Julius Streicher et « Der Stürmer » - 1923-1945
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Julius Streicher et « Der Stürmer » - 1923-1945
mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 894 - février 2015 7 Figures de l’antisémitisme en Allemagne du 19e siècle au nazisme • 2/2 Julius Streicher et « der Stürmer » - 1923-1945 Jean-Luc Bellanger évoquait le mois dernier les sombres figures de l’antisémitisme que furent Richard et Cosima Wagner et leur gendre, Huston Stewart Chamberlain. Dans ce numéro il nous livre le portrait du plus tonitruant antisémite nazi, Julius Streicher, qui publia pendant 22 ans une revue nauséabonde, Der Stürmer. U n nom propre et le titre d’une publication qui ne disent plus rien aujourd‘hui aux non-spécialistes de la période nazie. Curieusement, les études allemandes sur ce sujet n’ont pas été nombreuses. Peut-être la personnalité de Streicher et le niveau peu ragoûtant du torchon antisémite qu’il fit paraître durant plus de 20 ans n’ont-ils pas encouragé la recherche. Pourtant l’homme et le périodique ont eu une influence immense durant une période clé de l’histoire européenne et mondiale. Streicher, instituteur de formation, devint au fil des années « sans doute l’antisémite le plus connu de son époque », et cela « grâce surtout au Stürmer, dont il fit, d’une simple feuille de chou polémique, un organe de masse méprisé dans le monde entier ». L’étude de Daniel Roos retrace une carrière étonnante, marginale par certains aspects, un chemin qui longe celui d ’Hitler, mais avec des traits propres. Utile aux nazis par son antisémitisme forcené, il les agaçait souvent par ses outrances, sa grossièreté, sa tendance à la pornographie, dont ils craignaient un effet négatif envers des lecteurs moins « populistes ». Julius Streicher était né en février 1885 dans un petit bourg souabe, Fleinhausen, non loin de la ville bourgeoise d’Augsbourg. Il était le neuvième enfant d’un père instituteur et d’une mère qu’il adorait, adepte des principes de médecine naturelle d’un prêtre catholique, Sebastian Kneipp. Après une jeunesse sans histoire il devint lui-même instituteur, dans les conditions normales des Etats allemands de l’époque, c’est-à-dire que l’enseignant devait parallèlement être au service de l’Eglise, enseigner la religion et jouer d’un ou plusieurs instruments de musique (piano, orgue, violon) et pouvoir être « maître de chœur ». Musicalement peu doué, Streicher remplit pourtant ces rôles assez bien pour voir disputer sa p résence dans deux paroisses « rivales ». Peu patient, il se tira d’affaire en s’engageant dans l’armée en 1907 pour un an de service volontaire qui aurait dû normalement, sur la base de sa profession, lui garantir un poste d’officier de réserve. Finalement cet indiscipliné réussit à se faire punir après des bagarres et quitta l’armée comme « caporal supplétif ». L’impact de la Première Guerre mondiale Redevenu civil, il reprend son métier d’instituteur, obtient un poste à Nuremberg, ville aux deux tiers protestante dans une région catholique. La population compte quelque 3 % de juifs. Streicher découvre le monde du travail et les oppositions sociales. Il veut avoir une activité politique et choisit, dit-il plus tard, le « Parti démocrate », dont on ne trouve pas trace dans la presse de l’époque. Par contre on le signale dans le « Groupe de jeunesse du Parti populaire progressiste », une sorte de cercle d’études politiques, économiques et sociales. Il y côtoie, apparemment sans problème, des membres de la société juive et il paraît évident qu’à ce moment il ne peut en aucun cas être considéré comme antisémite… Lorsqu’il est envoyé comme orateur à une réunion politique aux environs de la ville, c’est une voiture payée par la Banque Kohn qui l’y transporte, et il fréquente cette société sans complexes. Mais il raconte aussi comment un fondé de pouvoirs (« aux yeux bleus », donc « non juif ») d’une banque « juive » lui tenait des discours sur l’« influence prise par un petit nombre de personnes dans le domaine économique et politique » et cherchait a insi à lui faire comprendre l’existence d’un « danger » juif. La guerre est déclarée et, dès le 4 août 1914 Streicher est mobilisé, son unité est envoyée en Flandre, y combat, et