Il est impossible d'évoquer cette activité professionnelle
de façon adéquate, sans risquer de la réduire à une caricature. Les chercheurs ont sué sang et
eau pour circonscrire cette activité si particulière, pour finalement parvenir à l'idée que le
repérage de ses contours n'était peut-être pas réalisable, dans la mesure où ceux-ci sont
mobiles et perméables. Comment expliquer cette impossibilité ? Certainement par le caractère
hétérogène de l'activité, traversée de luttes internes visant à définir ce qui la constitue ou à
l'inverse ne la constitue pas. Reprenant à notre compte la théorie développée par la sociologie
de Pierre Bourdieu, nous pouvons d'abord avancer que la sphère du journalisme, que nous
qualifierons alors de « champ », est scène de luttes symboliques entre les acteurs qui s'y
positionnent, ou qui cherchent à y pénétrer, pour définir ce qui est à exclure et à inclure dans
le champ. Cette lutte, qui se retrouve dans chaque champ de l'espace social, définit
temporairement des positions dominantes et, conséquemment, des positions dominées. Mais
ces deux pôles sont sans arrêt remis en cause et la légitimité établie n'a de cesse d'être
disputée. L'enjeu d'une telle lutte symbolique est la définition de « ce qui fait » le journalisme.
Comme le montre Jacques Le Bohec 3, cette définition est constituée d'un grand nombre de
mythes, qui tranchent avec la pratique réelle de l'activité. Le journalisme est relié à l'image
d'Épinal de « Tintin le reporter », qui va déjouer les machinations criminelles, ou érigé en
« quatrième pouvoir », « gardien de la démocratie » et de la « liberté d'opinion ». Comme le
sociologue l'indique, ces mythes remportent l'adhésion tant des acteurs placés à l'extérieur du
champ, que de ceux situés à l'intérieur: les journalistes. Dans la mesure où ces mythes
constitutifs sont porteurs d'une aura positive, aucun journaliste, ou aspirant journaliste, n'a
3 LE BOHEC Jacques,, Les mythes professionnels des journalistes. L’état des lieux en France , Paris,
L’Harmattan, 2000,
3
intérêt à remettre en cause ce cœur définitionnel, fondamentalement prestigieux. L'une des
particularités de ces mythes est donc leur permanence: chaque journaliste, dominant ou
dominé, n'a pas intérêt à remettre en cause ce prestige, vecteur de valorisation sociale. La lutte
définitionnelle va donc se dérouler à la marge: telle ou telle pratique spécifique mérite-t-elle
l'attribution du qualificatif « journalisme », entre-t-telle dans la définition de la
« profession »? Or cette activité insaisissable qu'est le journalisme, échappant aux règles
statutaires et institutionnelles classiques des professions, se distingue également par sa
propension à incorporer de nouvelles activités. En permanence pris dans une dualité
identitaire, reconnaissant une image sublimée et consensuelle tout en incorporant de nouvelles
pratiques, le journalisme se définit par un « professionnalisme du flou », qui, loin de le
desservir, assure sa pérennité et son adaptabilité au milieu social.
Internet aux usages mobiles, journalisme ambigu et mouvant. Dans l'enchevêtrement
de ces deux sphères intrinsèquement insaisissables, le webjournalisme. Que peut-on dire du
fruit de cette convergence ? Pour l'aborder, nous nous sommes d'abord penchée sur les
premières études scientifiques menées sur le sujet. L'une d'entre elles, particulièrement
conséquentes, nous est apparue digne d'un intérêt particulier. En 2006, à la suite d'un travail
de plus de deux ans, Yannick Estienne a publié les résultats de son enquête, laquelle interroge
« le journalisme à l'heure d'Internet » et se penche en particulier sur « une nouvelle population
de journalistes: les journalistes web »4. Évaluant l'hétérogénéité de la presse en ligne, ainsi
que son histoire, le sociologue établit une cartographie du webjournalisme. Son résultat est
sans appel: il tire de son étude la conclusion selon laquelle cette spécialité est hétérogène,
précaire et isolée au sein du champ journalistique. Une situation synonyme de domination au
sein du champ, se doublant d'un déficit de reconnaissance tant à l'intérieur qu'à l'extérieure de
la sphère professionnelle. Tant et si bien que les acteurs du webjournalisme ne se considèrent
pas comme détenteurs d'une identité commune et ne manifestent alors aucune velléité
identitaire.
La question qui nous anime est simple: qu'en est-il aujourd'hui ? Comment qualifier,
détourer, appréhender le journalisme en ligne et, surtout, ses acteurs ? Quatre années se sont
écoulées entre le terme de l'enquête de Yannick Estienne et notre observation. Une éternité à
l'échelle d'Internet et de ses usages, qui ont singulièrement évolué. En particulier, les pratiques
du web – l'une des applications du réseau – connaissent depuis 2006 une orientation sociale,
4 p.16
4
axée sur le participatif. Des sites sont apparus, basés sur l'exposition et la mise en relation des
internautes, invités à créer gratuitement des comptes qui « leur ressemblent ». Ces sites sont
pour certains aujourd'hui très populaires. Ainsi en est-il de Facebook qui totalise, six ans
après sa création en 2004, et selon ses estimations, 500 millions d'utilisateurs. Un autre site,
Twitter, a également fait son apparition, plus tardivement, en 2006. Le site, à l'interface très
sobre, propose à quiconque possède un compte de poster de
brefs messages de 140
caractères. Si son utilisation, dont les enjeux sont difficiles à saisir au premier coup d'œil,
intéresse moins le grand public, il n'en connaît pas moins un certain succès dans les secteurs
de la communication et des médias, tant est si bien que certains y voient déjà « le nouveau
média ». Ici n'est pas notre propos. Néanmoins, nous avons constaté tout au long de notre
enquête qu'en France, depuis 2009, une communauté de titres de presse et de journalistes se
structure sur ce site. Ces derniers échangent des informations, pas nécessairement liées à
l'actualité, des liens, ou se contentent simplement de converser, laissant le contenu de leur
compte ouvert et accessible à tous. L'observation suivie de nombreux comptes de journalistes
web inscrits sur Twitter et issus de différents sites d'information, nous a menée à formuler
l'hypothèse suivante: et si Twitter était le catalyseur de la formation d'une identité
webjournalistique, alors inopérable en 2006 ?
Nous sommes donc allée à la rencontre de webjournalistes actifs sur Twitter, pour
comprendre la raison de leur présence sur ce site. A l'issue de notre enquête, il apparaît que
Twitter a en quelque sorte sorti ces journalistes de l'ombre, jouant le rôle de catalyseur
identitaire. Contraints par leur environnement professionnel et/ou poussés par un intérêt
personnel pour le support web, les webjournalistes se sont inscrits sur Twitter, s'appropriant
dès lors, petit à petit, les nouveaux usages du web. Se pliant de fait aux règles de Twitter, ils
ont acquis progressivement une certaine visibilité en ligne et ont commencé à communiquer
directement sur le site, alors que celui-ci en était à ses balbutiements en France. Leur
exposition a entraîné un mouvement progressif d'adhésion à leurs comptes: les « followers »
se sont faits de plus en plus nombreux, s'abonnant aux comptes des journalistes dans le but
d'accéder au contenu qu'ils diffusent . Quelles en sont alors les conséquences ? Nous en
avons observées plusieurs. Au niveau identitaire, l'utilisation active de Twitter a permis le
lancement d'un processus identitaire individuel, la sortie de l'ombre du webjournaliste,
stimulée par la personnalisation de son compte. C'est la création d'un « je » webjournalistique.
Par ailleurs, Twitter semble également avoir été le moteur d'une dynamique identitaire
commune. Le site semble avoir favorisé la création d'une communauté virtuelle, figurée dans
5
le discours des journalistes par l'utilisation abondante de la première personne du sujet, et
terreau de la formation plus institutionnelle d'un groupe d'appartenance d'un type particulier :
les journalistes en ligne. Cette spécificité est dès lors reconnue par ses membres: c'est la
création du « nous ». Nous le verrons, la création de processus identitaires, tant individuels
que collectifs, a en retour une influence sur les pratiques du journalisme en ligne, qui semble
pencher en faveur d'une désintermédiation, au sens littéral du terme, progressive: les
journalistes semblent prendre le pas sur les titres, leurs comptes Twitter personnels étant
souvent plus consultés que ceux des médias au sein desquels ils officient. En plus d'une sortie
de l'ombre pour ceux qui contribuent au webjournalisme jour après jour, s'agit-il aussi d'une
disparition – et donc d'une dénaturation – du rôle intermédiaire des médias ?
Cette question mérite d'être posée, mais notre enquête révèle que si un processus
identitaire dual est en marche chez les webjournalistes, celui-ci est loin d'avoir renversé la
situation constatée en 2006 par Yannick Estienne. Bénéficiant certes d'une notoriété sur
Twitter et dans leur spécialité, les webjournalistes ne sont cependant pas encore connus du
grand public ni parfaitement reconnus par leurs confrères exerçant dans le reste de la chaîne
médiatique. Leur statut et les rédactions dont ils dépendent restent liés à la difficulté première
de la presse en ligne: trouver un modèle économique.
De plus, la modestie de notre enquête ne permet pas de tirer des conclusions englobantes –
mais réductrices. Celle-ci n'a pris en compte que la sphère des journalistes parisiens, certes
reconnue pour constituer comme la part la plus importante des acteurs du domaines, mais
néanmoins partiellement représentative d'une tendance. Par ailleurs, les conditions d'enquête
particulières, de l'ordre d'une participation observante, pourrait trop facilement nous inciter à
ériger des constats locaux et relativement isolés en nouvelles modalités du champ
journalistique, ce à quoi nous nous refusons. De la même façon, si le procédé de participation
observante nous a aidé à établir une certaine proximité avec les acteurs observés, nous ne
nions pas l'impact que celle-ci aurait pu avoir sur l'enquête. De la même façon que l'électron
éclairé par un photon dévoile sa réalité tout en la dissimulant, nous gardons à l'esprit que notre
travail de recherche a pu impacter la réalité observée. A la fois « observateur » et
« expérimentateur 5 », nous avons tenté de faire en sorte que notre grille interprétative, que le
cadrage hypothétique que nous voulions apposer sur le webjournalisme, ne distorde pas la
réalité observée. Selon les concepts développés par Pierre Bourdieu, nous avons tenté, dans la
mesure du possible, d'objectiver notre position double au moment de notre étude, étant à la
5 BERNARD Claude, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale , Garnier Flammarion, 1865 (ed. De
1966), Paris, p.35
6
fois chercheur et journaliste en ligne, sans toutefois verser dans l'immobilisme et le silence:
des choses étaient à observer, des conclusions devaient être tirées. Nous avons tenté de le
faire.
La conscience de notre position, ainsi que la difficulté de définir avec précision une
tendance relative à l'identité de journalistes, qui plus est sur Internet, ont été suffisamment
présents à notre esprit pour que nous ne les perdions pas de vue. A la fois hétérogènes et
labiles, les usages d'Internet et du journalisme ne peuvent être figés en un unique mouvement.
Il en va de même pour le webjournalisme: si des processus identitaires sont en cours, facilités
par un certain types de supports – un réseau social-, rien ne dit que ceux-ci s'inscriront dans la
durée. Le mouvement définit « le réseau des réseaux », mais aussi le journalisme et de ce fait,
le webjournalisme. Il crée par conséquent, un sentiment ambigu, flou, difficilement
identifiable, qui, s'il ne génère pas de la crainte ou de la frustration, peut susciter le désir d'en
savoir plus, et de rendre compte au mieux et avec probité de la complexité des phénomènes
observés. Comprendre que nous ne pourrons jamais rien comprendre, et en être fasciné.
7
PREMIÈRE PARTIE: INTERNET ET JOURNALISME , UNE IDENTITÉ
DYNAMIQUE
Un des points qui peut le plus surprendre lors de l'évocation d'Internet au sein de
beaucoup d'articles, ou d'œuvres plus conséquentes écrits par des journalistes, sur le
journalisme, est le manque de distanciation de leurs auteurs au « réseau des réseaux ».
Quelques rédacteurs spécialistes de l'actualité numérique mis à part, nombreux sont en effet
les journalistes qui évoquent Internet comme si celui-ci venait de surgir de nulle part,
employant une terminologie que l'on s'attendrait davantage à voir aux premiers pas de cette
technologie. On pensera au directeur de publication de Libération Laurent Joffrin qui oppose,
en juillet 2010, « l'homme à la machine 6 ». Ou, plus surprenant encore, à l'ancien directeur du
« Monde interactif », Bruno Patino, qui dépeint dans son ouvrage Une presse sans Gutenberg
une rivalité installée entre « l'homme et les systèmes 7 »: Pourtant, voilà tout juste quinze ans
que les premiers médias français ont basculé sur la toile. Déjà trente ans, qu'ils ont fait
l'expérience de la presse électronique, via le Minitel. Et près de cinquante ans se sont écoulés
depuis les prémisses d'une réflexion sur des moniteurs mis en réseaux, sorties des têtes bien
faites des chercheurs du Département de la Défense américain. « Permettre aux hommes et
aux ordinateurs de coopérer dans des processus de décision et dans le contrôle de situations
complexes sans dépendance inflexible à des programmes prédéterminés 8 »: c'est ce que
voulait en 1960 J. C. R. Licklider, aujourd'hui considéré comme l'un des pères de la
cybernétique. Du coup, une telle étrangeté, éprouvée par nombre de journalistes à l'égard de
l'outil Internet peut paraître décalée. Nous verrons plus tard que celle-ci est due à de
nombreux facteurs, dont la perte du monopole de l'information, ou plus encore l'absence de
définition de modèles économiques stables, pour ne citer que les exemples les plus
représentatifs.
L'outil Internet a donc déjà quelques années derrière lui. Bien entendu, celles-ci ne
pèsent pas bien lourd face à l'invention symbolique de l'imprimerie, et plus globalement, ne
représentent pas grand chose dans la balance qui symbolise l'histoire de l'industrie médiatique,
6 Éditorial de l'événement de juillet 2010, Wikileaks.
7 p.50
8 LICKLIDER J. C. R., Man-Computer Symbiosis. IRE Transactions on Human Factors in Electronics ,
volume HFE-1, Mars 1960, pp. 4-11
8
et plus largement des réseaux de communication. Mais au-delà de l'argument de jeunesse, le
sentiment d'étrangeté des journalistes à l'égard d'Internet peut s'expliquer par sa structure
même, qui définit son caractère dynamique et provisoire. Historiquement acentré, monstre
réticulaire reliant un ordinateur à un autre, le réseau Internet est dans ses fondements même
condamné à la labilité. Paraissant sans arrêt insaisissable, y compris à ses plus grands
spécialistes, Internet inflige une temporalité toute singulière à ses utilisateurs, dans laquelle la
seule conception de l'instant t le renvoie inexorablement à l'instant t+1. De ce fait, Internet
laisse aux usagers, dont les journalistes, un goût particulier: pour certains l'amertume de la
frustration, pour d'autre, l'excitation de la découverte perpétuelle, de l'apprentissage toujours
en cours.
C'est sur cette structure singulière d'Internet, et les enjeux qu'elle engendre, qu'il faut
nécessairement fonder toute réflexion sur la presse en ligne, et plus avant, sur le
webjournalisme. D'abord pour contrer l'obscurantisme et l'ignorance du support, qui, s'ils
tendent à disparaître au sein des rédactions du fait de l'implantation de l'usage des différentes
fonctionnalités d'Internet, entravent encore aujourd'hui la compréhension des enjeux de la
presse en ligne par les rédacteurs, en se mutant soit en prophétisme euphorique, soit en
discours « déclinologue ». Mais plus encore que d'éviter des propos radicaux, il est nécessaire
de saisir la rapidité d'évolution du réseau et de ses pratiques, pour ensuite comprendre
l'instabilité des médias en ligne et de leurs attributs. En effet, c'est précisément la déclinaison
rapide des usages du réseau qui va déterminer ceux qui prévalent dans la presse en ligne. Un
mouvement jamais totalement concomitant, notamment en France, mais qui permettra plus
tard d'éclairer non seulement le discours des journalistes, qu'ils soient réticents au web ou à
l'inverse enthousiastes, mais aussi les nouvelles pratiques qui s'imposent progressivement aux
webjournalistes, et qui sont déterminantes dans l'édification de leur identité.
9
Chapitre 1 – Internet, une variabilité intrinsèque
Étymologiquement, Internet désigne « l'entre réseaux », autrement dit, le lien qui unit
tous les réseaux existant. Cette structure nominale est lourde de sens, puisqu'elle désigne
justement l'essence même d'Internet: un « point de convergence d'une architecture distribuée,
de multiples langages informatiques interopérables et d'un très grand nombre de pratiques
intellectuelles et cognitives 9 ».
Si les premiers pas d'Internet sont à placer dans le contenu des tiroirs de l'armée
américaine qui remonte aux années soixante, son déploiement est bien plus tardif. Il faudra
attendre les années 1990 pour que le « réseau des réseaux » abandonne le seul terrain de la
recherche pour s'ouvrir au public. De la création du lien hypertexte, en 1989, à l'apparition des
réseaux sociaux, au début des années 2000, une même caractéristique anime ce qu'on désigne,
avec une majuscule introductive lourde de sens, par Internet: une identité toujours mouvante,
un état jamais fixe. Internet n'a pas été créé dans un but précis, enfermé d'emblée dans une
trajectoire, et les pratiques qu'il a depuis endossées, et qu'il supporte aujourd'hui, se
définissent en même temps que leurs contours se dessinent peu à peu. Pas d'idées directrices,
d'image auxquelles se conformer: Internet est né de l'idée de simplifier la communication
entre chercheurs américains, en parvenant à connecter des ordinateurs entre eux. Nul ne
pouvait envisager l'éclatement des formes et usages communicationnels dès lors que le
« réseau des réseaux » allait s'ouvrir au grand public. Comme le souligne le philosophe,
« ainsi fixée, la réalité de l'Internet infléchit singulièrement la question qu'on voudrait pser de
sa nature. Les réseaux se déploient dans la spectaculaire évidence d'une galaxie sémantique en
formation 10 ».
9 MATHIAS PAUL, Qu'est-ce que l'Internet ?, Vrin, Chemins Philosophiques, 2009, Paris, 128 p.
10 Ibidem, p. 13
10
Section 1. Une histoire courte mais dynamique
Les nombreux articles et ouvrages qui évoquent l'histoire d'Internet fixent l'apparition
du squelette ancestral du réseau dans les bureaux de l'armée américaine. « Ce réseau ne serait
pas ce qu'il est sans le Pentagone qui signa en quelque sorte son acte de naissance en 1969
avec l'Arpanet, du nom de l'agence du ministère de la Défense américain, l'Arpa (Advanced
Resarch Project Agency) 11 », écrit Michel Wolkowicz. A l'époque, une équipe de chercheurs
est en effet chargée de donner forme aux idées de J. C. R. Licklider, qui souhaitait la
coopération entre les hommes et les ordinateurs dans des processus communicationnels. Cette
mise en application avait un but tout à fait pragmatique: simplifier la communication entre les
centres de recherche partenaires de l'Arpa, dont les ordinateurs n'étaient pas compatibles entre
eux, les constructeurs de logiciels de l'époque cherchant ainsi chacun à garder la main mise
sur le secteur informatique. Un frein à la diffusion de la connaissance et à l'épanouissement de
la recherche, que les scientifiques ont tenté de réduire en créant un réseau, sur lequel chaque
poste pouvait se connecter pour y échanger de l'information. En s'appropriant la genèse de ce
réseau, en la tenant éloignée des logiques économiques, les chercheurs pouvaient de fait le
préserver de l'incompatibilité.
I. Internet: une toile, non une étoile
L'année 1972 marque la présentation officielle d'Arpanet. Ce réseau est considéré
comme l'ancêtre d'Internet du fait même de son fonctionnement singulier, qui repose sur une
structure elle même spécifique: une toile, et non une étoile. Autrement dit, un réseau qui ne
repose non pas sur un centre régulateur, mais sur la possibilité de faire transiter l'information
par différents chemins. Le principe d'Arpanet reprend la théorie de Leonard Kleinrock qui
développe, en 1961, l'idée d'une transmission de l'information par paquets, et non selon un
circuit continu: ces lots ont la faculté d'être distribués de façon discontinue, et selon des
trajectoires différentes, pour enfin être reconstitué au niveau du récepteur. « Un réseau en toile
d'araignée avec des nœuds informatiques à chaque intersection, avec la capacité de découper
des messages en petits paquets adressées individuellement et de procéder à un routage
11 WOLKOWICZ Michel, « Guerres dans le cyberespace, services secrets et Internet (Jean Guisnel) », Réseaux,
Année 1996, Volume 14, Numéro 75, p. 193 - 198
11
aléatoire sur le réseau, pour se ré-assembler au niveau de destination 12».
De là vient l'idée de cette fameuse image de « toile d'araignée » souvent et
adéquatement attribuée à Internet, mais aussi les fondements même du réseau, dont la
compréhension permet à la fois de saisir l'émergence de nouveaux usages sur Internet, mais
aussi l'état d'esprit des journalistes qui travaillent sur ce support. En effet, c'est cette ossature
sans cœur, sans propriétaire, sans aiguillon limitatif qui a contribué au caractère pluriel et
labile d'Internet. Le « réseau des réseaux » n'a pas, de ce fait, eu à souffrir d'une certaine path
dependency, autrement dit d'une restriction des possibles due aux choix des premiers
entrepreneurs. Cette ouverture, cette neutralité, qui divise aujourd'hui les acteurs du net, tant
aux États-Unis qu'ailleurs dans le monde 13, alimente le mythe de l'émergence possible, à tout
instant, sur la toile « de gus dans un garage 14», pour reprendre les termes de Jérémie
Zimmermmann, fondateur et président de la Quadrature du Net 15: « l'histoire de l'Internet s'est
construite avec des "gus dans un garage": Google, Microsoft, Apple et HP ont commencé
comme ça ». Or il est vrai que le net est parsemé de ces histoires de jeunes ingénieurs
californiens, qui un jour ont eu une idée géniale, qu'ils ont développées à moindre frais dans
le garage familial, et qui se sont mutées en titan de l'informatique. Des histoires qui, si elles
fondent la mythologie du réseau, attestent également de la réalité de sa structure et de son
mode de fonctionnement: une architecture non propriétaire qui reste a priori ouverte et
accessible à des projets qui ne sont pas sortis des caisses de firmes multinationales – même si
de fait, Google, Apple et Microsoft ont aujourd'hui plusieurs avantages: la détention
d'importantes parts de marché sur leur secteur, ancienneté, investissements conséquents dans
la recherche et le développement.
Dès l'origine d'Arpanet, les chercheurs ne se contentent pas de développer un réseau
12 KING John Leslie, GRINTER Rebecca E., PICKERING Jeanne M., SOUQUET Elisabeth, « Grandeur et
décadence d'Arpanet. La saga de Netville, cité champignon du cyberespace. », Réseaux, 1996, volume 14 n°77.
pp. 9-35.
13 Le débat sur la neutralité du ent est aujourd'hui particulièrement prégnant, en particulier aux Etats-Unis. Avec
la vulgarisation de cet outil et l'émergence de nouveaux usages sur la toile, le trafic augmente chaque année
sur Internet. Le opérateurs plaident pour des mécanismes restrictifs afin d'éviter une congestion des réseaux
et souhaitent faire contribuer davantage les éditeurs de contenus au financement des infrastructures, tandis
que ces derniers se plaignent des velléités de sélection des opérateurs, accusés de vouloir faire payer les sites
qui éditent les contenus les plus gourmands en bande passante, telle la vidéo en streaming.
14 Vincent Glad, « Le ministère de la Culture accuse une association de n’être que ''cinq gus dans un garage''»,
20Minutes.fr, 9 mars 2009
15 La Quadrature du Net est un collectif français qui cherche à promouvoir la « défense des droits et libertés des
citoyens sur Internet ». f
12
ouvert, ils affirment clairement la nécessité du maintien d'un réseau ouvert. Selon ceux qui en
sont à l'origine16, quatre règles ont été d'emblée apposées pour l'établissement du réseau:
« Chaque réseau devait se suffire à soi-même, et aucun changement interne
pourrait être requis sur quelconque de ces réseaux avant d'être connectés à
Internet.
Les communications seraient faites sur le principe du ''best effort''. Si un
paquet ne parvenait pas à sa destination finale, il serait rapidement
retransmis depuis la source.
Les boîtes noires (plus tard appelées passerelles et routeurs) seraient utiliser
pour connecter les réseaux. Aucune information ne serait retenue par les
passerelles dans les flux individuels de paquets passant par elles [...].
Il n'y aurait aucun contrôlé global au niveau des opérations »
Ce sont ces mêmes règles que les partisans de la neutralité du net mettent aujourd'hui
en avant pour préserver Internet en l'état, afin que des intérêts économiques ne restreignent
pas ses application au-delà de leur secteur, en interférant à la moelle même du réseau. « Le
principe basique qui sous-tend un modèle de réseau non discrimination consiste à donner aux
utilisateurs le droit d'utiliser des applications du réseau non dommageables, et de donner aux
innovateurs la liberté équivalente de les leurs fournir 17 », explique celui à qui l'on attribue la
vulgarisation du concept de neutralité, Tim Wu. Pas de discrimination dans le traitement de
l'information qui transite sur le réseau: une définition de 2004 attribué à Internet, qui est en
tout point similaire à la volonté de ses initiateurs, qui remontent à 1972. Autrement dit,
Internet, considéré en tant qu'architecture, n'a pas varié. En revanche, ses usages ont évolué, et
ne cessent de se réinventer.
II. La préservation par les chercheurs
Le caractère dynamique et l'identité fuyante, en constante construction, d'Internet
16 LEINER Barry M., CERF Vinton G., CLARK David D. , KAHN Robert E. , KLEINROCK Leonard,
LYNCH Daniel C., POSTEL Jon, ROBERTS Lawrence G., WOLFF Stephen S., « The Past and future
history of the Internet », Communications of the ACM , février 1997, Vol. 40, No. 2
17 WU Tim, « Network neutrality, broadband discriminations », in COOPER Mark N., dir, Open architecture as
communication policy, Center for internet and society Stanford Law School, 2004, pp.197-230, p.197
13
s'explique d'abord par ses fondements en tant qu'architecture. Mais il faut aussi souligner
l'importance du développement de ses premiers pas en vase clos, dans le monde de la
recherche scientifique.
Développé dans des laboratoires, le réseau Arpanet, puis tous ceux qui suivront
jusqu'aux débuts des années 1990, ont d'abord permis à connecter des universités et des
centres scientifiques. En 1969, les premiers ordinateurs reliés sont ceux de l'Université de
Californie à Los Angeles (UCLA) et de l'Institut de Recherche de Stanford. Ils sont suivis la
même année par les universités de Californie (Santa Barbara) et de l'Utah. En 1973, l'Europe
rejoint le mouvement; là encore, il s'agit de centres de recherche: le Norsar 18, en Norvège,
établit en 1968, et l'University College de Londres. Et lorsque le réseau étend davantage son
maillage, dans les années 1980, il reste dans un premier temps dans un cercle scientifique ou
éducatif. L'apparition en 1986 du réseau NSFNet, dans un premier temps complémentaire
puis remplaçant d'Arpanet, est ainsi à attribuer à la National Science Foundation américaine.
Son but était de « fournir de meilleures connections informatiques pour la science et
l'éducation », expliquent les fondateurs d'Arpanet. Son développement a également permis un
élément crucial, représentatif de la marge de manœuvre importante des chercheurs: « les
développeurs de NSFNet [...] décidèrent également des réseaux intermédiaires pour les
institutions de recherche et d'éducation et, plus important encore, de permettre aux réseaux
qui n'étaient pas commissionnés par le gouvernement américain, de se connecter à
NSFNet.19 .»
Cet isolement du réseau Internet, en gestation dans un « espace institutionnel
protégé 20», lui a permis d'être éloigné jusqu'au début des années 1990 des activités à but
lucratif. Jusque là, la communauté scientifique mettait un point d'honneur à faire profiter des
innovations offertes par le réseau au seul secteur de la connaissance. Le gouvernement fédéral
a pendant longtemps refusé l'accès à Internet aux organisations qui voulaient s'y connecter
pour une activité commerciale. En 1988, le lobbying s'est fait plus intense auprès du Congrès
américain, qui décide en 1991 « d'autoriser la NSF à ouvrir NSFNet aux usages
18 http://www.norsar.no/
19 LEINER Barry M., CERF Vinton G., CLARK David D. , KAHN Robert E. , KLEINROCK Leonard,
LYNCH Daniel C., POSTEL Jon, ROBERTS Lawrence G., WOLFF Stephen S., « The Past and future
history of the Internet », op cit, p.25
20KING John Leslie, GRINTER Rebecca E., PICKERING Jeanne M., SOUQUET Elisabeth, « Grandeur et
décadence d'Arpanet. La saga de Netville, cité champignon du cyberespace. », op cit, p.15
14
commerciaux 21 ». Décision qui se traduit, quatre ans plus tard, par l'arrêt de la prise en charge
du réseau par la NSF: celle-ci est prise en charge par les tout premiers fournisseurs d'accès à
Internet. L'internet commercial qui nous est aujourd'hui si familier commence alors, et se
solde par le retrait des chercheurs dans le domaine de la gestion du réseau. Mais leur présence
et le contrôle du réseau qui leur a été laissé jusque là a permis l'émergence des fondements du
réseau et le renforcement de son concept d'ouverture. Pour certains, c'est précisément là que
se place le « succès de Netville 22 »: dans le « mariage inattendu mais fascinant d'intérêts
institutionnels qui étaient parfaitement complémentaires ». Les financement étatiques
conséquents mais finalement peu contraints par des objectifs d'application à court-terme, sont
venus appuyer les théories d'une poignée de chercheurs: « contrairement aux programmes
d'équipement très bureaucratiques, les dirigeants de l'Arpa laissèrent à la communauté le soin
de développer et de maintenir elle-même les conventions sociales nécessaires pour fournir la
technologie espérée.23 »
Au final, les fondements architecturaux singuliers d'Internet, ainsi que la prééminence
des chercheurs dans l'apparition de ses cadres a permis l'évolution d'un réseau singulier. Un
réseau dont l'identité, au-delà de ses cadres structurels, est insaisissable. Un réseau dont ses
usages et ses applications se déploient sans discontinuer et sans répondre aux attentes de ses
fondateurs. Comme le concède humblement deux des fondateurs d'Arpanet: « personne ne sait
avec certitude jusqu'où, ou dans quelle direction, Internet évoluera. 24 » Par contre, Internet
évolue bien, et de façon protéiforme; de par « ses outils flexibles », il permet « de générer,
échanger, partager, manipuler l'information dans d'innombrables manières 25 ».
Section 2. Du web au web social
Le but de ce mémoire n'est pas de lister toutes les pratiques de l'Internet qui ont
émergées au fil des années. En revanche, il est indispensable d'exemplifier la pluralité de ces
21 LEINER Barry M., CERF Vinton G., CLARK David D. , KAHN Robert E. , KLEINROCK Leonard,
LYNCH Daniel C., POSTEL Jon, ROBERTS Lawrence G., WOLFF Stephen S., « The Past and future
history of the Internet », op cit, p.26
22KING John Leslie, GRINTER Rebecca E., PICKERING Jeanne M., SOUQUET Elisabeth, « Grandeur et
décadence d'Arpanet. La saga de Netville, cité champignon du cyberespace. », op cit, p.19
23 Ibidem
24 KAHN Robert E. & CERF Vinton G., « What is the internet
(and what makes it work)? », in COOPER Mark N., dir, Open architecture as communication policy, Center for
Internet and society Stanford Law School, 2004, p.17
25 Ibidem, p.18
15
usages, afin de bien comprendre qu'au-delà de sa définition structurale, Internet ne peut être
caractérisé avec précision dans sa fonction. Comprendre l'opacité de cette identité, y compris
pour les plus grands spécialistes du réseau, nous permettra plus tard de mieux saisir la
difficulté de la définition d'une identité de webjournaliste.
Dès le départ, les chercheurs du réseaux Arpanet utilisent la fonction de messagerie
électronique. Ce n'est que vingt ans plus tard que le web, souvent assimilé à tort à Internet, de
la même façon qu'on assimile une partie à un tout, fait son apparition. En 1992, un chercheur
anglais du Cern (Centre d'Etudes et de Recherche nucléaire de Genève), Tim Berners-Lee,
encourage la communauté scientifique à « travailler via un système universel d'informations
relié », afin de créer « un endroit où peut être trouvée toute information ou référence que
quiconque aura jugée importante, et une façon de la retrouver par la suite 26». L'idée du
« World Wide Web » est née; Berners-Lee en déevloppe les principales technologies sousjacentes: le protocole HTTP qui permet la communication entre un ordinateur et un serveur,
le langage HTML qui met en forme les pages du web, ainsi que les adresses web, qui
identifient ces même pages.
C'est véritablement avec le web que le personnage de « l'internaute lambda » fait son
apparition: « ce n'est pas avant 1994 que le grand public commença à prendre conscience
d'Internet, à travers l'application du World Wide Web, particulièrement après que Nescape
Communications ait été créé et sorte son navigateur et les logiciels serveur associés 27 ». En
effet, la mise en place des navigateurs précipite l'apparition de nouveaux usages et de
l'appropriation du réseau par le public, dont les médias: « Netscape fait d'internet un média
pour la presse. Mieux: un média disposant d'atouts jamais vus 28». La progression est
spectaculaire: entre janvier 1996 et fin 1999, le nombre d'utilisateurs est passé de dix à près de
200 millions29. Dès lors, différentes étapes se succèdent et se chevauchent, une pratique ne
succédant jamais brutalement à une autre, bien au contraire: les innovations se mélangent et
font germer l'idée de nouvelles applications.
26 BERNERS-LEE Tim, Information Management: A Proposal , CERN, Mars 1989/Mai 1990
27 KAHN Robert E. & CERF Vinton G., « What is the internet
(and what makes it work)? », op cit., p.20
28 FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le
journalisme. , Ed. du Seuil, Paris, 2007, p. 33
29 Selon l'institut comScore
16
I. Le « navigateur roi30 »
En 1995 débute véritablement l'ère du « navigateur roi 31 », mais aussi des moteurs de
recherche: Microsoft vient concurrencer Netscape sur son secteur en lançant Internet
Explorer, et une année plus tôt, le site Yahoo! est lancé par deux jeunes étudiants. S'en suivent
Googen, en 1998, et le projet Mozilla. Le navigateur permet d'aller d'adresses web en adresses
web, afficher de l'information de tout ordre, texte, image, parfois vidéo, tandis que le moteur
de recherche, outil accessible en ligne, permet de retrouver ces mêmes pages à partir de mots
clés. Entre 1995 et 2000, de grands espoirs sont nourris autour des usages d'Internet,
notamment dans le commerce électronique. De nombreux entrepreneurs espèrent profiter de
la une manne d'utilisateurs d'Internet, toujours plus conséquente. La suite est connue: de trop
nombreuses start-up sont financées, la cote des entreprises du secteur des technologies de
l'information et de la communication (TIC) flambe, sans que leurs résultats réels soient à la
hauteur de cet emballement boursier. En mars 2000, fin de la période enchantée: la bulle
éclate, entraînant avec elle la chute de nombreuses jeunes entreprises.
Au niveau des usages, il s'agit surtout d'une période de découverte, et les sites sont
davantage le résultat d'un basculement de la réalité palpable, affiches publicitaires, ou comme
on le verra, articles de presse écrite, vers la réalité de l'écran. Un agencement plus ou moins
élaboré d'images, de textes, de sons et parfois de vidéos: « le web originel [...] était constitué
de pages statiques, rarement mises à jour, et n'était en fait que la translation du principe de
vitrine vers le monde digital: rendre visible, à travers l'écran, un bien ou un service. 32 ».
II. Le temps des profils
Ce n'est qu'à partir de 2003, une fois le choc de l'éclatement de la bulle Internet
quelque peu passé, qu'émerge un nouvel usage, dont découlent une multitude de pratiques
diversifiées, communément désigné par « web social ». Cette nouvelle orientation donnée au
web se démarque des premiers usages par son caractère dynamique, mais surtout participatif,
dont sourde cet aspect « social ». C'est pour cette raison que cette génération de nouveaux
usages a également hérité de l'expression « web 2.0 », référence aux versions successives et
numérotées de la sorte des logiciels informatiques, et qui laisse entendre qu'une toute nouvelle
30 Ibidem, p.31
31 Idem
32 TILLINAC Jean, « Le web 2.0 ou l'avènement du client ouvrier », in La critique culturelle, positionnement
journalistique ou intellectuel ?, Quaderni, n°60, printemps 2006.,. p. 19
17
version du web vient de sortir. En réalité, au niveau de son identité architecturale, rien n'a
vraiment changé: « sur le plan technologique, les avancées sont relativement maigres: elles se
résument à l'amélioration sensible de l'ergonomie et de la navigation. 33 » En revanche, au
niveau de l'expérience du web par les internautes, on assiste à une véritable mutation: « ce
travail sur ''l'interfaçage'' a conduit à oublier un peu l'obsession de l'interaction
homme/machine, et à orienter le web vers une utilisation du type homme/homme, via la
machine34 ». En effet, si les premières intentions des inventeurs du réseau initial cherchaient à
créer un processus communicationnel entre l'homme et l'ordinateur, le web social met au cœur
les interactions entre les individus et la mise en avant de leur individualité numérique: c'est le
temps des « profils ».
