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855 UNE8/2 20/03/07 18:41 Page 1 Dossier Où va la littérature indienne ? CANADA L’armée forme les reporters TURQUIE Erdogan, le nouveau Poutine TECHNO Le thermosolaire en vedette Ils rêvent d’une autre Europe AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £ GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥ LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 € SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU M 03183 - 855 - F: 3,00 E 3:HIKNLI=XUXUU[:?k@i@f@p@a; Wim Wenders, Ilia Troïanov Langues Géographie Histoire € Prospective Culture Création N° 855 du 22 au 28 mars 2007 - 3 50 ans après le traité de Rome 1957-2007 www.courrierinternational.com Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 855_p05 20/03/07 19:24 Page 5 s o m m a i re ● TURQUIE Tayyip Erdogan et l’ivresse du pouvoir TURQUIE Ces Turcs qui quittent Amsterdam e n c o u ve r t u re ● Ils rêvent d’une autre EUROPE E N Q U Ê T E E T R E P O R TA G E S 36 ■ en couverture Ils rêvent de l’Europe Le 25 mars 1957, six pays signaient le traité de Rome instaurant la Communauté économique européenne. Cinquante ans plus tard, les Vingt-Sept traversent une crise de confiance engendrée par l’échec du projet de Constitution. Pour en sortir, il ne reste plus aux Européens qu’à réinventer leur “désir d’Europe”. pp. 36 à 43 Mike Ottink/Amo 34 ■ afrique Z I M B A B W E Mugabe frappe un grand coup contre l’opposition KENYA Folie spéculative à Nairobi Le drapeau européen, composé des couleurs nationales des Etats membres, vu par l’artiste néerlandais Mike Ottink, d’après une réalisation multimédia de l’architecte Rem Koolhaas. Cinquante ans après la signature du traité de Rome, l’Europe doute d’elle-même. Des écrivains et des intellectuels imaginent le moyen de sortir de cette crise de confiance. 44 ■ portrait Un mutant à la tête de la Slovénie Si Janez Drnovsek n’a pas beaucoup de succès dans son pays, son extravagance politique éveille la sympathie à l’étranger. Rencontre avec un dirigeant haut en couleur. 46 ■ enquête Journalistes en ordre de bataille Pour couvrir les conflits, les reporters doivent parer à toute éventualité. Voilà pourquoi l’armée canadienne propose des stages où ils apprennent à se protéger, mais aussi à ne pas gêner le déroulement des opérations sur le terrain. RUBRIQUES 6 ■ les sources de cette semaine 8 ■ l’éditorial Guerres de religion, par Philippe Thureau-Dangin 8 8 11 11 56 ■ ■ ■ ■ ■ l’invité Oswaldo Paya, The Washington Post le dessin de la semaine à l’affiche ils et elles ont dit voyage A Waco, sur les terres INTELLIGENCES 49 ■ économie dossier formations scientifiques Toyota nouveau coach de la police de Los Angeles • Dans la jungle des universités d’entreprise • Apprendre à se mettre dans la peau du client 52 ■ technologie de George W. Bush 63 ■ insolites Sarko, Bayrou, Ségo Haïti : toujours la terreur ou le roi de France ? p. 24 É N E R G I E Pleins feux sur le thermosolaire MODE D ’ EMPLOI Une centrale pour 200 millions d’euros ■ La santé vue d’ailleurs Haro sur l’huile essentielle d’arbre à thé 54 ■ écologie DÉMOGRAPHIE Des villes au bord de la congestion D’UN CONTINENT À L’AUTRE 13 ■ france POLITIQUE Le cœur de Le Pen bat au Sud SPÉCIAL SALON DU LIVRE Le peuple a pris le pouvoir SOCIÉTÉ Deux candidats dans un pays plein de contradictions DÉLOCALISATIONS Après le plombier polonais, l’ouvrier macédonien TÉLÉVISION indi a 16 ■ europe P O L O G N E - A L L E M A G N E Le redoux a un prix : le respect de la fierté polonaise HONGRIE Au nom de tous les Hongrois, bravo, monsieur le Président ! I TA L I E Venise s’exile sur le continent G R A N D E - B R E TA G N E La démocratie par les lords U K R A I N E Les deux Viktor, Ioulia et le baron de Münchhausen R U S S