il se comporte de telle sorte, qu’il reçoit dès le 6 septembre la Croix de fer prussienne de 2e classe. Il continuera à combattre courageusement et recevra plusieurs autres décorations jusqu’à la fin de la guerre, qu’il terminera avec le grade de lieutenant. Quant à l’apparition de l’antisémitisme qui le caractérisera durant toute sa vie ultérieure, les historiens notent deux facteurs qui ont chacun joué un rôle. Le premier : en 1916, son unité fut envoyée en Roumanie à laquelle l’Allemagne avait déclaré la guerre, et il y découvrit des opulations d’origine juive qui vivaient p dans des conditions assez primitives, et dont il vit essentiellement les défauts et les manques, adoptant l’attitude de mépris et de haine qui caractérisait une partie de la population. Il décrivait alors à une amie « la saleté, le désordre, l’avidité et l’âpreté de nombreux juifs réussiraient à obtenir des postes de « planqués » dans l’Allemagne en guerre. Le ministre prussien de la guerre, Adolf Wild von Hohenborn, avait lancé le 11 octobre 1916 un « recensement des juifs » dans ce contexte de mobilisation générale, opération de nature tellement discriminatoire que les données recueillies durent assez rapidement être mises sous le boisseau. De l’ignorance, résulta une masse d’interprétations, d’affirmations et de suppositions, plus malveillantes les unes que les autres, et on trouve dans le « Testament politique » de Streicher la phrase suivante : « Lorsque j’ai réfléchi à cette affaire durant la Première Guerre mondiale, le soupçon enfantin de l’existence d’une question juive fut remplacé par une première certitude significative ». La vocation de Streicher : agitateur antisémite Portrait de Julius Streicher. Il fut condamné à mort par le tribunal international de Nuremberg et pendu en octobre 1946. au gain », en même temps qu’il prêtait une oreille complaisante aux h istoires de « meurtres rituels » qui firent partie de ses convictions durant sa vie entière. Second facteur qui, semble-t-il, a influé durablement sur son antisémitisme, l’« affaire » du « recensement des juifs » de 1916. L’antisémitisme latent dans la population avait fait naître des rumeurs sur le fait que Streicher était un animal politique. La guerre étant perdue et l’Allemagne soumise au chaos, il était évident qu’il allait chercher une « patrie politique ». Réunions de bourgeois anciens officiers, anticatholiques et antisémites, combinées à des lectures polarisées sur la « question juive » convainquent Streicher d’avoir découvert l’« ennemi mondial » de l’human ité la plus saine et la plus douée pour diriger les peuples. Sa vocation est celle-là : agitateur et propagandiste anti sémite. Après quelques tâtonnements, c’est sous le nom du Parti socialiste allemand (Deutschsozialistische Partei, DSP) qu’il va militer dès 1920, devenant rapidement dirigeant et candidat du parti pour les élections au Reichstag. Il obtient a ussi lll Le « Stürmer » devient un « phénomène national de masse » La fidélité de Streicher au parti d’Hitler était évidente. Ce parti avait divisé l’ensemble de l’Allemagne en régions, appelées « Gau », dont les chefs étaient « Gauleiter ». Streicher se vit attribuer autorité sur la Bavière du Nord, appelée aussi Franconie (Franken), avec l’attribution d’un titre particulier, sans équivalent dans la hiérarchie nazie, celui de « Frankenführer ». La vie politique de Streicher et de sa revue se poursuivirent sans modification jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir (30 janvier 1933). À Nuremberg, les dissensions au sein de l’extrême droite avaient donné l’impression que le parti nazi était en recul, mais les élections de mars 1933 prouvèrent le contraire. Parvenus au gouvernement, certains nazis pensèrent que le rôle de Streicher pouvait s’arrêter là. L’antisémitisme représenté au pouvoir, le Stürmer devenait inutile. Bien entendu, il continua à paraître, toujours polarisé sur la « menace juive », et laissant sans commentaires des évènements aussi importants que l’assassinat du chef SA Röhm et de dizaines d’autres personnalités sur ordre d’Hitler (la « Nuit des Longs couteaux » le 30 juin 1934) ou que la publication des premières lois supprimant toute véritable légalité dans la vie du pays. Le 1er