Qu'est-ce que le web 2.0 ? Ceux à qui ont attribue la paternité de l'expression
expliquent tout d'abord que dans cet univers, « l'implication des utilisateurs dans le réseau est
le facteur-clé pour la suprématie du marché 35 ». Il s'agit en effet de considérer l'utilisateur non
pas comme un « visiteur » - désignation que l'on peut voir dans les statistiques des sites -,
mais bien plus comme un « co-développeur 36 ». Partant de là, les sites fondées sur ce
désormais sacro-saint principe participatif, devront miser sur les effets de réseaux, mécanisme
économique qui veut que l'utilité d'un utilisateur à l'usage d'un service s'accroit avec le
nombre d'usagers de ce même service: plus le réseau s'étend, plus l'individu y trouve sont
compte, et plus la toile tricotera son maillage.
Concrètement, le web 2.0 s'exprime dans l'accroissement du phénomène des blogs,
ainsi que de nouveaux sites, tels Wikipedia, fondé en 2001, Flickr (février 2004), MySpace
(août 2003), Facebook (février 2004) ou désormais Twitter (juillet 2006). Le premier est une
encyclopédie en ligne écrite par les internautes, le second un site de partage de photos et
vidéos, et les trois derniers, les plus représentatifs des réseaux sociaux. Si les deux premiers
exemples mettent en œuvre le participatif dans l'élaboration de contenu, encyclopédique ou
artistique, les réseaux sociaux quant à eux prennent plus explicitement encore pour cœur
l'individu. Tout est basé non pas sur la publication de textes, de photos, ou de vidéos, mais
davantage sur le « profil » de l'individu: son nom, son age, ses activités. Bien entendu, ces
33 Ibidem, p.20
34 Ibidem, p.20
35 O'REILLY Tim, « What Is Web 2.0 ? Design Patterns and Business Models for the Next Generation of
Software », 30 septembre 2005
36 Ibidem, p.8
18
dernières peuvent alors se traduire en contenu multimédia, mais il n'est pas évalué comme tel,
il est d'abord appréhendé comme appendice de l'individu qui l'a ajouté sur le compte qu'il a
ouvert à son nom, ou sous couvert d'un pseudonyme, sur les sites type réseau social.
Bien entendu, le web 2.0 n'est pas apparu ex nihilo un beau matin de 2003. Des
prémisses du web social sont à rechercher aux débuts mêmes d'Internet: très vite, dès les
années 1970, les chercheurs mettent ainsi au point des forums de discussion. Rien de très
contradictoire avec leur intentions de l'époque, mais ces initiatives ne sauraient être
regroupées sous l'appellation de web social. La différence principale est qu'au début des
années 2000, les sociétés fondent tout leur business model sur ce modèle participatif se
multiplient, alors que les forums étaient le plus souvent complémentaires d'une autre activité
pour le site.
Parmi ces sites, les exemples de Facebook et de Twitter sont particulièrement
intéressants.
Le premier, créé en 2003, avance un nombre d'utilisateurs incroyablement élevé: 500
millions. Malgré les nombreuses suspicions que génère ce chiffre, il n'empêche qu'il révèle un
usage « grand public » de Facebook. En effet, de nombreux internautes lambdas, non
spécialistes de la technique des réseaux, ont créé un « profil » sur Facebook, afin d'y ajouter
du contenu (messages textuels courts, photos, vidéos, liens vers d'autres sites), mais surtout
pour y rencontrer des « amis ». Un internaute lambda a donc la possibilité de constituer son
propre réseau, spécifiant s'il désire ou non que celui-ci soit ouvert. La pratique veut qu'une
grande majorité des comptes soient fermés, les profils Facebook restant principalement dans
la sphère de l'intime: de l'anecdote, du récit de vie. Le succès du site, uniquement fondé sur
les effets de réseau et non sur l'apport de contenu par le site, prouve l'adoption d'une part
conséquente des internautes du système de réseau social et la transformation des usages du
web dans le sens du participatif, y compris au niveau du « grand public ».
Quand au site Twitter, la situation est différente: lancé plus tard, en 2006, le site est
moins fréquenté, bien que son nombre de membres augmente progressivement et
19
rapidement 37. Aux États-Unis, seuls 11% d'internautes adultes utilisaient Twitter à la date de
février 200938. En France, fin août 2009, seul 2% des internautes possédaient un compte 39,
avec parmi eux une sur-représentation des cadres. Autrement dit, il s'agit bien encore d'un site
de niche. Niche d'autant plus intéressante pour notre étude, nous le verrons, qu'elle concerne
spécifiquement les médias.
La faible utilisation de Twitter est non seulement compréhensible par la jeunesse du service,
mais également par son utilisation, difficile à d'appropriation lors des premiers essais: il
possède une syntaxe spécifique, ainsi qu'un vocabulaire particulier. A la différence de
Facebook qui valorise principalement le contenu privé, Twitter ne se prête pas ou peu à
l'intime. Le service est qualifié de « microblogging », autrement dit, du contenu de blog, mais
en version réduite: seuls des messages de 140 caractères peuvent être réalisés et postés. A
cette caractéristique, s'adjoint une fonction sociale: la possibilité d'être suivi, et d'obtenir des
« followers » et celle de « suivre » un compte. Un utilisateur peut également, qu'il suive un
compte ou non, interpeler directement un autre utilisateur sur le site, via un arobase, accolé à
son pseudo.
Pour Twitter, le but était de proposer un service de réseau social, dont l'orientation des usages
serait laissée à la libre appréciation des utilisateurs. Ceux-ci ont d'abord commencé à calquer
les pratiques de Facebook sur le site, avant que d'autres usages émergent parallèlement:
l'échange de liens, le commentaires d'évènements en temps réel. Des pratiques qui, nous le
verrons, sont particulièrement intéressantes pour les médias, qui sont aujourd'hui positionnés
sur la plateforme.
Le fait que Twitter ne soit pas accès de la même façon que Facebook sur la vie intime des
utilisateurs est visible dans le caractère public des comptes. Par défaut, un compte créé sera
public, et quiconque, même sans compte Twitter, pourra y accéder. Si certains ont décidé de
verrouiller leur profil Twitter, globalement l'ouverture reste de mise sur le réseau. Ses usages
restent variés en fonction des pays: au Japon et aux États-Unis, parmi les plus actifs, l'usage
de Twitter comme une messagerie instantanée semble privilégiée, certainement en raison du
nombre relativement important d'utilisateurs connectés. Les sujets abordés sont des plus
prosaïques: il suffit alors de consulter les « trending topics » affichés à droite d'un compte; ils
sont relatifs à un match de football, à un film qui remporte un certain succès au box office, ou
à un événement particulier – l'exemple récent de la Coupe du Monde, qui a enregistré le
37 OSTROW Adam, « Twitter’s Massive 2008: 752 Percent Growth », Mashable, 2009
38 PEW RESEARCH CENTER, « Twitter and status updating », Pew Internet & American Life Project, février
2009
39 IFOP, "Twitter : beaucoup de bruit pour rien ?". juin 2009
20
record de tweets postés à la seconde, est particulièrement parlant. En France en revanche,
Twitter reste une plateforme de niche, dominée par les professions de la communication, des
technologies et des médias.
Internet et la presse en ligne voient leurs usages évoluer de concert. Mais qu'y a-t-il
derrière la presse en ligne ? Que dire des acteurs qui font la presse en ligne ?
Nous allons désormais tenter de définir le webjournalisme, en tant que spécialité du
journalisme d'abord, puis en tant que tel. Cette définition nous servira d'un ultime point
d'appui à notre enquête.
21
Chapitre 2. La presse en ligne: des usages évolutifs
Basculée sur Internet dès 1995, et pleinement à l'aube des années 2000, la presse en
ligne s'est adaptée, nous le verrons, en fonction des usages intrinsèquement variants du web.
Autrement dit, pour les médias présents sur le web également, la stabilité ne saurait les
définir.
Nous verrons d'abord que la presse en ligne n'amorce pas une rupture ou une révolution au
sein de l'histoire des médias, mais à l'inverse s'inscrit dans une continuité. Ensuite, nous
détaillerons la courte chronologie de cette presse, montrant sa difficulté à se stabiliser,
notamment dans sa recherche de modèle économique, mais également en raison de la
variabilité des usages du web.
Section 1. L'évolution contre la révolution
Les médias n'ont pas tardé à s'engouffrer dans la brèche ouverte par la NSF,
lors de l'ouverture du réseau aux activités commerciales. L'histoire commence outreAtlantique: « les journaux américains ont en effet été les premiers à se lancer massivement à
la conquête du web40 ». On considère que le premier à tenter l'aventure est un journal
californien, le San Jose mercury News, qui met en ligne un site-titre en 1993. Un an plus tard,
le quotidien est suivi d'hebdomadaires nationaux, Newsweek et Time, puis des quotidiens
fameux tels The New York Times, The Los Angeles Times ou The Boston Globe. Le lancement
de ces journaux se fait d'abord sur des réseaux fermés, auxquels des abonnés payent pour y
accéder, « mais, à partir de 1995, les journaux américains passent progressivement sur le web
dans l'espoir de toucher un public plus large 41 ». Dès 1996, la majeure partie de la presse
américaine a basculé sur Internet, entraînée par le mouvement d'enthousiasme global que
suscite le potentiel espéré d'Internet. Les financements sont nombreux, car à cette époque pas
encore marquée par l'éclatement de la bulle, Internet suscite les espoirs les plus fous, dans le
commerce, mais aussi dans les médias. Comme l'écrit Pablo Boczkowski 42, reprenant les
40 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , L'Harmattan, Paris, 2007, p.68
41 Ibidem, p.69
42 BOCZKOWSKI Pablo J., « The Development and Use of Online Newspapers: What Research Tells
Us and What We Might Want to Know », The Handbook of New Media, 2002, p.273
22
termes d'un confrère,
43
, « de facto, le web est devenu l'arène principale pour les
développements multimédia des journaux à court et moyen termes ». C'est ce même effet
d'entraînement qui a poussé les journaux français à se greffer tout d'abord au web, puis à se
réinventer sur ce nouveau support.
Profitons-en immédiatement pour dissiper tout trouble à l'égard de ce basculement sur
Internet. L'apparition des titres de presse sur Internet a trop souvent été traité comme une
« révolution », une « rupture »: « la fin du journalisme tel qu'il a vécu jusqu'ici 44 », « une
révolution dans la pratique journalistique 45 ». Si nous avons tenté de comprendre les
particularités du webjournalisme d'aujourd'hui, ainsi que son processus de création identitaire,
distanciant de fait « le journalisme » du journalisme sur Internet, nous refusons d'établir une
césure, qui serait impossible à dater et à localiser, pour la simple raison que celle-ci n'a jamais
eu lieu. A l'image du web, le journalisme, ou, de façon plus adéquate, les diverses formes de
journalisme qui s'expriment, ne sont pas en révolution permanente, mais bien plutôt en
constante évolution. Ainsi, Internet n'est pas tombé en couperet sur la tête médiatique, de
même que le webjournalisme n'est pas apparu soudainement et complètement en marge des
formes de journalismes qui le précèdent. Il paraît essentiel de rappeler la continuité de ces
réalités, qui s'interpénètrent, s'impactent mutuellement, sans jamais -apocalypse mise à part?disparaître brutalement. Cisailler la chronologie des événements de ruptures et de révolutions
est au mieux, la marque d'un raccourci hâtif maladroit, au pire le signe d'un sentiment de
défiance à l'égard du phénomène relaté.
Dans le cas d'Internet, de nombreux chercheurs rappellent que les médias étaient
d'ores et déjà accoutumés des usages informatiques. Aux Etats-Unis, Boczkowski 46 rappelle
que les médias font déjà l'expérience du « texte électronique », via le télétexte, un procédé
transmettant de l'information textuelle directement sur les téléviseurs par voie analogique ou
numérique, et le vidéotex, dont l'application la plus connue est le Minitel en France. De
même, Yannick Estienne répète que la presse sur Internet trouve ses « racines dans les
premières expériences de presse électronique qui ont é té menées en France à l'époque du
minitel »: « l'apparition et le développement de cette presse s'inscrit dans le cours de
43 MOLINA Alfonso H., « Transforming visionary products into realities: constituency-building and
observacting in NewsPad », Futures, n°31, 1999, pp.291–332.
44 FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le
journalisme. , Ed. du Seuil, Paris, 2007, p. 13
45 AGOSTINI Angelo, « Le journalisme au défi d’Internet », Le Monde Diplomatique, Octobre 1997, p.26
46 BOCZKOWSKI Pablo J., « The Development and Use of Online Newspapers: What Research Tells
Us and What We Might Want to Know », The Handbook of New Media, 2002, p.273
23
l'évolution des médias et ne marque pas une rupture décisive comme certains le prétendent.
Dans une certaine mesure, à la fin des années 1970 par la numérisation de la production et des
contenus47 ». Caractérisées par l'information des rédactions, les années 1970-1980, période de
la télématique, correspondent à la « préhistoire de la presse en ligne 48 ». Nous verrons
d'ailleurs plus tard qu'au-delà d'une continuité dans l'expérience de la publication
électronique, les réactions des médias face au Minitel, puis face au web, sont sensiblement
similaires et attestent toutes d'une certaine passivité.
Section 2. Une histoire « chaotique 49 »
Les médias français ont rejoint le mouvement amorcé outre-Atlantique deux ans après
le premier journal en ligne américain, à la fin de l'année 1995. La courte histoire de la presse
en ligne peut être divisée en trois phases, qui se déroulent éventuellement sur une quatrième,
celle de l'adaptation au web social. Mais avant de parvenir à cette période, les directeurs de la
presse en ligne sont globalement passés par différents positionnements: relativement passifs
au moment de l'adoption d'Internet, leur position s'est mutée en enthousiasme entre 1998 et
2001, avant de retomber, en même temps que l'euphorie générale, dans l'expectative, voire la
méfiance, à l'égard d'Internet.
Le cheminement sinueux de la presse en ligne est à associer à une variation d'usages,
loin d'être close. Car au-delà du positionnement stratégique et économique des médias sur
Internet, leur appropriation de cet outil s'est également fait en fonction des respirations du
réseau, qui, comme nous l'avons déjà vu, sont incessantes et insaisissables.
I. 1995 à 1998: passivité et archaïsme
En France, c'est un quotidien de la presse régionale qui amorce le mouvement: Les
Dernières Nouvelles d'Alsace, qui lance son site en septembre 1995. Puis, à la fin de l'année,
s'ouvre une lutte symbolique surprenante: comme l'explique Yannick Estienne, Le Monde et
47 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , L'Harmattan, Paris, 2007, p.57
48 Ibidem, p.58
49 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet, L'Harmattan, 2007, p.74
24
Libération s'attribuent chacun « la paternité du premier site d'un quotidien français »50.
« L'enjeu est pour ces grands quotidiens, de consolider leur image de journaux modernes
ouverts sur les progrès technologiques, les médias, et l'information de ''demain''
51
». Une
bataille compréhensible, en terme de valorisation de l'image de ces journaux de référence,
sans cesse appelés à se renouveler et à s'adapter, et qui peut paraître surprenante au regard de
la réticence actuelle de certains directeurs de publication à l'égard d'Internet Ainsi, lors du
lancement de la quatrième mouture de son site, Libération affirmait, par la voix de Serge July
qu'en « septembre 1995, Libération lançait le premier site d'informations électroniques »52.
Le journalisme français sur Internet a longtemps été cantonné au rôle de vitrine des grands
titres auxquels ils étaient pour la plupart reliés. En 1995, aucun modèle, aucune orientation,
aucune architecture n'a été clairement définie comme référence: tout était à faire. C'est pour
cette raison que l'on peut qualifier le basculement sur le web de « chaotique 53 ». « Ni l'aspect
des sites, ni leur architecture, ni leur modalités de navigation, ni leur contenu, ni leur modèle
économique ne sont alors définis 54 », résume avec justesse Yannick Estienne.
A. Des approches « plus défensives qu'offensives 55 »
Du côté des équipes rédactionnelles, les positions sont disparates, mais deux tendances
peuvent être dégagées.
La première, dénote d'une certaines passivité, voire d'une réticence à l'égard d'Internet.
Une position qui est à rapprocher de celle adoptée lors de l'expérience du vidéotex, en France
comme aux États-Unis. La peur de perdre la main dans le secteur des médias et de
l'information, la crainte de l'obsolescence de son support, étaient des motifs bien plus forts à
basculer sur le web que le désir d'innovation: l'adaptation était surtout contrainte, les
motivations à développer ces usages « probablement [...] plus défensives qu'offensives 56 ». De
même Boczkowski observe outre-Atlantique « l'approche défensive des entreprises de presse
au regard des produits électroniques », ces dernières étant dans une stratégie de « protection
50
51
52
53
54
55
56
Ibidem, p.73
Ibid.
Serge JULY, « Libération à l'heure du Bimédia », Libération, 18 octobre 2005
ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet, L'Harmattan, 2007, p.74
Idem
Ibidem, p.62
Ibidem, p.62
25
de leur position existante » plutôt que de « conquêtes de nouvelles » sur le marché
médiatique57. Mais notons que cette passivité n'a rien de surprenant. Si, comme le souligne
Yannick Estienne, la plupart des journalistes attribuent cette réticence au caractère
conservateur de la profession, ce que nos entretiens tendent à confirmer, il s'agit plutôt là d'un
même phénomène d'inquiétude qui se répète à chaque arrivée d'un nouveau support
médiatique, sans que celui-ci soit nécessairement inhérent à la profession de journalistes. A
chaque nouveauté, Internet en 1995, le Minitel dans les années 1980, mais aussi la radio dans
les années 1920, les rédactions adoptent globalement une position de défense face à ce
nouveau support qui vient les concurrencer dans le secteur de l'information. Ces phénomènes
s'apaisent avec le temps et l'apprentissage du nouveau média, ainsi qu'avec le
repositionnement des anciens médias dans les nouveaux supports, mais « réapparaissent
immanquablement à chaque nouveau média », en mobilisant le même registre d'estimation et
les « mêmes appréhensions »58. Dans le cas d'Internet, les directions d'un côté se positionnent
sur ce nouveau média au nom du il le faut, et les rédactions, pas « réellement actrices » dans
ce basculement, ne voient pas Internet « comme quelque chose ''allant de soi'' 59». Seule les
petites équipes auxquelles les directions ont délégué la mise en place des sites-titre
manifestent un réel enthousiasme à l'égard de leur projet, mais celles-ci ne comptent le plus
souvent que quelques personnes, qui travaillent « dans l'ombre », et dont les « objectifs étaient
pour le moins évanescents »60.
B. Des interfaces archaïques
De la même façon que le web initial était composé de pages statiques et répondait à un
mouvement de « translation du principe de vitrine vers le monde digital 61 », la presse en ligne
présentait un visage assez rudimentaire aux internautes.
Les sites d'informations faisaient bel et et bien des pages, mais non des pages web. « Le
réseau semble n'être d'abord, au plan du graphisme, qu'un prolongement du papier »: des
possibilités réduites de navigation et un texte prédominant. Sans oublier une mise à jour qui
se fait rare, le tout étant dû avant tout à des contraintes techniques.
57 BOCZKOWSKI Pablo J., « The Development and Use of Online Newspapers: What Research Tells
Us and What We Might Want to Know », The Handbook of New Media, 2002, p.273
58 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.62
59 Ibidem, p.65
60 Ibidem, p.74
61 TILLINAC Jean, « Le web 2.0 ou l'avènement du client ouvrier », in La critique culturelle, positionnement
journalistique ou intellectuel ?, Quaderni, n°60, printemps 2006.,. p. 19
26
« J'ai fait partie des premières personnes du web entre 1995 et 1996. Et il
fallait un quart d'heure pour afficher une page... Et quand je dis un quart
d'heure, c'est vraiment un quart d'heure ! Il fallait vraiment aimer et il fallait
s'accrocher... Il n'y avait pas Google à l'époque, il y avait Yahoo! Je me
rappelle, il y avait l'annuaire, il fallait chercher les adresses. »
[Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010]
Comme le souligne Jean-François Fogel et Bruno Patino 62, il faudra attendre
l'appropriation de l'outil Internet par les rédactions, pour voir émerger une composition
ergonomique de l'information mise en ligne, synonyme d'une « émancipation » un
« affranchissement », et de l'émergence d'un style propre à la presse sur Internet. Selon ces
mêmes auteurs, les journalistes ont d'abord dû composer avec le challenge technique lancé par
Internet: différents types de « professions » se sont réunis pour créer les sites d'information.
Puisque tout était à faire, la réflexion était par ailleurs d'autant plus laborieuse. « Graphistes
venus de la publicité ou de la presse écrite [...] ont dû cohabiter avec informaticiens,
ergonomes, et, évidemment, journalistes pour concevoir ds pages où le contenu rédactionnel
n'était pas servi en premier 63 ». L'information avait beau occuper le statut de contenu central
de ces sites, il n'en est pas moins vrai que les rédactions ont dû jongler avec des impératifs
d'uniformisation typographique, de choix de couleurs restreint, mais également composer
avec les performances du parc informatique de l'époque: produire un site trop exigeant en
terme de chargement signifiait alors tronquer une grande partie du lectorat potentiel, ce qui
n'était pas envisageable.
Notons néanmoins qu'avant 1998, les sites qui faisaient l'objet d'une telle réflexion
représentaient une minorité: certains titres, comme Le Figaro, n'ayant pas encore développé
de site associé, d'autres s'étant contenté de produire une première version en ligne à l'interface
limitée, afin de la présenter aux équipes managériales comme une sorte de modèle
d'exposition, de coup d'essai. Les rédactions ne réalisaient alors aucune projection sur leur
site-titre, beaucoup s'y étant essayées par résignation, d'autres y étant arrivées de « façon
presque contingente64 »: c'est le cas du journal régional Le Progrès, qui profita d'un sommet
du G7 organisé à Lyon pour réaliser un site prévu pour être temporaire, mais qui jettera les
62 FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le
journalisme, Ed. du Seuil, Paris, 2007, p.76
63 Ibidem, p.86
64 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.74
27
fondements de la version en ligne du journal.
Ainsi, les tâtonnements de la presse en ligne des débuts perdurent un long moment, le temps
d'une appropriation lancée.
II. 1998-2001: l'effet bulle
Ce n'est qu'aux alentours des années 1998-2001 que les directions comment à nourrir
un réel espoir à l'égard d'Internet. La presse quotidienne nationale française connaît depuis la
fin des années 1970 une époque de « désenchantement, voire de questionnements
existentiels 65 », que l'arrivée d'Internet n'a fait que renforcer. Baisse de la diffusion générale 66,
concurrence des gratuits qui mobilisent un lectorat deux fois plus important 67, érosion
constante de ce dernier68, mais aussi diminution des revenus publicitaires: la presse
quotidienne national se débat pour assurer sa pérennité, en multipliant les plans sociaux –
2005 et 2008 au Monde, en novembre 2005 à Libération. Face à la morosité ambiance, et aux
sentences de peine de mort prononcées à l'égard de la presse traditionnelle, son « renouveau
[...] et, parfois, la survie même des titres, semblent alors dépendre de son adaptation à
l'univers d'Internet. L'essor des activités éditoriales liées à Internet, malgré une rentabilité
incertaine, laisse augurer aux managers de presse une évolution favorable à leur ''métier'' 69 ».
A. Un enthousiasme moteur du recrutement et de la réflexion
De ce fait, l'enthousiasme des médias, couplé à celui du monde du commerce dans sa
globalité, s'accompagne de la mise en place de projets plus ambitieux que la simple mise en
vitrine du format papier sur un écran. Les rédactions structurent leurs stratégie. Celle-ci
« passe notamment par la constitution de pôles ou départements ad hoc
70
»; c'est ainsi
qu'apparaissent les rédactions « multimédia », les services « Internet » ou « numérique ».
Certains font le choix d'une internalisation, comme à Libération ou Télérama, d'autres opèrent
une séparation nette, comme au Monde, dont la rédaction web, du côté de Stalingrad, à Paris,
65 NEVEU Érik, Sociologie du journalisme, La Découverte, Repères, Troisième édition, 2009, p.93
66 De six millions d'exemplaires vendus par jour en 1946, la PQN ne vend plus qu'un million de titres en 2008
(chiffres Insee)
67 Chiffres Insee 2008
68 Entre 2004 et 2009, Le Monde a perdu 50 000 lecteurs, France Soir, près de 40 000, Le Figaro, 13 000.
(Insee)
69 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.76
70 Ibidem, p.75
28
était bien loin de la maison mère 71, situé de l'autre côté de la Seine, dans le XIIIe
arrondissement.
Les équipes sont alors fournies, les rédactions web ne cessent de croître et
d'embaucher. « Le recrutement des techniciens (webmasters, infographistes, etc.) et de
journalistes bat son plein 72 ». Plus de cent personnes au Monde interactif en 1999, une
trentaine de journalistes à Liberation.fr en 2001, alors que ces mêmes rédactions ne
dépassaient pas un effectif de quatre membres six ans auparavant: le fléchissement est plus
que sensible.
Au-delà des financements qui affluaient, stimulés par les fantasmes suscités par la
réussite – souvent présumée- des start-up sur Internet, les têtes des journaux elles-mêmes se
mettent à rêver de ventes relancées, de courbes de lectorat positivement infléchie par
l'avènement du web. Ce qui crée un mouvement contradictoire au sein des rédactions: d'un
côté, les décisionnaires croient en un avenir de la presse sur Internet, mais de l'autre, certains
journalistes, dont font parfois partie ces mêmes décisionnaires, n'envisagent pas une seconde
le web supplanter le print, et plus largement, les formes d'information implantée depuis plus
longtemps – radio, télévision. Au mieux, le web permettra de relancer les titres incarnés dans
leur support traditionnel: un faire-valoir, tout au plus. Mais en aucun cas une nouvelle forme
« noble » du journalisme. De ce fait, l'enthousiasme des financiers et des directions côtoient
dans les rédactions l'indifférence, voire la défiance de certains journalistes pour les rédacteurs
du web. Bien entendu, les ensembles ne se dessinent pas clairement, et quelques rédacteurs
que nous qualifieront de « traditionnels », du fait de leur support de référence, le papier,
expriment un vif intérêt pour Internet. Ceux-ci manifestent pour la plupart une affinité pour
les nouvelles technologies et accompagnent depuis longtemps déjà le basculement des médias
sur les écrans: parmi ces enthousiastes comptent ainsi de nombreux rédacteurs chargés du
développement multimédia à l'heure du Minitel.
B. Le système D actif
Comme à ses tout débuts, l'utilisation du web par la presse en ligne est à cette époque
toujours tâtonnante et en recherche. Les suages de la presse en ligne n'ont pas variés en si peu
de temps, mais quelques expériences sont réalisées pour faire émerger de nouveaux usages.
71 Début 2010, la rédaction web a intégré les locaux du quotidien; une assimilation qui a provoqué de
nombreuses réunions et assemblées générales au sein du titre, afin de déterminer les tâches de chacune des
rédactions.
72 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.76
29
III. 2001: l'incertitude
L'essor amorcé aux alentours de l'année 1998 retombe en même temps que la bulle
Internet éclate, en mars 2000. Les start-up ne sont pas les seules à en faire les frais: les
rédactions françaises réalisent brutalement que le web n'est pas un paysage idyllique. Aux
embauches massives se succèdent les plans de licenciement, nombreux: Libération, Le
Parisien, mais aussi Le Figaro, arrivé tardivement sur la toile, réduit son effectif numérique
de trente à trois personnes.
A. Désillusion et manque de moyens
C'est une désillusion sévère, alimentée par la question, plus qu'incertaine, du
financement des activités du web. «Jusque là différée, [il] se pose alors avec d'autant plus
d'acuité que la viabilité des journaux en ligne n'est pas assurée, faute de revenus suffisants 73 »,
résume Yannick Estienne. En effet le cruel problème du modèle économique, aujourd'hui
encore loin d'être résolu, se fait d'autant plus palpable avec la défiance des investisseurs à
l'égard d'Internet, mais également avec « la chute des ressources publicitaires [qui] met en
péril l'équilibre économique de la presse en ligne 74 ». Comment faire de l'argent avec les
sites ? Plus encore, comment monétiser l'activité des rédactions sur Internet après avoir laissé
en accès libre et gratuit, dans la majorité des cas, les informations ? En effet, dans les
premiers temps des sites-titre, les revenus indirects, alimenté par la publicité, étaient
privilégiés, l'accès au contenu n'étant pas converti en source de revenus. Mais en 2001, ce
statut couteux de l'information en ligne est remis en cause. Réticents à basculer dans un
modèle complètement payant, qui risque de faire perdre une grande part du lectorat, les
journaux optent le plus souvent pour une solution hybride: l'accès aux articles du jour, ou de
la semaine, est gratuit, seuls les archives et quelques services annexes sont payants. Cette
option du freemium prévaut aujourd'hui pour la majorité des sites-titre: Le Monde, Libération,
Le Figaro ou encore Le parisien font le choix de « formules », d' « abonnements », ou encore
d' « espaces » personnalisés, et ce dès 2002. La plupart du temps, plusieurs forfaits sont
proposés, et offrent un pack différencié de services: archives donc, mais aussi journal du jour
en format pdf, contenus multimédias exclusifs, mais également système d'alerte. Récemment,
l'accroissement des usages sur l'Internet mobile a également amené les journaux à réviser
73 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.81
74 Ibidem, p.82
30
leurs offres, en proposant une version du journal adaptée aux formats réduits des écrans de
smartphones, ou encore de tablettes numériques.
Globalement, cette époque est celle de la morosité pour les rédactions numériques.
Néanmoins, comme le souligne Yannick Estienne, elle fait aussi dans un même temps la
démonstration que la presse en ligne est massivement consultée, et désormais incontournable.
Les attentats du 11 septembre 2001 précipitent ce constat, en faisant planter tous les serveurs
des sites d'information. Pour Bruno Patino et Jean-François Fogel, ce dysfonctionnement
général est signe qu'« Internet n'est pas à la hauteur d'un événement planétaire». Mais
regardons d'un autre angle, non pas celui du fait accompli, le faillissement des serveurs, mais
celui de la cause: pour quelle raison les sites d'information étaient inaccessibles ce jour là ?
Tout simplement car des individus ont tenté de s'y connecter massivement. Autrement dit, « le
média Internet est devenu, malgré ses limites techniques, un support d'information
incontournable75 ». Une situation qui tranche avec les inquiétudes de ces mêmes sites
d'information, mais confirmée par les journalistes qui ont vécu les événements du World
Trade Center:
« Moi j'ai commencé en 2002-2003 au monde.fr, en tant que stagiaire.
C'était pas tout à fait les débuts du journalisme sur le web, mais, disons, la
deuxième étape. Il venait de se passer les attentats du 11 septembre, tous les
serveurs des sites d'info avaient pétés; tous les sites d'info aux États-Unis, en
Angleterre et en France, ils ont dû monter une page un peu sommaire, une
seule page car rien d'autre, n'était accessible... Moi je suis arrivée un an
après ça, au moment où on se dit: '' c'est bien beau de publier des choses,
mais si les serveurs et la technique ne font pas le job, ça ne marchera pas. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
L'incertitude des modèles économiques est encore vivace aujourd'hui, et les directeurs
de rédaction n'ont de cesse de clamer leur amertume face à ce web qui ne rémunère pas les
rédacteurs, et qui abritent en son sein une concurrence bien trop nombreuse. A Libération,
Laurent Joffrin appellent les « mastodontes du Net » à partager leur « recette colossales [...]
75 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.80
31
avec les équipes de journalistes », sans quoi « le monde de l'information quotidienne ne
pourra pas vivre 76 ». Au Monde Diplomatique, Serge Halimi en appelle au soutien de ses
lecteurs, expliquant que « les internautes contribuent à l'influence du journal, pas à son
existence ». En clair: la question des financements est loin d'être réglée.
Seule lueur récente pour directeurs et investisseurs de journaux: le développement de
l'Internet mobile 77, dont l'iPad, qui a connu une médiatisation sans borne lors de sa sortie, n'est
qu'un exemple. Le marché des smartphones, ainsi que des tablettes numériques suscitent
l'enthousiasme des managers de la presse en ligne, qui y voient une opportunité de vendre leur
contenu en échange de leur portabilité. L'iPad de la marque Apple en particulier suscite
l'intérêt des journaux français, dont la plupart ont lancé leur application peu de temps après le
lancement de l'objet. Certains s'empressent à y voir le futur, forcément chantant et payant de
la presse en ligne: au moment de la sortie de l'objet, Libération écrivait: « les éditeurs de
livres et de presse - Libération en premier lieu - veulent, eux aussi, parier sur un nouveau
support de lecture - payant - de leurs produits 78 ». Un enthousiasme qui ressemble fort à celui
des années 1998-2001, suscité celui-ci par l'Internet fixe, et par la même motivation de
pouvoir toucher un très grand nombre de lecteurs.
Le journalisme sur Internet est donc loin d'être fixé. Loin d'avoir trouvé un modèle
économique pérenne, loin d'avoir une approche qui exclue totalement l'épidermique -que
celui-ci soit enchanté ou pessimiste. Cette courte histoire de la presse en ligne prouve le
caractère extrêmement mouvant de ce support, et de la façon dont l'appréhendent les titre de
presse écrite. Un élément supplémentaire pour comprendre la difficulté de donner une
définition précise et circonscrite de la presse en ligne, loin de s'être stabilisée, mais également
pour saisir, plus avant, la difficulté d'identifier avec clarté et certitude le journalisme web,
dont les fonctions quotidienne évoluent de fait avec le positionnement de sites en ligne.
Une histoire tourmentée, « chaotique », qui se couple à des usages eux-mêmes labiles et en
constante réinvention, qui suivent les oscillations du web.
76 JOFFRIN Laurent, « Pour un partage des recettes colossales du Net », Libération, 15 juin 2010
77 Selon une étude datant de 2009 de Morgan Stanley, la croissance de l'Internet mobile est estimée à 66% entre
2008 et 2013.
78 ROUSSELOT Fabrice, « Révolutions », Libération, 5 avril 2010
32
B. Du doute aux nouvelles pratiques
Après 2001, avec la restriction de moyens financiers et humains alloués aux rédactions
web, les usages de la presse en ligne ont du mal à décoller. Du coup, la phase
d'expérimentation se poursuit, mais sur un système D particulièrement renforcé.
« Mettre un extrait vidéo à l'époque, avec un texte, c'était une petite galère
de faire ça ! Pourtant, c'était une seule page, aujourd'hui ça prendrait trois
minutes! A l'époque, ça prenait bien une demie journée. Il y avait pas
d'outils comme il y a aujourd'hui, ultra-simples, avec un champ titre, un
champ texte, un champ vidéo, un champ signature... A l'époque, fallait
vraiment tout faire, mettre le bon logo, en pas que ça se décale, vraiment ça
se jouait à une ligne près ! Quand on mettait en ligne, fallait vraiment être
sûr de son coup quoi ! »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
Des innovations sont créées, comme les « portfolios », et progressivement, l'audio et la
vidéo sont intégrés sur les sites d'information en ligne.
En 2006 néanmoins, s'amorcent une grande variation des les usages du web par la
presse en ligne. Jusque là axés sur la façon de valoriser du contenu -textuel, audio, video-, les
sites basculent du côté de l'interactivité avec le succès des sites participatifs. Nous l'avons vu,
rapidement après le choc de l'éclatement de la bulle Internet, fait jour une nouvelle tendance
dans les usages du web: des sites valorisent et se focalisent avant tout leur intérêt sur la
participation et l'interaction entre internautes.
Cette apparition entraine une variation des usages de la presse en ligne. Encore une fois,
l'interactivité n'est pas apparue ex nihilo, sur le web comme sur la presse en ligne, mais une
chose est sûre, elle se renforce. Les forums, les plages de commentaires existaient jusque là
sur les sites. Mais cette fois-ci, c'est le site qui s'exporte en-dehors de ses cadres pour aller
chercher le lecteur. Dans une recherche à la fois d'interactions et de promotion, les sites de
presse en ligne créent des profils officiels sur Facebook, ou sur Twitter. Ceux-ci rencontrent
un grand succès: 22 452 « fans » pour la page officielle de Libération sur Facebook, 33 601
33
sur Twitter; 26 047 (Facebook) pour Le Figaro, qui pour sa part n'a pas encore de compte sur
Twitter; 11 846 (Facebook) et 48 094 (Twitter) pour 20minutes.fr.
Les chiffres conséquents de ces trois exemples montrent l'intérêt que les lecteurs ont pour ce
basculement de la presse en ligne sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, la variabilité des
chiffres, voire même de la création de compte – dans le cas du figaro, par exemple, prouve
que la variation des usages est toujours en cours: quand certains médias sont positionnés
depuis longtemps sur un réseau social, comme 20minutes.fr, d'autres tardent à s'approprier
cette pratique.
La presse en ligne s'exporte sur les réseaux sociaux, ajoutant à ses propres interfaces
des moyens de relayer leurs articles sur ces mêmes plateformes. Ainsi, des boutons « Like »
permettent de faire le lien entre le site et le compte Facebook du lecteur, sur lequel le lien qu'il
a aimé s'affiche. De même, un bouton Twitter, officialisé depuis peu, placé à la fin des
articles, permet facilement à l'internaute de poster le lien de l'article qu'il a lu et qui lui a plus
sur son profil Twitter.
Ces nouveaux usages du web transcrits sur la presse en ligne est à l'origine d'un
nouveau métier: le community manager. C'est celui qui est en charge de gérer les
communautés, la plupart du temps celle de la page officielle sur Facebook, et celle du compte
Twitter. Quand il est créé, ce nouveau poste actualise donc ces comptes, en postant les liens
menant aux nouveaux articles publiés sur les sites, mais aussi en répondant aux internautes
qui les interpellent sur ces deux plateformes. C'est une sorte de modérateurs, mais qui est
également pris dans des réflexions éditoriales, devant notamment respecter la ligne du site
auquel il est rattaché et dont il assure la promotion sur les réseaux sociaux. Il est également en
charge de surveiller l'apparition de nouveaux usages sur le web, afin de mettre en œuvre
l'adaptation du site d'information.