novembre 1934, le Stürmer passa de 8 à 10 pages, puis à 12 en avril 1935, avec des numéros spéciaux pouvant atteindre 20 pages. Le premier chiffre du tirage jamais publié, le fut en février 1934, avec 47 000 exemplaires. La suite fut effarante, avec 96 000 en septembre 1934, 201 600 en mai 1935, plus de 410 000 en septembre, et plus de 486 000 en octobre de la même année, un véritable « phénomène national de masse ». Une croissance si étonnante que Martin Bormann, chef de la chancellerie d’Hitler, jugea nécessaire en janvier 1936 de préciser que cette publication, « en fonction d’une décision du Führer, ne pouvait être considérée comme un organe du Parti ». De fait, à la suite de la mort du premier imprimeur, Streicher réussit à le publier sous son nom à partir d’août 1935. 8 mémoire la création d’un organe de presse, dont le premier numéro sortira à l’avantveille des élections et il obtient le titre de « chef de presse du DSP ». Résultat du vote pour la Franconie, fief de Streicher : 0,1 % des voix, mais il ne se découragera pas, pas plus qu’il ne cédera aux protestations, internes ou extérieures, contre son antisémitisme. Dans la période suivante, Streicher va chercher à renforcer sa position et, en particulier, mise sur l’essai d’une prise en mains, à Munich, du parti concurrent, national-socialiste (NSDAP). Le chef de celui-ci s’appelle Hitler qui, mis en garde, abandonne un plan de transfert de son parti à Berlin et reste à Munich. Il faudra bien que Streicher reste à sa place. Il ne fait pas le poids… lll Son activité désordonnée lui vaut plusieurs condamnations, en particulier il mène contre le maire de Nuremberg un combat qui durera des années. Pourtant c’est un orateur-né, et il occupe peu à peu une place parmi les principaux membres de la classe politique du sud de l’Allemagne. Quant au Stürmer, il poursuit son chemin antisémite, de plus en plus arbitraire dans ses affirmations, profitant de lois sur la presse très laxistes. Le première page de la revue est constamment une vraie affiche, avec des s logans brefs et péremptoires, dont le seul but est la diffamation des juifs. En novembre 1923, Hitler et les nazis tentent un putsch à Munich. Streicher, rallié, en fait naturellement partie, et il se comporte avec son courage habituel, protégeant même Hitler de son corps, ce que celui-ci n’oubliera jamais. Streicher réussira à se faire libérer au bout de six semaines de la forteresse de Landsberg, où Hitler, condamné, est interné. Il lui faudra cinq mois pour reprendre la publication du Stürmer en 1924 (45 numéros cette année !), avec l’apparition d’un « courrier des lecteurs » et l’établissement d’une formule de présentation et LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 894 - février 2015 de parution régulières, et même une part non négligeable de publicité. Les années suivantes sont typiques pour l’Allemagne de l’époque, avec les combats de rue entre militants de tous bords, les accusations et les procès, la partialité natio naliste, réactionnaire et revancharde des juges et des gardiens de l’ordre, la feuille souvent ignoble publiée par Streicher continuant son chemin, encore relativement modeste. Entre 1926 et 1932, l’auteur de notre étude a recensé 374 numéros du Stürmer, dont la ligne générale se situe sur deux plans (convergents) : soutenir et faire progresser autant que possible le parti national-socialiste, et entretenir une agitation constante, par tous les moyens, contre l’« ennemi mortel », la « conjuration mondiale de la juiverie internationale ». Les outrances de Streicher agacent le pouvoir Un des thèmes-clés de cette propagande était l’interdiction des rapports sentimentaux et naturellement sexuels entre « aryens » et « juifs », et cela en particulier en cas de relations extra-conjugales, que le véritable pornographe qu’était Streicher v isait particulièrement. Le crime de « souiller la race » (Rassenschande) resta au premier plan des obsessions nazies et entre 1935 et 1945 on compta plus de 2 000 procès et condamnations sous ce prétexte. La loi existant, ce problème fut peu à peu relégué au second plan dans le Stürmer, qui chercha d’autres sujets d’exaspération. Pour cela, des années durant, on y trouva des articles concernant la situation