« Nous à la rédaction, avec mon collègue, on fait des réunions avec le
directeur général, disant « il faudrait qu'on soit là, il faudrait qu'on soit là »,
parce que même les rédacteurs en chef, ils ne sont pas sur le net et n'ont
même pas le temps de penser à tout ça... Du coup, la présence du site à
l'extérieur du site, est aussi importante que le site lui-même, parce que
34
voilà, les gens vont sur Twitter, les gens vont sur Facebook... C'est
important d'être bien implantés pour l'image de marque. Un site qui n'a pas
de page Facebook ou une page Facebook qui ne marche pas... ou qui n'est
pas alimenté régulièrement, à mon avis ça leur fait perdre de l'audience.
Niveau image de marque, ereputation, tout ça, il faut avoir ça. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Également community
manager. Juillet 2010]
Nous verrons que plus tard que cette activité nouvelle ne constitue pas encore
systématiquement un poste, et que les webjournalistes de toute une rédaction sont parfois
portés à endosser ce rôle, en raison des moyens limités.
35
Chapitre 3 – L'identité du « flou » du journalisme
Le journalisme est une activité étrange, qui appelle le qualificatif « professionnel ».
Pas vraiment une profession, nous verrons que le journalisme se démarque par une identité
historiquement floue et hétérogène.
De là, comment envisager le particularisme de ceux qui font la presse en ligne ? De la
catégorie « webjournalistes » ? Si une distinction est de fait formalisée par les acteurs qui
s'identifient comme webjournalistes, est-elle si tranchée et crée-t-elle par conséquence une
nouvelle forme de journalisme ? Le webjournalisme signe-t-il non pas un nouveau chapitre de
l'histoire de la presse, « mais bien une autre histoire », « la fin du journalisme tel qu'il a vécu
jusqu'ici 79 » ? Les apports sociologiques de l'enquête de Yannick Estienne, réalisée entre 2003
et 2006, nous permettront d'amorcer des éléments de réponse, avant de nous interroger sur
l'état du webjournalisme aujourd'hui.
Section 1. Le concept fuyant de l'identité
Aborder la question de l'identité sous l'aune d'une approche sociologique, de surcroît
dans le cadre particulier de l'étude du champ journalistique, n'est pas sans risque. L'ensemble
des chercheurs s'accordent sur la complexité d'un tel concept, qui, en mêlant individualité et
appartenance sociale, conditions subjectives et objectives, mène rapidement dans une
impasse. Comme le relevait justement Erik Erikson, l'identité fait partie de ces sujets qui,
malgré leur utilisation toute prosaïque, voient leur sens s'échapper instantanément dès le
premier effort de définition – comme la plupart des mots clos par le suffixe « -ité »: « plus on
écrit sur ce thème, et plus les mots s'érigent en limite autour d'une réalité aussi insondable que
partout envahissante 80 ».
Cette difficulté est d'autant plus prégnante dans le cas du journalisme, « métier aux
limites incertaines, au domaine flou 81 », déterminé par une grande hétérogénéité fonctionnelle.
Parmi cet imbroglio de pratiques et d'usages: le webjournalisme. Que dire de l'identité de cette
79 FOGEL Jean-François, PATINO Bruno, Une presse sans Gutenberg. Pourquoi Internet a bouleversé le
journalisme, Ed. du Seuil, Paris, 2007, p.13
80 ERIKSON Erik, Adolescence et crise. La quête d’identité, Paris, Flammarion, 1972, p.5
81 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », Réseaux, 1992, volume 10, n°51, p.36
36
« branche » singulière du journalisme, de cette entité particulière dans le champ journalistique
? Yannick Estienne écrivait en 2006: « la question de l'identité des journalistes en ligne reste
ouverte82 ». A la suite d'un long travail de thèse, il soulignait les particularités du groupe des
journalistes web: appartenance « au pôle dominé du champ journalistique », « invisibles et
inconnus du grand public » et disposant de « très peu de pouvoir »83. Autant « d'obstacles à la
structuration de cette activité spécifique et à son élévation dans la hiérarchie
professionnelle 84», concluait le chercheur.
La présentation de la difficulté du concept d'identité, en particulier dans l'étude du
champ journalistique, et des premières conclusions tirées à la suite d'une enquête et
d'entretiens avec des webjournalistes permettront de cerner davantage les contours de cette
activité. Cet éclaircissement nous permettra plus tard de réévaluer les conditions contextuelles
mises en avant par Yannick Estienne il y a de cela quatre ans, autrement dit une éternité à
l'échelle du web et de ses usages.
I. Premières approches définitionnelles: l'identité ou le principe
d'incertitude
Le sociologue français Claude Dubar n'a de cesse de le répéter 85: la définition de
l'identité est loin d'être réglée. Support de définitions multiples, croisillon essentiel entre
plusieurs domaines, dont la sociologie et la psychologie, l'identité stimule de nombreuses
divergences conceptuelles. A la fois tenant de l'individu, mais également fruit de l'impact de
la société sur tout être, nécessairement au monde 86, la notion identitaire exige de faire la
jonction entre des positions au versant plus psychologiste, qui placent l'individu au centre de
la réflexion, et des points de vues plus sociologiques, qui valorisent l'importance des
interactions dans la définition de chacun.
Une présentation rapide de ces deux acceptions permettra d'atténuer l'impression de
82
83
84
85
ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140
Ibidem, p. 139
Idem
DUBAR Claude, « Formes identitaires et socialisation professionnelle », Revue française de sociologie,
1992, 33-4 / Organisations, firmes et ré seaux. pp. 505-529
DUBAR Claude, « Trajectoires sociales et formes identitaires. Clarifications conceptuelles et
méthodologiques », Sociétés contemporaines, n°29, 1998, pp. 73-85
86 Pour reprendre l'expression d'Heidegger dans Être et Temps: l'être est nécessairement au monde, dans
l'ouverture à son milieu et nécessairement impacté et défini en rapport à celui-ci. De façon abstraite, il ne
peut être compris, c'est dans sa relation aux autres étants qu'il peut être détouré et exprimé.
37
grand écart suggéré par leur rapprochement. Un dénouement, pour lequel nous opterons, sera
trouvé dans le « structuralisme constructiviste » de Pierre Bourdieu, auquel nous
emprunterons également par la suite ses réflexions menées autour de la position influente du
chercheur au cours de son enquête; réflexions dont l'appropriation nous aidera à éclairer nos
choix méthodologiques.
A. L'identité « essentialiste » face à l'identité « relativiste »
Pour une entité quelconque, un individu, un groupe, l'identité a à faire avec la
permanence: en quoi cette entité peut-elle être caractérisée comme telle, reconnue comme
telle, et non assimilée à une autre entité, dans le temps et l'espace. Dès lors, se forme la
question principale: comment et par quels processus se forment cette permanence ?
Immédiatement, sourde l'opposition assez classique de l'intérieur/extérieur: la similarité, la
notion de « même » - identité venant de « idem », « même » en latin- provenant alors soit de
l'individu lui-même, de dispositions psychologiques, d'apports génétiques, soit de la société
qui l'environne et le conditionne. Grossièrement donc, se dessine une opposition de points de
vue « psychologiste » et « sociologique ». S'il reconnaît l'existence de cette dualité, Claude
Dubar préfère employer les termes « essentialiste », pour caractériser l'approche mettant au
cœur les dispositions individuelles, et « relativiste », pour celle privilégiant les impacts de
l'environnement sur l'individu 87; certainement pour éviter un clivage doctrinal vain. Selon lui,
concilier ces « deux univers de sens du mot « identité » dans les sciences sociales
88
» est une
gageure pour tout chercheur, la plupart des travaux faisant trop souvent triompher une
position sur une autre: le parcours biographique de l'individu sur ses interactions, ou à
l'inverse, son rapport au monde sur ses propres ressentis. La sociologie interactionniste de
Goffman 89 a par exemple laissé une grande place aux interactions sociales dans la mise en
place d'une identité, tant est si bien que celle-ci, loin de n'être qu'une propriété figée, est bel et
bien le fruit d'un processus. Si les apports du courant interactionniste sont incontestables, il
paraît néanmoins important de ne pas laisser pour autant de côté « la subjectivité des ''récits
de vie'' », ainsi que l'indique Claude Dubar, qui prône, pour se dégager du dilemme, une
approche « relationniste », qui intègre à la fois des éléments intimes, en se focalisant
notamment sur les registres de langage utilisés au cours d'entretiens, et l'importance des
conformations sociales.
87 DUBAR Claude, « Trajectoires sociales et formes identitaires. Clarifications conceptuelles et
méthodologiques », op cit., p.74
88 Ibidem, p.73
89 GOFFMAN Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne , Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1973
38
B. Le choix du « structuralisme constructiviste »
De notre côté, nous opterons également pour une perspective mixte:
reconnaître la valeur de témoignages individuels, sans pour autant fixer l'individu ni dans son
discours, ni dans un sillon tracé a priori, et prendre en compte l'importance des influences de
son milieu -attentes des groupes sociaux dans lesquels il se place, images véhiculées par ces
mêmes groupes. Cette position nous semble proche de celle mise en avant par Pierre
Bourdieu, dans son approche dite de « structuralisme constructiviste » qui affirme à la fois
qu'aucun groupe n'est structuré a priori, en dehors « du papier90 » et de l'interaction des
individus (constructivisme), mais qu'une fois ces structures fondées, celles-ci interfèrent en
retour avec les individus (structuralisme). Le sociologue, qui a toujours montré sa volonté de
dépasser les antagonismes présentés comme incontournables dans les sciences sociales,
propose un positionnement d'autant plus intéressant qu'il n'enferme en rien la définition
d'identité: l'espace social est dynamique, les frontières des champs sont à jamais mouvantes,
les individus jamais stagnants. L'affirmation d'une mobilité qui nous sera d'autant plus utile
dans la compréhension des processus à l'œuvre, tant du côté des journalistes que de notre
point de vue d'observateur, dans le détourage d'une ou des identité(s) webjournalistiques.
II. L'identité des journalistes: le « professionnalisme du flou 91 »
Nous l'avons vu, le concept d'identité pose d'emblée le problème de sa définition, dans
la mesure où il est impacté de façon plurielle et continue. Mais la difficulté de définition est
d'autant plus forte dans le cas singulier du journalisme. Activité sans ordre, sans diplôme
déterminé reconnaissant un modèle d'aptitudes à valider, et qui appelle, étrangement, la
jonction systématique de l'adjectif « professionnel » à son nom. Comme le remarque en effet
Denis Ruellan 92, l'évocation du journalisme se fait généralement en présence de ce
qualificatif, alors que nul n'aurait besoin de préciser qu'un médecin, ou qu'un boucher, est
« professionnel », car nul n'imagine la pratique d'un « médecin amateur » ou d'un « boucher
amateur »: des compétences, celles de savoir s'occuper d'un patient dans le premier cas, celles
de savoir conditionner les viandes dans le second, définissent de fait la pratique, et le titre
90 BOURDIEU Pierre,
91 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, pp.25-37
92 Idem, p.27
39
attribué. Il n'en va pas de même des journalistes, dont l'activité se distingue historiquement
par l'incapacité d'en saisir avec précision et de façon fixe les contours; c'est un
« professionnalisme du flou 93 ».
A. Le journalisme, une « profession » ?
Qu'est-ce que le journalisme ? A cette question, un très grand nombre de réponses
peuvent être apportées, toutes plus divergentes les unes que les autres. Dans le temps d'abord,
la pratique et les attributions des journalistes n'ayant pas cessé d'évoluer dans l'histoire, dans
l'espace aussi, la constitution des champs journalistiques français, américain ou encore
brésilien variant du tout au tout. Mais l'emprunt d'un même référentiel spatial et temporel, ne
permettrait pas davantage de résoudre la question de la diversité du journalisme. Pour prendre
le seul exemple de notre objet d'étude, il paraît difficile de cerner en une définition close le
journalisme français d'aujourd'hui, tant les activités, les salaires et la notoriété de ceux qui le
pratiquent varient. Entre le présentateur du journal télévisé de TF1 et le rédacteur chargé de
l'édition du journal Libération, il existe tout un monde, fait de variations liées notamment au
média de diffusion, et au public ciblé. Et pourtant, ces deux occupations sont englobées sous
la même dénomination de « journalisme ».
Historiquement, la notion de journalisme n'a jamais renvoyé à une liste précise
d'attributions. Bien au contraire, les prémices définitionnels de cette activité ont été réalisés en
creux, relativement à d'autres pratiques devenues avec le temps indésirables dans le champ
journalistique. Comme le souligne Denis Ruellan 94, l'hétérogénéité du métier de journaliste
était bien présente à l'esprit de ceux qui sont à l'organe du premier Syndicat, qui affirmait le
1er octobre 1918: « nous savons que la profession de journaliste est une profession
constamment ouverte à tous et qu'il ne peut en être autrement ». Ceci étant dit, l'organisation
n'a cessé d'exclure certaines professions du champ: « après les députés, on fera la guerre aux
fonctionnaires des ministères [...], aux ''professeurs'', desquels on exigera de se cantonner aux
''articles de doctrine''; et en définitive à tous les ''faux journalistes''. 95 » Depuis le début, les
« pères fondateurs » du journalisme ont tenté de resserrer les frontières du journalisme,
93 Idem
94 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.29
95 Idem
40
laissant sur la route certaines fonctions professionnelles qui étaient parfois aux fondements
mêmes de l'activité, comme les écrivains ou les hommes politiques. Toute la question étant
alors de déterminer sur quels points ces instances décisionnelles ont recentré le journalisme.
Or à l'examen, il apparaît que ceux-ci ne soient pas aussi clairement définis que dans toute
autre profession.
Selon les approches de la sociologie des professions, une « profession » nécessite
quelques règles établies et institutionnalisées, ainsi résumées par Erik Neveu:
« une ''profession'' suppose des conditions formelles d'accès à l'activité
(diplôme, certification). Elle détient un monopole sur l'activité qu'elle régit,
comme l'illustre l'ordre des avocats ou des médecins. Elle dispose d'une
culture et d'une éthique qu'elle peut faire respecter par des moyens
contraignants que lui accorde l'État (cas des ordres professionnels). Elle
forme enfin une communauté réelle: ses membres lui consacrent l'essentiel
de leur énergie sociale, sont conscients d'avoir des intérêts communs 96 ».
Comme le souligne le sociologue, il suffit de chercher à appliquer cette grille de
lecture sur les pratiques journalistiques observées pour se rendre compte que cette activité est
loin d'être unifiée sous cette courte définition.
En réalité, le seul critère institutionnalisé qui attribue un statut légal de « journaliste » est la
carte de presse. Mais cette existence est loin de tout résoudre. En effet, les critères
d'attribution ne brillent pas par leur clarté, et l'accès à ce sésame n'est pas réalisé en fonction
de critères objectifs figés – diplôme, niveau de formation – et n'est accordé qu'après examen
au cas par cas par la « Commission de la Carte d'Identité des Journalistes Professionnels »
(CCIJP), constituée de journalistes.
Les conditions de définition du journaliste qui déterminent l'attribution de la carte de presse
sont délivrées dans la loi 74-630 du 4 juillet 1974:
« Celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l'exercice de
96 NEVEU Érik, Sociologie du journalisme, La Découverte, Repères, Troisième édition, 2009, p.18
41
sa profession dans une ou plusieurs publications quotidiennes ou
périodiques ou dans une ou plusieurs agences de presse et qui en tire le
principal de ses ressources ».
Autrement dit, est journaliste celui qui est occupe la majeure partie de son temps avec
une activité de journaliste: une définition tautologique qui, loin de lever le flou de l'ensemble
journalisme, ne fait que le renforcer, et qui explique le traitement particulier de chaque
demande de carte. C'est l'examen du parcours du prétendant journaliste, ainsi que son activité
au sein de rédactions, qui déterminera l'accession à sa requête. Dans le cas des
webjournalistes, nous le verrons cette demande est scrupuleusement examinée.
Par ailleurs, la décision d'attribution de la carte de presse revient à des journalistes.
Selon ses propres indications 97, la Commission comporte « huit représentants des
employeurs », « six au titre de la presse écrite, un au titre des agences de presse, et un au titre
des entreprises de communication audiovisuelle du secteur public. », ainsi que « huit
représentants de journalistes professionnels » et « 38 correspondants régionaux ». Autrement
dit, un cénacle d'individus, intégrés au champ journalistique, et qui sont chargés d'en dessiner
les contours, d'en décider les critères d'inclusion et d'exclusion. Leur décision, ne reposant que
sur des critères meubles, appelant une interprétation (« celui qui a pour occupation principale
[...] l'exercice de sa profession »), est donc « fondamentalement subjective 98 ». Chargée de
« ''défendre'' la frontière du champ 99 » journalistique, la Commission doit donc faire face à
d'intenses débats internes lorsque le cas d'une éventuelle inclusion, fréquent dans le domaine
du journalisme profondément hétérogène, se présente. Nous verrons ainsi que si le
webjournalisme n'a pas été immédiatement reconnu, il l'est aujourd'hui, du moins en partie.
L'impossible inclusion du journalisme dans la définition proposée par la sociologie des
professions signifie-t-elle pour autant que cette activité, certes singulière, n'est pas régie par
un professionnalisme défini - même de façon continue ? Des règles et des attentes qui
excluent et incluent, selon certains critères spécifiques, certains acteurs et pas d'autres ? Selon
nous, cette inadaptation du « métier » de journaliste à la définition traditionnelle de
« profession » n'est pas signe de l'inexactitude du réel, mais bien plutôt de l'inadéquation du
concept: il semblerait que chaque activité définisse en propre les conditions participant de son
97 Voir le site de la CCIJP: http://www.ccijp.net/article-5-sa-composition.html
98 DA LAGE Olivier, Obtenir sa carte de presse et la conserver, Guide Legipresse, Victoires-Editions, 2003,
p.104
99 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , op.cit, p.118
42
professionnalisme. Comme le souligne justement Denis Ruellan: il n'y pas de
« professionnalisme universel, avec ses attributs communs aux professions à des degrés
variables selon qu'elles se rapprochent plus ou moins du modèle idéal 100 »; à l'inverse,
« chaque profession définit elle-même les fondements de ce qu'elle dira être son
professionnalisme, en fonction des impératifs de gestion de ses intérêts 101 ». Autrement dit, la
dissonance du tandem « profession »/ « journalisme » prouve au moins deux choses: d'une
part, les activités journalistiques ne sont pas un ensemble uniforme mais à l'inverse
hétérogène, ce qui mène de fait, d'autre part, à considérer l'existence d'une définition
singulière et surtout dynamique du concept de professionnalisme dans le champ
journalistique.
Par conséquent, dans la mesure où cette notion est en constante élaboration, l'existence
de définitions divergentes du journalisme n'est en rien contradictoire: ce sont précisément ces
tentatives variées de caractérisation des attentes dans le journalisme qui vont définir et
former , en permanence, le professionnalisme du journalisme: « certains groupes insisteront
sur les aspects de compétences et de formation, d'autres sur l'intégrité des membres, ou sur le
contrôle interne de l'activité; certains préfèreront insister sur leur mission sociale 102 ». Une
multiplicité qui alimente le « flou » de ce professionnalisme, encore qualifié que « flexible »
par Erik Neveu 103.
B. Un « flou productif »
Il apparaît donc que le journalisme français se démarque depuis toujours par une
grande hétérogénéité qui, loin de la desservir, lui a permis de mieux s'adapter en absorbant de
nouvelles pratiques liées à l'évolution de l'espace social. C'est un « flou productif 104 »,
souligne Denis Ruellan, qui a permis au journalisme de mieux évoluer avec différents usages
qui se sont au fur et à mesure développés dans l'espace social:
« En ne spécifiant pas rigoureusement ses missions, ce flou place le
journalisme dans un espace mal délimité interdépendants et -partiellement100RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.28
101Idem
102Idem
103NEVEU Érik, Sociologie du journalisme , op.cit., p.18
104RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.36
43
fermés: recherche scientifique, philosophie, éducation, contrôle social,
exercice politique, art littéraire, divertissement, spectacle..., place
enrichissante et rayonnante, tirant profit des honneurs de chaque genre sans
avoir à souffrir de l'enfermement imposé par la spécialisation."
Ce flou est alimenté de plus par un mouvement double, propre au champ
journalistique. Nous réappropriant ici les concepts de Pierre Bourdieu, qui affirme que
l'espace social est composé de champs, délimités par la lutte que se livrent les acteurs qui sont
à l'intérieur et à l'extérieur de chacun, nous allons examiner la particularité du champ
journalistique. Dans ce champ, comme partout ailleurs, les acteurs en présence luttent pour
définir ce qu'il faut inclure et ce qu'il faut exclure du territoire. Ils posent des balises, toujours
contestables et toujours contestées, autour du champ, qui définissent l'activité et l'enjeu de ce
champ. Dans le cas du journalisme en particulier, la définition n'est pas complètement
retouchée: un cœur définitionnel, prestigieux, perdure. Comme le montre Jacques Le
Bohec105, cette activité est faite de mythes, d'images inadéquates prestigieuses, qui orientent la
perception du journalisme pour les acteurs placés à l'extérieur du champ, mais également pour
ceux placés à l'intérieur. Les acteurs qui dominent le champ, dans une position favorable,
n'ont en effet aucun intérêt à porter atteinte à ce cœur définitionnel. De la même façon, les
nouveaux entrants peuvent difficilement disputer cet ensemble quasi mythologique, dans la
mesure où il assure un prestige de l'activité das l'espace social. De ce fait, l'image du
journaliste « gardien de la démocratie », « objectif » et « éclaireur du peuple » perdure car est
sa transmission est pérenne.
Mais outre ce cœur définitionnel, l'histoire du journalisme est jalonné de tentatives
d'intégration de spécialités. Le journalisme, indique Denis Ruellan est fait d'intégration et
d'exclusion de pratiques. Ce mouvement de balancier entre cœur de prestige et frontière
perméable entretien non seulement un flou identitaire, mais celui-ci est également productif:
« le groupe des journalistes français aurait ainsi réussi à se construire une identité
professionnelle duale, faite, d'une part, de la puissante respectabilité sociale et politique que
confèrent un statut exceptionnel et une réputation de compétence soigneusement entretenus, et
tenus d'autre part de la richesse et de l'adaptabilité que permet la fondamentale indéfinition de
ses accès, de ses missions et de ses pratiques. 106 »
105 LE BOHEC Jacques,, Les mythes professionnels des journalistes. L’état des lieux en France , Paris,
L’Harmattan, 2000,
106 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.37
44
Éviter la sclérose aura permis au journalisme non seulement de perdurer, malgré les
multiples annonces de mise en bière, au gré de l'évolution des usages sociaux, mais également
de devenir « plus complexe à contrôler de l'extérieur qu'il n'y paraît 107 ». Cette propension à
l'évolution, inhérente au champ journalistique mouvant et insaisissable, est une caractéristique
fondamentale pour comprendre l'émergence du webjournalisme: c'est une de ses conditions de
possibilité.
Ainsi, si parler de « journalisme » ne signifie en définitive pas grand chose, ou en tout
cas, rien immédiatement définissable, cette acception creuse ne nie pas pour autant l'existence
de pratiques journalistiques -ou journalismes- ni n'affirme le cloisonnement de cette activité.
« L'identité sociale peut paraître inachevée ou floue, et, malgré tout, le groupe exister bel et
bien, reconnu, respecté et envié », indique Denis Ruellan; le caractère perméable du champ
n'induit en rien sa dissolution. En revanche, l'unification prétendue et inadéquate suggérée par
l'unique terme de « journalisme » invite le chercheur à déconstruire cette fausse réalité, afin
de mieux saisir les éléments à l'œuvre pour d'un côté, maintenir ce sentiment d'unité, et de
l'autre, pour définir de nouvelles pratiques, comme le webjournalisme.
Ces considérations sur l'identité en général, et celle des journalistes en particulier,
acquises, nous allons désormais étudier les caractéristiques d'une spécialité journalistique: le
journalisme en ligne. Avant de le définir à l'aune de nos recherches, nous allons nous arrêter à
une dernière étape: l'évaluation, fondée sur un corpus théorique, ainsi que sur des entretiens,
du webjournalisme avant 2006. Nous verrons que cette spécialité souffrait alors un déficit
identitaire, tant au niveau des individus qu'au niveau du collectif. Ces conclusions nous
permettront de mieux envisager l'état du journalisme en ligne en amont de notre enquête, pour
élaborer par la suite un comparatif avec nos propres résultats, actuels.
107Idem.
45
Section 2. Le webjournalisme en 2006, une question
« qui reste ouverte 108 »
En 2006, le sociologue Yannick Estienne terminait son travail de thèse à l'université de
Grenoble. Retranscrit dans un livre, le Journalisme après Internet, ses trois à quatre années de
recherche sur le webjournalisme, et plus globalement sur les modifications du champ
journalistique à l'heure d'Internet, constituent « une exploration empirique sans grands
équivalents dans les travaux existants ».109 En effet, cette étude française est l'une des
premières à avoir été réalisée sur une si longue période, tout en cherchant à délimiter le
contours de cette nouvelle spécialité du journalisme: le webjournalisme.
Bien entendu, de nombreux ouvrages ont été produits avant cette date sur le sujet
épineux du journalisme face à Internet, et certains, le plus souvent des articles universitaires
que nous avons également utilisés, brillent également par leur sérieux. Mais au-delà de
l'ampleur du travail de Yannick Estienne, c'est surtout la position rigoureuse et
méthodologique adoptée par l'auteur que nous retiendrons. « Yannick Estienne s'inscrit [...]
dans l'approche de sciences sociales [...]: donner priorité à une visée de connaissance clinique
sur un dessein normatif, se donner un protocole d'enquête qui l'amène à collecter des
matériaux originaux et éclairants, les interpréter enfin dans un dialogue critique avec le corpus
des travaux existants 110 », résume Erik Neveu, à l'origine de la préface du livre. C'est
précisément cet effort de scientificité, cette volonté de s'inscrire « dans l'approche des
sciences sociales » que nous retiendrons. Nous l'avons déjà vu au travers des réflexions de
Yann Le Bohec, les journalistes sont enclin à porter une réflexion critique sur l'évolution de
leur propre univers professionnel, se mettant ainsi de fait en position de rivalité avec les
chercheurs. Par conséquent, le webjournalisme n'échappant pas à cette règle, de nombreux
ouvrages sur la rencontre entre le journalisme et Internet ont été produits par des journalistes.
Inutile de dire que cette consanguinité entre observateur et observé comporte de nombreux
biais, dont le premier étant souvent un manque de distance par rapport à l'objet d'étude, et plus
encore un médiacentrisme. Quand bien même quelques ouvrages sur le sujet, dont celui que
nous nous sommes vus le plus recommandé durant notre propre enquête, Une presse sans
Gutenberg, comportent quelques efforts précautionneux qu'il faut souligner, la plupart
manque cruellement de distance. Pire, écrits par des journalistes sur le journalisme, beaucoup
108 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140
109 NEVEU Erik, « Préface », in ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.8
110NEVEU Erik, « Préface », in ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.7
46
de ces livres oublient le versant « Internet » du tandem « journalisme/Internet » qu'ils se
proposent pourtant d'étudier. Un biais plaçant le champ médiatique au cœur des
préoccupations, mutée en cause nécessaire de l'apparition de tous les nouveaux usages du
journalisme et des titres de presse, et niant de fait tout l'espace social qui l'environne. Un biais
que Yannick Estienne parvient à éviter, et que modestement, nous tentons également de
renverser.
Méthodique, vaste et appuyé d'un travail rigoureux d'enquête, le travail de Yannick
Estienne, s'est donc naturellement imposé comme point de départ théorique de notre enquête,
en marge des observations que nous avons pu faire sur le terrain même. En particulier, nous
allons étudier et évaluer à l'aune de nos propres recherches, sa définition, fournie, du
webjournalisme. Sans existence collective, dominée au sein du champ, inconnue auprès du
grand public, cette activité spécialisée du journalisme n'est, pour le sociologue, ni pourvu
d'identité ou de reconnaissance. « La question de l'identité des journalistes en ligne reste
ouverte, et l'accès à la reconnaissance reste une gageure 111 », écrit Yannick Estienne à l'issue
de son enquête.
Nous allons désormais détailler les caractéristiques de ce groupe ni unifié, ni reconnu,
tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du champ, mais également traversé de luttes symboliques à
l'origine d'une hiérarchie et d'une rivalité internes. Cette présentation nous servira de point
d'appui pour la question suivante: qu'en est-il aujourd'hui ? Nous avons déjà vu le rythme
rapide de l'évolution des usages sur Internet, évolution sur laquelle se calque les sages de la
presse en ligne. Or l'enquête du sociologue prend fin en 2006, soit non seulement une éternité
à l'échelle d'Internet, mais également une date qui correspond à la percée des réseaux sociaux
auprès du grand public.
111 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140
47
I. Le webjournalisme, une entité « qui n'existe pas en tant que
groupe »
Selon Yannick Estienne, en 2006, « les acteurs du journalisme en ligne ne se
reconnaissent pas mutuellement comme des membres d'un même groupe, liés par le sentiment
d'avoir des expériences à partager, des intérêts communs à défendre et une identité
professionnelle à bâtir 112 ». Autrement dit, les webjournalistes d'alors ne semblaient pas
considérer le partage de cette activité avec un autre rédacteur comme raison suffisante à la
reconnaissance, puis l'établissement d'une identité commune. L'un des signes de cette non
considération de l'identité potentielle des webjournalistes est visible dans la présentation que
les rédacteurs faisaient d'eux-mêmes lors des entretiens: d'abord réalisée en fonction de
« l'appartenance au groupe professionnel (les journalistes) », ensuite selon « l'entreprise (le
type de média, le titre) ». « La référence au support (le web) arrive bien après », indique
Yannick Estienne 113.
Concrètement, l'absence de velléité communautaire s'observait dans différents outils
ou réalités sociales qui permettent généralement d'identifier un groupe en tant que tel, ou qui
démontre la volonté de ce même groupe d'être repéré en tant que tel.
D'abord, à l'époque de l'enquête, très peu de chiffres permettaient de se rendre compte
de la réalité des webjournalistes. Un décompte manuel était le plus souvent nécessaire. De
même, aucun annuaire professionnel, ni de rubrique au cœur de la Convention collective, qui
définit les statuts de journaliste et dont la dernière version date de 1987, n'étaient alors dédiés
au journalisme en ligne. De telle sorte que le webjournalisme n'avait alors « pas accès aux
principaux modes de représentation (statistique, politique, cognitif) qui permettent de fixer la
réalité d'un groupe ou d'un sous-groupe social 114 », souligne Yannick Estienne.
Ensuite,
notons
qu'au
niveau
même
des
webjournalistes,
aucune velléité
d'identification et de constitution d'une identité collective ne semblait voir le jour. Cela
n'aurait pourtant pas été contradictoire avec l'absence d'une mention officielle, dans des
statistiques ou des statuts légaux, dans la mesure où ceux-ci dépendant avant tout du pôle
légitimé et dominant du champ journalistique, autrement pas les webjournalistes eux-mêmes,
qui, nous le verrons se situent au pôle dominé du territoire journalistique. De ce fait, il n'aurait
112 Idem
113 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.151
114ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.146
48
pas été surprenant, du fait de leur domination, que ces journalistes en ligne se regroupent pour
réclamer une reconnaissance. Mais mis à part quelques forums de discussion sur Internet
(Journaligne, J-Liste1 et 2) et l'évocation d'une « association de journalistes et d'éditeurs en
ligne », restée lettre morte, le sociologue ne relève aucune « tentative véritablement probante
bisant à donner au journalisme web un contenu et une définition légitime 115 ».
L'absence de désignation et de professionnalisation de ce groupe spécialisé au sein du
champ journalistique peut surprendre. Au-delà du fait que l'on aurait pu s'attendre à la
revendication d'une reconnaissance, pour ces journalistes situés au pôle dominé du champ,
nous savons que l'histoire du journalisme est marqué par l'exclusion et l'inclusion de certaines
activités: écrivains et hommes politiques d'un côté, journalistes scientifiques, critiques
culturels ou encore journalistes sociaux de l'autre. Rappelons-le: le champ journalistique est
hétérogène, aux frontières perméables, qui ont laissé pénétrer au fil du temps de nouvelles
activités en son sein, ce qui a certainement assuré sa pérennité. Pourquoi l'intégration du
webjournalisme est-elle si difficile, alors qu'au moment de l'enquête de Yannick Estienne,
cette activité comptait déjà une dizaine d'années derrière elle ? Comment expliquer alors, « au
regard de cette histoire de la profession, que la question du journalisme en ligne en tant que
spécialité journalistique n'ait pas encore été saisie collectivement par ceux-là même qui la font
vivre ?116 »
Le sociologue, qui rappelle d'abord la difficulté de comparer des époques définies par
des contextes très variés, explique l'absence de corporation par l'évolution globale du rapport
individu/collectif au XXe siècle, en s'appuyant sur les travaux menés autour de la sociologie
des syndicats. Il reprend ainsi à son compte « différents travaux de sociologue [qui] ont
montré que l'on assiste, depuis près de trente ans, à un phénomène de délégitimation des
formes classiques de solidarité d'organisation et d'action collectives 117 ». Si le chercheur se dit
néanmoins « pas en mesure de vérifier les conséquences de ces tendances de fond 118 » sur les
webjournalistes, il a le mérite de soulever la question des processus menant à la constitution
de collectifs, aujourd'hui à l'œuvre. Nous verrons dans une prochaine partie, consacrée au
journalisme en ligne étudié dans ses formes actuelles, qu'effectivement, les formes classiques
de représentation sont, à de rares exceptions près, rejetées par les jeunes webjournalistes. En
revanche, si « les formes classiques de solidarité d'organisation et d'action collectives » sont
mises à mal, reste à déterminer si de nouvelles formes de communautés se sont formées,
115ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.141
116 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.142
117Idem
118 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.145
49
notamment sous l'impulsion des usages sociaux du web.
Autres raisons invoquées par le sociologue pour expliquer l'absence d'une identité de
groupe commune à tous les webjournalistes: la structure profondément labile de son
environnement, à savoir Internet et ses usages, que nous avons déjà détaillée, mais aussi et
surtout le fait qu'à l'époque, les rédacteurs en ligne étaient isolés les uns des autres, dans des
rédactions de taille réduite. Des conditions qui ne sauraient être « propices à l'émergence
d'une dynamique commune119 ». Un témoignage de journaliste, interrogé en 2004, et reporté
par Yannick Estienne est d'ailleurs très évocateur:
« C'est même pas des équipes, les gens sont seuls... et tout seul, on ne peut
rien faire... Ils n'ont pas forcément de lien avec les autres qui font à peu près
la même chose sur d'autres sites titres »
[Journaliste web. Paris. Janvier 2004]
Ces propos, marqués par un sentiment fort de cloisonnement entre chaque journalistes
web, ainsi que par l'emploi du « ils », alors même que l'interrogé est lui-même un
webjournaliste, démontre en effet parfaitement la non existence d'un groupe de
webjournalistes, ou, plus encore, d'une volonté de constitution de cette communauté. Un
extrait d'entretien qui, nous le verrons, tranche avec les propos actuels des webjournalistes,
caractérisés par l'emploi de la première personne du sujet, et marqué par la reconnaissance
d'une communauté nouvelle, toujours en construction, mais bel et bien présente à l'esprit des
rédacteurs.
119Idem
50
II. Le webjournalisme, objet de déconsidération et de répulsion
A l'issue de son enquête, Yannick Estienne écrit: « la lutte pour la reconnaissance du
journalisme web est au point mort 120 ». Tant à l'intérieur du champ journalistique, qu'en dehors
de ses frontières, le webjournalisme est au mieux inconnu, au pire méprisé – cette dernière
assertion étant surtout valable en interne.
Figure négative renvoyant à la fois aux espoirs déçus, quant aux potentialités
économiques du web, et à une potentielle menace, la presse en ligne, et ceux qui s'en
chargent, souffrent d'une déconsidération au sein du champ journalistique. Un discrédit qui se
répercute en dehors des frontières du journalisme: sans groupe représentatif, sans autre
volonté que de se débarrasser de cette particule « web » qui les handicape, les journalistes en
ligne sont, jusqu'en 2005-2006, logiquement peu visibles à l'extérieur de leur domaine
d'activité, bien loin des figures symboliques du journalisme certes marginales, mais
représentatives pour le grand public.
Étroitement reliés à une connotation négative, une grande partie des webjournalistes se
réapproprient alors les craintes, voire les dégouts, de leurs aînés à l'égard du web, qui ne
devient alors qu'un « sas d'entrée », une occupation temporaire, avant la prise de fonctions
plus « nobles », au sein d'autres supports, la presse écrite papier étant le plus souvent
privilégiée.
A. Une activité synonyme de menace
A l'intérieur du champ journalistique, le journalisme en ligne n'a jamais bénéficié
d'une aura favorable. Oscillant entre indifférence et mépris, la perception de cette activité par
les autres rédacteurs a évolué en même temps que la variation des usages du web, ainsi que
des pérégrinations de la presse en ligne, et ce pas nécessairement au bénéfice des
webjournalistes.
Au moment de l'étude de Yannick Estienne, Internet représente alors une concurrence
pour les médias préétablis. Concurrence double, qui se joue d'abord en interne, entre les deux
supports mis en regard (papier/web, télévision/web, radio/web) et auxquels il fallait désormais
attribuer des domaines de compétences, qui le plus souvent se chevauchent. Par ailleurs, les
120 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.141
51
tâtonnements des usages du web par le journalisme créent quelques déconvenues: plagiait,
reproduction exhaustive et non contextualisée des articles, « faisant fi du respect de la
propriété intellectuelle 121 ». Autrement dit, certaines pratiques déroulées sur le web sont
interprétées comme un piétinement explicite des plates-bandes des journalistes traditionnels,
une sphère neuve, grossière et sans éthique.
Une menace concurrentielle qui se joue alors également en dehors des cadres
traditionnels de la presse: de nouveaux sites d'informations, non rattachés à des titres de
presse, sont créés. C'est la naissance de ce qu'on a appelé des « pure-players ». « Mais il y a
pire » que cette compétition encore contenue dans les frontières du champ: avec Internet,
« l'information n'est plus le monopole de la presse et des journalistes 122 ». La production de
celle-ci échoit en effet à d'autres individus, amateurs, hors des rédactions, dont les blogs,
gagnent de l'importance, sont lus et reconnus. Ceci étant dit, à l'échelle des sites titre
d'actualité, les blogs ne représentent qu'une part marginale de la fréquentation des internautes.
Certes, quelques uns de ces sites personnels obtiennent des chiffres conséquents, mais aucun
n'obtient le même succès que les sites associés à une marque d'information: ainsi, en 2005, les
meilleurs chiffres de fréquentation allaient au groupe 01net.com, au Monde.fr et au
NouveObs.com123. Seuls certains blogs américains (Gizmodo, TechCrunch, BoingBoing),
d'ailleurs aujourd'hui plus apparentés à des structures rédactionnelles classiques, peuvent
concurrencer, et encore à la marge, les grands sites d'informations 124. De plus, la majorité des
blogs à succès ont vite été phagocytés par les médias. De ce fait, la « menace » des blogs est
plus symbolique qu'effective, elle gagne de l'importance aux yeux des journalistes
certainement plus au niveau de l'enjeu: la mise en place d'une rivalité pour la détention
monopole de l'information.
B. La lutte interne des « anciens » et des « modernes »
La perception du journalisme sur Internet, au sein même du champ journalistique,
varie en même temps que les oscillations de la presse en ligne. Les débuts du mariage de
l'information et d'Internet, période d'euphorie des patrons et des managers pour Internet, se
caractérise au mieux par une indifférence globale pour le webjournalisme, au pire par une
certaine défiance, suscitée par différents facteur, le plus fort étant la menace concurrentielle
121DA LAGE Olivier, « La presse saisie par l'Internet », Communication et langages, n°129, 3ème trimestre
2001, p.47
122Idem
123 Cf. « Observatoire 2006, Internet » de l'OJD.
124cf. classement Technorati du troisième semestre 2006: « Q3 2006 TOP 50 Blogs and Mainstream media »
52
incarnée par ce nouveau support. Une fois 2001 dépassé, et l'enthousiasme managerial
évanoui, les journalistes web occuperont une place réellement déconsidérée au sein du champ
journalistique, une « période difficile » qui tend à s'estomper.
Dans les premières années du webjournalisme, de 1998 à 2001, Internet, nous l'avons
déjà exposé, symbolise progressivement un moyen de pérenniser la presse écrite. Les
réflexions et écrits d'alors, tant journalistiques que scientifiques, laissent poindre l'espoir d'un
renouvellement de la profession via le réseau. Le chercheur doit alors « critiquer les discours
incantatoires sur le cyber-journalisme 125 », ce à quoi s'applique par exemple Nicolas Pélissier.
Des approches enchantées qui tranche avec la vision, plus sombre, de cette même activité
quelques temps après. A l'époque, le cyberjournalisme représente, pour certains journalistes
comme pour les chercheurs, un potentiel renouveau d'un « certain modèle de journalisme,
politique et sociétal », « essoufflé »126: un « nouveau paradigme
127
», un « mythe
mobilisateur128 » censé redéfinir les contours identitaires de l'activité.
Une vision qui n'empêche pas, pour d'autres rédacteurs, de méconnaître ou même de
craindre l'arrivée de cette nouvelle activité. Comme le souligne Nicolas Pélissier, c'est une
figure professionnelle double qui émerge des pratiques de la presse en ligne, « qui pour le
moment est plus fictive que réelle et, lorsqu'elle existe, plus inquiétante que rassurante 129 ».
Ainsi, si le journaliste en ligne stimule les têtes des rédactions, il est souvent mal perçue par
les journalistes traditionnels, pour lesquels « il était clair que ces journalistes d'un nouveau
type représentaient une menace pour la profession 130 ». La concurrence nouvelle, mais
également les discours prophétiques annonçant la mort du journalisme tel qu'il était jusque là,
et l'avènement du cyberjournalisme, n'ont fait que stimuler et renforcer cette opposition entre
« anciens » et « modernes ». A l'époque, il ne faut pas oublier que la technique, et les
« technologies de l'information et de la communication » étaient perçues comme
« salvatrices131 »: c'était le temps des grands discours politiques sur l'importance de la
« révolution technologique » et du « développement des usages du web » pour
« l'amélioration de la qualité de vie »132. La perspective de se voir remplacer par de nouveaux
125 PELISSIER Nicolas, « Cyberjournalisme - la révolution n'a pas eu lieu. », Quaderni, n. 46, hiver 20012002, La Science dans la cité, p.8
126 PELISSIER Nicolas, « Cyberjournalisme - la révolution n'a pas eu lieu. », op.cit., p.6
127Idem
128 PELISSIER Nicolas, « Cyberjournalisme - la révolution n'a pas eu lieu. », op.cit., p.23
129PELISSIER Nicolas, « Cyberjournalisme - la révolution n'a pas eu lieu. », op.cit., p.9
130 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.153
131I ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.155
132 Extrait d'une allocution de Bill Clinton, Président des Etats-Unis (1993-2001)
53
journalistes venus du web suscite la crainte des journalistes traditionnels, à un point tel que
cela se traduit parfois par le rejet en bloc du rôle de webjournaliste, de son support, le web, et
des usages techniques requis à l'époque. Le vrai journalisme, renvoyant aux mythes de « la
plume », de « l'écriture efficace », de l'enquête se voit ainsi opposer à « la technique », « aux
écrans ». C'est par exemple le cas de journalistes, à la carrière déjà longue, qui ont basculé,
entre 1998 et 2002, sur le site Internet d'une chaîne de télévision, afin d'élaborer du contenu
écrit: chaque conférence de rédaction matinale était prétexte à revendiquer d'autres taches, de
l'ordre de « ce qu'ils devraient faire », et à se plaindre du manque de considération dont ils
pâtissaient au sein du groupe. Une rengaine revenait alors souvent: « nous ne sommes pas des
''presse-boutons'', mais des journalistes ! »
L'éclatement de la bulle Internet en 2001 a contribué à modifier les discours les plus
engageants en faveur du webjournalisme. Nous l'avons vu, l'après 2001 est marqué par une
période difficile pour les rédactions web, à peine nées, et pour certaines mortes dans l'œuf.
Dans la mesure où la presse en ligne s'aperçoit alors de l'absence de tout modèle économique
pérenne, l'activité de webjournaliste souffre alors d'une considération toute particulière, qui
vient renforcer la crainte des rédacteurs traditionnels à son égard. On critique les « mirages du
''cyberjournalisme'' », les équipes web réintègre le plus souvent les rédactions papier, perdant
du même coup leur autonomie initiale: « il est désormais clair qu'Internet n'a pas révolutionné
le journalisme et que le site ne peut être qu'un miroir du journal 133 ». De ce fait, la figure de
webjournaliste ne représente plus une menace pour le journaliste traditionnel, bien au
contraire, il sert le titre au lieu de lui faire ombrage: il est descendu de son statut de rival, pour
occuper une position, beaucoup moins enviée, de faire-valoir, synonyme de repoussoir pour
tous les nouveaux journalistes en ligne.
133 I ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.160
54
C. Le webjournalisme: une « figure de repoussoir »134
Nous l'avons déjà vu, les journalistes en ligne n'ont pas, au moment de l'enquête de
Yannick Estienne, des velléités d'identité communautaire. Ils ne se reconnaissent pas sous un
même dénominateur, et n'expriment visiblement pas la volonté de le faire. Cette situation
observée peut paraître assez contre-intuitive dans la mesure où cette spécialité au sein du
champ est dominée et déconsidérée: elle n'est pas « noble ». Pourquoi alors ne pas
revendiquer une reconnaissance de sa particularité auprès des pairs au sein du champ
journalistique afin de mieux s'intégrer ? Les journalistes en ligne favorisent au contraire une
autre stratégie: au lieu de rivaliser avec les acteurs présents depuis plus longtemps, en
convoitant leur monopole de définition des contours du journalisme, les webjournalistes
préfèrent se réapproprier cette définition, se valoriser comme « journalistes comme les
autres », cherchant à gommer à tout prix la particule « web » qui les dessert.
Cette volonté de ne pas se démarquer se voit surtout dans les entretiens réalisés avec
les journalistes en ligne, ceux-ci s'identifiant d'abord au « journalisme » puis au titre
d'appartenance. En 2001, Ann Brill 135, doyenne de l'École de journalisme de l'université du
Kansas, indiquait par exemple que 83% des webjournalistes considéraient leur travail comme
identique à celui de leurs confrères de la presse écrite. De même, Yannick Estienne souligne
que
ces
acteurs
ne
se
présentent
pas
eux-même
comme
« webjournalistes »,
« cyberjournalistes » ou « journalistes web » mais plutôt comme un journaliste qui « travaille
sur le site web du journal »136. Une distance établie qui tend à prouver la réticence des
journalistes en ligne de l'époque à s'identifier en fonction de leur support, très connoté.
Le désir de se fondre dans la masse des journalistes traditionnels, situés au pôle
dominant du champ, a une autre conséquence: le web n'est alors perçu que comme une voie
de passage, un sas d'entrée vers un support plus « noble ». « Depuis 2001, on retrouve une
proportion élevée de journalistes du web qui affichent clairement leur volonté de quitter
Internet », écrit Yannick Estienne. Pour les journalistes déjà installés dans le champ, le
passage au web peut même être vu alors comme une punition, un « déclassement 137 ».
134 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.153
135 BRILL Ann, « Online journalists embrace new marketing function », Newspaper research journal , vol.22,
n°2, printemps 2001
136 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.151
137ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.165
55
Dans les écoles reconnues par la profession, même refrain: les étudiants, qui
prétendent au statut de journaliste, ne sont pas intéressés par le web, qui agit comme un
répulsif. Cette spécialité, écrit François Ruffin, est même la « la poubelle » du Centre de
Formation des Journalistes de Paris 138. Des propos corroborés par un journaliste web, étudiant
en 2006 à l'École Supérieur de Journalisme (ESJ) de Lille, qui souligne le peu d'intérêt suscité
par la presse en ligne, cinq ans après l'éclatement de la bulle Internet:
« A l'école, personne n'avait envie de bosser sur le web. Tout le monde
voulait le papier. Il n'y avait que le monde.fr en fait qui intéressait.
Vraiment personne ! En 2006, en presse écrite, ils voulaient tous Le Monde;
en radio, ben radio et en télé, télé... En 2006, on était deux à vouloir faire du
web. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Au terme de l'enquête de Yannick Estienne, en 2006, et particulièrement après 2001, le
journalisme en ligne est déconsidéré, mis de côté : « sauf exceptions, [...] on ne quitte pas
volontairement la rédaction du papier pour rejoindre la rédaction web », conclue le chercheur.
Sans représentation commune, sans velléité manifeste de lancer la constitution d'une
identité partagée, suscitant au mieux indifférence, au pire la méfiance du côté des journalistes
traditionnels, le journalisme en ligne est, en 2006, l'objet d'une profonde déconsidération. Ce
qui mène Yannick Estienne à la conclusion suivante: « à l''issue de notre enquête, nous
sommes en mesure de dire que le journalisme Web appartient au pôle dominé du champ
journalistique139 ».
Cette assertion se fonde non seulement sur les observations réalisées ci-dessus, mais
également selon une grille d'indicateurs établie par Julien Duval 140, pour son étude des
journalistes économique, et qui vise à mesurer la dotation en « capital journalistique », au
sens de la sociologie de Pierre Bourdieu, de ces acteurs au sein du champ. Des critères qui se
plient tout aussi bien à la tentative de repérage de tout autre activité spécialisée au sein du
champ: journalisme économique dans le cas de Julien Duval, en ligne dans le cas présent. Six
facteurs définitionnels sont retenus par le sociologue. Tout d'abord, « les capacités de
production de l'information »: plus les équipes rédactionnelles sont larges, plus elles
138 RUFFIN François, Les petits soldats du journalisme, Les Arenes, Paris, 2003, p.139
139 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.165
140 DUVAL Julien, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en
France, Seuil, Paris, 2004, 366 p.
56
bénéficient d'une liberté de traitement et de la possibilité de produire du contenu original; à
l'inverse, une structure réduite et la reproduction de dépêches d'agences est synonyme d'une
faible capacité. Ensuite, « le volume des citations des reprises », dans les revues de presse
-qui se consacrent exclusivement à l'activité de reprise- ou dans l'élaboration de nouveaux
sujets dans d'autres médias: plus celui-ci est conséquent, plus il est signe d'un capital
journalistique important. Il faut également prendre en comte « l'ancienneté et le passé du
média », « la capacité de prise de position », qui se retrouve dans la propension à produire des
contenus éditorialisés, et « la signature de grands noms extérieurs à la rédaction ». Enfin,
Julien Duval considère également la « présence de diplômés d'école et d'écoles prestigieuse ».
En 2006, le journalisme en ligne, observé via le prisme établi par Julien Duval, ne peut
être qualifié de dominant, dans la mesure où il détient un très faible capital journalistique. Ses
effectifs et ses moyens sont réduits, les articles produits sur le web très rarement repris sur les
autres médias, c'est une spécialité dans ses premiers jours, qui ne favorise ni la prise de
positions fortes, ni la création de signatures. Enfin, peu de diplômés de grandes écoles y
figurent, ou alors temporairement: « le passage par le web étant de plus en plus considéré
comme une étape nécessaire avant d'intégrer la rédaction papier. 141 » Un faible capital
journalistique qui n'a pas permis à la spécialité en ligne de se lancer dans un processus
identitaire spécifique: à l'inverse, les journalistes web tentent de faire oublier leur spécificité
pour mieux se fondre dans la catégorie vaste, floue, nous l'avons vu, mais surtout prestigieuse,
du « journalisme ». De ce fait, « la question de l'identité de l'identité des journalistes en ligne
reste ouverte142 », entravée par « la nouveauté du média Internet, l'histoire courte mais
mouvementée de la presse en ligne, et les efforts déployés par les journalistes des médias
traditionnels pour conserver leur position dominante dans le champ », résume Yannick
Estienne.
S'il concède que « la réputation d'Internet s'est nettement améliorée depuis la crise du
début des années 2000 », le sociologue fait donc un constat sans aucune ambiguïté.
Néanmoins, il ne prédit pas pour autant à l'identité des webjournalistes un avenir impossible:
encore une fois, la question « reste ouverte ». Tout le travail consiste donc désormais à
évaluer dans quelles mesures le journalisme en ligne correspond aux constats enregistrés par
Yannick Estienne, quatre ans après le terme de son enquête. Une éternité à l'échelle du web,
qui depuis a vu ses usages mutés, notamment dans le sens de la création de réseaux sociaux.
141 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.165
142 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140
57
DEUXIÈME PARTIE. LE WEBJOURNALISME , UN CHANTIER EN
COURS
Nous avons vu dans une première partie le caractère dynamique des usages d'Internet.
Le réseau, du fait même de son architecture ouverte et neutre, permet une grande variabilité
des usages qui peuvent émerger. Le journalisme en ligne, dont l'appropriation du réseau, et
notamment du web, se calque sur la variation de ces usages, a connu un changement avec
l'apparition du « web 2.0 », qui valorise l'interaction des lecteurs-internautes. S'il impacte les
pratiques de la presse en ligne, quelle est l'incidence du web social sur ceux qui font vivre
cette presse, à savoir les webjournalistes ?
A l'issue de l'analyse du concept d'identité, notamment dans le journalisme, nous avons
vu que le journalistique n'était en 2006 pas reconnu en tant que spécialité journalistique, par
les autres journalistes, mais également par ceux qui la pratiquent. Dénués de toute volonté de
lancement d'une dynamique identitaire commune, les journalistes en ligne d'alors étaient
isolés, objectivement dominés au sein de leur champ, et souffraient d'un déficit de
reconnaissance. Nous formulons l'hypothèse que la situation s'est modifiée avec l'apparition
du web social, et notamment d'un site, Twitter. L'observation que nous avons réalisée nous
mène à penser que les webjournalistes se sont appuyés sur cette plateforme pour lancer un
processus identitaire, jusque là inexistant.
Amenés à découvrir le site suite à des impératifs d'ordre professionnel, renforcés par un
intérêt manifeste pour leur support, les webjournalistes semblent s'être appropriés les outils
offerts par Twitter. Le mouvement identitaire est selon nous dual. Il prend d'abord la forme
d'une valorisation individuelle: chaque webjournaliste calquant la pratique de personal
branding, ou valorisation de marque, opérée par les sites dans leur promotion sur les réseaux
sociaux, sur leur propre personne. Cette personnalisation du personnage du journaliste sur
Twitter a des effets de désintermédiation et confère également au journaliste une certaine
forme de pouvoir. L'autre pan du processus identitaire concerne le collectif: la communauté
virtuelle de Twitter a été appelée à se concrétiser sous la forme de rencontres isolées ou même
d''une association. Un mouvement d'ensemble qui a également des effets sur la pratique
journalistique, puisqu'elle crée une rédaction fantôme, qui surplombe toutes celles auxquelles
58
les rédacteurs web sont rattachés.
Nous verrons néanmoins que si ce processus identitaire est en marche, il n'est pas
synonyme pour autant d'un renversement des constats exposés par Yannick Estienne. Loin
d'une position dominante, les webjournalistes souffrent toujours d'un déficit de
reconnaissance, l'intérieur comme à l'extérieur du champ journalistique.
59
Chapitre 1. Webjournalisme: un processus identitaire
enclenché
A l'issue de notre enquête, nous sommes en mesure d'affirmer que Twitter a permis
aux webjournalistes de lancer un processus identitaire dual: tant au niveau individuel qu'au
niveau collectif.
Section 1. Usages de Twitter: journalisme de
communication
Avec l'apparition des sites qui caractérisent le web dit « 2.0 », les pratiques de la
presse en ligne ont été modifiées: nous l'avons vu, les titres présents en ligne ont valorisé leur
marque sur Internet en créant des pages officielles sur Facebook ou Twitter. De cette publicité
en ligne, gratuite et directe, est née une nouvelle sorte de métier: les community managers.
Mais au-delà de la modification de la stratégie promotionnelle des sites, les nouveaux usages
du web ont également eu un impact sur la pratique des journalistes eux-mêmes. Cette
influence peut se définir selon deux angles, qui correspondent aux deux bouts de la chaîne de
production de l'information. D'un côté, les réseaux sociaux, et tout particulièrement Twitter, a
constitué pour les journalistes en ligne un nouveau vivier de sources d'informations, de l'autre,
ces mêmes sites ont fait de chaque rédacteur web un community manager, qui assure la
promotion du site auquel il officie, mais également, nous le verrons, celle de sa propre
personne.
Twitter se présente donc comme un nouvel outil pour le webjournaliste, tant en amont
qu'en aval de la chaîne de production de l'information. La maîtrise de celle-ci s'en voit donc
renforcée, tout comme le « continuum informatique », dont la création avait été contrastée en
2000 par Denis Ruellan 143. Mais à l'inverse de l'observation d'alors du sociologue, qui incluait
tous les « journalistes professionnels », ce continuum informatique semble ne concerner
majoritairement que les journalistes web, et non l'ensemble du champ. Autrement dit, ne
serait-on pas ici en présence d'une forme de continuum renouvelée, uniquement maîtrisée par
les webjournalistes, et qui leur confère de fait « une vision globale de l'ensemble du processus
143 RUELLAN, D., « Le local sur Internet, Enjeux de la mise en-ligne de l'information », in THIERRY, D.
(dir.), Nouvelles
technologies de communication : nouveaux usages nouveaux métiers, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 191-
60
[ndla: de la chaîne de production d'informations] » et « renforce leur pouvoir dans les
organisations 144 » ?
Par ailleurs, si l'appropriation de l'outillage informationnel et promotionnel offert par
Twitter est d'abord dû par des impératifs professionnels, il semblerait que la majorité des
webjournalistes actifs sur ce site soient unis par un même intérêt pour le web et ses rapports
avec le monde social, parfois légitimé par une rhétorique classique dans le champ
journalistique, qui qualifie cet intérêt à une nécessité relative à l'éthique du journalisme.
I. Twitter: un usage stimulé par des impératifs professionnels
A. Création et utilisation initiales des comptes
La première question qui survient lorsqu'on soupçonne Twitter de jouer un rôle
catalytique dans la constitution d'une identité webjournalistique est simple: comment les
journalistes en ligne sont-ils parvenus sur ce réseau ? Pour quelle raison Twitter est identifié,
par eux comme par d'autres membres du site, comme un espace « dominé par les journalistes
français »145 A l'issue de cette enquête, il apparaît que ce soient des impératifs d'ordre
professionnels qui ont incité les journalistes à se placer sur ce réseau: soit suite à l'exigence de
le rédaction d'appartenance, soit en raison de leur spécialité, qui pour certains consiste en le
traitement de l'actualité d'Internet des médias.
La plupart des journalistes rencontrés relatent le même schéma d'appropriation de
Twitter, en trois phases: la création d'un compte, suivi de l'incompréhension de l'intérêt et du
mécanisme du site, auquel succède enfin la réactivation de ce même profil, dans le cadre d'un
impératif professionnel, qui aboutit à une utilisation active.
« La première fois [que j'ai entendu parlé de Twitter] c'était en 2007, je
faisais le premier cours de web à Sciences Po. Ils ont fait venir Francis
Pisani, du blog Transnet sur lemonde.fr, un mec qui est à San Francisco, qui
fait toutes les news hightech... [...] Il connait tout, sur toutes les start-up, les
réseaux sociaux... Et en 2007, il nous dit: "les réseaux sociaux, c'est le
prochain truc". Nous on y pipait rien... En 2007, on était tout juste sur
Facebook, mais il n'y avait pas d'approche média... on ne comprenait même
144 Idem.
145 Entretien avec Vincent Glad, webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010
61
pas le rapport. [...] J'ai donc ouvert un premier compte Twitter en 2007, que
je n'ai jamais alimenté [...]. Quand j'étais aux États-Unis, en octobre
novembre, j'étais hyper active dessus parce qu'Obama était à fond là-dessus,
les américains étaient à fond là-dessus déjà et donc j'alimentais mon compte,
et celui d 'un journal local, pendant les débats entre les différents candidats.
On les tweetait. C'est moi qui les tweetais parce que j'aimais bien Twitter.
J'aimais bien cet outil là. J'ai continué à l'utiliser aux États-Unis, j'ai
commencé à trouver plusieurs français que je connaissais de mon entourage
sur
Twitter.
Et
un
janvier
2009,
j'y
étais
tous
les
jours. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
« C'est une collègue et amie qui m'a fait relancer mon Twitter en
2008, parce qu'on devait couvrir le Web 8 à 20Minutes, et elle voulait
agréger les Twitter de sa rédaction. Pour moi, Twitter c'était: « tiens, je suis
à la boulangerie... » Je savais pas quoi en faire au début ! Donc j'avais laissé
tomber. Et elle m'a fait reprendre le truc. Et j'ai trouvé ça intéressant, de voir
les liens postés sur Twitter. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Ainsi, c'est suite à des demandes d'ordre professionnelle que les webjournalistes,
aujourd'hui actifs et suivis sur Twitter, ont utilisé et compris ce site. Mais cela n'explique que
la création du compte, et non son usage actif, y compris en dehors des heures de travail.
Nombre de profils sur Twitter sont de véritables déserts, n'enregistrant que quelques rares
« tweets », le plus souvent postés il y a bien longtemps sur le compte. En 2009, une étude
exposée dans la Harvard Business Review 146 indiquait ainsi que 90% du contenu diffusé sur
Twitter était produit par 10% des utilisateurs, un rapport bien éloigné de la majorité des
réseaux sociaux, dans lesquels ces mêmes 10% d'utilisateurs les plus actifs ne produisent que
30% des informations publiés sur les sites. Autrement dit, à la différence de Facebook, sur
lequel la majorité des utilisateurs produisent activement du contenu, Twitter est un site sur
lequel les comptes morts-nés sont bien plus fréquents. Comment expliquer alors que les
journalistes web s'y soient installés au point d'être perçus comme dominants de la
« twittosphère » française ?
146 HEIL Bill, PISKORSKI Mikolaj, « New Twitter Research: Men Follow Men and Nobody Tweets »,
Harvard Business Review, 1er juin 2009
62
B. Utilisation: amont, aval -> environnement toute la journée
c'est Twitter, pas déconnecté
Dans le cadre de leur activité professionnelle, qui déborde également, nous le
montrerons plus tard, sur une activité d'ordre privé, les webjournalistes se servent de Twitter
aux deux extrémités de la chaîne de production de l'information: pour la rechercher
d'informations, ainsi que pour la publication et la promotion de cette information.
Twitter, rival des agences de presse
Au niveau de la recherche, Twitter semble s'être imposé comme le remplaçant naturel
des agrégateurs de flux RSS. En effet, la « timeline » d'un compte, actualisée en temps réel,
est plus flexible et plus réactive qu'un traditionnel agrégateur, type Google Reader ou
Netvibes. Par ailleurs, Twitter permet l'interactivité, là où les agrégateurs ne renvoient qu'à un
article déjà figé: sur ce réseau social, il est toujours possible de s'adresser directement à la
source de l'information, pour lui demander ses sources, voire même un contact.
Par ailleurs, certains journalistes interrogés soulignent la condition de média d'alerte
de Twitter, qui permet de s'affranchir des machines de production d'informations reconnues et
institutionnalisées tel les agences de presse. Lorsqu'un évènement d'ampleur se produit
aujourd'hui dans le monde, ces agences, malgré leur réactivité, ne résistent pas à la
temporalité comprimée de la communauté de Twitter. Les exemples récents les plus connus
sont les attentats de Bombay de novembre 2008 ou l'expression des manifestants iraniens
relayés sur le site de microblogging en juin 2009, suite à la réélection controversée de
Mahmoud Ahmadinejad: ces évènements ont fait entrer Twitter dans la sphère du journalisme
généraliste en France 147, dans la mesure où le site était premier dans la transmission de
l'information.
« Ça nous a permis à deux, trois reprises, sur certains sujets, d'être avant
l'AFP. Et là on s'est dit: ''oula!''. Finalement, c'est un média d'alerte
hallucinant. Avec les attentats qu'il y avait eu en Inde, évidemment, tout le
monde l'a vécu. Mais même sur des petites info, ou même pour avoir des
147 MOUILLARD Sylvain, « Iran, la révolution Twitter ? », Libération, 15 juin 2009
ANTHEAUME Alice, « Twitter, preums sur les attentats de Bombay », 20Minutes.fr, 28 novembre 2008
TESQUET Olivier, « En Iran, "révolution Twitter" ou révolution tweetée? », L'Express.fr, 15 juin 2009
63
témoins. Par exemple, quelqu'un qui ''tweetpic'' l'investiture d'Obama sur
Twitter, ben vous voyez que ce n'est pas un photographe professionnel et
c'est facile de lui envoyer un ''Direct Message'', de lui demander si on peut
parler deux minutes, voilà, c'est un témoin. On s'est quand même vite amusé
des liens journalistiques qu'on pouvait en faire sur plein de sujets
différents »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
« Dès qu'une actu arrive, ça prend très vite et ça a changé le rythme
d'Internet. Le rythme était déjà rapide mais là ça a encore changé... Les
comptes américains vont plus vite que les agences... Types ''Breaking
News'', les trucs comme ça. Ça reste un outil qui permet d'être en avance sur
tout le monde... »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
La rapidité d'action et de réaction permis par le site Twitter est d'ailleurs parfaitement
conscientisé par les webjournalistes, qui s'en enthousiasment, dans la mesure où elle leur
permet non seulement d'accéder à une information drue, mais également de la consulter et de
la relayer plus rapidement que les médias traditionnels et prestigieux. Autrement dit, les
webjournalistes présents sur Twitter ont bel et bien un temps d'avance sur le cycle de
production classique d'informations, qui place l'AFP en amplificateur naturel et fiable d'une
actualité, et ils ont pleinement conscience de ce renforcement « du pouvoir dans leurs
organisations 148 ».
« C'est un média qui est génial, tous les jours tu découvres des trucs, des
articles que tu n'aurais pas lu sans avoir le net, sans avoir Twitter, sans avoir
tout ça. Le papier, Le Monde, maintenant ils ont trois jours de retard ! »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Twitter, tous des « community managers »
Au niveau de l'utilisation en bout de chaîne, Twitter se révèle être un parfait support
148 RUELLAN, D., « Le local sur Internet, Enjeux de la mise en-ligne de l'information », in THIERRY, D. (dir.), Nouvelles
technologies de communication : nouveaux usages nouveaux métiers, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 191-
64
pour publier ses propres articles, ou des billets vus en relation avec la thématique du journal.
Nous l'avons vu, les médias se sont massivement positionnés ces derniers mois sur les
réseaux sociaux, créant leur propre page associée à leur marque, afin de favoriser une
interaction directe et gratuite avec les internautes. Au-delà de la stratégie promotionnelle des
entreprises de presse, il faut bien voir que chaque journaliste web a été appelé, au sein de sa
rédaction, à prendre en main cette activité de publicisation de l'information.
Pendant les premiers temps de la présence des sites sur les réseaux sociaux, la plupart
des rédaction s'y positionnaient sans attribuer cette tache à un rédacteur en particulier. Chaque
rédacteur relayaient les articles produits sur le compte officiel de la rédaction en fonction de
son temps libre et de son goût du média. Par la suite, cette fonction s'est mutée en poste,
intitulé « community manager », autrement dit, « chargé de la gestion de la communauté ». A
la fois responsable de la publication des liens pointant vers les articles du site sur des sites
fréquentés tels Facebook ou Twitter, le community manager peut également être amené à
alimenter un blog officiel de la rédaction, qui vise à créer de la proximité entre les journalistes
et les lecteurs.
« Après on a créé des postes chargés d'animer les réseaux. Ce qu'on a appelé
plus tard les community managers, mais à l'époque on donnait pas trop de
noms.. Mais certains s'en occupaient plus dans l'équipe. Par coup parfois, et
puis, selon les horaires... Ça s'est fait comme ça. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
La création de poste de community manager révèle encore une fois la variabilité et
l'absence de stratégie a priori dans les usages des journalistes: « ça c'est fait comme ça ». Le
caractère aléatoire de l'adaptation des pratiques journalistiques, qui influencent la façon dont
ils se perçoivent, s'est bien faite en fonction des usages du web, sans anticipation du prochain
mouvement à venir.
Par ailleurs, il faut noter que toutes les rédactions web n'ont pas toutes créé un poste de
community manager, particulièrement les structures les plus réduites, auxquelles les moyens
font défaut. De ce fait, il s'agit encore de l'ensemble des rédacteurs qui s'occupent de
65
l'actualisation des pages du site sur les réseaux sociaux. Ce système D, lié à des impératifs
d'ordre financier, a certainement facilité la prise en main des journalistes web de l'outil
Twitter. En effet, nous l'avons vu, l'intérêt du site de microblogging est difficile à saisir en
dehors d'impératifs professionnels: tous les rédacteurs rencontrés font état d'une première
phase d'incompréhension, qui prend fin au moment d'une demande d'utilisation d'ordre
professionnel. Le fait de devoir systématiquement se rendre sur Twitter, pour assurer la
promotion du contenu de la rédaction d 'appartenance, a certainement aidé à l'acclimatation
des rédacteurs web à l'outil. Par ailleurs, il semblerait que Twitter fasse office de
remplacement du fil AFP dans certaines rédactions qui n'ont pas la possibilité de payer
l'abonnement à l'agence. Autrement dit, les impératifs d'ordre professionnel, ainsi que, pour
certains, le caractère « débrouille » des rédactions web ont certainement permis aux
journalistes web de s'implanter, à titre personnel, sur le réseau social.
II. Un intérêt d'ordre privé justifié par une « éthique »
journalistique
Si des impératifs d'ordre professionnel, ainsi que le caractère financièrement limité de
certaines rédactions, peuvent expliquer l'utilisation du réseau Twitter par les webjournalistes,
ils n'expliquent pas néanmoins la permanence de cet usage au-delà de la sphère
professionnelle, sur des comptes privés. Comment expliquer la création de profil en leur nom
et la présence presque permanente, pour certains, sur le site de microblogging ?
L'ensemble des journalistes interrogés confient un grand intérêt personnel pour le web
et ses usages, que celui-ci remonte à l'adolescence ou qu'à l'inverse, il se soit créé au coeur
des usages professionnels. Une affection que certains assimilent à une nécessité, relative à
l'éthique journalistique, l'ignorance du réseau et de ses usages étant alors perçus comme une
véritable faute professionnelle.
A. Intérêt pour le web
A l'issue de notre enquête, nous pouvons affirmer que la majorité des rédacteurs actifs
sur Twitter nourrissent un véritable intérêt pour le réseau et ses usages. Si certains rejettent
l'image de « geek », un qualificatif parfois perçu de façon négative, qui désigne une personne
66
passionnée par les mondes virtuels et les gadgets numériques, tous disent avoir été séduits, à u
moment ou un autre, par l'outil Internet.
A la question « avez-vous toujours été intéressé par le web », certains soulignent leur
attachement de toujours à la virtualité, précisant qu'ils sont allés voir « sous le capot » du web,
en apprenant à programmer.
« Oui, je suis un enfant des jeux vidéo ! Je suis de la génération des
trentenaires, qui a démarré avec les jeux Pong, Atari. J'ai fait de la
programmation basique. J'ai acheté une Amstrad quand j'étais étudiant. J'ai
même programmé une espèce d'intelligence artificielle, mais bon... je n'étais
pas
très
bon,
je
n'ai
jamais
rien
compris
aux
maths. »
[Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010]
Malgré quelques cas particulier, qui soulignent donc un intérêt poussé pour le réseau et son
mode de fonctionnement – qui ne s'est d'ailleurs pas poursuivi, au moins au niveau
technique-, les webjournalistes ne sont pas les informaticiens du début de la presse en ligne.
En effet, le basculement des médias sur Internet s'est souvent soldé par une confusion des
genres, incarnée par le poste de « webmaster »: pas tout à fait informaticien, ni totalement
journaliste. Certains, qui se sont exercés au journalisme un peu par hasard, sur une page
personnelle ou au sein de la rédaction dans laquelle ils officient en tant qu'informaticien, ont
pu complètement basculer dans le journalisme: c'est le cas d'Erwan Cario, aujourd'hui
rédacteur en chef d'Ecrans.fr qui, d'informaticien à Libération, est devenu journaliste
spécialiste de l'actualité des réseaux et des jeux vidéos. Les webjournalistes ne sont pas
aujourd'hui issus, ou très rarement, dans le cas de site spécialisé sur l'actualité d'Internet,
d'école d'informatique et de multimédia. Certains ont fait une école de journalisme, d'autres
un Institut d'Études Politiques, d'autres encore des études de lettres ou encore de
communication: mais rien qui ne verse dans le technique.
Cette situation qui est observable à deux égards. La première est le rejet systématique
de certains de l'image, parfois connoté négativement, de « geek », autrement dit, de personne
passionnée par Internet et les mondes virtuels en général, et qui, selon l'imaginaire social,
consacrerait tout son temps à cette passion. Certains journalistes refusent cette image qu'ils
perçoivent comme réductrice, refusant d'être catalogué dans une niche, et affirment
67
s'intéresser à Internet dans la mesure où les usages qu'ils dégagent impactent l'ensemble de la
réalité sociale, dont celle des médias.
« J'aime pas le mot geek. Ce que je défends, Internet aujourd'hui c'est
normal. Je suis constamment sur Facebook, sur Gmail, sur Twitter, mais je
trouve ça normal. Je ne suis pas geek spécialement. Je m'intéresse
vachement à l'actu d'Internet, mais pas aux portables, etc. Ce qui m'intéresse
c'est le côté social, le fait que Facebook ait un impact social, que ça change
les médias... Geek ça reste vachement connoté, comme le film Cyprien. Le
mot geek est synonyme d'une époque où le type allait sur Internet pour
compenser le fait qu'il a pas de vie. Alors que pour moi, tu peux avoir trop
de vie en étant sur Internet, alors qu'avant c'était quand tu n'avais pas. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
L'absence d'intérêt systématique pour le côté technique d'Internet se voit aussi dans la
conversion des perceptions, en cours de carrière. Certains webjournalistes précisent en effet
qu'en début de carrière, leur connaissance du web était soit limitée par un manque d'intérêt,
soit obstruée par une réticence nourrie à l'égard d'Internet. L'utilisation est alors qualifiée de
« basique », standard, et ne s'amplifie qu'au lancement de la carrière professionnelle.
« J'ai appris tard à me servir du net. En 1998-1999, j'avais un mail en
« minitel.net » ! Je me connectais encore depuis un minitel... Je savais les
basiques, et encore, mais pas de façon professionnelle. Ça s'est surtout fait
lors de mon expérience au monde.fr [ndla: stage en 2002-2003]. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
« J'ai jamais été très geek. Même, j'ai une anecdote, quand j'ai été prise à
Sciences Po, la semaine où j'étais prise, j'étais pigiste sur un magazine ado
et j'avais manqué une deadline parce que je n'avais pas checké mes mails
pendant quatre jours ! Je checkais mes mails trois fois par semaine...
Pendant mon entretien pour l'école, ils m'ont demandé si je lisais sur
Internet... Je leur ai dit: "ah non, non, les écrans... Ça me fait chier, je
68
préfère encore les imprimer pour les lire dans le RER !" Deux ans après, si
je ressortais ça je pense que je m'en prendrais plein la gueule, mais... C'est
vrai maintenant je lis plus sur mon iPhone et sur les écrans que sur le
papier... Même si j'adore encore le papier. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
La réticence à l'égard de l'outil Internet et des écrans en général tend d'ailleurs à
confirmer l'incorporation, a priori, des valeurs dominantes du journalisme: le papier est
« noble », le numérique « ignoble ». Le fait que des jeunes webjournalistes se présentent
d'emblée en indiquant leur méfiance à l'égard des dites d'information en ligne, sur lesquels
prévalent les journaux de presse quotidienne nationale traditionnels, prouve le mécanisme de
reprise des valeurs symboliques dominantes, qui alimentent le mythe du « bon journaliste »,
chez les aspirants journalistes.