dans les pays étrangers. Entre 1935 et 1937, on vit une floraison Première page du Stürmer du de « dénonciations » de la situation en 2 novembre 1931 qui reflète Lituanie, en Roumanie, en Russie, en les obsessions antisémites France, aux Etats-Unis. Des « horreurs » de la revue. Le titre et le perpétrées par les juifs dans le monde texte accompagnant le dessin entier venaient ainsi conforter le lecteur sont une fois de plus consadans sa haine. Mais les comptes rendus crés à de soi-disant « crimes de procès sur ce thème en Allemagne sexuels » de juifs. Au-dessus de la caricature, ce même continuaient à contribuer à cette obsession. titre : « Gaz asphyxiant au-dessus de l'Allemagne », On l’a déjà noté, les dirigeants nazis gaz qui serait répandu par le étaient parfois pour le moins agacés théâtre, le cinéma, les jourpar les outrances de Streicher. Goebbels naux, la morale sexuelle des considérait le travail de Streicher comme « juifs » également accusés « souvent pure pornographie ». On trouve pêle-mêle de spéculation, dans ses Mémoires des phrases comme pacifisme, escroquerie, de détournement de l'éducation « De gros soucis avec la presse. Surtout Streicher ». Un facteur supplémentaire sexuelle de la jeunesse et de de rejet de l’activité de la rédaction du blasphème… Sous le dessin : « Tu ne perds Stürmer était constitué par les « vitrines » rien pour attendre, mec, on (Kästen) implantées par la revue dans des va bientôt t'empêcher de endroits stratégiques de toutes les villes nuire. » et même villages, exposant les textes et En bas de la page, le slogan surtout les illustrations les plus « éner« Les juifs sont notre malgiques » de cette monomanie antisémite. heur » que l'hebdomadaire On en comptait des milliers dans l’enconservera jusqu'à ses semble du pays. Lors des Jeux olympiques derniers numéros en 1945. de 1936, les autorités avaient fait retirer Il est certain que le « battage » antisé- de tous les lieux où pouvaient circuler des mite du Stürmer, qui deviendra en 1935 visiteurs étrangers les panneaux, affiches, un « phénomène national de masse » (voir vitrines ou autres signes trop visiblement encadré page 7) a rencontré dans l’Alle- antisémites. Le Stürmer réapparut, bien magne nazie un climat réceptif. Ce n’est entendu, après la fin des Jeux. Des luttes pas un hasard si les dirigeants principaux internes au parti nazi eurent lieu, mais ont pu préparer et faire adopter par le sans que quiconque parvienne à limiter « Congrès national de la Liberté » du Parti réellement l’expansionnisme du journal. le 15 septembre 1935 les textes connus En janvier 1938, une campagne maladepuis comme les « Lois de Nuremberg », droite faillit l’éliminer. Il s’agissait de qui font des « juifs » (officiellement sur questions concernant des manipulations la base de la religion, en réalité selon des financières en matière de devises étranthéories raciales) des individus distincts gères qui auraient pu compromettre des des autres citoyens, auxquels pratique- personnalités officielles. Il est sans intérêt ment toute vie normale et même tout d’en rechercher le détail, mais le résultat contact avec le reste de la population fut un resserrement du contrôle policier devrait être interdit. On aurait pu pen- sur la rédaction et, paradoxalement, un ser, cette fois encore, que Strasser se- travail dorénavant plus étroit entre elle rait comblé par cette législation et que et par exemple la Gestapo : en mars 1938, sa campagne et ses outrances seraient Heydrich, adjoint d’Himmler, donna inscalmées. Il n’en fut rien, et il poursuivit truction à ses services de coopérer avec la de plus belle sa publication. On insista rédaction du Stürmer chaque fois qu’ils moins sur les « meurtres rituels » pré- obtenaient des informations pouvant tendus (un numéro spécial sur la ques- concerner la lutte antijuive. Par ailleurs, il n’est pas inintéressant tion avait été tiré à 130 000 exemplaires en mai 1934). Mais Streicher demeurait de savoir que Streicher, grâce à la vente à ses propres yeux le garant de l’antisé- de son torchon, était devenu un homme mitisme maintenant officiel, et souhai- très riche. Les bénéfices de son entreprise approchaient le million de marks tait le « contrôler ». en 1939, les œuvres d’art en sa