B. Un intérêt justifié par les « fondamentaux journalistiques »
Il est intéressant de noter que l'intérêt des journalistes en ligne pour le web et ses
usages et la plupart du temps évoqué comme une évidence, voire comme une nécessité
professionnelle. On est dans une rhétorique de la « normalité », et le défaut d'attention pour
les réseaux sociaux est identifié comme une faute professionnelle par certains
webjournalistes.
« Ce que je défends, Internet aujourd'hui c'est normal. Je suis constamment
sur Facebook, sur Gmail, sur Twitter, mais je trouve ça normal. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
« C'est pas grave de pas avoir un compte Twitter ! Mais la personne qui va
me dire: ''bon ben moi, j'aime pas le web, donc je regarde que la télé'', ben
non, si t'es journaliste, t'es journaliste ! Qu'il aime ou pas, il est censé
connaître ! Moi, j'aime pas spécialement regarder la télé, je préfère le web
mille fois, mille fois, mille fois, n'empêche qu'il faut que je la regarde !
Pour me faire une idée. Il faut des gens qui ont envie de tester, qui ont envie
de se faire une opinion, même s'ils aiment pas qu'ils me présentent leurs
69
arguments ! Pas juste: ''non, non, je ne touche pas à ça''. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
Considérer la curiosité pour le web comme impératif éthique professionnel est
intéressant, dans la mesure où cette position tranche avec celle des journalistes traditionnels,
que nous avons déjà exposée, qui, pour certains, ont tendance à rejeter le web, et notamment
Twitter. Il suffit de consulter l'actualité pour s'en rendre compte: les rares incursions du site de
microblogging dans les articles de presse sont reliées à la « rumeur », ou à la disparition du
journalisme. Ainsi, la figure médiatique de Jean-Michel Apathie, qui, à la suite de la
publication d'un off sur Twitter, qualifie les paramètres d'usage du site de « trop brut, donc
trop violent, et dans tout ce qui est trop disparaît justement le journalisme », ajoutant que « les
règles minimales du journalisme [...] requièrent [...] davantage que les 140 pauvres caractères
qu’autorise la toute puissante modernité »149.
Ainsi donc, non seulement les webjournalistes affirment leur affection pour le support
sur lequel ils travaillent, mais surtout ils la revendiquent, la hissant comme critère nécessaire
à la bonne pratique journalistique.
Le fait que les webjournalistes affirment sans détours une curiosité pour leur support
de publication est une position singulière. Les journalistes de la presse écrite n'ont pas
nécessairement une passion pour l'histoire et l'évolution du papier et de l'imprimerie, ceux de
la radio et de la télévision, de la même façon pour leur support. Mis à part une connaissance
rudimentaire, reliée à l'histoire même du journalisme en France, et acquise le plus souvent au
cours de leur formation, les journalistes ne sont pas caractérisés par une curiosité nourrie pour
leur support. Ici, les webjournalistes l'affirment, voire la revendiquent, la positionnant même
parfois en tant que valeur professionnelle: il faut suivre l'actualité du web et de ses usages, car
cela relève des fondamentaux du travail journalistique.
Cet intérêt semble prouver en tout cas deux point: le premier est le caractère
spécifique du support web, dont le dynamisme inhérent oblige ceux positionnés dans son
environnement à s'adapter et à s'y intéresser, le second est la volonté nouvelle, qui tranche
avec les conclusions de Yannick Estienne, de se positionner en porte-à-faux par rapport aux
journalistes traditionnels, auxquels est assimilé le rejet du web.
149 APATHIE Jean-Michel, « Du journalisme sur Twitter », Blog de Jean-Michel Apathie, RTL.fr, 15 février
2010,
70
Section 2. Twitter, catalyseur d'un processus identitaire
Les webjournalistes expliquent donc avoir ouvert un compte sur Twitter à la suite
d'impératifs professionnels. La pérennisation de leur usage du site, en dehors de leur temps de
travail, peut être comprise à l'aune de l'intérêt que tous disent porter au web et ses usages.
Intérêt valorisé et érigé comme critère naturel et essentiel à la pratique journalistique
aujourd'hui.
Une fois présents sur le réseau, tous décrivent le même processus: la découverte
d'amis et/ou de collègues qui les amènent à dialoguer entre eux et qui transforme de ce fait la
pratique de Twitter en activité chronophage.
« Twitter ça prend comme ça. Une fois que tu trouves deux, trois personnes
avec qui discuter, après il y en a d'autres, et quand tu as un nombre de
followers décent et qu'il y a des gens qui te suivent, c'est vrai que t'y es tous
les jours. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Au-delà du caractère pratique de Twitter pour le journalisme, c'est bel et bien son
caractère interactif, très épuré, qui semble permettre la consolidation de son usage. Sur ce site,
il est en effet possible à tout moment de s'adresser directement à une autre personne qui
possède un compte, en accolant un arobase « @ » devant le nom de son profil – d'où le
néologisme ''ater'' de ''at'', nom anglais de l'arobase. Pour les webjournalistes, il semblerait que
l'interactivité facilitée par Twitter ait des effets importants sur la structuration de leur identité,
tant individuelle que collective.
Au niveau de l'individu, c'est à dire de la constitution du « je », Twitter semble d'abord
permettre la création d'une signature du webjournaliste, visible et éventuellement reconnue
d'abord par ses pairs, puis éventuellement à l'extérieur du champ journalistique -bien que cette
dernière possibilité reste encore aujourd'hui réduite. Autrement dit, il semblerait que Twitter
permette aux journalistes en ligne, « inconnus 150 » à l'issue de l'enquête de Yannick Estienne,
de se personnaliser, de prendre du relief et une « âme 151».
Au niveau collectif, tous s'accordent à relever le rôle de Twitter dans la constitution d'un
groupe de webjournalistes. Le fait de devoir s'y retrouver simultanément, du fait d'obligations
150 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.145
151 Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement international à l'École de
journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010
71
professionnelles et par intérêt personnel, a fait de Twitter une communauté de journalistes,
reconnue comme telle tant par les rédacteurs, que par les individus situés à l'extérieur de leur
spécialité: autres journalistes, internautes massivement présents sur Twitter, voire même
lecteurs et, depuis récemment, médias.
En clair, l'introduction de Twitter dans les pratiques professionnelles et privées -ces
deux phénomènes se produisant quasi simultanément, paraît avoir participé du lancement d'un
processus identitaire, tant sur le plan individuel que collectif. Si « la question de l'identité des
journalistes en ligne est ouverte 152 », il semblerait que les webjournalistes se soient engouffrés
dans cet entrebâillement.
I. Identité individuelle: la création de « signatures »
« Avec l'ère de Twitter, on est tous un peu son propre communcity manager.
Dans sa communauté. Ça peut être un peu corporate, pour le site pour
lequel on ''taffe'', mais aussi pour soi, avec un mélange un peu d'égo, etc,
mais on se met en évidence, etc. On s'expose, du coup on est obligé de
répondre aux sollicitations. C'est une espèce de lien, désormais, un peu
particulier, avec les lecteurs. »
[Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010]
Les webjournalistes, tous community managers de leur propre cause ? C'est en tout cas
ce qui ressort de l'enquête, le détail des activités des rédacteurs sur Twitter s'apparentant
effectivement à une translation des pratiques professionnelles, de promotion du contenu
éditorial sur les réseaux sociaux, vers la sphère privée; chaque journaliste expose et promeut
ses propres goûts et centres d'intérêt sur son compte personnel, à la fois sélection des
meilleurs flux RSS de leur agrégateur et fil de discussion de l'intéressé.
Cette activité a pour effet d'exposer au grand jour les webjournalistes, qui, pour la
plupart, gratifient leur compte d'un accès public – si cette possibilité existe, aucun des
journalistes rencontrés ne possédait un compte verrouillé. Le compte Twitter du journaliste est
une sélection de ce qu'il aime, de ce qu'il fait et des personnes auxquelles il s'adresse: c'est une
cartographie de son activité, tant professionnelle que privée. Par conséquent, cette exposition
152 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140
72
a plusieurs incidences.
Tout d'abord, elle crée la possibilité, pour les lecteurs comme pour les autres
journalistes, potentiels collègues et employeurs, d'identifier avec davantage de précision un
nom et un prénom, posés en début ou en fin des articles publiés sur Internet. Mais cette
exposition n'est pas sans poser quelques problèmes, notamment au niveau de la subordination
du journaliste à son titre d'appartenance. La pratique encore tâtonnante de Twitter, loin d'être
figée, pose en effet le problème de la gestion de la publication d'une information exclusive: le
journaliste a-t-il la possibilité de dépasser son média de rattachement, au risque de lui porter
préjudice ? Plus avant, la question de cette « désintermédiation », au sens littéral, pose
également le problème de la démarcation entre compte privé et professionnel. Eric Mettout,
rédacteur en chef de lexpress.fr écrivait, en réponse à un article de Xavier Ternisien sur le
webjournalisme 153 - sur lequel nous aurons l'occasion de revenir-: « par essence, un journaliste
ne s'arrête jamais 154 ». Une affirmation qui s'affirme et s'expose sur Twitter, posant la question
de la limite de ce qu'il peut être ou ne pas être publié.
A. Personnalisation et désintermédiation
A la manière de leur média d'appartenance, pour lequel ils « tweetent » du contenu, les
journalistes en ligne reprennent les informations qui constituent leur propre « ligne
éditoriale »: les articles qu'ils écrivent dans le cadre de leur activité professionnelle, dont ils
assurent également la promotion sur leur compte personnel, mais aussi ceux qu'ils estiment
dignes d'intérêt. Or la sphère d'intérêt est très large et ne concerne pas uniquement le registre
journalistique: les passions, les rencontres, les anecdotes de vie, parfois très intimes,
constituent également la timeline Twitter de certains journalistes. Le ton employé est le plus
souvent très familier et marqué d'une forte subjectivité.
« Récemment j'ai vu que mon père était sur Twitter et ça m'a fait pas mal
flipper ! Parce que parfois je raconte des trucs... »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
153 TERNISIEN Xavier, « Les forçats de l'info », Le Monde, 26 mai 2009
154 METTOUT Eric, « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet, Xavier? », Nouvelle
formule (blog), lexpress.fr, 25 mai 2009
73
Une « timeline » qui sort du domaine professionnel
Les différents entretiens menés au cours du travail de recherche montrent que les
webjournalistes s'interrogent sur la personnalisation de leur propre compte, ou de ceux de
leurs confrères, sur Twitter. Tous s'accordent à relever que leur profil n'est pas celui d'un
individu lambda, identifié par un patronyme quelconque, mais bien plutôt celui d'un
journaliste X qui travaille à la rédaction de Y. Or Twitter mène irrémédiablement à une
compression de l'information, du fait du paramétrage de ses messages à seulement 140
caractères: de ce fait, les avis des journalistes sur ce site sont moins nuancés que sur leur
média d'appartenance et semblent échapper aux règles classiques et symboliques d'un article
-éditorial exclu- , qui appellent à la plus grande objectivité possible et à une certaine retenue.
« C'est vrai que quand on regarde sur Twitter et sur Facebook, les gens n'ont
pas le même ton que sur leurs articles. Ça se voit plus ou moins mais. On
emploie le « je », souvent dans les articles c'est assez rare qu'on donne du
« je ». On donne son avis. Ou on raccourcit à mort pour que ça tienne en
140 signes, du coup ça le caricature un petit peu. Ce qu'on se permettrait
jamais de faire dans un article. Du coup, c'est vrai que ça pose plein de
questions... Faut-il a voir deux comptes ? J'en sais rien. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
La question de la ligne du compte Twitter des journalistes semblent donc posées du
côté des webjournalistes. Le contenu d'une « timeline », la détermination d'une limite entre ce
qui « doit être » et « ne doit pas être » exposé, font partie d'un processus qui est en train de se
faire: encore une fois, rien n'est prémédité, et la stratégie des différents acteurs se réalise au
cas par cas, à l'usage.
Pour certains, la popularité de leur compte provient de leur propension à évoquer
certains sujets moins attendus et sous des angles moins formatés que dans la presse. Selon
eux, le caractère privé, libre et potache de leur compte complète leur pratique journalistique et
est plébiscité par leurs « followers ».
74
« Il y avait un article de Bakchich 155 qui [...] disait en gros que « Vincent
Glad, Xavier Ternisien, ils ne sont connus que pour leur Twitter, ils ne font
que des articles de merde ». Bon, ils avaient pas lu nos articles, donc c'était
un peu... c'était un peu troll comme papier. Après, il était intéressant. Les
mecs sont connus plus pour leur Twitter que pour leurs articles. Et c'est vrai.
Bon, si je fais des articles de merde, ça va chuter, c'est risqué.
[...]
Les gens viennent sur Twitter pas du tout pour mes articles ! Ils viennent
parce que mon compte est marrant et intéressant ! Et moi, après, je cherche
à leur faire lire mes articles ! Après, ça a un intérêt pour Slate, en
audience. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Pour d'autres à l'inverse, l'exposition de leur vie privée est exclue; leur compte
penchant plus clairement du côté de l'activité professionnelle.
« On m'a dit parfois que ce n'était pas assez personnel. Mais c'est un choix.
J'ai pas trop envie de m'exposer en fait. Je m'expose déjà beaucoup, c'est
beaucoup de travail déjà de faire de la veille, publier chaque jour à un
rythme soutenu. Ne pas laisser passer trop de choses, ne pas se planter sur
qui est le premier à l'avoir dit, etc. Mine de rien journalistiquement, ça
demande beaucoup ! Faut que je fasse gaffe à tout ça, sinon les gens vont
être déçus quoi. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
La façon d'entretenir un compte personnel sur Twitter n'est donc pas tranchée, les
frontières entre privé et public parfaitement floues. Il apparaît difficile de trancher en faveur
d'un contenu exclusivement privé ou exclusivement relié à son activité professionnelle:
aucune recette universelle n'existe dans ce domaine.
Par ailleurs, il apparaît impossible de déterminer, au sein de la communauté des
« followers » des différents webjournalistes les raisons pour lesquelles ils suivent ces
155 KIRCH Martin, « Les stars du journalisme en bref », Backchich.info, 17 février
75
personnes, et il paraît peu probable que chacun d'entre eux penchent exclusivement en faveur
d'un contenu totalement privé ou totalement journalistique. De ce fait, nous l'avons déjà
exposé, certains journalistes en ligne estiment que c'est l'aspect privé et débridé qui engendre
leur notoriété sur le site, d'autres placent de préférence le curseur du côté professionnel et de
leur média d'appartenance.
« Après c'est vrai que ça donne une visibilité. Je pense que c'est une
visibilité que j'aurais pas eu sans Twitter. Mais c'était aussi dû au fait que
j'étais à 20Minutes.fr, un site considéré comme innovant et qui n'arrêtait pas
de monter. Qui de la poule et de l'œuf a commencé ? Plus le fait que j'étais à
20Minutes.fr. J'aurais pas travaillé là-bas, j'aurais pas eu un compte trop
mal, mais bon... je sors d'où ? Qui je suis ? Les gens se seraient quand même
un peu demandés... 20Minutes.fr est un créateur de signatures. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
Le flou actuel qui règne sur les « timelines » des webjournalistes français peut mener
à certaines déconvenues. Même si aucune action judiciaire en diffamation, injure ou violation
du droit à l'image n'a été enregistrée, certaines affaires émaillent l'histoire courte de Twitter
(voir encadré). Elles sont la preuve de l'ambiguïté ambiante qui règne sur les comptes Twitetr
des webjournalistes et qui provoque une confusion des genres: le journaliste en ligne sur
Twitter est-il uniquement un journaliste ? Ou également un internaute lambda ?
L'affaire Zahia
En avril 2010, « l'affaire Zahia » anime la presse. Une prostituée, du nom de Zahia, avoue
avoir eu des relations sexuelles avec des joueurs de football de l'équipe de France, alors
qu'elle était encore mineur. Les joueurs sont interrogés, la presse s'empare du « scandale ».
Sur Twitter, Vincent Glad, journaliste à Slate, publie sur son compte un lien menant au profil
Facebook de la jeune femme. A en croire que le jeune rédacteur, le « tweet » provoque, soit
de l'admiration, soit du rejet au sein du champ journalistique. Les journalistes qui s'indignent
d'une telle publication s'interrogent sur la « manière dont les nouveaux médias, Twitter et
Facebok, chamboulent le respect de la vie privée et la présomption d'innocence 156. » Mais
156 BIRAMBAUM Guy, « Ligne jaune », Arrêt sur images, 7 mai 2010
76
pour Vincent Glad, la publication d'un tel lien sur son compte personnel, même s'il comporte
des risques judiciaires, ne peut lui être complètement reproché, dans la mesure où il l'a bel
et bien publié sur son compte et non sur celui de son site d'appartenance, Slate.fr.
« C'est moi qui ai sorti le compte Facebook de Zahia, et ça m'a causé quelques problèmes,
ouais. C'est difficile. J'ai pas regretté, mais le truc a pris des proportions que j'avais pas
imaginées. Et j'ai reçu plein de DM de gens me disant: « on est impressionnés par ce que
t'as fait », dans le milieu journalistique, en tout cas, c'était bien vu... Et le lendemain, retour
de bâton, les connards de Twitter donnent Zahia aux chiens. Après, je savais qu'il y avait un
risque juridique si c'était pas Zahia. Après, je 'lai fait sur mon compte, pas sur celui de Slate,
je l'aurais jamais fait sur Slate... C'est une éthique différente. Sur mon Twitter, je suis avant
tout un jeune homme de 25 ans ! Personne n'a trouvé cet argument convaincant. »
Vers une désintermédiation ?
L'une des façons de remédier à l'enchevêtrement du privé et du public au sein des
comptes des journalistes consisterait à élaborer, au sein des rédactions, des chartes
d'utilisation de Twitter. C'est déjà le cas aux États-Unis, par exemple au New-York Times, où
une personne est employée pour vérifier chacun des messages postés sur Twitter par les
journalistes du journal, et où une charte a été élaborée à l'égard des journalistes, leur indiquant
par exemple de « ne pas éditorialiser s'ils se trouvent au News Department 157 ». Le
mouvement a également été rejoint par l'agence de presse Reuters 158, qui a également diffusé
un règlement à destination de ses employés. Ce guide pratique insiste notamment sur le fait
que les journalistes doivent privilégier le fil Twitter de Reuters sur leur propre compte en cas
de détention d'un scoop, encore appelé « breaking news ».
Ce dernier point est particulièrement intéressant: il met en lumière le risque de
concurrence établi par Twitter entre le journaliste en ligne et son média d'appartenance. En
France aucune charte n'est pour le moment apparue au sein des rédactions, qui se sont
faiblement emparée des problématiques journalistiques soulevées par le site de
microblogging: le problème de la hiérarchie entre titres de presse et rédacteurs sur Twitter
reste donc posé.
157 WHITNEY Craig, « New York Times' Policy on Facebook and Other Social Networking Sites »,
Poynter.org, 19 janvier 2009
158 REUTERS, « Reporting from the Internet and using social media », handbook.reuters.com, Mars 2010
77
De fait, il existe un tandem singulier entre les webjournalistes et leur rédaction, qui
sont parfois en concurrence dans la publication et la visibilité de leur lien. Dans l'absolu, en
terme de fréquentation du site de presse, seuls comptent les visites enregistrées sur un article,
que celles-ci proviennent d'un compte Twitter de journaliste ou de celui d'une rédaction. Mais
cette situation est assez inédite est suscite certaines interrogations du côté des webjournalistes,
qui ont parfois conscience de griller la priorité à leur média d'origine.
« Le fait est que sur Twitter, les comptes les plus suivis sont les comptes des
journalistes, pas les comptes des rédactions. Dans les faits, 20Minutes a
40.000 followers, mais je sais que moi, si je poste un lien vers 20Minutes, il
sera plus cliqué que le compte. Donc c'est des gens qui suivent les médias
pour suivre les médias, parce qu'ils pensent qu'il le faut, mais c'est souvent
des novices. Et ceux qui sont là en permanence et qui cliquent sur les liens,
c'est ceux qui vont suivre le journaliste de la rédaction plutôt que le compte
de la rédaction. Finalement, les Twitter de rédaction sont impersonnels.
J'essaye de rendre plus personnel 20Minutes, tu auras toujours des scrupules
à poster des trucs un peu borderline, même si les rédacteurs en chef sont très
cool, et même si la direction n'en saura jamais rien. Par exemple je tweete
des photos de la rédaction, qui ne sont pas de l'info mais qui permettent de
montrer la rédac, et qui rendent le compte un peu plus personnalisé que des
comptes qui font RSS. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Tandem singulier, dont les deux pendants s'alimentent respectivement, les comptes des
rédactions et des webjournalistes sont en rivalité, significatif d'un risque de désintermédiation
pour les titres de presse d'appartenance. Selon les webjournalistes, leur compte est plus
activement suivis que les comptes des rédactions. Plus personnels, plus libres, ils seraient le
support d'une utilisation plus active (visite des liens, suivi de la timeline) que celle suscitée
par les comptes des médias officiels, qui comptent dans leurs nombreux followers un grand
nombre d'utilisateurs morts-nés ou passifs. Une chose est sûre, les comptes des journalistes en
ligne rencontrés n'ont de cesse d'enregistrer de nouveaux « followers », et ce malgré la
présence des sites sur lesquels ils publient sur Twitter: il semblerait bien que les internautes
qui souscrivent un compte recherchent autre chose que de l'information pure.
Ce constat va dans le sens d'une personnalisation des comptes Twitter des
78
webjournalistes, qui leur permet à la fois de se faire connaître d'un certain public, mais qui les
dote également d'une certaine notoriété au sein du champ journalistique.
B. La création de signatures
En créant des comptes personnalisés, les webjournalistes ne sont plus les grands
« inconnus » présentés en 2006 par Yannick Estienne. Tant au niveau d'un certain public,
qu'au sein du champ journalistique lui-même, les rédacteurs en lignes semblent s'être
constitués via Twitter une certaine notoriété, qui les dote d'un certain pouvoir au sein du
champ.
Twitter, la création d'une interaction virtuelle
En créant des comptes sur Twitter, les webjournalistes permettent de lever le relatif
anonymat des articles publiés sur Internet. Même signés, ces papiers n'étaient en effet jusque
là associés qu'à un nom et un prénom, peu porteurs de sens. Dans la mesure où, nous l'avons
dit, Twitter se caractérise avant tout par l'ouverture de ses comptes, mais aussi parce que les
journalistes jouent le jeu de cette ouverture, en n'anonymisant ni leur compte, ni l'illustration
de leur profil, tout est réuni pour que les internautes curieux voient l'envers du décor, ou, en
l'occurrence, l'envers de l'écran. Quiconque effectue une recherche sur Internet sur le nom
d'un webjournaliste présent sur Twitter trouvera aisément son compte et pourra parcourir sa
timeline et ainsi accéder à une partie plus intime du journaliste.
« Avant Twitter, personne ne savait quelle tête on avait. Il y avait écrit
''Vincent Glad'', ''Alexandre Hervaud'' au bas des articles. Personne ne
savait qui on était et n'effleurait pas même l'idée qu'il y avait quelqu'un
derrière l'article. A moins de répondre dans les forums, et encore, les
internautes continuent à penser qu'il y a un clavier et puis c'est tout. Qu'il y
avait pas d'âme derrière. Le fait de nous trouver sur Twitter... Ben oui, ils
font le lien, souvent, et puis on met une petite photo, ils voient qu'on est
quelqu'un, qu'à six heures du mat' parfois on est éveillé parce qu'on fait un
tweet. Mine de rien c'est très important, ils savent si on est connecté ou pas.
Sur un article, c'est pas pareil, ils ne peuvent pas savoir. »
79
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
Au-delà de son caractère ouvert, qui en influence les usages, Twitter a un autre
avantage susceptible de stimuler l'exposition et l'attrait du public pour les comptes des
journalistes: sa temporalité. En effet, Twitter se démarque d'un site d'information par une
visibilité du temps réel. Sur Liberation.fr, ou Slate.fr, s'il est possible de voir l'heure des
dernières réactualisations, il est impossible de voir l'article en train de se faire. En revanche, le
« tweet » de 140 caractères, rédigé et posté rapidement, indique également l'heure de l'envoi:
comme le souligne Alice Antheaume, le « follower » peut constater la présence du journaliste
sur sa timeline, le sait présent sur Twitter à ce moment bien particulier. De ce fait, il peut
engager une interaction ou juste considérer sa virtualité comme suffisante dans la mesure où
celle-ci est tout de suite plus palpable.
Ceci étant dit, et ci des interactions avérées sont constatées entre journalistes,
rédactions et comptes d'internautes sur Twitter, nous verrons plus tard que celles-ci sont loin
d'être synonyme de reconnaissance auprès du grand public, et que la figure de webjournaliste,
en dehors de rares exceptions, est encore « inconnue » et non valorisée auprès du « grand
public ».
Twitter, une reconnaissance individuelle au sein du champ journalistique ?
Si elle n'apporte pas encore ses fruits en terme de reconnaissance du « grand public »,
la présence sur Twitter apporte-t-elle une forme de pouvoir au sein du champ journalistique ?
A l'issue de l'enquête, nous sommes en mesure d'affirmer que Twitter fournit la
reconnaissance qui manquait jusque là aux webjournalistes. Une reconnaissance tenue, prise
dans ses prémices, mais dont les effets se font déjà observer à chaque niveau hiérarchique du
champ journalistique.
Du côté des « confrères », le phénomène le plus observable est la création d'une
reconnaissance mutuelle, qui aboutit à la constitution d'une communauté active et bien
présente à l'esprit des journalistes, nous le verrons. Mais d'autres phénomènes sont également
notables, qui vont dans le sens d'une exposition et d'une reconnaissance du webjournaliste qui
dispose d'un compte sur Twitter.
80
« La présence sur Twitter, ça permet, pas une reconnaissance du public en
général, plus au niveau des confères et de la profession, qui sont à mon avis,
dans les gens que je suis, c'est la grande majorité de personnes. C'est des
blogueurs, journalistes, tout ça. »
[Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010]
« Une fois on m'a fait la réflexion et j'en revenais pas, les jeunes journalistes
chez Owni m'ont dit: ''oh, c'est toi @alicanth, c'est incroyable ! » » et je
trouvais ça incroyable ! C'est dingue... Ils disaient ça pour rire, mais quand
même... C'est bien la preuve que Twitter est un endroit où on amis des
signatures. C'est vrai que je ressentais la même chose quand je bossais à
Télérama, de voir les critiques de cinéma que j'avais beaucoup lus, de les
voir en conférence de rédaction.... Et même de mettre un visage sur eux, de
les voir autrement, de les voir même entre eux... Oui, oui. J'étais contente de
mettre un visage sur un nom que je connaissais. Du coup peut-être que
Twitter c'est devenu un peu pareil. Twitter ça permet quand même ça à
moitié. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
« De mettre un visage sur eux, de les voir autrement, de les voir entre eux »: trois situations
relatives à l'intimité des sphères privées ou professionnelles, jusque là non exposées, qui
peuvent intriguer au point que les gens abonnés au compte d'un journaliste en ligne soient
enthousiastes à l'idée de rencontrer l'intéressé. Un sentiment généralement attribuable aux
fans de célébrités, qui peut expliquer pourquoi les médias qui ont abordé la thématique de la
présence journalistique sur Twitter les traitent de « stars » ou de « starlettes ».
Loin d'être ignorée, cette notoriété est mise à profit par les webjournalistes dans des
stratégies d'évolution au sein du champ. L'une des premières formes de reconnaissance est la
reconnaissance par leurs pairs (voir encadré « Affaire Zahia »), qui voient et estiment leur
production sur Twitter, et les considèrent alors comme détenteurs d'une expertise sur le sujet
du journalisme sur Internet. Les rédacteurs en question sont alors invités à s'exprimer dans
d'autres médias sur le sujet. Nous verrons plus tard que les effets de cette notoriété restent
81
marginaux, bien qu'existant.
« Mais avec Alex (ndla: Alexandre Hervaud), ça nous a marqués, parce
qu'on a toujours fait ça pour rigoler... Et on s'est rendus comptes qu'on
devenait connus... Et on s'est dit: '' merde ! Ca nous sert!'' A partir de là, tout
les deux, on a continué à faire ce qu'on faisait avant. Et moi, ça m'a apporté
énormément de chose
[Comme quoi ?]
J'ai été embauché à Slate... Ça a dû jouer indirectement. J'ai été invité en
radio, en télé. Parce que les gens cherchent des journalistes pour parler
d'Internet, les gens donnent mon nom parce que je suis connu sur Twitter. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Comme le sous-entend Vincent Glad, une autre forme de pouvoir conféré par un
compte Twitter actif et suivi se place dans la recherche d'emploi. En effet, certains
webjournalistes rencontrés confient avoir trouvé, ou espérer pouvoir trouver par la suite en
cas de période sans activité, un emploi grâce à Twitter. En effet, de plus en plus de rédactions
semblent rechercher des profils de journalistes qui exposent leur curiosité et leur activité sur
des outils simples et gratuits tels Twitter.
« La personnalisation du journalisme, c'est un bon truc pour les gens...
Quand je suis arrivée sur Arte, ils me demandaient de faire des revues du
web. Et au début, je faisais des trucs très proprets, très sérieux, très
scolaires.... Et ils m'ont fait: ''écrit comme ton blog'' Ils préféraient lire mes
papiers sur mon blog que mes papiers qui étaient un peu chiants ! Dans ce
sens là, je pense que oui, la personnalisation est importante »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
« Après, je sais pas à quoi ça servira [Twitter] quand j'aurais ma fin de CDD
à Libé. Je pense qu'il y aura forcément un truc. Le fait d'avoir construit un
réseau, virtuel ou réel, ça aide énormément à une reconnaissance ou au
moins une connaissance, de se voir, s'écrire, tout ça. »
[Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010]
82
Cette volonté se retrouve également dans les centres de formation au journalisme, qui
explique que ces outils sont tellement à la portée de quiconque, qu'un étudiant vraiment
« volontaire » pour devenir journaliste doit être en mesure de se présenter, lors des oraux
d'admission des écoles, avec un blog, un profil Facebook et un compte Twitter ouverts et si
possibles actifs.
« Je préfère un étudiant qui fera un blog, même si le blog est pas terrible,
qu'il ait un compte Twitter, qu'il ait un compte Facebook et qu'il essaye de
faire de la micro-information dessus. Faire du journalisme de liens, c'est à la
portée de n'importe qui, ça me prouverait qu'il lit la presse. Et puis, voilà, je
me dis qu'il a des outils gratuits à sa disposition et que s'il s'en empare pas...
Je trouve ça dommage. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
II. La création d'une identité objective: de la communauté
virtuelle à l'association
La présence active sur Twitter semble avoir des effets positifs sur la reconnaissance
des webjournalistes en dehors de leur domaine, partiellement, mais aussi et surtout au sein
même du champ journalistique. La détention d'une notoriété leur permet de peser
concrètement dans le champ: leur dotation en capital journalistique semble avoir augmenté
par rapport à 2006. Mais Twitter apporte davantage qu'une reconnaissance individuelle des
rédacteurs: il semble aussi jouer en faveur de la création d'une communauté de
webjournalistes.
Tout au long de l'enquête, les webjournalistes ont insisté sur les effets structurants de
Twitter dans la formation d'un groupe de journalistes en ligne, qui se connaissent, se
reconnaissent, se réunissent même. La période de l'isolement, décrite par Yannick Estienne,
semble terminée, pour une partie d'entre eux du moins, qui s e reconnaissent mutuellement
comme des membres d'un même groupe, sont « liés par le sentiment d'avoir des expériences à
partager, des intérêts communs à défendre et une identité professionnelle à bâtir 159 ».
159 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140
83
A. Création d'une communauté: la fin de l'isolement
« C'est même pas des équipes, les gens sont seuls... et tout seul, on ne peut
rien faire... Ils n'ont pas forcément de lien avec les autres qui font à peu près
la même chose sur d'autres sites titres »
[Journaliste web. Paris. Janvier 2004]
« [Y a-t-il un avant et après Twitter pour le webjournalisme ?]
Oui, oui, complètement. C'est évident. Moi quand j'étais à 20Mintues.fr, je
connaissais personne, personne ne se connaissait... Avec Twitter, tout le
monde a appris à se connaître, avec le Djinn, tout ça... »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
« Sans Twitter, en si peu de temps, j'aurais sans doute pas rencontré autant
de confrères et de rédacteurs en chef. »
[Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010]
Tous les journalistes web s'accordent sur ce point: Twitter a permis de rompre
l'isolement pointé par Yannick Estienne, selon un même processus: la création d'un compte
par nécessité professionnelle (cf. supra), la découverte de « quelques membres de
l'entourage160 » sur le site de microblogging, qui entraîne une interaction et une conversation
qui se font « comme ça161 ». Twitter, avec son caractère ouvert, qui mise avant tout sur une
interaction et un dialogue simplifiés entre les acteurs, via un simple « @ », réunit toutes les
conditions pour mettre en œuvre la constitution de la communauté. La communication
facilitée et souvent permanente qui se noue entre les webjournalistes des différentes
rédactions, qui partagent la même activité et qui échangent sur des banalités comme sur
l'actualité du moment, crée une communauté de sens partagée. Les rédacteurs voient donc
leur rencontre qui en découle comme la conclusion naturelle de leurs échanges sur le réseau
social.
« Avant, le journaliste qui était sur l'ordinateur,sans ce côté Twitter, sans ce
côté on se connait, se sentait un peu seul dans un coin d'un bout de
rédaction, payé une misère... »
160 Extraits d'entretien avec Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr.
161 Idem
84
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
« Après, tu leur parles toute la journée, et ça paraît normal de se rencontrer
après. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Par ailleurs, cette reconnaissance mutuelle sous un même groupe estampillé
« webjournalisme » est tout de suite visible dans l'emploi régulier du « nous » au cours des
entretiens, de la désignation explicite des webjournalistes entre eux, chacun connaissant le
nom, le prénom et le média de référence des uns et des autres. Ils portent un intérêt manifeste
à ceux qui exercent une activité similaire à la leur et qui s'expriment sur Twitter. Cet intérêt se
voit notamment dans le choix de suivre une personne ou pas sur Twitter:
« Je suis les gens qui ''tweetent'' des choses assez cohérentes. Si c'est un
jeune journaliste, ou d'une école, je regarde et je vois sa timeline. Si ça
m'intéresse, je le suis, si ça m'intéresse pas je ne le suis pas. Après, c'est des
gens qui me « at » [qui font un @, suivi de son pseudo, utilisé pour
interpeler un utilisateur sur Twitter], je regarde. Après c'est beaucoup de
journalistes... »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Autrement dit, en suivant d'autres journalistes sur Twitter, les webjournalistes
entretiennent cette communauté, manifestent tant leur intérêt pour leurs confrères et que leur
volonté d'entretenir cet intérêt et le groupe en train de se consolider sur Twitter.
Des conséquences sur la pratique journalistique: la « méta-rédaction »
Il semblerait que la constitution d'une communauté active de webjournalistes sur Twitter ait
des effets y compris sur la pratique journalistique. En discutant toute la journée de choses et
d'autres, dont l'actualité, en se répondant, en échangeant, au vu de tous, les journalistes web
amorcent un mouvement qui va au-delà même de l'appartenance à une rédaction. L'activité de
cette communauté active semble d'ailleurs bien présente à l'esprit des webjournalistes.
Nous l'avons vu, passer outre le titre qui les emploie est une question qui se pose déjà à
85
titre personnel, pour chaque webjournaliste. Comment doivent-ils publier une information, et
particulièrement un scoop ? Doivent-ils considérer et respecter la primauté du média sur leur
propre compte personnel ? Cette réflexion est également entraînée dans le mouvement
collectif: dans la mesure où individuellement, les webjournalistes échangent des informations,
ils constituent de fait une sorte de « méta-rédaction », dont la conférence quotidienne se ferait
sur Twitter et serait en permanence réactualisée.
« J'ai l'impression qu'il y a une sorte de supra-rédac, faite de journalistes
web, qui, quel que soit l'endroit où ils publient, quel que soit le média, sont
reliés les uns aux autres. Moi je suis reliée avec Vincent [Glad] sur certains
sujets, pourtant on ne travaille pas forcément sur les mêmes trucs. A d'autres
personnes... Il y a une espèce de solidarité, qui du coup permet de construire
un sujet à plusieurs quel que soit le média dans lequel on est. J'ai appelé ça
pour rire la supra-rédac, mais je crois vraiment que c'est un truc comme ça.
Et ça senti notamment sur le sujet « est-ce que Sarko est allé à Berlin en
1989 ? ». Chacun a fait son enquête, a publié et chacun a avancé. Par
exemple, lefigaro.fr ressortait les archives, les photos de l'époque. Nous, à
20Minutes.fr, on avait beaucoup communiqué avec l'Élysée, ce qui a fait
avancer le sujet. Il me semble TF1News avait publié pas mal d'images, des
vidéos. Mis bout à bout, cela a refait le fil de l'histoire, vu que tout le modne
avait appelé des gens différents... Après du coup on avait un papier de fin, de
synthèse. On disait: lefigaro.fr a trouvé ça, 20Minutes.fr a trouvé ça... Et on
ne communiquait pas vraiment entre nous, mais ça se faisait comme ça. Audelà, on communique énormément sur Twitter. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
« Il y a un immense côté participatif, parce qu'on voit ce que les gens font,
quand ils reprennent une actu... Et tout le monde suit. A un moment, c'est
assez impressionnant: pendant trois heures, on va tous parler d'un même
truc. Et à ce moment là, il y a une espèce effet de mimétisme, et tout le
monde tweete les liens de tout le monde, et c'est vrai que, il est arrivé de
retrouver des liens vers Twitter dans les papiers ! [...] Les gens travaillent
86
ensemble, et au-delà de la rédaction, et le fait que l'on se connaisse grâce à
Twitter ça a apporté un outil journalistique et participatif absolument
fascinant. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Ce mouvement ne ferait que calquer celui de reprise, qui n'est pas nouveau au sein du
journalisme: c'est le principe de « circulation circulaire de l'information 162 ». Le cycle
classique d'une information débute au niveau des agences de presse, passe la journée par la
presse écrite, la radio et les chaînes d'information en continue, avant de se clore au niveau des
journaux télévisés de 20h des premières chaînes, TF1, France 2, France 3 et M6. Comme le
soulignent Patrick Champagne et Dominique Marchetti, l'information en soi ne vaut pas grand
chose, c'est sa reprise qui lui donne de l'importance
Néanmoins, si Internet avait déjà interféré avec cette boucle, Twitter vient profondément la
modifier, dans la mesure où il rompt le lien médiatique. Le schéma classique veut que la
reprise soit réalisée de titre en titre, de média en média. Sur Twitter, les journalistes web des
différentes rédactions, ainsi que d'autres, à la marge, issus de radio, de télévision et parfois de
presse écrite, vont dépasser leur appartenance médiatique: simultanément, et dans un même
effort, les titres vont s'interpénétrer, ainsi que les médias.
De même, depuis toujours, les journalistes puisent dans les travaux de leurs confrères la
matière première à un article. Cet exercice d'examen de la concurrence, qui la mute en une
coopération de fait, est d'ailleurs particulièrement exacerbé dans l'exercice de la revue de
presse. Mais encore une fois, Twitter, du fait de son caractère ouvert, vient instiller une
certaine transparence au processus: alors qu'avant, personne, ni lecteur, ni confrère, ne pouvait
voir le cheminement réflexif menant à la création d'un article, aujourd'hui, chacun peut
trouver le point de départ d'une information sur Twitter.
Néanmoins, si les journalistes reconnaissent cet échange, la construction dans un même
élan de l'information, ils gardent néanmoins l'idée de la nécessité d'apporter une plus-value à
leur propre article. Mais cette réflexion semble davantage se faire en des termes individuels
que relativement à la promotion du site de rattachement.
« Il y a toujours l'enjeu d'avoir le truc pas repris dans ton article. Faut avoir
162 CHAMPAGNE Patrick, MARCHETTI Dominique. « L'information médicale sous contrainte », Actes de la
recherche en sciences sociales, Vol. 101-102, mars 1994, « L’emprise du journalisme », pp. 40-62.
87
quand même l'originalité.
[Il reste une course à la primauté de l'info?]
Ah ouais, t'as quand même envie de faire un bel article ! Si les gens lisent le
même partout, avec tous les liens mis sur Twitter, ils auront tout lu. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
« Avec Twitter, on a pris de l'importance bien supérieure à ce qu'on avait
fait jusque là, et on avait des moyens de pression assez forts. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Ainsi, une dynamique commune semble s'être lancée sur Twitter, reliant les
webjournalistes les uns aux autres, et impactant de fait leurs propres pratiques
professionnelles. Les webjournalistes ont amorcé un mouvement dont ils sont conscients, et
auxquels ils attribuent une certaine forme de pouvoir, même si celle-ci reste relative, nous le
verrons.
Mais au-delà de la création de fait d'une « méta-rédaction », qui dépasse le phénomène
de rattachement à des titres médiatiques, cette communauté virtuelle s'est actualisée, non
seulement en des rencontres sporadiques et informelles entre journalistes, mais aussi en une
véritable communauté instituée.
Un évènement en particulier est venu particulièrement renforcer cette communauté,
l'institutionnalisant sous une même association nommée le « Djinn », « Association pour le
Développement du journalisme, de l!information et de l'innovation numérique », en réaction à
article surs les webjournalistes.
B. « Les forçats de l'info »: le stigmate devenu emblème
Le 26 mai 2009, un journaliste du Monde, Xavier Ternisien publie un article intitulé
« Les forçats de l'info »163. A la suite de cette parution, un ensemble de réactions se produit
sur les blogs de nombreux journalistes en ligne, réactions logiquement relayées sur Twitter.
Cet article est pointé en emblème de la méconnaissance d'un journaliste papier
« traditionnel » du média Internet, et provoque la formation d'un discours unifié du côté des
webjournalistes, qui aboutit finalement en la création d'une association qui cherche à
163 TERNISIEN Xavier, « Les forçats de l'info », Le Monde, 26 mai 2009
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défendre « le web [...] comme un support à part entière et les journalistes qui y officient
comme les professionnels de l’information qu’ils sont 164. »
Les « forçats de l'info »: « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet,
Xavier? »165
« On leur a déjà trouvé un surnom : "Les OS de l'info." C'est Bernard Poulet qui a
lancé la formule dans son livre choc paru en janvier, La Fin des journaux et l'avenir de
l'information (Gallimard). On dit aussi "les journalistes "low cost" ", ou encore "les
Pakistanais du Web". "Ils sont alignés devant leurs écrans comme des poulets en batterie" ,
constate, effaré, un journaliste de L'Express, en évoquant ses confrères du site Web
Lexpress.fr. » C'est par cette accroche que Xavier Ternisien débute un article consacré aux
webjournalistes, à qui il attribue « le teint blafard des geeks », et dont il détaille les conditions
de travail: précarité des statuts, temporalité comprimée à l'extrême, horaires difficiles, déficit
de reconnaissance des collègues. Son enquête est constituée d'entretiens avec des journalistes
web, que nous avons nous mêmes rencontrés (Vincent Glad, Sylvain Lapoix), et d'une
observation du terrain (NouvelObs.com , Lexpress.fr, 20minutes.fr). En concluant son article
par un retentissant « Des esclaves, les OS du Web ? Sans doute, mais consentants pour la
plupart. », Xavier Ternisien a mis le feu aux poudres. C'est toute une communauté de
webjournalistes qui a critiqué point par point l'article, des rédactions en chef aux simples
« exécutant » du journalisme. La « rébellion » est relevée sur Rue89 166, qui résume les
papiers, pour certains très enflammés 167, parus quelques jours seulement après la page du
Monde .Une prise de position commune qui vient renverser le stigmate en emblème et
renforcer le processus de formation identitaire collective, alors balbutiant.
Sur cette affaire, les webjournalistes que nous avons rencontrés mettent tous en avant
l'approximation du journaliste du Monde, la propension à produire un article qui ne ferait que
164 LAPOIX Sylvain, « @ Djiin / Association pour le Développement du journalisme, de l’information et de
l’innovation numérique », Djinn.eu, 27 mai 2009
165 METTOUT Eric, « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet, Xavier? », Nouvelle
formule (blog), lexpress.fr, 25 mai 2009
166 DRYEF Zineb, « Après l'article du Monde, les "forç ats du Net" se rebellent », Rue89, 28 mai 2009
167 AUBRON Arnaud, « Non, sur le Net, les journalistes ne sont pas tous des "forç ats" », Rue89, 25 mai 2009
METTOUT Eric, « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du poulet, Xavier? », Nouvelle
formule (blog), lexpress.fr, 25 mai 2009
BOUNOUA Melissa, « Est ce que je suis un(e) forçat de l’info? », Misspress (blog), 26 mai 2009
LAURENT Samuel, « Des forçats, des Pakistanais, des geeks blafards et autres considérations
professionnelles », Suivez le Geek (blog), figaro.fr, 27 mai 2009
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stigmatiser la population spécialisée des journalistes en ligne, sans chercher à affiner le
propos. Les avis sont plus ou moins durs à l'encontre de Xavier Ternisien, mais même ceux
qui se disent « surpris par la polémique qui a suivi 168 » pointent la dilatation des résultats de
l'étude du journaliste.
« C'est extrêmement réducteur et c'est un peu dommage. »
[Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010]
« A côté de la plaque. Caricatural. A 20Minutes, tout ce qu'il a retenu c'est
l'histoire du babyfoot. Et autour de ce babyfoot, il y avait tout le monde
autour, pas que le web ! »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
Globalement, les journalistes web reprochent à l'article de ne pas avoir cherché à
montrer l'hétérogénéité du webjournalisme.
« Moi je suis allée dans beaucoup de rédactions web, je les connais presque
toutes je crois, et je peux pas dire qu'une ne fonctionne de la même façon
qu'une autre. Ca reste variable. C'est moins bien payé c'est vrai. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
Pour beaucoup, cette erreur provient de la position singulière de Xavier Ternisien, qui
n'était non pas un chercheur extérieur à la profession, mais un journaliste du Monde, titre
alors pris dans un débat interne violent entre sa rédaction numérique et sa rédaction print. De
ce fait, les journalistes en ligne ont développé une méfiance à l'égard de ses intentions,
soupçonnant que le journaliste n'ait d'emblée perçu son article sous des préjugés et un angle
défavorables au webjournalisme – d'autant plus qu'il n'est pas spécialiste des médias, mais des
religions.
168 Extrait d'entretien avec Emmanuel Torregano, créateur et rédacteur en chef d'ElectronLibre.info. Août 2010
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« Moi je l'ai rencontré pour le papier des forçats. Je lui ai dit ce que je t'ai
dit, à savoir que je considérais qu'on était privilégiés... Et le type était très
sympa, mais il a raconté tout le contraire ! Il partait comme ça de toute
façon, me disant: ''alors, c'est dur le web, hein ?'' »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
« Ce qui me gène dans son papier, c'est qu'un papier politique, qui
intervenait ans une période compliquée au monde. Une haine interne entre
les journalistes et les journalistes du monde.fr, avec les papier qui veulent
faire du web et une vraie frustration de l'autre côté pour les raisons qu'on
connait aussi. Donc c'était assez compliqué. »
[Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010]
L'article de Xavier Ternisien a provoqué un mouvement de réflexion assez inédit au sein
de l'activité: propos sur le journalisme en ligne, au sein du journalisme, et évidemment lus
avant tout par des journalistes, il ont forcé les jeunes rédacteurs web à expliciter leur
positionnement par rapport à leur activité.
C'est avant tout le coup d'éclat des webjournalistes qui a été retenu au sein de l'espace
médiatique. Il est vrai que beaucoup d'entre eux ont été choqués par les qualificatifs employés
dans l'accroche et la conclusion de l'article, se sentant insultés, réduits à une caricature.
« C'est pour ça que l'article a fait débat, c'est parce qu'on sentait le mépris.
Que le web est moins bien. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Ceci étant dit, la grande majorité souligne que l'article n'est pas complètement en dehors
de la réalité: l'opposition n'est pas sur le principe, papier contre web, mais à l'inverse fait
l'objet d'un effort argumentation.
Ainsi, tous relèvent qu'effectivement, la temporalité sur le web est différente, qu'elle
exige de fait une mise à jour permanente des articles. De ce fait, le webjournaliste est un
journaliste « à plein temps ». Néanmoins, tous estiment que cette permanence journalistique
n'est pas nouvelle et qu'elle est au fondement du journalisme, de tout temps.
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Par ailleurs, les rédacteurs rencontrés reconnaissent effectivement la difficulté d'obtenir
un statut stable, insistant sur les périodes de roulement du web. Mais ils regrettent que l'article
du Monde ne fasset pas le lien avec une presse globalement en crise, qui pâtit d'un manque de
financement.
« J'étais encore stagiaire, à l'école, Donc ce qu'il écrivait me semblait
vraiment réel... Les salaires de merde, le fait qu'il faille travailler plus que
dans du papier ou que sur d'autres supports... Enfin, pas plus, mais plus à la
chaîne. Ça me semblait pas vraiment faux. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Au-delà de ces argumentaires, il est intéressant de noter que les journalistes en ligne se
sont appuyés sur l'exposition de leur travail, seulement eux inadéquate, dans les pages du
Monde, pour affirmer leur identité et, plus encore, leur fierté de posséder cette identité. A la
différence des conclusions de Yannick Estienne, qui relevait en 2006 que les journalistes web
cherchaient à gommer cette particule qui les gênait tant, ces derniers affirment leur spécialité
et clament leur amour du web. Selon eux, « Les forçats de l'info » est l'occasion de relever les
difficultés du support web, pour mieux les dépasser et pour permettre au journalistes en ligne
d'accéder à un statut plus privilégié.
« Non, le web c'est pas moins bien. Oui tu bosses beaucoup, oui il y a moins
de temps, et encore, il y a moins de temps, ça dépend des rédactions !
Vincent [Glad] à Slate, quand il fait un article, il a quatre jours et il
interviewe la Terre entière ! [...] Lui [Xavier Ternisien] est rentré dans les
rédac, nous a vus comme des pauvres machines, alors que les journalistes
qui aiment le web, qui en ont la passion, et qui demandent simplement de
faire des choses ! Moi quand je faisais un article sur le papier j'étais frustrée,
je pouvais pas mettre mes liens et mes vidéos ! C'est un média qui est
génial, tous les jours tu découvres des trucs, des articles que tu n'aurais pas
lu sans avoir le net, sans avoir Twitter, sans avoir tout ça. Le papier, Le
Monde, maintenant ils ont trois jours de retard ! Ben oui, tu te dis
maintenant: "je suis fière d'être journaliste web !" Tu peux faire plein de
trucs, apprendre plein de trucs »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
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« Forcément Ternisien a un peu raison quand il dit que nos conditions sont
pas simples, mais ce qu'il oublie de dire que c'est des gens vraiment
passionnés, qu'on adore ce qu'on fait. Et qu'on considère tous qu'on a une
chance énorme. Moi je considère que j'ai une chance énorme d'avoir 25 ans,
d'avoir été le jeune de service à l'école. Je suis arrivé sur le marché de travail
à 21 ans, j'étais le seul et j'ai une chance folle d'arriver au moment où les
rédactions se recréaient. On a tous confusément ce sentiment d'avoir une
chance énorme. C'est pour ça que le papier de Ternisien on l'a mal pris. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Face à ce qu'ils ont considéré au mieux comme une approximation, au pire
comme une attaque, les webjournalistes ont donc fait le choix de mettre en avant la
difficulté de leur support, pour mieux les dépasser et faire reconnaître le web et leur
spécialité. Une situation inédite, qui a animé la communauté Twitter à l'été 2009 et
qui a eu pour effet de précipiter la création d'une association en faveur du
wevjournalisme: le Djinn.
Le Djinn: d'une communauté virtuelle à une association, le renforcement des liens
Le 27 mai, soit le lendemain de la parution de l'article de Xavier Ternisien, un
journaliste de Marianne2.fr, annonce la création du Dj inn, une association « pour le
Développement du journalisme, de l!information et de l!innovation numérique ». Ce
lancement avait été annoncé dans les pages du Monde 169 à l'encontre de la volonté de son
fondateurs, nous a-t-il indiqué lors d'un entretien. Cette insert semble donc avoir précipité la
constitution du collectif qui, selon Sylvain Lapoix « était en gestation depuis longtemps: le
papier de Ternisien a été un simple catalyseur ».
Dans un billet publié sur un blog fraichement constitué, Sylvain Lapoix expose la trame
des réactions qui a suivi la publication de l'article du Monde. Apparemment nombreuses, les
prises de contacts nouées à l'époque entre webjournalistes et au sujet de l'article de Xavier
Ternisien ont été confirmées au fil des autres entretiens. Le même schéma se dégage des
différents témoignages: les communications ont débuté via Twitter, puis sur une messagerie
169 « Sylvain Lapoix, journaliste au site Marianne2.fr, qui envisage de créer une association
pour défendre les droits de ses collègues », in TERNISIEN Xavier, « Les forçats de l'info »,
Le Monde, 26 mai 2009
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instantanée et via envoi de mails, et se sont conclues en une réunion entre quelques personnes
intéressées par la création du Djinn, comme Vincent Glad, Mélissa Bounoua ou Samuel
Laurent, du Figaro.
« J’ai reçu une jolie volée de coup de fils, mails, Direct message (Twitter),
Private message (Facebook) et autres me demandant des infos sur cette
fameuse « association », voire proposant d’y adhérer, bien qu’elle n’exista
que dans une poignée de mails et dans le-dit papier du Monde.170 »
L'annonce de la création du Djinn est réalisée en termes engagés: « le web est là et le
journalisme ne peut plus se construire sans lui », « Le web est caricaturé par tous, y compris
par les médias eux-même, comme un cloaque d’où se déverserait les insultes, les rumeurs et
où se déchaînerait les plus bas instincts démagogiques… Internet contient de tout et les
journalistes n’y sont pas moins soucieux de la déontologie et de l’information que leurs
confrères. » Des propos forts, qui vont dans le sens d'une affirmation de la spécificté du
journalisme web, tout en assurant à nouveau l'application par cette spécialité des
fondamentaux de la profession: « déontologie » et « information ». De ce fait, semble se
profiler une identité duale, à la fois marquée par la revendication de la particule web, mais
également tenue par l'affirmation d'une similarité des journalismes au sein du champ, au
moins au niveau de ses fondamentaux. Comme le souligne Sandrine Leveque 171 dans son
travail sur la constitution du groupe des journalistes sociaux, ce processus identitaire
ambivalent n'est pas contradictoire, à l'inverse, il s'agit d'un « double travail de légitimation »,
qui participe à la fois du renforcement du groupe de journalistes « professionnels » et de la
constitution d'un sous-groupe unifié, institutionnalisé et spécialisé.
Devenu association, le Djinn refuse de se constituer en institution représentative
traditionnelle, le statut de syndicat étant ainsi exclu: « il a été convenu que le Djiin
n’adopterait jusqu’à nouvel ordre aucune forme légale conventionnelle : nous sommes sur le
web, et cela nous suffit 172 » Autrement dit, si Yannick Estienne évoquait la crise des formes
traditionnelles de représentation, celle-ci ne semble pas empêcher la formation de collectif
dont la fin est sensiblement la même: faire reconnaître une certaine activité au sein du groupe
170 LAPOIX Sylvain, « @ Djiin / Association pour le Développement du journalisme, de l’information et de
l’innovation numérique », Djinn.eu, 27 mai 2009
171 LEVEQUE Sandrine, Les journalistes sociaux. Histoire et sociologie d'une spécialité journalistique, PUR,
2000
172 Djinn, 26 novembre 2009, Djinn.eu
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professionnel et dans l'espace social. La genèse du Djinn est d'ailleurs reconnue et légitimée
dans le rejet des formes de représentation classique: « le web, cela nous suffit ».
Un juin 2009, le Djinn lance le « café des OS », rencontre au nom lié sans équivoque à
l'article fondateur de Xavier Ternisien. Dans un billet écrit sur le blog dédié, Sylvain Lapoix
tourne en dérision les qualificatifs employés par Xavier Ternisien, révélant ainsi davantage
l'importance que ceux-ci ont pris dans l'esprit des webjournalises et dans leur mouvement
identitaire:
« Amis forçats de l’info : rendez-vous au 1er café des OS le 18 juin à
Bastille ! Sortez de vos mines, échappez-vous de vos batteries et délaissez
vos boulets : le 18 juin 2009, le Djiin vous invite au premier Café des OS,
lieu de convivialité et de débat entre journalistes Internet.Histoire de refaire
le web, vous êtes conviéle jeudi 18 juin 2009 à partir de 20 heures.au Café
de l’Industrie 17 rue Saint-Sabon, métro Bastille à Parisen. Bleu de travail,
clé à molette bluetooth et casquette Wifi ou tout autre accessoire.Pour toute
info ou suggestion, le mail du Djiin est à votre disposition :
[email protected]." »
En pratique donc, le Djinn se matérialise avant tout en une chaîne de mails, un comtpe
Twitter et la fixation de rendez-vous mensuels, dans des cafés parisiens. Aucune cotisation
n'est demandée, l'association garde un côté informel: les journalistes du web se retrouvent
pour boire quelques verres; seule l'intervention de Sylvain Lapoix ou de Melissa Bounoua,
équipe dirigeante de l'organisation, rappelle le motif associatif d'arrière-plan.
En novembre 2009, le Djinn lance un questionnaire, toujours en cours d'analyse à
l'heure où nous écrivons. De l'aveu même des membres du Djinn, cette affaire n'est pas
encore très sérieuse, mais son caractère symbolique vaut tout de même de s'y arrêter. En
2006, Yannick Estienne soulignait qu'aucune organisation ne s'était créée, ou ne semblait
même vouloir se créer. Des forums restreint existaient bien sur Internet, mais sans dynamique
réelle et sans correspondance dans le réel. Le Djinn, même si sa matérialisation renvoie aux
retrouvailles de jeunes journalistes web, n'en symbolise pas moins un effort de mise en
partage: les journalistes en ligne estiment pertinent, évident, qu'ils se retrouvent en présence
d'autres journalistes en ligne. Symboliquement, le Djinn représente une dynamique commune
qui faisait jusque là défaut aux journalistes en ligne.
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L'article de Xavier Ternisien et la constitution du Djinn constituent le point d'orgue du
mouvement collectif dont la formation avait été amorcée sur et via Twitter. L'affaire, relayée
sur les réseaux sociaux, a contribué à faire se rencontrer les jeunes webjournalistes qui
communiquaient jusque là sur Internet (Twitter, Gmail, Facebook) et à de fait créé un
mouvement collectif, qui se poursuit aujourd'hui.
« Au premier rendez-vous du Djinn, au Café de l'industrie en 2009, après le
fameux papier de Ternisien et tout, c'est très très marrant de voir tant de
gens au vrai que je suivais sur Twitter ! Des potes de Rue89, du Figaro, de
Mediapart, etc. C'était vraiment un truc intéressant qui a permis de mettre
déjà une tête sur un nom ! Après, ça c'est poursuivi avec d'autres
événements, des apéros plus informels, ou des soirées, ou des rendez-vous
plus formels type conférences de presse... Ça a permis de rencontrer des
gens qui partagent le même taf quoi ! »
[Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010]
« La première vraie rencontre c'était le débat des forçats. Parce que, quand
j'organisais tout ça, forcément, j'organisais ça sur Twitter, en faisant des
reply, en disant "venez, venez". Donc du coup, les rédacteurs qui ont assisté
à ça étaient uniquement des gens que je connaissais via Twitter. C'était
Aude Baron,... la plupart du public qui était là c'était des gens qui faisaient
partie du réseau Twitter et que je n'avais jamais rencontré. C'est là que je les
ai rencontrés en vrai pour al première fois. Et quand on a décidé de monter
le Djinn, on a fait une première réunion où il y avait Vincent Glad, Samuel
Laurent (Figaro), Sylvain (Lapoix, pigiste)... Q uand on a fait le premier pot
du Djinn, alors là... il y avait toute ma timeline ! »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Les journalistes reconnaissent que Twitter a aidé à former un processus identitaire, qui
joue tant dans la valorisation individuelle, que dans celle du collectif. L'observation de leurs
pratiques tend effectivement à confirmer ce sentiment.
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« Ça aide à personnaliser. C'est vrai que ça nous a personnalisé. Et c'est vrai
que ça a permis, après les forçats justement, qu'on se connaisse tous. Si
maintenant on se connait tous c'est aussi grâce à ça. A mon avis, j'aurais
jamais voulu rencontrer Alex Hervaud s'il n'avait pas été sur Twitter; j'aurais
jamais rencontré Vincent Glad... Enfin, j'aurais voulu les rencontrer ! mais ça
se serait fait beaucoup moins vite et il n'y aurait pas eu de grandes réunions
comme on fait maintenant tous les mois. Ça a créé une corporation. Ça nous a
personnalisé et ça a créé une corporation. «
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Néanmoins, chacun reconnaît que cette notoriété est toute relative. Le processus identitaire
n'est pas synonyme d'une reconnaissance accrue pour les webjournalistes.
97
Chapitre 2. L'identité de webjournaliste: un impact à
relativiser
A l'issue de notre enquête, il semblerait que les journalistes en ligne soient parti à la
recherche d'une identité qui leur est proche. « La lutte pour la reconnaissance du journalisme
Web » n'est plus « au point mort »173. Tant d'un point de vue individuel que collectif, les
webjournalistes ont acquis une notoriété grâce aux nouveaux usages du web, qui les
environne et pour lesquels ils ont un intérêt tant professionnel que personnel.
Mais si cette dynamique commune est un phénomène nouveau dans le cas du
webjournalisme, qui mérite de ce fait qu'on s'y attarde, la construction d'une identité
webjournalistique n'en est qu'à ses prémices. Plus encore, elle ne forme pas encore un
ensemble stable et consensuel au sein du sous-groupe spécialisé: des divergences existent
quant aux points identitaires à valoriser, qui comportent les traces des stigmates passés relevés
par Yannick Estienne: cette volonté de se débarrasser de la particule « web » pour mieux se
hisser au statut légitimé de journaliste professionnel.
Par ailleurs, si un processus identitaire est en route, appelant à faire reconnaître le
journalisme web en tant que tel, ses effets performatifs restent néanmoins assez ténus.
Minimes au sein du champ journalistique, ceux-ci restent quasiment lettre morte en-dehors de
l'activité, auprès du « grand public ».
Enfin, il est nécessaire de garder à l'esprit que les formations identitaires des
journalistes web n'ont rien de révolutionnaires: elles mettent en oeuvre des processus déjà
remarquées au sein du champ, ou de tout autre profession, qui consistent en l'édification et la
valorisation d'un réseau. De plus, nous n'avons eu de cesse de le rappeler, Internet et ses
usages, ainsi que le journalisme, se caractérisent tout deux par une labilité essentielle.
Autrement dit, le journalisme en ligne est appelé à se modifier, à s'adapter, et à s'échapper des
idéaux-types forgés pour la compréhension de notre étude. Ni révolution journalistique
annoncée à l'aube des années 2000, ni avenir figé de toute une activité, le journalisme web est
l'exemple d'une pratique professionnel impactée par son environnement et qui tente de
légitimer ses évolutions, appelées à être permanentes.
173 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet , op.cit, p.141
98
Section 1. Mouvement de double légitimation identitaire
Comme le souligne Denis Ruellan, le journalisme est mué par un « professionnalisme
du flou », défini par une ambiguïté entre valorisation des mythes journalistiques, brandis
comme fondamentaux de l'activité, et mise en avant de son hétérogénéité et, par là-même, de
chacun des composantes de cette pratique professionnelle protéiforme: « Le groupe des
journalistes français aurait ainsi réussi à se construire une identité professionnelle duale, faite,
d'une part, de la puissante respectabilité sociale et politique que confèrent un statut
exceptionnel et une réputation de compétence soigneusement entretenus, et tenus d'autre part
de la richesse et de l'adaptabilité que permet la fondamentale indéfinition de ses accès, de ses
missions et de ses pratiques 174 ».
Tout comme son champ d'appartenance, la spécialité webjournalistique se distingue
par une hétérogénéité: chacun variant dans la définition à donner à son activité. Au-delà de la
singularité inhérente à chaque individu, deux mouvements peuvent être identifiés: l'un, à
attribuer aux plus jeunes des rédacteurs en ligne, insiste particulièrement sur la
reconnaissance du web, l'autre, qui prédomine chez les plus anciens webjournalistes, appuient
sur la nécessité d'être d'abord journaliste.
I. la reconnaissance d'un particularisme: enjeu de discorde
Nous l'avons vu, deux mouvements identitaires sont à l'œuvre dans le chantier de
reconnaissance lancé par les webjournalistes, sur Internet. D'une part, la valorisation de la
spécialisation, d'autre part, celle du rattachement aux « fondamentaux » du journalisme. Si ces
deux courants se retrouvent dans chaque discours webjournalistique, certains appuient plus
que d'autre sur l'une ou l'autre des tendances.
Particulièrement, il est remarquable que si les plus jeunes des webjournalistiques, dont
l'âge n'excède pas trente ans, insistent sur leur appartenance à une spécialité et à nouveau
genre de journalisme, les représentants les plus anciens de cette activité mettent d'abord en
avant le fait d'être journaliste.
174 RUELLAN Denis, « Le professionnalisme du flou », op. cit, p.37
99
A. Ben oui, tu te dis maintenant: « je suis fière d'être
journaliste web ! »175
Il est notable que les jeunes webjournalistes insistent particulièrement sur la nécessité
de faire reconnaître la particularité de leur support, qui influence leur façon de chercher de
l'information, de la transmettre et de la publier. Leur attention dans le processus identitaire est
bien portée sur le caractère « web » de leur pratique professionnelle que sur leur appartenance
au champ journalistique, même si, in fine, la reconnaissance au sein de ce champ est visée.
« La temporalité est tellement différente que c'est dur de s'y remettre [au
papier]. Et la manière que j'ai d'écrire sur le web, est difficilement
transposable sur l'écrit, parce que j'ai pas les liens, je gère pas la mise en
page, les vidéos, les photos... »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Cette attention particulière a des effets sur la façon dont ils perçoivent leur profession,
parfois très axée sur la technique et le support, ainsi que sur l'avenir projeté sur le
journalisme, dans lequel le web a une très grande place, et devient progressivement une place
convoitée, évidente et naturelle au sein du champ. Une statut « cool » qui vient
progressivement prendre le pas, dans l'esprit des journalistes, sur les titres symboliques et
historiques, qui font « moins rêver »
« Au-delà du journalisme, la tendance fait que le webjournaliste sait écrire
des articles, est capable de faire du son, de la vidéo, bref, du multimédia, et
s'intéresse à ce que fait le web en général. Comment se fait le web. Moi, je
fais ce job assez particulier de community manager, et pour moi, il y a une
espèce de triangle de fonctions: l'activité de journaliste, celle de community
manager et celle d'entrepreneur du web. Participatif, écriture des articles et
tu veux améliorer le site pour lequel tu bosses. T'as envie de toucher au web.
De faire plus qu'écrire. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
175 Extrait d'entretien avec Mélissa Bounoua, webjournaliste à 20minutes.fr, juillet 2010
100
« J'ai l'impression qu'avec l'arrivée de Twitter, c'était plutôt 2009, d'un coup
c'est devenu cool, marrant. [...] Ça a vachement changé la donne.
Aujourd'hui quand t'es dans le web, tu vois les journaux papiers comme des
choses assez sclérosées. En fait, ça fait moins rêver. Même si je lis encore
Le Monde et Libération, ce sont des grands journaux. Mais je me battrais
pas pour y écrire. »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Le web n'est plus un marche-pied pour entrer dans les fonctions nobles du
journalisme, il est une fine en soi, et présenté comme tel par les jeunes webjournalistes. De ce
fait, il est important pour eux de valoriser sa reconnaissance. Mais encore une fois, les
discours ne sont pas tous homogènes, et se confrontent d-sous une même approche le désir
d'être reconnu au-delà des supports, et celui d'être reconnu précisément pour cette spécialité.
Néanmoins, la prévalence du web est à noter.
« Ben pour moi, ce sera quand il y aura plus, tu vas me dire c'est presque le
cas, mais quand il y aura plus une différence entre journaliste presse écrite,
radio et télé et journaliste web. Parce que la différence presse écrite, radio,
télé, web n'a plus aucun intérêt. Moi je suis fier d'être journaliste
principalement web. Et après, tu peux me proposer d'écrire pour le même
salaire uniquement à Libé ou uniquement à Ecrans, je resterai à Ecrans. Une
question de facilité, de plaisir, moins de contrôle, plus libre, aussi au niveau
du format. »
[Alexandre Hervaud. Webjournaliste à Ecrans.fr / Libération. Juillet 2010]
Bien entendu, ce discours n'est pas uniforme et il compte, nous l'avons déjà vu 176, des
appels à reconnaître les webjournalistes comme journalistes compétents, qui mettent en
oeuvre la même « déontologie » et la même attention que leurs confrères à l'ouvrage. Mais si
les rédacteurs en ligne oscillent entre valorisation des mythes fondateurs du journalisme et
mise en avant de leur spécificité, les plus jeunes insistent néanmoins davantage sur leur
spécificité. Plus encore, ils se démarquent de leurs aînés en assurant qu'une reconnaissance
des webjournalistes par leurs paris est nécessaire, là où les journalistes plus âgés insistent
176 Cf. LAPOIX Sylvain, « @ Djiin / Association pour le Développement du journalisme, de l’information et
de l’innovation numérique », Djinn.eu, 27 mai 2009
101
avant tout sur la reconnaissance par le travail et dans le journalisme en général, non basée a
priori sur une particule.
B. « Il n'y a pas de raison de s'identifier à un outil. Il n'y a pas
eu de journalisme de machine à écrire. 177 »
Du côté des journalistes trentenaires ou plus, on ne perçoit pas ou moins les enjeux
d'une reconnaissance selon le support. A l'inverse, les discours se focalisent sur l'appartenance
d'une même communauté de pratiques, d'éthiques et de fondamentaux, qui ont tous en lien
avec les mythes constitutifs du journalisme.
Ces approches se focalisent sur la recherche d'information, la vérification des sources
ou l'éclairage des lecteurs, présentés comme la base d'un travail de journaliste.
« Je suis journaliste avant tout. Pour moi le web, c'est un changement d'ère,
un changement de période, et en tant que tel, il permet la création de
nouvelles marques. [...]
[Tu penses qu'il y a quand même une identité qui se forme du côté des
webjournalistes ?]
J'espère pas pour eux. Parce qu'ils s'enfermeraient sur un substitut
pornographique. Le pornographe, c'est celui qui s'intéresse à l'outil, plus
qu'à sa manipulation. Encore une fois, exercer le métier de journaliste, c'est
pas d'être obsédé par l'outil, tu ne lui appartiens pas, et de toute manière ça
va être restrictif. »
[Emmanuel Torregano, créateur et rédacteur en chef d'ElectronLibre.info.
Août 2010]
De ce fait, approcher la question de la reconnaissance des webjournalistes en fonction
de leur support peut provoquer une réaction assez forte de la part de ces rédacteurs, qui
répètent d'une part que le journaliste est journaliste avant d'être relié à son support et qui, du
même coup, expliquent ne pas entendre les raisons de ce besoin de reconnaissance.
« Un webjournaliste est journaliste. Son combat c'est d'avoir la carte. Il y a
pas marqué le support ! Il y a marqué le nom de son média sur la carte ! [...]
177 Extrait d'entretien avec Emmanuel Torregano, créateur et rédacteur en chef d'ElectronLibre.info. Août 2010
102
On fait pas un boulot pour être reconnu. On fait un boulot pour donner de
l'info. Pour moi, c'est de la perte de temps. On a de la chance d'avoir un
boulot super intéressant, où tous les jours on fait des choses différentes, moi
ça me suffit. C'est tellement passionnant comme voie. [...]
On ne fait pas ça pour être reconnus par les pairs. S'il a la carte de presse, il
a la carte de presse. Moi ça ne m'a jamais dérangé. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
La rupture au sein des webjournalistes peut s'expliquer non pas par l'ancienneté en soi
des journalistes, mais plutôt par son corollaire: les trentenaires et plus bénéficient d'une
expérience plus longue et donc d'une reconnaissance plus importante, de faits d'armes
accumulés. Ceux qui se classent dans cette section du webjournalisme ont en effet écrit sur
des sites web, certains poursuivent cette activité, mais ont également fait l'expérience de
postes plus élevés hiérarchiquement: rédaction adjointe, création de site d'information en
ligne. De ce fait, ils ne sont plus simplement des « petites mains » du webjournalisme. Cette
élévation hiérarchique peut expliquer l'incompréhension exprimée par ces journalistes, pour
qui le simple fait d'être journaliste suffit à apporter de la satisfaction dans la pratique: la
défiance leur est étrangère, même si ceux-ci reconnaissent dans un même temps l'expérience
passée d'un manque de considération de la part d'anciens collègues du papier.
Cette étrangeté peut également expliquer le recours à des attributs de reconnaissance
traditionnels du journaliste professionnel, comme la carte de presse. Les journalistes web plus
jeunes pour la part, ont le plus souvent fait l'expérience récente de l'obtention chaotique de la
carte de presse, que cela soit dans leur cas propre ou dans le cas de l'entourage professionnel.
II. Le renouveau dans la représentation collective
A l'issue de son enquête, Yannick Estienne expliquait en partie l'absence de lancement
d'un processus identitaire chez les webjournalistes par la désaffection globale pour « les
formes classiques de solidarité d'organisation et d'action collectives ». Nous avons vu que
cette désaffection ne concerne pas le fait de se représenter en un collectif, en lançant une
dynamique identitaire commune, mais en effet, il semblerait que les formes classiques soient
103
bel et bien en périls.
L'exemple du Djinn en est une bonne illustration. Comme nous l'avons déjà vu,
l'association a rapidement précisé sur son blog officiel qu'elle se contenterait du web pour
assurer sa représentativité, et qu'elle ne souhaitait pas de statuts plus officiels ou plus
institutionnalisés. Lors de réunions auxquelles nous avons assisté, cette volonté était souvent
répétée, plus clairement parfois: le syndicalisme était ainsi rejeté. Ce rejet se voit
particulièrement chez certains webjournalistes qui certes assistent aux réunions du Djinn,
mais sont réticents à s'engager davantage, dans des formes de revendications classiques.
« Pas chaud pour créer un syndicat. A l'époque, je pensais qu'on était
privilégié, vraiment contre Ternisien. Donc j'ai vite disparu des mails de
départ. Je sais pas trop... Ca pourrait être intéressant de rester, de se
structurer, de rester informel... je sais pas trop... Au début, je trouvais ça
quand même intéressant qu'il y ait des interactions ! Tout le monde se
connait, on parle entre nous, même s'il ne s'agit pas du tout de ça.[du
webjournalisme] »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
Il est en plus nécessaire de noter que le Djinn a été fondé par un journaliste qui se
démarque de ses confrères par son engagement politique, très axé à gauche. Sylvain Lapoix le
reconnaît lui-même, cette divergence d'engagement politique a souvent entraîné des
discussions vives entre lui et d'autres webjournalistes, moins enclins à se politiser.