possession étaient de grande valeur, il s’était fait construire des propriétés coûteuses et finalement avait acquis en 1937 près de Fürth les 80 hectares d’une propriété rurale imposante, le Pleikershof. Une nouvelle idée : déposséder les juifs Etrangement, la perte d’influence et la mise à l’écart de Streicher se situent au moment où l’antisémitisme nazi se développe de façon la plus voyante et brutale, dans le contexte de la « Nuit de Cristal », le pogrome antijuif qui, le 9 novembre 1938, fit incendier à travers tout le pays 267 synagogues, détruire des milliers de magasins et autres commerces juifs, dont les vitrages brisés donnèrent leur nom à l’évènement, et envoyer brièvement dans les camps de concentration quelque 30 000 juifs. Streicher n’avait pas été mis au courant, pas plus d’ailleurs qu’il n’avait eu son mot à dire dans la préparation des « Lois de Nuremberg ». Il semble d’ailleurs certain qu’il était contre les « pogromes », qui pour lui « n’étaient pas une façon de régler le problème juif… » Ses problèmes, à ce moment, étaient d’un autre ordre, et il était aux prises avec des ennemis internes au Parti nazi, dans sa ville de Nuremberg et sa région, où sa brutalité et son arrogance lui avaient créé nombre d’opposants. Surtout son entourage avait, dès la nuit du pogrome, compris qu’il devait y avoir une énorme possibilité de profits en tirant parti de la situation. L’idée était d’« aryaniser » avant la lettre, en « récupérant » des biens juifs, et en les vendant ou se les appropriant d’une façon ou d’une autre. C’est l’adjoint de Streicher, Karl Holz, qui lança l’idée et réussit à la faire admettre par son chef, réticent au départ. De très nombreux biens appartenant à des juifs furent ainsi réquisitionnés, leurs propriétaires dans de nombreux cas enfermés dans les caves du « syndicat » nazi DAF de Nuremberg, et brutalisés ou torturés jusqu’à ce qu’ils signent un acte de vente couvrant souvent à peine 10 % de la valeur du bien cédé. Des centaines de propriétés changèrent ainsi brutalement de mains de façon totalement illégale, même par rapport à la loi nazie, ceci sans compter les objets, meubles, œuvres d’art ou autres biens, v olés dans le même contexte. Ennemis de longue date de Streicher, le maire de Nuremberg Willy Liebel et le préfet de police, Benno Martin, qui cherchaient depuis belle lurette à se débarrasser de lui, entamèrent une campagne interne au Parti nazi. Martin réclamait déjà en décembre 1938, « à chaud », la création d’une Commission d’enquête des autorités de Berlin sur les abus de pouvoir de l’entourage de Streicher. Celle-ci se réunit finalement, présidée par Goering, d’abord à Berlin, puis à Nuremberg. Plusieurs « affaires » rendaient le climat nauséabond : des rivalités entre actrices d’abord, « proches » de rivaux politiques, doublées de soupçons d’avortement clandestin, couronnées par le suicide d’un des hauts personnages en cause, qui du coup ne pouvait plus témoigner en matière d « aryanisation » locale ; ensuite, plus importante, l’enquête sur les expropriations de « biens juifs », dont il lll 70e anniversaire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 894 - février 2015 s’agissait de savoir dans quelle m esure elles avaient eu lieu au détriment de l’Etat (la question d’indemniser les propriétaires n’effleura l’esprit de personne) ; enfin de sombres histoires de détournements et d’enrichissement personnel s’ajoutèrent à un tableau déjà chargé. Le 2 mai 1939, le Fränkischer Kurier pouvait annoncer un « congé de maladie pour Julius Streicher, le Gauleiter ayant dû se rendre au Sanatorium sportif de Hohenlychen en vue d’une opération du genou ». En fait, c’était pour lui le début de la fin. Le « Congrès de la paix » du Parti nazi se préparait à Nuremberg début septembre 1939, lorsqu’Hitler fondit sur la Pologne. Une soirée arrosée avec d’anciens officiers de la Première Guerre lui donna l’occasion de lâcher un commentaire « à la Le Pen » sur les juifs et la défaite de 1918 qui fit le tour du pays et lui valut des protestations violentes. Finalement c’est une convocation devant le « Tribunal suprême » du Parti nazi en février 1940 qui signifia la fin de son pouvoir. Après 4 jours de séances souvent violentes, le tribunal jugea Streicher « non qualifié pour diriger des hommes » et le lendemain Rudolf Hess lui signifiait au nom d’Hitler que la direction du Gau Franken lui était r etirée, et qu’il était assigné à résidence à Munich jusqu’à nouvel ordre. À partir de là, Streicher continua bien entendu à publier le Stürmer durant toute la guerre (dernier numéro connu en février 1945). Il n’est pas absolument certain qu’il ait été au courant du génocide des juifs, jamais évoqué, selon lui, dans son journal. Il publia des textes divers, des brochures, des livres d’enfants (Goebbels, toujours attentif, dans ses Mémoires : « Streicher publie un nouveau livre pour enfants. Une stupidité écoeurante. Que le Führer supporte ça ! ») Il mène une vie tranquille dans son immense propriété, servi par huit (!) prisonniers de guerre français et deux servantes polonaise et slovène, il se sépare de sa femme en décembre 1943, et comme Hitler, épousera sa nouvelle compagne à la dernière minute, le 30 mars 1945. Il cherchera à échapper aux Alliés, sera arrêté, puis jugé avec les principaux responsables nazis dans le « grand » procès de Nuremberg. Condamné à mort, il sera pendu le 15 octobre 1946. Son domaine, acquis grâce aux bénéfices de ses publications haineuses, le Pleikershof, hébergea durant un certain temps après la guerre un kibboutz, coopérative agricole qui servit de refuge à des survivants du génocide des juifs. En septembre 1948, une décision judiciaire décida la confiscation de tous ses biens au profit de l’Etat bavarois, rejetant tout recours de la part des héritiers. Pourtant rien ne saurait effacer les traces de l’homme et de sa publication, qui propagèrent durant un quart de siècle un bouillon de culture de haine et de provocation à la violence, toujours fondamentalement en accord, à des nuances près, avec les pires aspects du nazisme. Jean-Luc Bellanger lll Roos, Julius Streicher und « Der Stürmer », 1923-1945, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 2014 (non traduit). n D aniel 9 Des images irréfutables sur le génocide des juifs à l’Est Après avoir présenté en 2010 une exposition sur les films tournés par les Américains dans les camps qu’ils libéraient, le Mémorial de la Shoah cette année dévoile et met en perspective les images filmées par les Soviétiques sur l’ensemble du front de l’Est découvrant l’ampleur des atrocités commises par les nazis. L es images sont terribles, insoutenables : villages dévastés, charniers, bûchers presque f umants, corps décomposés, restes humains épars… Ces images attestent de la v iolence inouïe qu’ont subie les territoires de l’Est européen, qui furent les lieux des plus importants massacres de civils qu’ait jamais connus l’Europe – dès l’invasion de l’Union Soviétique par l’Allemagne en juin 1941. Elles ont été tournées par les opérateurs de guerre soviétiques envoyés sur le front au fur et à mesure des découvertes macabres et de la prise de conscience de l’ampleur des crimes perpétrés par les nazis contre les populations civiles, juives et non juives, lorsque, à partir de 1942-43 l’Armée rouge entama la reconquête des territoires perdus puis s'avança dans les pays baltes, la Pologne et jusqu’aux confins orientaux de l’Allemagne. Seuls les Soviétiques eurent la possibilité de documenter a posteriori l’ensemble de ces crimes et en muets, rassemblés à l’époque par date et par lieu de tournage. Ces centaines d’heures constituent le matériau d’actu alités filmées, de documentaires et de films de propagande projetés en URSS et à l’étranger de 1941 à 1946. Car dès les premières révélations sur les crimes nazis, parfois découverts quelques mois après leur perpétration, les dirigeants soviétiques décident de recueillir les preuves de la barbarie nazie, de les fixer sur le papier et sur la pellicule. Les objectifs sont d’accentuer la mobilisation des soldats et de la population pour l’effort de guerre et de les unir dans un désir de vengeance envers l’ennemi allemand ; de témoigner de la souffrance de la nation soviétique et de faire pression sur les Alliés pour que s’ouvre un deuxième front à l’ouest. Enfin la collecte de preuves doit servir à l’instruction des procès des criminels de guerre allemands : les premiers auront lieu en 1943 en URSS puis à Nuremberg Devant une