Autrement dit, la question soulevée par Yannick Estienne reste entièrement posée et la
constitution d'une communauté au sein des webjournalistes n'est en rien un renouveau
syndical au sein du journalisme, et encore moins le signe d'un regain d'intérêt global pour
l'engagement politique.
104
Section 2. Le problème de la reconnaissance
Si les journalistes en ligne se sont engouffrés dans l'entrebâillement de la question de
leur identité, jamais emprunté jusque là, l'accès à la reconnaissance reste bel et bien « une
gageure 178». Certes, ces rédacteurs ont su tirer profit de leur notoriété sur Twitter, dans des
stratégies de promotion ou de mouvement au sein du champ journalistique, mais celle-ci ne
semble pas suffisante pour les doter d'un capital journalistique important: le turn-over reste
important au sein des rédactions, les salaires faibles et les mécanismes de reprises de
l'information sur Internet toujours limité. Bien davantage qu'un processus fini, la recherche de
reconnaissance est dans son entame: une progression peut être constatée entre 2006 et 2010,
mais celle-ci n'est pas synonyme du renversement de la position des webjournalistes au sein
du champ, du pôle dominé vers le pôle dominant.
Par ailleurs, si leur reconnaissance reste limitée au sein de leur propre sphère
professionnelle, elle est quasiment nulle en dehors de celle-ci. En raison de la faible percée de
Twitter au cœur du grand public, ces acteurs ne sont pas associés à des grands noms du
journalisme et leur notoriété est donc très limitée au regard de ce référentiel élargi.
I. Une spécialité toujours dominée
Au sein du champ journalistique, si la situation s'est quelque peu améliorée, les
journalistes web présents sur Twitter bénéficiant d'une certaine notoriété qui les sert lors de
stratégies internes de promotion personnelle, l'ensemble du journalisme web est loin de
bénéficier d'un statut privilégié.
En effet, si Twitter a aidé les webjournalistes à se créer un nom et à se reconnaître
collectivement, il n'a pas réglé le problème de la pérennité économique des rédactions. Le
manque de moyens est toujours aussi grand, ce qui entraîne logiquement une certaine
précarité des statuts et un turn over renforcé au sein des rédactions. Celles-ci n'ont par ailleurs
pas un mode d'organisation unifié et certains fonctionnements observés aux premiers pas de la
presse en ligne sont encore observables au sein des rédactions numériques.
A l'aune de la grille établie par Julien Duval 179, nous sommes en mesure d'établir que
178ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140
179 DUVAL Julien, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en
France, Seuil, Paris, 2004, 366 p.
105
la spécialité webjournalistique est encore dominée, en raison d'une dotation en capital
journalistique certes en progression, mais toujours faible relativement aux canaux historiques.
Les médias traditionnels, ainsi que les mythes constitutifs du journalisme conservent donc une
place importante, dont l'effet se mesure encore aujourd'hui au niveau des centres de formation
au journalisme, mais qui tendent à s'estomper ou à se renouveler, dans le sens d'une
intégration du web.
A. Des rédactions non homogénéisées en recherche de
modèle économique
Dans les rédactions web françaises, le manque de moyens se fait toujours sentir. De ce
fait, les effectifs restent réduits, les possibilités de produire des articles contenant une plusvalue, une exclusivité, qui découleraient d'un travail d'enquête sont entravées.
Certaines rédactions essayent de combler ce manque de moyen en ne mettant l'accent
sur un contenu original, qui se démarque de la presse papier. C'est notamment le cas des pureplayers, comme Slate ou Rue89. Sans être rattachés à un titre historique, ils ne sont pas tenus
par une attente d'information généraliste et peuvent s'adonner à la production de contenus qui
diffèrent d'une reprise exclusive de l'information ou d'un batonnage de dépêches d'agences.
Néanmoins, ces sites sont tout de même dépendants d'un manque de moyen et pâtissent aussi
de l'absence de modèle économique pérenne: les effectifs sont très limités, privilégient le
système de piges et de stages. Les rédacteurs plus stables ne doivent pas uniquement endosser
la tâche rédactionnelle, mais ont également la responsabilité d'alimenter d'autres rubriques des
sites, non signées, ou d'organiser la pige. Une multiplication des fonctions qui ne permet pas
la visibilité d'un journaliste et qui entrave donc la construction de sa notoriété: pendant ce
temps de « maintenance », les lecteurs et confrères situés à l'extérieur de la rédaction ont
l'impression que le rédacteur en question « ne fait rien180 ».
Le manque de moyens se fait particulièrement ressentir au sein des sites-titre.
L'allocation de financements ou d'effectifs supplémentaires dans le web paraît vite incongrus
pour les titres de presse, dont la majorité lutte déjà pour assurer leur pérennité sur le papier.
De ce fait, de nombreux sites associés à des quotidiens ou des magazines d'information
poursuivent l'activité de batonnage, similaire à celle que l'on pouvait observer au début des
180 C'est le cas par exemple pour Vincent Glad, une critique souvent entendue lors des entretiens
106
années 2000. Et pour beaucoup, l'originalité et la diversification des tâches sur Internet
dépend de l'enthousiasme et de la ténacité de certains rédacteurs en chef. Par conséquent, de
nombreuses rédactions ne font pas signer leurs articles et plus encore, entretiennent le
sentiment que le web est inférieur au papier, dont il n'est que la vitrine ou l''appendice.
L'hétérogénéité des rédactions a donc également des effets sur la perception des journalistes
sur leur support, et contribue notamment à la transmission des valeurs journalistiques
traditionnelles aux nouveaux entrants, qui cherchent à accéder à des supports plus « nobles »
après le passage par le web.
« Il y a beaucoup de jeunes sur Internet, parce que les vieux ne veulent pas
y aller et que dans beaucoup de journaux papier, quand on va au net c'est le
placard quoi ! L'erreur qui a été faite, c'est de la responsabilité des patrons
de presse, qui ont pas assez versé de fric sur le web, du coup, on fait du
batonnage. Et on arrive pas à arrêter les dépêches. C'est comme la
cigarette ! Alors que les dépêches c'est partout sur Internet ! Le Monde ça
leur coute 20 000 euros par mois pour avoir le fil AFP ! Plus le salaire des
journalistes qui les traitent ! C'est dingue... »
[Benoît Raphael, Journaliste, Fondateur du Post.fr. Paris. Août 2010]
B. Ecoles de journalisme: le web, toujours une voie
poubelle ?
Au niveau des centres de formation au journalisme, l'enthousiasme à l'égard du web semble
toujours limité. Le web ne fait pas rêvé les apprentis journalistes, du moins dans un premier
temps.
« Je n'ai jamais eu en début d'année un étudiant qui le dit: ''je rêve d'être
journalistes web''. Je les vois pas les ''digital native''. Ils sont tout de même
assez passifs, comme je l'étais moi-même. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
107
Les écoles de journalisme proposent néanmoins de plus en plus de formation au web qui
peuvent ouvrir les étudiants à ces usages. Prenant exemple sur les facultés de journalisme
américaines, qui privilégient la formation poussée des étudiants au web, y compris dans ses
méandres techniques, les centres de formation français axent davantage leur enseignement sur
la gestion de la temporalité du web, de plus en plus perçu comme outil légitime à la recherche
et à la publication de l'information. Cette adaptation, qui suit l'évolution des usages du web
dans l'optique de ne pas laisser le journalisme « être dépassé » permet, nous l'avons vu,
d'éveiller l'intérêt d'un acteur pour Internet, alors qu'il était au départ complètement étranger
aux problématiques du réseau. Nous l'avons vu, le webjournalisme n'est plus le temps des
informaticiens et la curiosité pour ce support ne dépend plus d'une compétence technique.
« J'étais en école de journaliste de Science Po. Mais quand je suis rentrée, je
ne connaissais rien au web. Je me servais d'Internet pour des trucs
strictement nécessaires. On a commencé, la première année, à faire des
cours de web... en fait on montait des blogs. C'était l'année des municipales
à Paris. Et on a fait ça avec lemonde.fr, vu qu'on était 12 et qu'il y avait
plein d'arrondissements, toutes les rédactions n'avaient pas les moyens
d'avoir autant de gens. Et Donc j'avais deux arrondissements et il fallait que
j'actualise le blog toutes les semaines. Ça a été mon premier truc de
journalisme web en 2007 véritablement, parce que je pouvais mettre du
son, de la vidéo, des photos, en plus du texte. Donc ça était ma première
vraie plongée dans le web. Après je suis allée aux États-Unis, en échange,
en deuxième année, et c'est là que "wouhou !", j'ai découvert Internet.
Enfin, Internet pour faire du journalisme. Parce que, les améric ains, en
général, sont toujours en avance sur Internet je pense, la fac où j'étais était
en plus une très bonne fac de journalisme et j'ai choisi de m'orienter sur les
trucs de web.[...] Et
c'est là que j'ai vraiment mis les mains dans le
cambouis, quoi ! [...] C'est donc là que je suis tombée dans le web. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
108
C. Le webjournalisme, une spécialité toujours objectivement
dominée
Malgré leur notoriété sur Twitter -qu'ils relativisent, nous le verrons-, les
webjournalistes témoignent encore de l'éloignement existant entre les journalistes
traditionnels, du print, et les journalistes en ligne. Tous remarquent la longueur du processus
d'acceptation des nouvelles pratiques, même s'ils observent l'amélioration de la perception de
leurs confrères les plus ancrés dans le champ.
« C'est très long à changer. Ce qu'il faut voir, au fond d'eux, ils savent très
bien qu'il faut s'adapter à la culture web. Pour avoir fréquenté trois
réactions, il y a toujours des antagonismes très très forts entre le papier et le
web, et ça crée des conflits internes dans toutes les boîtes. [...]
En moyenne, les "vieux" quand ils voient des jeunes journalistes, qui font
des choses qu'ils ne comprennent pas vraiment, ils ont tendance à mépriser
un peu, disent: "ils font des choses un peu bizarre, ils pensent qu'ils
réinventent le journalisme, mais ils ne font que du buzz..." En retour, à force
de se faire méprises, les gens des rédactions web, ont tendance à dire de
plus en plus: "attendez, c'est vous les vieux cons!" Et ce qui renforce la
haine pour les journalistes papiers ! »
[Vincent Glad. Webjournaliste à Slate.fr. Mai 2010]
La domination encore vécue par les webjournalistes au sein de leur sphère
professionnelle est d'ailleurs observable dans le traitement médiatique accordée à Internet: les
journalistes non web qui parlent du journalisme web se distinguent rarement par leur mesure
et estiment qu'Internet n'est pas forcément adapté à une « bonne » pratique du journalisme.
Nous l'avons vu avec l'exemple de Jean-Michel Apathie, ou de Laurent Joffrin, mais ce
phénomène s'exerce globalement dès qu'une information sortie sur Twitter est au centre de
l'intérêt médiatique: celle-ci est alors reliée à des notions problématiques, et non valorisantes
– Affaire Bruni/Biolay, Affaire Zahia,... sont prédominées par la notion de « rumeurs »,
concept à l'encontre du « bon » journaliste.
« Même ici, il y a toujours une différence entre papier et web, et pourtant
c'est une rédaction plutôt bien, il a fallu qu'on mette la rédaction web au
109
milieu du papier, parce qu'avant c'était trop cloisonné et c'était difficile. A
Arte je m'en rendais pas compte, là ou j'étais, tout le monde faisait du web.
Samuel Laurent me racontait qu'au Figaro.fr, les journalistes papier viennent
voir les journalistes web en leur disant que leur ordi ne marchent pas ! Pour
eux, Internet, ''c'est ououh'' ! Pour nous, c'est énorme, on est dedans, on
connait ça, mais d'autres... »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Au terme de cette enquête, nous pouvons de nouveau nous en référer à la grille de
Julien Duval, établie pour mesurer la dotation en capital journalistique d'une spécialité au sein
du champ. Les conclusions ont évolué: le webjournalisme n'est plus au point mort, comme le
relevait en 2006 Yannick Estienne. Mais il reste objectivement dominé au sein du champ
journalistique.
Les « capacités de production de l'information » restent réduites, comme nous l'avons
souligné, en raison de l'absence de modèle économique. « Le volume des citations des
reprises », s'il a sensiblement augmenté, avec « l'affaire Zahia » ou les révélations du site
Mediapart sur « l'affaire Bettancourt », reste limité. Les citations se font à la marge,e t sont
qui plus est souvent connotés négativement. « L'ancienneté et le passé du média » a
logiquement progressé; « la capacité de prise de position » quand a elle a également évolué
dans la mesure où les sites d'information tentent de plus en plus de développer du contenu en
propre, même si celui-ci reste dépendant des moyens. Ceci est particulièrement visible du
côté des pure players. « La signature de grands noms extérieurs à la rédaction » est également
un phénomène marginal, même s'il est observable du côté de Slate, fondé par des anciens du
monde, ainsi que la « présence de diplômés d'école et d'écoles prestigieuse ». Sur ce dernier
point, nous l'avons vu, il semblerait que les exigences des écoles de journalisme tendant à
intégrer les usages du web: l'intégration de diplômés dans les rédactions web peut devenir une
tendance avérée et non plus temporaire.
110
II. Une reconnaissance extérieure inexistante
Au niveau de la reconnaissance auprès du public, les webjournalistes sont conscients
de ne pas bénéficier d'une large audience.
« Après à mon avis, ça ne nous a pas personnalisé pour le public. Parce que
sur Twitter, ça reste quand même pour moi une sphère de gens du web, des
photographes, des journalistes... Les gens qui lisent 20Minutes ils ne vont
pas sur Twitter. Ils vont sur Facebook où il y a une autre approche. je pense
que c'est plus entre journalistes que vis-à-vis des internautes. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
La première raison est, nous l'avons déjà souligné, le fait que Twitter reste un site de
niche en France. Malgré la progression du site, très peu d'internautes utilisent la plateforme
(2%),181 un chiffre qui est encore à réduire dans la mesure où très peu de comptes sont actifs
sur le site. Rappelons que seuls 10% des utilisateurs produisent 90% du contenu diffusé sur
Twitter
182
. La difficulté d'une appropriation d'emblée de Twitter et de ses usages crée en effet
le plus souvent des comptes morts-nés. Twitter étant bien loin d'un usage « grand public », à
l'instar de Facebook, la visibilité de la communauté webjournalistique reste limitée.
De même, du fait que très peu de la faible activité de comptes pourtant créés, les
milliers de followers que comptent les journalistes interrogés ne sont pas représentatifs de
ceux qui opèrent un suivi actif. De ce fait, la communauté réelle et effective des suiveurs se
rapporte toujours à la même sphère médiatique et communicationnelle. L'exemple du compte
dit « suggestive user », qui est attribué en fonction d'un algorithme – visiblement basé sur le
nombre de publications, de followers et de followings-, biaise considérablement la visibilité
réelle de certains webjournalistes, qui bénéficient de ce statut. C'est par exemple le cas de
Alice Antheaume, qui enregistre 35 392 followers, et de Melissa Bounoua, qui dépassé les 38
000. Celles-ci en sont d'ailleurs conscientes, et modèrent leur exposition et l'importance de
leur notoriété.
181 Cf. Partie I Chapitre 1.
182 HEIL Bill, PISKORSKI Mikolaj, « New Twitter Research: Men Follow Men and Nobody Tweets »,
Harvard Business Review, 1er juin 2009
111
« [Que change le fait d'avoir 37 000 followers ?]
Rien du tout. Mais je le dis depuis que j'en ai plus que tous les autres !
Je me dis que vraiment j'ai... Je pense même que j'ai perdu des
followers ! Il y a des gens que ça a fait chié que je passe suggestive, et
ils se sont barrés. Comme je tweete moins, Donc moins d'info, je
pense qu'il y a des gens qui m'ont "dé-suivis" parce que j'avais trop
d'utilisateurs et ça les faisait chier et après j'ai que des nouveaux
comptes qui souvent sont inactifs. A mon avis, les gens qui me
suivent, c'est 400 personnes qui sont les journalistes parisiens quoi. Et
encore, Emmanuel Torregano me sut pas, d'autres aussi. Je me pense
pas au-dessus de Vincent [Glad] ou un autre. »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
Ainsi, les webjournalistes ne constituent pas un ensemble homogène. Leur groupe est
partagé entre l'image et les attributs dont il faut assurer la promotion: es plus jeunes
s'attachent à la reconnaissance de leur particule « web », leurs aînés valorisent le rattachement
à des valeurs présentées comme la base du journalisme.
Par ailleurs, ils bénéficient encore d'une reconnaissance encore limitée, tant à l'intérieur du
champ qu'à extérieur, et ils en ont conscience. De ce fait, le processus identitaire entamé est à
relativiser dans la mesure où il n'est homogène, ni performatif.
« Alex [Alexandre Hervaud], Vincent [Glad] ou moi, on est connu auprès
des journalistes de rédactions parisiennes. Mais faut pas se leurrer:
beaucoup de gens ne nous connaissent pas ! C'est vrai que je relativise
toujours quand on me dit: "qu'est-ce-que tu penses de ta réputation?" Mais
quelle réputation ? On me connait dans deux, trois rédactions, mais j'ai rien
fait de plus. Il y a plein d'autres journalistes, dont les noms ne sont pas
connus, qui ont beaucoup plus d'expériences, qui ont en fait plus que moi. Je
pense qu'il faut quand même relativiser tout ça. Depuis un an on est tous làdessus, on se dit "c'est énorme", oui, c'est énorme pour Internet et pour les
autres gens, mais pour le reste... »
[Melissa Bounoua. Webjournaliste à 20Minutes.fr. Juillet 2010]
112
Section 3. La nécessaire adaptation
Le journalisme en ligne est un « objet professionnel difficile à identifier 183 »: sur ce
point précis, rien n'a changé entre 2006 et 2010. Rien ne changera peut-être jamais en
l'occurrence.
En effet, comme nous l'avons vu, Internet, comme le journalisme, et particulièrement le
journalisme en ligne, sont des mouvements plus que des ensembles figés. L'instabilité et le
dynamisme les caractérise: ce sont des sphères qui s'adaptent à de nouveaux usages. Sur
Internet, le caractère ouvert et neutre de sa structure conditionne de fait la variabilité des
usages qu'il pourra endosser. Ces mêmes usages vont venir impacter le journalisme en ligne
qui doit répondre aux attentes et habitudes d'utilisation non pas simplement d'un lecteur qui
porte désormais la casquette d'un internaute. La variabilité des usages de la presse en ligne va
donc logiquement impacter les pratiques de ceux qui la font vivre: les webjournalistes.
Webjournalistes qui, non contents de devoir adapter leurs pratiques en fonction de leur
environnement, appartienne également au champ journalistique. Territoire, nous l'avons vu, de
luttes pour la définition de ce que doit et ne doit pas être le bon journaliste, le journaliste
« professionnel ». L'identité journalistique oscille entre deux pôles: celui du cœur mythiques,
constituées des images valorisantes et constitutives de la façon dont journalistes et acteurs
externes au champ perçoivent –de façon inadéquate- cette activité, et celui de sa membrane,
perméable. De ce fait, difficile de cerner avec précision le webjournaliste, pris dans son
individualité et dans son groupe. Cette entreprise serait d'ailleurs vaine, et nous ferait passer à
côté de l'essence même du webjournalisme: son adaptabilité.
« Mais le jour où Twitter disparaitra, il y aura d'autres stars... Enfin, d'autres
mini-stars... Et tout repartira à zéro et ce sera très bien ! [...]
Ça reste un mini-monde, tout petit, et aussi bien dans deux ans, ce sera pas
les mêmes trucs, les mêmes gens. »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
183 ESTIENNE Yannick, Le journalisme après Internet,op cit., p.140
113
Ni révolution dans l'histoire du journalisme, ni forme actualisée du futur de la
profession, le webjournalisme est nécessairement appelé à se modifier. Reste à savoir pour les
journalistes en ligne actuels s'ils seront en mesure de suivre le mouvement. La question se
pose en effet, et ce y compris du côté des journalistes. Certains auront débuté leur carrière en
même temps que le web. Cela signifiera-t-il pour autant que ces acteurs auront également
incorporé cette nécessité d'adaptation ? Ou à l'inverse, la confirmation et l'ancienneté de leur
position au sein du champ provoquera-t-elle des effets similaires à ceux observables
aujourd'hui, autrement dit une lutte entre les « traditionnels » qui jalousent leur place et leur
support, et les nouveaux entrants, calibrés à un nouvel usage d'Internet – ou de tout autre outil
d'ailleurs ? La question reste ouverte.
« C'est pas la fin du journalisme, en revanche, c'est un journalisme changé,
ça c'est sûr. Et il va falloir s'adapter parce que le journalisme de 2010, c'est
pas celui de 2012, de 2015, etc. Il faut l'accepter... Vu que ça change tout le
temps, ce n'est pas facile.... On verra, quand on aura quarante, cinquante
ans, si on sera si malléables ! Il faudra absolument l'être... Mais on verra... »
[Alice Antheaume, Responsable de la prospective et du développement
international à l'École de journalisme de SciencesPo. Ancienne rédactrice en
chef adjointe à 20Minutes.fr. Paris. Août 2010]
114
CONCLUSION
Le journalisme en ligne est insaisissable. Non pas parce qu'il n'existe pas, mais en
raison de son caractère profondément variable.
Il est impacté par Internet, le « réseau des réseaux », dont l'architecture ouverte et
neutre lui confère de fait une propension à endosser des usages multiples et difficilement
prévisibles. Mais il dépend aussi du journalisme, dont les logiques internes, qui oscillent entre
l'entretien d'un cœur mythologique prestigieux et celui d'une membrane perméable à
l'inclusion de nouvelles activités comme à l'exclusion d'anciennes pratiques, définissent le
« flou productif » de cette activité professionnelle.
En phase avec la variation des usages supportés par Internet, le webjournalisme s'est
vu évoluer, en s'appropriant un des outils émergés avec le web social, fin 2006: Twitter.
L'appropriation de cet outil par les journalistes en ligne a contribué à lancer un processus
identitaire pour ce groupe qui ne se reconnaissait pas comme telle jusque là. Ce mouvement a
à la fois participé de la personnalisation de l'individu webjournaliste, mais également de la
constitution d'un groupe, mue par une dynamique commune, et qui reconnaît le
webjournalisme en tant que spécialité. Le journaliste en ligne n'est plus inconnu, ni isolé.
Néanmoins, ce double mouvement identitaire n'a pas complètement bouleversé le
statut de webjournaliste, tant au sein de la sphère journalistique, qu'à l'extérieur du champ.
Malgré une notoriété acquise sur Twitter, qui confère aux journalistes en ligne un nouveau
pouvoir, celui-ci reste très relatif. En interne, malgré leur reconnaissance balbutiante, ils
restent objectivement dominés, occupant des postes mal rémunérés au sein de rédaction
numériques qui cherchent encore leur business model. Pour ce qui est du « grand public », la
reconnaissance reste au point mort: saufs épisodes sporadiques, les autres médias n'évoquent
pas la figure ou le groupe webjournalistique. Une condition que les premiers intéressés ont
bien en tête, étant enclins à relativiser leur importance au sein du groupe des journalistes
professionnels, ou bien dans l'espace social.
Mais si l'impact du processus identitaire des webjournalistes tarde à venir sur le plan
115
de l'acquisition d'un prestige interne et social, il n'empêche que celui-ci est bel et bien en train
de se faire. Au point mort il y a de cela quatre années, le mouvement menant à la constitution
d'une identité pour le webjournaliste comme pour les webjournalistes a bel et bien été
enclenché. Sa mise en route a été catalysée par les usages sociaux du web, apparus au début
des années 2000, et popularisés aux alentours 2006. Autrement dit, c'est l'interpénétration de
deux milieux, celui des usages du réseau et celui d'Internet qui a fondé les conditions de
possibilité de l'émergence d'une identité, de l'affirmation d'une spécialité journalistique jusque
là non reconnue comme telle. Une fois de plus, ce processus complexe à l'origine du
mouvement identitaire des webjournalistes, prouve la perméabilité des espaces sociaux, et le
fait qu'une étude ne saurait être menée en isolant son objet de la réalité qui l'environne.
Les jours à venir du webjournalisme sont tout aussi difficiles à entr'apercevoir.
Certains prédisent l'apparition d'un nouvel usage, d'un nouvel outil issu d'internet et, pourquoi
pas, d'une nouvelle pratique en marge même du réseau. Les webjournalistes « savent qu'ils ne
sauront jamais et qu'il faudra s'adapter en permanence 184 ». En attendant de voir la spécialité
journalistique se déployer dans un futur relativement lointain, notons qu'à l'heure où nous
terminons cette étude, le sujet est débattu dans la presse, et évidemment, sur Twitter. Le 26
août dernier, un papier intitulé « Les journalistes, rien que des brandeurs » est paru dans
Libération185. Il revient sur la personnalisation des comptes des webjournalistes sur Twitter,
détaillant et explicitant cette activité de personal branding. Citant comme exemple les
journalistes que nous avons nous même rencontrés, ce papier n'a pas tardé à provoquer des
réactions sur Twitter, chacun apportant un ajustement et un commentaire à l'article, ou même
sur des blogs, les billets écrits en réaction ne tardant pas à germer sur la toile. Dans un
phénomène d'auto-réflexivité et de reprises qui sont propres au journalisme, il y a fort à parier
que le webjournalisme soit de nouveau très bientôt l'objet d'une enquête « interne » au champ.
Preuve que le journalisme français, loin d'être mort, constate et réfléchit encore à ses
pratiques.
184 Alice Antheaume.
185 CHAHINE Marwan, « Les journalistes, rien que des brandeurs », Libération, 26 août 2010
116
ANNEXES
Entretien intégral avec Melissa Bounoua, webjournaliste à 20Minutes.fr, Juillet 2010.
Quel est ton parcours, comment es-tu arrivée au web ?
C'est une bonne question.
J'étais en école de journaliste de Science Po. Mais quand je suis rentrée, je ne connaissais rien
au web. Je me servais d'Internet pour des trucs strictement nécessaires. On a commencé, la
première année, à faire des cours de web... en fait on montait des blogs. C'était l'année des
municipales à Paris. Et on a fait ça avec lemonde.fr, vu qu'on était 12 et qu'il y avait plein
d'arrondissements, toutes les rédactions n'avaient pas les moyens d'avoir autant de gens. Et
Donc j'avais deux arrondissements et il fallait que j'actualise le blog toutes les semaines. Ça a
été mon premier truc de journalisme web en 2007 véritablement, parce que je pouvais mettre
du son, de la vidéo, des photos, en plus du texte. Donc ça était ma première vraie plongée
dans le web.
Après je suis allée aux États-Unis, en échange, en deuxième année, et c'est là que "wouhou !",
j'ai découvert Internet. Enfin, Internet pour faire du journalisme. Parce que, les améric ains, en
général, sont toujours en avance sur Internet je pense, la fac où j'étais était en plus une très
bonne fac de journalisme et j'ai choisi de m'orienter sur les trucs de web. On n'avait pas
beaucoup de choix en fait sur les cours. Donc j'ai pris reporting -on tenait un blog sur les
présidentielles avec deux autres français-, photo-journalisme web, tout le semestre, on devait
construire un site et c'est là que j'ai mis les mains dans Internet ! Et c'est là que j'ai compris
qu'en France je n'aurais jamais appris ça et c'est là que j'ai vraiment mis les mains dans le
cambouis, quoi !
Tu as codé ?
Voilà, j'ai codé. En plus le prof m'a vraiment appris à coder dans les manières les plus
basiques: en prenant Dreamweaver et en nous faisant tout faire à la main ! Après, on a fait un
peu de Flash, intégrer Flash dans le html... Ça a pris six mois, et il fallait qu'on achète notre
nom de domaine et qu'on se débrouille avec ces trucs là, et ils nous expliquait de façon assez
simple. Les américains sont comme ça de toute façon: "on va faire un truc terrible, en six
mois, vous verrez, ce n'est pas dur !". Et quand je suis arrivée, et qu'il nous a dit: « à la fin des
six mois vous aurez votre site Internet », j'ai fait: "Hum... Pas mal, pas mal..."
Surtout que je savais qu'en France ce n'était pas possible. Je veux dire, au-delà d'un blog... Là,
je pouvais faire ce que je voulais, du début à la fin, quoi ! Le but c'était de mettre mon projet
photo sur un portfolio. Moi je ne voulais pas devenir reporter photo ou photographe freelance,
mais ça m'a appris à trafiquer Internet, chose que j'ai jamais apprise à l'école de Science Po.
Après, j'avais un autre cours de photo, complémentaire.
Du coup, entre ça, le reporting, le blog, l'élection d'Obama, on a fait des milliards de trucs, on
a travaillé aussi pour l'Express.fr en même temps. Puisque l'école était dans le Missouri et
qu'il n'y avait aucune rédaction dans le Missouri, et comme c'était un état clé des élections, on
a fait les correspondants pour certaines rédactions. Donc on même temps qu'on avait le blog
en anglais, on avait aussi le blog sur l'express.fr et Charlotte et Baptiste (ndlr: les deux autres
français) ont aussi fait un papier pour lemonde.fr.
117
C'est donc là que je suis tombée dans le web. Et en même temps que tout ça, j'avais mon blog,
qu'en fait j'avais commencé plus tôt, trois mois avant de partir aux États-Unis. Le blog était au
début pour dire un peu à mes parents ce que je faisais, un peu le blog genre c arte postale, et
quand je suis arrivée aux États-Unis, j'ai vu l'ampleur de ce que pouvait créer un blog, pour
ton identité de journaliste, et j'ai commencé à arrêter de parler de ma vie mais parler
uniquement de journalisme, quand je suis rentrée en France, et c'est comme ça que mon
pseudo (note: misspress) est devenu un peu coté parce que j'ai écrit des billets... Xavier
Ternisien a fait ce fameux papier sur les webjournalistes et j'y ai répondu. C'est comme ça que
j'ai eu un blog un peu lu au départ.
Donc c'est comme ça que ton blog a décollé ?
J'avais écrit un billet avant, en rentrant des États-unis, pour dire que le journalisme web en
France on ne nous l'apprenait pas bien. parce que je revenais des États-Unis et que j'avais
appris à faire un site Internet... Moi je suis persuadée en fait que le journalismes web
devraient apprendre à programmer. Parce que ça permet d'implémenter des fonctions dans un
site d'info et de savoir parler avec les développeurs d'un site d'info... Et c'est vrai que
maintenant, les rédactions sont tellement petites, qu'il faut savoir toucher à ça. je trouve que si
tu sais pas comment ça fonctionne ton site quand t'es un journaliste web, même si on te
demandera peut-être pas de programmer dans une rédaction, tu sais comment ça fonctionne,
déjà. Donc un, le type qui développer le site, tu pourras lui parler un peu et tu pourras faire
évoluer le site en mieux. Et Donc t'auras plus juste à être le journaliste qui fait des articles et
tout... Basiquement, tu pourrais faire et dire comment faire évoluer le site. C'est bête ! Mais je
pense que c'est pour ça que les rédactions américains ont cette avance sur nous dans
l'innovation.. C'est vraiment ce que ça m'a donné comme perspective. c'est vrai que
maintenant je ne code plus dut ut comme je l'avais fait là-bas... mais, quand je vois certains
sites d'info faire des trucs, où avoir des fonctionnalités nouvelles, qui appellent des
fonctionnalités techniques particulières, de savoir comment on les fait, ça aide.
Quand tu reviens des États-Unis, tu trouves un travail tout de suite ? (7.22)
quand je reviens des États-Unis, je suis toujours à l'école. je reviens à Sciences Po, en février.
Et, j'ai encore un semestre à faire. En fait, je m'emmerde à l'école, pour tout dire. C'est sympa
ce qu'on me demande de faire, mais... j'ai l'impression de pas avancer, voire de faire un bond
en arrière. Du coup je me dis que ce serait bien de retarder ma scolarité, et de me faire plus
d'expérience dans des vraies rédactions. Et je trouve sur petite annonce, un truc d'Arte, qui fait
un site participatif dans les 27 pays des élections européennes. Un gros truc, un site pour trois
mois, tout le long des élections européennes... avec 27 correspondants des 27 pays, qui
envoient des vidéos qui tournent autour de ça. Du coup, comme je m'emmerdais à l'école, je
demande à la directrice de l'école de quitter l'école, pour la fin de l'année, pour un stage et
pour revenir début de l'année suivante, pour finir... Pour un stage à partir d'avril jusqu'à juin.
Après, j'envoie mon CV au pôle numérique d'Arte pour un CDD d'été, qui était au festival
d'Avignon, que je n'ai pas... Mais un jour, au mois de mai, ils me renvoient un mail en me
disant:"on aime ce que tu fais sur ton blog et sur ton Twitter, on te propose de devenir la
community manager d'Arte". Et c'est là que j'ai commencé mon boulot, juste après la fin de
mon stage. C'était deux contrats, un d'été et un autre jusqu'à fin mars.
Donc tu n'as jamais repris l'école ?
Si ! Parce que je n'étais pas diplômée... je suis allée voir la directrice de l'école en
disant:"vous savez, j'ai de l'expérience, j'ai appris plein de turcs, ça va aller..." Mais elle n'a
118
pas voulu me donner le diplôme, Donc on a quand même négocié. Du coup, j'ai pris des
congés chez Arte pour retourner à l'école deux semaines, alors que j'avais manqué trois mois
quand même. Et comme il y a des semaines intensives à Sciences Po, j'ai fait deux semaines
intensives web. Une semaine intensive avec Alice Antheaume, où on a fait du web en temps
réel et comment on parle de l'information en temps réel, sur quelles plateformes,...Et une
autre semaine intensive avec un mec du monde.fr, du web, sur le fact checkin, comment
sourcer sur le web, parce qu'il y a plein de sites maintenant qui permettent ça. On a fait un
blog, on a pris toutes les promesses de Sarkozy pendant sa campagne, pour vérifier ce qu'il
avait fait ou pas. C'était intéressant.
Donc je suis quand même retournée à l'école. Donc je viens d'avoir mon diplôme.
Et Arte, ça c'est fini quand ?
Le 29 mars. J'étais qu'en remplacement chez Arte. J'ai compris qu'il n'y aurait pas de créations
de postes, la DRH ne voulait pas. Et Donc j'ai cherché du boulot. J'avais vu passer il y a
longtemps le poste de community manager pour 20Minutes, je savais même pas qu'il était
dispo, j'ai envoyé mon CV mais comme je l'avais fait dans toutes les rédactions. J'ai passé
l'entretien, et comme je connaissais un peu Charles (Dufresnes, chargé de développement
web), que j'avais déjà bossé avec lui, et que j'ai eu un bon entretien, j'ai eu le poste.
Pour quel contrat, CDD, CDI ?
CDI d'entrée. Je n'avais même pas demandé pour mon entretien, j'étais persuadée que c'était
un CDD et quand je suis passée par la DRH, je demande: "c'est jusqu'à quand le CDD ?" Et
là... mais c'est un CDI.
En fait c'est Charles qui voulait avoir une bonne équipe, vu que le poste était à responsabilité
et qu'on s'entendait bien, il a exigé d'avoir un CDI.
C'est vrai quand j'écrivais sur mon blog, il y a un an, j'étais stagiaire, et je pensais faire des
stages pendant encore un moment... et maintenant je suis en CDI.
Je suis au Djinn et ça me fait chier, parce qu'il y a toujours autant de stagiaire et de trucs, et ça
continue à être comme ça, et c'est vrai que moi je suis un peu privilégiée... quand tu vois ce
que fait Sylvain (Lapoix, présidant du Djinn). C'est bien, j'aimerais avoir les couilles de...
Mais pour l'instant je veux juste payer mon loyer et à mon avis, je suis même encore trop
jeune, je n'ai pas le réseau qu'il a, pour me lancer.
Par rapport au web, tu disais qu'avant l'école tu n'utilisais le web que pour des trucs
basiques... Tu n'as jamais été intéressée plus que ça par les ordinateurs ?
« J'ai jamais été très geek. Même, j'ai une anecdote, quand j'ai été prise à Sciences Po, la
semaine où j'étais prise, j'étais pigiste sur un magazine ado et j'avais manqué une deadline
parce que je n'avais pas checké mes mails pendant quatre jours ! Je checkais mes mails trois
fois par semaine... Pendant mon entretien pour l'école, ils m'ont demandé si je lisais sur
Internet... Je leur ai dit: "ah non, non, les écrans... Ça me fait chier, je préfère encore les
imprimer pour les lire dans le RER !" Deux ans après, si je ressortais ça je pense que je m'en
prendrais plein la gueule, mais... C'est vrai maintenant je lis plus sur mon iPhone et sur les
écrans que sur le papier... Même si j'adore encore le papier. »
Et comment tu as découvert Twitter, dans tout ça ? (14.51)
États-Unis ! La première fois c'était en 2007, je faisais le premier cours de web à Sciences
Po, ils ont fait venir Francis Pisani, du blog Transnet sur lemonde.fr, un mec qui est à San
Francisco, qui fait toutes les news hightech... Ils l'ont fait venir et il est incroyable ! Il connait
tout, sur toutes les start-up, les réseaux sociaux... Et en 2007, il nous dit: "les réseaux sociaux,
c'est le prochain truc". Nous on y pipait rien... En 2007, on était tout juste sur Facebook, mais
119
il n'y avait pas d'approche média... on ne comprenait même pas le rapport. Il nous a fait un
cours avec tout ! Il y avait Digg, De.li.cious, Facebook, tous les trucs possibles et imaginables
! Dont Twitter ! J'ai Donc ouvert un premier compte Twitter en 2007, que je n'ai jamais
alimenté jusqu'à ce que j'ouvre mon blog en avril 2008. Quand j'étais aux États-Unis, en
octobre novembre, j'étais hyper active dessus parce qu'Obama était à fond là-dessus, les
américains étaient à fond là-dessus déjà et Donc j'alimentais mon compte, et celui d 'un
journal local, pendant les débats entre les différents candidats. On les tweetait. C'est moi qui
les tweetais parce que j'aimais bien Twitter. J'aimais bien cet outil là. J'ai continué à l'utiliser
aux États-Unis, j'ai commencé à trouver plusieurs français que je connaissais de mon
entourage sur Twitter. Et un janvier 2009, j'y étais tous les jours. J'étais en Angleterre, pour un
stage, j'étais sur Twitter toute la journée.