rangée de cadavres exhumés en août 1943 à Orel (Russie), des membres de la « Commission extraordinaire d'Etat chargée de l'instruction et de l'établissement des crimes des envahisseurs germanofascistes et de leurs complices ». A droite, le chirurgien en chef des Armées, Nikolaï Bourdenko. La Commission ordonne et mène les enquêtes dont les résultats sont largement médiatisés et qui serviront de base juridique aux futurs procès. © RGAKFD articulier des divers modes opérap toires de la Shoah – a sphyxie par gaz d’échappement en camions aménagés, exécutions de masse par balles au bord de fosses communes, chambres à gaz et fours crématoires des camps d’extermination, expériences médicales… Mais leur arrivée sur les lieux des crimes leur permit aussi d’interrompre l’« Opération 1 005 » des nazis visant à effacer les traces des massacres, comme en septembre 1944 à Klooga (Estonie), camp de prisonniers de guerre soviétiques puis de juifs soviétiques et occidentaux. L’exposition Filmer la guerre : les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946) au Mémorial de la Shoah (1) permet de découvrir ces archives pour la plupart inédites, qui n’ont pas été exploitées depuis la fin de la guerre. Leur mise en perspective est le fruit du travail d’historiens et de spécialistes du cinéma français et russes. La plupart des images sont des montages de rushes en 1945-46. Le film projeté devant le t ribunal i nternational par l’accusation soviétique est accablant. L’exposition souligne que les objectifs poursuivis par le pouvoir soviétique ont entraîné un effacement de la spécificité de l’extermination des juifs : « Le pouvoir soviétique connaît depuis fin 1941 le sort des juifs en zone occupée. Il n’y est pas insensible mais fait face à un dilemme : évoquer le sort des juifs ne reviendraitil pas à accepter les critères raciaux nazis contre lesquels il lutte ? Et surtout, en terme de mobilisation des Soviétiques, toute insistance sur le massacre des juifs n’aurait-elle pas comme conséquence de renforcer l’idée reçue, selon laquelle les nazis “ne s’en prendraient qu’aux communistes et aux juifs” et donc ces exactions ne les concerneraient pas ? » L’évocation de la judéité des victimes a été « tantôt clairement affirmée, tantôt éludée », expliquent les historiens de l’exposition, et elle a varié « en fonction des supports (films, a rticles de journaux, textes officiels…), des usages, des publics ciblés, des moments ». Pour le pouvoir soviétique, il importe p rioritairement Le photographe Roman Karmen à Majdanek en juillet 1944. © RGAKFD de mettre en avant le martyre enduré par le peuple soviétique dans son ensemble sans s’attacher spécifiquement aux v ictimes juives. Arrivés à Auschwitz le 31 janvier 1945, quelques jours après la libération du camp, les opérateurs soviétiques et polonais tentent de rendre compte de la dimension inédite des lieux et de l’énormité des crimes. Mais les conditions de tournage sont difficiles : températures glaciales et manque de pellicule, de matériel d’éclairage et d’enregistrement sonore. Ce sont là des raisons pouvant expliquer que des prises de vues ont été différées et que certaines scènes ont été rejouées avec, par exemple, d’anciennes détenues polonaises du camp en relative bonne santé. La question des reconstitutions, à Auschwitz et dans d’autres sites libérés, a d’ailleurs suscité de vives disputes entre la direction du Studio central des Actualités à Moscou, qui les réprouvait, et l’Armée rouge, celleci souhaitant donner une image valori sante de ses troupes grâce auxquelles des vies étaient sauvées. Ces séquences reconstituées (qui ont aussi été le fait des libérateurs américains, notamment à Mauthausen) et surtout un film comme Katyn (lieu de massacre près de Smolensk en Russie de milliers d’officiers polonais par les Soviétiques et imputés par ces derniers aux nazis) ont jeté le discrédit sur l’ensemble des product ions soviétiques. Pourtant, comme le notent les commissaires de l’exposition, ces images constituent une trace irréfutable et sans équivalent de ce que fut la Shoah à l’Est. Laure Devouast (1) Jusqu’au 27 septembre 2015 au Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier 75 004 Paris. Tél. 01 42 77 44 72. www.memorialdelashoah.org