En France, ça a commencé à gonfler quand ?
Avril-Mai 2009. Ça me donnait déjà un avantage parce que j'y étais allé plus tôt.
Je l'ai trouvé grâce à ce prof. Je l'ai rouvert parce que Obama, sa Campagne, tout ça... Et après
pour faire de la veille.
Quand tu dis que ton entourage était dessus, c'était des journalistes ?
Oui, c'était des journalistes. Des potes. Le premier que j'ai trouvé c'était Nicolas Gausset
(@nicolo), qui travaillait pour une boîte de communication politique.
Twitter ça prend comme ça. Une fois que tu trouves deux trois personnes avec qui discuter,
après y en a d'autre, et quand tu as un nombre de followers décent et qu'il y a des gens qui te
suivent, c'est vrai que t'y es tous les jours. Et comme je m'emmerdais en stage, en Angleterre,
j'étais vachement là-dessus. J'ai jamais arrêté depuis. J'ai utilisé Twitter le plus en juin de
l'année dernière. Avec le truc des forçats, ça a explosé. A mon avis Twitter a fait explose mon
blog plus que mon blog a fait exploser mon Twitter. En mai-juin, tout l'été dernier. Après pour
Arte, j'étais hardcore user... Maintenant, j'en fait moins mais je suis toujours devant.
Tu as été suggestive user à un moment ?
Je le suis toujours. J'ai pas compris, le jour où ils ont mis en place ce truc là, le premier jour
j'étais dans la liste des français. Ça a explosé. J'ai jamais su pourquoi. apparemment c'est un
algorithme, basé sur l'ancienneté de ton compte, le nombre de tweets, il fallait pas qu'il y en
ait trop ou pas assez, et le nombre des followers. Apparemment au compte correspondait à ce
truc là. Il y en a d'autres qui ne conviennent pas: apparemment Alex (Alexandre Hervaud) et
Vincent (Vincent Glad) ne sont pas dans ce truc là, alors qu'ils auraient pu y être.
Tu as combien de followers ?r
Je viens de passer les 37.000. Hier.
Et ça fait quoi ?
Rien du tout. Mais je le dis depuis que j'en ai plus que tous les autres ! Je me dis que vraiment
j'ai... Je pense même que j'ai perdu des followers ! Il y a des gens que ça a fait chié que je
passe suggestive, et ils se sont barrés. Comme je tweete moins, Donc moins d'info, je pense
qu'il y a des gens qui m'ont "dé-suivis" parce que 1. j'avais trop d'utilisateurs et ça les faisait
chier et après j'ai que des nouveaux comptes qui souvent sont inactifs.
A mon avis, les gens qui me suivent, c'est 400 personnes qui sont les journalistes parisiens
quoi. Et encore, Emmanuel Torregano me sut pas, d'autres aussi. Je me pense pas au-dessus de
Vincent (Vincent Glad) ou un autre.
Mais au niveau de ta façon de tweeter ? Il n'y a pas un moment où tu as changé ?
120
J'ai eu peur !
Parfois, il arrive de croiser des gens qui me connaissent virtuellement et ça m'étonne toujours
parce que j'ai toujours l'impression de parler à quelques personnes et que les autres ne voient
pas...
Et récemment j'ai vu que mon père était sur Twitter et ça m'a fait pas mal flipper ! Parce que
parfois je raconte des trucs...
Sinon, ça a un peu changé ma façon de tweeter... Je tweete beaucoup moins parce que j'ai peur
de flooder (submerger, noyer) les gens. Je me dis que je tweete moins, ou moins bien... je me
dis que d'autres gens ont dû trouver avant moi l'info...
En fait souvent je tweete des trucs de la rédaction, je me sers de mon compte perso pour faire
tourner l'ambiance de la rédac. je pense que ça joue vraiment dans mon rôle de community
manager. Mon compte Twitter compte, pour que je puisse parler de la vie de la rédac, ça
marche vachement bien sur Twitter ces trucs là.
Un bon argument pour se vendre ?
Oui. Et sur 20Minutes, c'est une super rédaction, parce que quand je suis arrivée ils avaient
déjà tous un compte Twitter !
Chez Arte, mon boulot c'était aussi de sensibiliser à ça, pour que tout le monde puisse utiliser
Twitter...
Par rapport à l'utilisation des comptes Twitter de journalistes, c'est vraiment particulier
en France: ça paraît difficile à arbitrer entre le côté pro et le côté perso
C'est pas facile.
Chez Arte, si j'ai été prise, c'est surtout pour mon blog et mon compte Twitter. Le type au web
aimait bien mon compte Twitter...
C'est vrai que c'est un peur dur... Il m'est arrivé une fois de tweeter en soirée, et le lendemain
de pas venir au boulot, j'étais malade, bref, et du coup, le lundi, il m'a dit: "bon, quandd tu
tweetes à une heure du matin et que t'es dans une soirée et que le lendemain tu te pointes pas,
ça peut pas le faire...." C'est vrai que, c'est là que j'ai compris qu'il ne fallait pas jouer avec le
feu et qu'il fallait aussi arbitrer. c'est aussi pour ça que je tweete beaucoup moins.
Mais, le fait est que sur Twitter, les comptes les plus suivis sont les comptes des journalistes,
pas les comptes des rédactions. Dans les faits, 20Minutes a 40.000 followers, mais je sais que
moi, si je poste un lien vers 20Minutes, il sera plus cliqué que le compte. Donc c'est des gens
qui suivent les médias pour suivre les médias, parce qu'ils pensent qu'il le faut, mais c'est
souvent des novices. Et ceux qui sont là en permanence et qui cliquent sur les liens, c'est ceux
qui vont suivre le journaliste de la rédaction plutôt que le compte de la rédaction. Finalement,
les Twitter de rédaction sont impersonnels. J'essaye de rendre plus personnel 20Minutes, tu
auras toujours des scrupules à poster des trucs un peu borderline, même si les rédacteurs en
chef sont très cool, et même si la direction n'en saura jamais rien. Par exemple je tweete des
photos de la rédaction, qui ne sont pas de l'info mais qui permettent de montrer la rédac, et qui
rendent le compte un peu plus personnalisé que des comptes qui font RSS.
Tu crois que Twitter marche surtout parce que ça donne une certaine "âme" aux
journalistes web ? Qui ne sont plus des "claviers", comme me le disait Alice Antheaume,
mais des gens ?
Ça aide à personnaliser. C'est vrai que ça nous a personnalisé. Et c'est vrai que ça a permis,
après les forçats justement, qu'on se connaisse tous. Si maintenant on se connait tous c'est
aussi grâce à ça. A mon avis, j'aurais jamais voulu rencontrer Alex Hervaud s'il n'avait pas été
121
sur Twitter; j'aurais jamais rencontré Vincent Glad... Enfin, j'aurais voulu les rencontrer ! mais
ça se serait fait beaucoup moins vite et il n'y aurait pas eu de grandes réunions comme on fait
maintenant tous les mois. Ça a créé une corporation. Ça nous a personnalisé et ça a créé une
corporation.
Après à mon avis, ça ne nous a personnalisé pour le public. Parce que sur Twitter, ça reste
quand même pour moi une sphère de gens du web, des photographes, des journalistes... Les
gens qui lisent 20Minutes ils ne vont pas sur Twitter. Ils vont sur Facebook où il y a une autre
approche. je pense que c'est plus entre journalistes que vis-à-vis des internautes.
Donc ça a créé une identité entre vous mais pas encore forcément auprès du grand
public ?
Oui, c'est ça. c'est-à-dire que Alex, Vincent ou moi, on est connu auprès des journalistes de
rédactions parisiennes. Mais faut pas se leurrer: beaucoup de gens ne nous connaissent pas !
C'est vrai que je relativise toujours quand on me dit: "qu'est-ce-que tu penses de ta
réputation?" Mais quelle réputation ? On me connait dans deux, trois rédactions, mais j'ai rien
fait de plus. Il y a plein d'autres journalistes, dont les noms ne sont pas connus, qui ont
beaucoup plus d'expériences, qui ont en fait plus que moi.
Je pense qu'il faut quand même relativiser tout ça. Depuis un an on est tous là-dessus, on se
dit "c'est énorme", oui, c'est énorme pour Internet et pour les autres gens, mais pour le reste.
Du coup, les journalistes français qui sont arrivés sur Twitter, à ton avis, pourquoi ils s'y
ont mis ? Ils étaient sur le web, Twitter était un outil, puis ils se sont vus les uns les
autres et ça a commencé comme ça ?
Il y a plusieurs utilisations.
Ceux qui ont commencé en s'en servant comme un blog en fait. Après, maintenant c'est
beaucoup plus de la discussion de l'information. Dans mon réseau en moi en tout ça, ça
tournait à la rigolade beaucoup plus. Alors que quand j'étais aux États-Unis, au début, avant
que tout le monde arrive, c'était vraiment plus de la veille et de l'info. Je pourrais me refaire
un réseau où c'est plus de l'infos mais, comme on s'est connus, et beaucoup on se connait en
vrai, on se fait des privatejokes..; c'est devenu à moitié un média d'info, quand les infos
sortent ça permet quand même d'être là, mine de rien, c'est quand même l'argument qui
permet de dire que c'est un truc journalistique, mais c'est devenu aussi un outil de chat, parce
que c'est un truc inetr-rédaction. De toute façon, ça intervient dans à peu près toutes les
rédactions en temps réel... A mon avis, c'est à la fois un outil journalistique, ça se voit tout de
suite, dès qu'une actu arrive, ça prend très vite et ça a changé le rythme d'Internet. Le rythme
était déjà rapide mais là ça a encore changé... Les comptes américains vont plus vite que les
agences... Types Breaking News, les trucs comme ça. Ça reste un outil qui permet d'être en
avance sur tout le monde...
Mais après, il y a tout cet aspect discussion, qui peut être à la fois drôle, mais aussi plus
sérieux... je vous tous les rédac chef qui parlent de l'avenir du journalisme, des trucs comme
ça... Et ça leur paraît à eux aussi... Eux aussi, ça leur a vachement servi ! C'est nous qu'on voit
beaucoup. les plus jeunes je veux dire. Mais, je sais qu'eux, après le truc des forçats, ça les a
rapproché aussi. Et ça a favorisé le coté corporation.
LA première génération, la plus jeune, a beaucoup fait, et la génération d'après a suivi. C'est
vrai que, parfois sur Twitter, quand on fait nos pots du Djinn, il y a toujours un rédac chef qui
demande "je peux venir?" Ils avaient peur ! Ils veulent pas ! Tous les jeunes face à eux...
Eux ils ont leur statut de rédacteur en chef sur Twitter, nous tous les jeunes journalistes ont
passent notre temps à faire nos blagues... On est plus là qu'eux... Mais ils ont peur de nous
parce qu'on est plus nombreux...
122
Ils avaient peur, à 'époque des forçats, qu'on leur reproche qu'ils prennent des stagiaires...
Par exemple, quels rédacteurs en chef ?
Joël Ronez, d'Arte, qui n'est pas venue. Il y a Johan Hufnagel, de Slate, mais il n'est pas venu
non plus. il y a Emmanuel Torregano aussi, qui est venu une fois. Il y a Benoit Raphaël qui
m'a envoyé un texto une fois, pour me demander d'organiser une rencontre entre, en gros, les
gens du Djinn, et les rédac chef. Je l'ai jamais organisé, mais ça demande de l'organisation. Il
faut organiser la rencontre.
Je pensais pas que le clivage était aussi marqué.
A mon avis, c'est juste générationnel. Et si un seul venait, je suis sûre qu'ils repartiraient en se
disant que c'est super intéressant, de voir les jeunes journalistes. Après, ils ont des familles,
etc.
Sur le Djinn, il y a aussi d 'autres gens qui voient sur Twitter que les jeunes journalistes se
réunissent, et du coup il y a d'autres gens du web qui viennent aux réunions.
En gros, il y a une évolution sur Twitter en France: d'une veille, un peu comme aux ÉtatsUnis, à une discussion, peut-être par besoin de se réunir, de se rencontrer ?
C'est devenu un truc de discussion. Aux États-Unis ce n'est pas du tout la même chose, il y a
vachement plus de gens et ça se voit dans les trending topics, qui sont des choses simples:
match de foot, people... J'ai l'impression qu'ils l'utilisent plus comme un SMS. Un peu comme
un forum sinon.
En France, c'est encore très journalistique, de ce que je vois de la communauté.
Comment tu as rencontré toi les gens ?
Les premiers c'était dans des fêtes d'agences web, des événement autour du web...
Mais la première vraie rencontre c'était le débat des forçats. Parce que, quand j'organisais tout
ça, forcément, j'organisais ça sur Twitter, en faisant des reply, en disant "venez, venez". Donc
du coup, les rédacteurs qui ont assisté à ça étaient uniquement des gens que je connaissais via
Twitter. c'était Aude Baron, ... la plupart du public qui était là c'était des gens qui faisaient
partie du réseau Twitter et que je n'avais jamais rencontré. C'est là que je les ai rencontré en
vrai pour al première fois. Et quand on a décidé de monter le Djinn, on a fait une première
réunion où il y avait Vincent Glad, Samuel Laurent (Figaro), Sylvain (Lapoix, pigiste)...
quand on a fait le premier pot du Djinn, alors là... il y avait toue ma timeline.
Comment ça s'est passé quand vous avez décidé de monter le Djinn ? Ça s'est passé via
Twitter aussi ?
Ouais, on s'est envoyé des DM, puis des mails. Sylvain a envoyé un mail, en mettant Vincent
et Samuel en destinataires. Et on a lancé un premier blog, en rameutant des gens via Twitter.
C'était fin juin.
A propos de l'article de Xavier Ternisien, comment tu as réagis ? J'ai lu ton billet posté
sur ton blog, mais qu'est-ce que tu as ressenti à la lecture ?
J'étais encore stagiaire, à l'école, Donc ce qu'il écrivait me semblait vraiment réel... Les
salaires de merde, le fait qu'il faille travailler plus que dans du papier ou que sur d'autres
supports... Enfin, pas plus, mais plus à la chaîne. Ça me semblait pas vraiment faux. Après, ce
qui a été débattu, c'est le fait qu'il a fat dire à Johan Hufnagel des choses qu'il ne devait pas
dire, en off, et c'est pour ça aussi que ça a fait chier plein de gens.
Moi ce que je disais en gros, c'est que oui, c'était ça, mais qu'il fallait se servir de ce portrait
de journalisme web, c'est vrai un peu tronqué, mais dans les grandes lignes un peu vrai, fallait
123
se servir de ça pour améliorer les salaire,s parce qu'à l'époque y avait pas, et y a toujours pas,
de grille pour le journalisme web, pour avoir une carte en journalisme web, il faut envoyer des
impressions... C'est un peu bizarre... Il n'y a pas de reconnaissance, beaucoup moins
aujourd'hui, aussi grâce à ça, je disais dans mon article: "oui on est des forçats, mais il faut
faire un statut de journaliste web, améliorer les contions dans les rédactions, avec des gens
nombreux, du coup il y aura moins d'horaires difficiles. Après le web, ça rapporte pas
d'argent, du coup les rédactions sont moins nombreuses, moins bien payées.
Donc c'est à la fois vrai, ça pointait du doigt les rédacteurs en chef, alors qu'à mon avis ils
n'ont pas vraiment le choix non plus... Ce modèle c'est dû au manque de moyens, qui dès le
départ caractérisait les premières rédactions web. Alors que les journalistes papiers produisent
deux fois moins que sur le web. Xavier Ternisien, par exemple, écrit deux fois moins qu'un
rédacteur de 20Minutes. Alors qu'ile st payé 3000 euros, contre 1800 euros brut pour un
journaliste de 20Minutes... et il écrit cinq articles par jour, et il peut travailler le weekend.
Alors qu'ile st payé 3000 euros, contre 1800 euros brut pour un journaliste de 20Minutes... et
il écrit cinq articles par jour, et il peut travailler le weekend.
D'accord, c'est la merde, mais essayons de revaloriser le métier.
Certains se sentaient agressés dans leur identité même de journaliste, étant fiers d'être
sur le web...
C'est ça. C'est pour ça que l'article a fait débat, c'est parce qu'on sentait le mépris. Que le web
est moins bien. Non, le web c'est pas moins bien. Oui tu bosses beaucoup, oui il y a moins de
temps, et encore, il y a moins de temps, ça dépend des rédactions ! Vincent (Glad) à Slate,
quand il fait un article, il a quatre jours et il interviewe la Terre entière ! Lui, en écrivant son
article, il pensait que tout le monde fonctionnait en batonnage et qu'on ne pouvais pas faire du
bon journalisme sur le web ! Alors que c'est pas vrai ! Lui est rentré dans les rédac, nous a vus
comme des pauvres machines, alors que les journalistes qui aiment le web, qui en ont la
passion, et qui demandent simplement de faire des choses ! Moi quand je faisais un article sur
le papier j'étais frustrée, je pouvais pas mettre mes liens et mes vidéos ! C'est un média qui est
génial, tous les jours tu découvres des trucs, des articles que tu n'aurais pas lu sans avoir le
net, sans avoir Twitter, sans avoir tout ça. Le papier, Le Monde, maintenant ils ont trois jours
de retard ! Ben oui, tu te dis maintenant: "je suis fière d'être journaliste web !" Tu peux faire
plein de truc,s apprendre plein de trucs
Au niveau de la reconnaissance, tu as ressenti une indifférence ou du mépris des
journalistes papier ?
Même ici, il y a toujours une différence entre papier et web, et pourtant c'est une rédaction
plutôt bien, il a fallu qu'on mette la rédaction web au milieu du papier, parce qu'avant c'était
trop cloisonné et c'était difficile. A Arte je m'en rendais pas compte, là ou j'étais, tout le
monde faisait du web. Samuel Laurent me racontait qu'au Figaro.fr, les journalistes papier
viennent voir les journalistes web en leur disant que leur ordi ne marchent pas ! Pour eux, I
etrnet, c'est ououh !Pour eux, Internet, c'est ououh ! Pour nous, c'est énorme, on est dedans, on
connait ça, mais d'autres...
Maintenant, je me sens plus reconnue, parce que le fait de se connaître, ça permet de se dire
qu'on n'est pas tout seul. Et à mon avis, c'est ça qui manquait avant. Avant, le journaliste qui
était sur l'ordinateur,sans ce côté Twitter, sans ce côté on se connait, se sentait un peu seul
dans un coin d'un bout de rédaction, payé une misère...
Et mine de rien, ce compte Twitter permet aux rédacteurs en chef de savoir qui est qui... Et tu
sens que t'as une espèce de reconnaissance des rédacteurs en chef, même si tu ne les as jamais
rencontrés ! Un accès quoi... Et ça a tout changé !Un jeune journaliste, tu peux avoir accès à
des rédac chef comme ça... t'y penserais jamais...
124
C'est vrai que sur Twitter, l'interpellation marche très bien... Ça rapproche
C'est ça, les rédacteurs en chef deviennent accessibles. Et comme ils se prennent au jeu, et
qu'ils aiment bien nos trucs...
Avant, jamais ça aurait été envisageable. Jamais j'aurais pu parler de l'avenir du journalisme
papier avec le rédacteur en chef du Monde... T'as une impression d'accessibilité et de marge
de manœuvre. Après, c'est tout aussi difficile aujourd'hui d'être journaliste web, ou en radio
ou en télé. Il y a d'autres jobs, au-delà des supports qui sont difficiles.
Les premiers temps, quand tu te mettais à suivre des jeunes webjournalistes, comment
ça se passait ? Tu regardais ce qu'il faisait, retweetais ce qu'il postais...
Souvent, de toute façon, quelqu'un qui me suit, qui me reply, je regarde qui c'est (= recherche
confrères). Maintenant le problème, c'est que j'en ai énormément par mois.... Avant, quand
j'avais mon compte « normal », toute personne qui me suivait, j'allais tout de suite sur son
compte. Après, je le suivais jamais automatiquement. « Je suis les gens qui ''tweetent'' des
choses assez cohérentes. Si c'est un jeune journaliste, ou d'une école, je regarde et je vois sa
timeline. Si ça m'intéresse, je le suis, si ça m'intéresse pas je ne le suis pas. Après, c'est des
gens qui me « at » [qui font un @, suivi de son pseudo, utilisé pour interpeler un utilisateur
sur Twitter], je regarde. Après c'est beaucoup de journalistes... »Après il y a des comptes que
je suis au cas où, et finalement j'en suis trop. Il y a beaucoup de trucs américains, de
blogueurs américains, pour ne pas perdre la veille qui fait que, mine de rien, m'a permis
d'avoir des followers, mon job, tout ça. Donc je suis...
Il y avait un article sur le New York Times qui disait que Tumblr était le prochain truc pour
les médias... J'en ai ouvert un du coup pour essayer de voir. J'essaie des trucs après ça marche
ou ça ne marche pas, mais... Au-delà du journalisme pur, je dois être aussi en veille sur qu'estce qui fait en innovation sur le web. Pour la rédaction Ce qui est assez nouveau dans le job de
journalisme.
A Sciences Po, à part le cours avec ce type qui nous a présenté tous les médias sociaux, les
autres cours étaient assez traditionnels. On nous apprend à écrire des articles, et on ne nous
apprend que ça. On ne nous apprend pas à faire du web. Et ça, ça va changer. A Sciences Po,
ils vont carrément changer leur programme.
Apparemment, Alice Antheaume voulait changer tout ça et était déterminée à mettre
plus de web...
Ça va faire du bien ! Elle, je sais qu'il y a de la programmation dans son programme de
l'année prochaine. C'est vraiment important.
Nous à la rédaction, avec mon collègue, on fait des réunions avec le directeur général, disant
« il faudrait qu'on soit là, il faudrait qu'on soit là », parce que même les rédacteurs en chef, ils
ne sont pas sur le net et n'ont même pas le temps de penser à tout ça... Du coup, la présence du
site à l'extérieur du site, est aussi importante que le site lui-même, parce que voilà, les gens
vont sur Twitter, les gens vont sur Facebook... C'est important d'être bien implantés pour
l'image de marque. Un site qui n'a pas de page Facebook ou une page Facebook qui ne marche
pas... ou qui n'est pas alimenté régulièrement, à mon avis ça leur fait perdre de l'audience.
Niveau image de marque, ereputation, tout ça, il faut avoir ça.
En discutant avec Alice, elle me faisait une remarque intéressante, on peut parler de
l'identité des webjournalistes en train de se faire, à relativiser aussi, mais en plus cela
permet de créer une méta-rédaction: tous ensemble, sur Twitter, on se retweete, on se
reply, on avance ensemble. Après, chacun fait ses articles bilan sur ses médias, mais
finalement sur Twitter, on a l'impression d'aller au-delà des supports
125
C'est ça. Il y !a un immense côté participatif, parce qu'on voit ce que les gens font, quand ils
reprennent une actu... Et tout le monde suit. A un moment, c'est assez impressionnant:
pendant trois heures, on va tous parler d'un même truc. Et à ce moment là, il y a une espèce
effet de mimétisme, et tout le monde tweete les liens de tout le monde, et c'est vrai que, il est
arrivé de retrouver des liens vers Twitter dans les papiers !
Clairement, elle a totalement raison sur ce côté là, les gens travaillent ensemble, et au-delà de
la rédaction, et le fait que l'on se connaisse grâce à Twitter ça a apporté un outil journalistique
et participatif absolument fascinant.
Après, il y a toujours l'enjeu d'avoir le truc pas repris dans ton article. Faut avoir quand même
l'originalité.
Il reste une course à la primauté de l'info?
Ah ouais, tas quand même envie de faire un bel article ! Si les gens lisent le même partout,
avec tous les liens mis sur Twitter, ils auront tout lu. Après c'est la recontextualisation qui est
intéressante.
Et au Djinn, t'as fini, t'as les résultats ?
Oui. Je suis dégoutée d'ailleurs, parce qu'Alice Antheaume va faire la même chose... Je suis
bête parce que nous, on l'a fait via un formulaire, qui renvoie sur la boîte mail, un par un,
alors qu'Alice a fait beaucoup plus court, et elle l'a fait un Google formular... Moi, j'en avais
70, et fallait que je dépouille,e t fallait que je fasse les tableaux, machin... Ça m'a pris un
temps fou ! On aurait pu l'avoir en février et j'ai fini là...
Le problème c'est qu'on a pas assez de monde, Alice elle en a 100... Moi, j'avais beaucoup de
truc remplis qui était BIEN ! Il y a moitié de gens qui vont très bien, il y a moitié de gens qui
sont stagiaires et qui galèrent. Enfin, les rédac chef avec 4000 euros...
Ça Casse les chiffres (attente d'un certain résultat, distanciation des rédac chef, pré Çarité
admise). Mais ça fait drôle aussi.
C'est marrant parce que ça peut être aussi le reflet du web... Précaire, mais là où ça
embauche
C'est là où il y a beaucoup de turn over. Je sais pas si ça embauche après... Il y a plus
beaucoup de créations... Il y a beaucoup trucs qui se sont montés !
C'est ce que dit par exemple Alice...
Oui, à son époque à elle, il y avait 20MInutes qui se lançait, le Post qui grandissait... Il y avait
plein de jobs... Maintenant, ça bouge plus. Turn over. Et puis même, après coup, je suis
contente d'être partie de chez Arte. A notre âge, t'as pas non plus envie de te fixer (amour du
web aussi motivé par le jeune âge ? Précarité tolérée voire enviée?)
Tu penses toi, que c'est important de faire reconnaître u journalisme web ? Vis-à-vis des
pairs et vis-à-vis du public ? Pour en avoir discuter avec Emmanuel Torregano ou Alice
Antheaume, selon eux, la question ne se pose pas en fait... Il y a un journalisme, et après
il y a des supports, qui éventuellement conformer les pratiques fondamentales du
journalisme. Mais quand j'en parle avec Alexandre Hervaud, Sylvain Lapoix ou Vincent
Glad, c'est super important de faire reconnaître le journalisme web.
Si les blogs ont eu autant de succès, et ont toujours du succès, c'est parce que les gens avaient
besoin de savoir qui parlait, de s'identifier... et que dans les médias traditionnels, à part JeanPierre Pernaut et d'autres présentateurs télé, ils ne savaient pas qui était les journalistes. En
même temps, ça peut déplaire. Mais en même temps, connaître des journalistes qui écrivent
les articles... Finalement, moi je sais que dans Libé, les Garriberts, je les connaissais avant
126
leur compte Twitter, je connaissais leur ton et je préférais les lire pour leur ton... Après, je
pense pas qu'ils aient besoin de savoir tout ce qu'on vit sur nos comptes Twitter... Mais la
personnalisation du journalisme, c'est un bon truc pour les gens...Ça va en agacer beaucoup,
mais finalement ils reviendront parce qu'ils connaitront la personne qui écrit et... c'est vrai que
quand je suis arrivée sur Arte, ils me demandaient de faire des revues du web. Et au début, je
faisais des trucs très proprets, très sérieux, très scolaires.... Et ils m'ont fait: écrit comme ton
blog ». Ils préféraient lire mes papiers sur mon blog que mes papiers qui étaient un peu
chiants ! Dans ce sens là, je pense que oui, la personnalisation est importante » mais c'est une
question de ton, qui a toujours existé, avec les éditorialistes. Et dans le news, on te demande
pas de ton. Soit c'est un article traité comme ça... soit c'est un article traité par un certain
journaliste... Et moi je raterais pour rien au monde un article des Garriberts ! Alors que dans
Libé, il y a d'autres noms que je connais, mais dont j'attends pas les articles. Je pense que c'est
la même chose via le web.
Le Djinn, vous comptez faire quoi pour la suite ?
Il faut finir le questionnaire... Je les ai faites les questions, mais je pense que c'est pas... L'idée
c'est, à la fin du questionnaire, c'est d'écrire un article bilan sur « c'est quoi un journaliste web
type » aujourd'hui. C'est vrai que nous on ne peut pas... Le SNJ a aussi lancé un questionnaire,
et Donc enfin il va avoir une reconnaissance... Et si on fait un truc propre, ce serait la
première définition du journaliste web quoi.
Alors c'est quoi un journaliste web aujourd'hui ?
Euh... C'est pas un seul journaliste... comme dans tous les autres médias... Mais en gros, c'est
quelqu'un qui adore le web. Ou sinon, il ferait pas ça, ou sinon, il ne resterait pas...Si tu fais
un stage et que t'aimes pas, tu restes pas. Le web, soit t'aimes ça et t'es à fond, soit t'aimes pas
ça et t'en fais pas.
Après, il y a un équilibre entre ceux qui aiment ça, mais qui font d'autres trucs, et ceux qui,
comme moi et Alex, sont sur ça en permanence. Après, il y a ceux qui aiment toujours faire de
la news, et ceux qui aiment faire des trucs type magazine sur le web. La différence entre les
papiers d'Alex et 20Minutes, sites d'info...
Il et pas payé beaucoup en général...
Il aime bien Internet. C'est con à dire comme ça ! Au-delà du journalisme, la tendance fait que
le webjournaliste sait écrire des articles, est capable de faire du son, de la vidéo, bref, du
multimédia, et s'intéresse à ce que fait le web en général. Comment se fait le web. Moi, je fais
ce job assez particulier de community manager, et pour moi, il y a une espèce de triangle de
fonctions: 'activité de journaliste, celle de community manager et celle d'entrepreneur du web.
Participatif, écriture des articles et tu veux améliorer le site pour lequel tu bosses. T'as envie
de toucher au web. De faire plus qu'écrire.
C'est particulier à l'évolution du webjournalisme ? J'ai l'impression que les gens à
20Minutes et à Slate, c'est-à-dire pas forcément dans des rédactions qui parlent de
l'actualité du net, nécessairement parlent de l'objet Internet ?
C'est ça. Il y a un intérêt pour l'objet Internet. Au-delà du journalisme, tous ces trucs comme
le « lolcat », le Sad Keanu, 4chan, n s'intéresse à ça parce qu'on s'intéresse au web. Il y a aussi
l'intérêt pur pour le web et l'avancée d'Internet et ce que va devenir cet énorme truc.
C'est marrant parce que tu retrouves pas du tout ça ailleurs. Les gens du papier ne sont
pas tous calés sur l'histoire du papier...
C'est ça. Et pour eux, comme le papier c'est pas voué à évoluer, tu peux faire des nouvelles
127
maquettes et des nouveaux trucs... Tu peux tellement faire tout sur Internet, que ça bouge en
permanence ! T'es obligé de t'intéresser ! YouTube c'est pas le début du web, Facebook c'est
pas le début du web... C'est vrai que les gens suivent aussi ça... C'est énorme, t'as toujours
l'impression d'être en retard.
Tu vois quelle évolution dans le journalisme en général et sur le web ?
Je pense que les journaux vont devenir des outils d'analyse. Parce que la génération qui lit le
journal existe encore et les journaux continuent de se vendre, même avec du mal. Le papier va
devenir du papier magazine, qui marche super bien.
Tu vois, par exemple, j'achète un magazine, parce que j'aime bien lire ça, pourtant ça coûte
cinq euros ou truc comme ça, mais Le Monde, je l'achète pas, pour tenir ce grand machin
comme ça... A moyen, long terme, le papier existera encore, mais sur des formes vraiment
analytiques... Là où le web fera de l'actu pure, en temps réel ou pratiquement je pense. Le
temps réel va devenir... la scission magazine temps réel va encore se creuser. Et j'ose espérer
que le participatif et les médias sociaux vont devenir un truc central. Les postes de community
manager, les premiers, c'était en 2008. L'intégration de ces gens qui sont plus web que
journaliste... on est un pôle au milieu du web et du journalisme... L'intégration des gens qui
pensent web devront être plus intégrés aux rédactions.
Après, il y a toujours ces questions de modèles, ce qui va clairement déterminer l'avenir du
site Internet. Il n'y a qu'un site qui fait de l'argent au monde, c'est le Huffington Post... Et les
trucs français, déjà c'est en français. Et ils ont des diaporamas clairement sponsorisés. Ça av
aussi passer par là, ce côté tabloïds... Le web va être social... Et la télé, c'est pas prêt de
disparaître, la radio, est bien ancrée, mais les audiences flanchent un peu... Le côté trois
fonctions en un change le journaliste et le côté personnalisation jouera aussi beaucoup, via les
réseaux sociaux.
128
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130
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION......................................................................................... 1
PREMIÈRE PARTIE: INTERNET ET JOURNALISME, UNE IDENTITÉ DYNAMIQUE....8
Chapitre 1 – Internet, une variabilité intrinsèque ......................................10
Section 1. Une histoire courte mais dynamique.............................................................. 11
I.Internet: une toile, non une étoile............................................................................. 11
II.La préservation par les chercheurs .......................................................................... 13
Section 2. Du web au web social..................................................................................... 15
I.Le « navigateur roi ».................................................................................................17
II.Le temps des profils................................................................................................ 17
Chapitre 2. La presse en ligne: des usages évolutifs ................................... 22
Section 1. L'évolution contre la révolution ......................................................................22
Section 2. Une histoire « chaotique ».............................................................................. 24
I.1995 à 1998: passivité et archaïsme......................................................................... 24
A. Des approches « plus défensives qu'offensives ».............................................. 25
B. Des interfaces archaïques.................................................................................. 26
II.1998-2001: l'effet bulle ........................................................................................... 28
A. Un enthousiasme moteur du recrutement et de la réflexion .............................. 28
B. Le système D actif............................................................................................. 29
III.2001: l'incertitude...................................................................................................30
A. Désillusion et manque de moyens .................................................................... 30
B. Du doute aux nouvelles pratiques......................................................................33
Chapitre 3 – L'identité du « flou » du journalisme.................................... 36
Section 1. Le concept fuyant de l'identité........................................................................36
I.Premières approches définitionnelles: l'identité ou le principe d'incertitude ...........37
A. L'identité « essentialiste » face à l'identité « relativiste » ................................ 38
B. Le choix du « structuralisme constructiviste ».................................................. 39
II.L'identité des journalistes: le « professionnalisme du flou ».................................. 39
A. Le journalisme, une « profession » ?.................................................................40
B. Un « flou productif »......................................................................................... 43
Section 2. Le webjournalisme en 2006, une question « qui reste ouverte »....................46
I.Le webjournalisme, une entité « qui n'existe pas en tant que groupe »....................48
II.Le webjournalisme, objet de déconsidération et de répulsion ...............................51
A. Une activité synonyme de menace.................................................................... 51
B. La lutte interne des « anciens » et des « modernes ».........................................52
C. Le webjournalisme: une « figure de repoussoir »..............................................55
DEUXIÈME PARTIE. LE WEBJOURNALISME, UN CHANTIER EN COURS..............58
Chapitre 1. Webjournalisme: un processus identitaire enclenché ............60
131
Section 1. Usages de Twitter: journalisme de communication ........................................60
I.Twitter: un usage stimulé par des impératifs professionnels .................................... 61
A. Création et utilisation initiales des comptes...................................................... 61
B. Utilisation: amont, aval -> environnement toute la journée c'est Twitter, pas
déconnecté.............................................................................................................. 63
Twitter, rival des agences de presse...................................................................63
Twitter, tous des « community managers »....................................................... 64
II.Un intérêt d'ordre privé justifié par une « éthique » journalistique.........................66
A. Intérêt pour le web.............................................................................................66
B. Un intérêt justifié par les « fondamentaux journalistiques »............................. 69
Section 2. Twitter, catalyseur d'un processus identitaire ................................................ 72
I.Identité individuelle: la création de « signatures »................................................... 73
A. Personnalisation et désintermédiation ............................................................... 74
Une « timeline » qui sort du domaine professionnel......................................... 75
Vers une désintermédiation ?.............................................................................78
B. La création de signatures................................................................................... 80
Twitter, une reconnaissance individuelle au sein du champ journalistique ? ....81
II.La création d'une identité objective: de la communauté virtuelle à l'association ....84
A. Création d'une communauté: la fin de l'isolement ............................................ 85
Des conséquences sur la pratique journalistique: la « méta-rédaction »...........86
B. « Les forçats de l'info »: le stigmate devenu emblème......................................89
Les « forçats de l'info »: « Et mon cul (posé à côté du télescripteur), c'est du
poulet, Xavier? »............................................................................................... 90
Le Djinn: d'une communauté virtuelle à une association, le renforcement des
liens....................................................................................................................94
Chapitre 2. L'identité de webjournaliste: un impact à relativiser ............99
Section 1. Mouvement de double légitimation identitaire .............................................100
I.la reconnaissance d'un particularisme: enjeu de discorde ...................................... 100
A. Ben oui, tu te dis maintenant: « je suis fière d'être journaliste web ! »...........101
B. « Il n'y a pas de raison de s'identifier à un outil. Il n'y a pas eu de journalisme
de machine à écrire. »...........................................................................................103
II.Le renouveau dans la représentation collective .....................................................104
Section 2. Le problème de la reconnaissance................................................................ 106
I.Une spécialité toujours dominée.............................................................................106
A. Des rédactions non homogénéisées en recherche de modèle économique.....107
B. Ecoles de journalisme: le web, toujours une voie poubelle ?.......................... 108
C. Le webjournalisme, une spécialité toujours objectivement dominée ..............110
II.Une reconnaissance extérieure inexistante ............................................................112
Section 3. La nécessaire adaptation............................................................................... 114
CONCLUSION........................................................................................ 116
ANNEXES..............................................................................................118
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 130
TABLE DES MATIÈRES............................................................................ 132
132