I E Le Tatarstan et la Tchétchénie rentrent dans le rang constitutionnel R U S S I E Quand les gangs de jeunes sèment la terreur 22 ■ amériques É TAT S - U N I S Les étranges aveux 59 ■ Du 22 au 27 mars, l’Inde est à l’honneur A Waco, chez George W. Bush p. 56 au Salon du livre. A cette occasion, Courrier international propose un rendez-vous quotidien avec la littérature et la culture indiennes. Avec Courrier India, découvrez l’Inde comme vous ne l’avez jamais lue. de Khaled Cheikh Mohammed ÉTATS - UNIS Obama, la Bible et le Coran É TAT S - U N I S Le ministre de la Justice en mauvaise posture COLOMBIE Les mauvaises fréquentations des firmes étrangères H A Ï T I Un pays otage de la terreur C U B A Ces gisements pétroliers qui font rêver les Américains Sur RFI Retrouvez CI tous les jeudis dans l’émission Les Visiteurs du jour, animée par Hervé Guillemot. Cette semaine, “Obama, la Bible et le Coran”, avec Bérangère Cagnat. Cette émission sera diffusée en direct sur 89 FM le jeudi 22 mars à 10 h 15, puis disponible sur le site <www.rfi.fr>. 26 ■ asie C H I N E A quand des députés élus par la population ? PAKISTAN Branle-bas de combat pour un juge J A P O N Tokyo toujours en délicatesse avec son passé ■ Le mot de la semaine “gôman”, l’arrogance P R O C È S Takafumi Horie, l’icône déchue P H I L I P P I N E S Des élections qui sentent déjà le roussi S É C U R I T É La police sur le quivive I N D O N É S I E - S I N G A P O U R Un grain de sable dans les relations bilatérales 31 ■ moyen-orient I S R A Ë L Les Palestiniens n’oublient pas Jérusalem PALESTINE L’heure de vérité pour le Hamas É G Y P T E Moubarak est-il soluble dans la démocratie ? C R O I S S A N C E Un pays en plein boom économique COURRIER INTERNATIONAL N° 855 5 DU 22 AU 28 MARS 2007 20/03/07 20:09 Page 6 l e s s o u rc e s ● PA R M I L E S S O U R C E S C E T T E S E M A I N E ABC 267 000 ex., Espagne, quotidien. Journal monarchiste et conservateur depuis sa création en 1903, ABC a un aspect un peu désuet unique en son genre : une centaine de pages agrafées, avec une grande photo à la une. THE AGE 230 000 ex., Australie, quotidien. Fondé en 1854 et toutes ses dents, dures de préférence. A Melbourne, rivale intellectuelle, artistique et financière de Sydney, il fait autorité.Très australo-australien, plutôt culturel, il s’aventure parfois sur le terrain international. à l’“extrême centre”. Imprimé dans six pays, il réalise 83 % de ses ventes à l’extérieur du Royaume-Uni. ELET ÉS IRODALOM 21 000 ex., Hongrie, hebdomadaire. Fondé en 1957, “Vie et Littérature” rassemble l’intelligentsia dite “libérale de gauche”. Quant à son contenu, poèmes, nouvelles et autres critiques littéraires côtoient analyses politiques et articles d’opinion. ASIA SENTINEL <www.asiasentinel.com/>, Hong Kong. Créé en 2006, ce site publie des analyses et des éclairages rédigés par des spécialistes de l’Asie. On y retrouve des signatures issues de grands titres de la presse hongkongaise anglophone disparus ces dernières années. THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR 70 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Publié à Boston mais lu “from coast to coast”, cet élégant tabloïd est réputé pour sa couverture des affaires internationales et le sérieux de ses informations nationales. THE DAILY STAR 25 000 ex., Egypte, quotidien. The Daily Star égyptien est une publication émanant du Daily Star libanais, et plusieurs articles paraissent simultanément dans les deux quotidiens. Edité au Caire depuis mai 2005, le titre est aujourd’hui le seul quotidien d’expression anglaise en Egypte. Il se veut indépendant et moderniste. DNEVNIK 30 000 ex., Bulgarie, quotidien. Après le succès de l’hebdomadaire Kapital, référence pour l’analyse économique et politique, ses éditeurs créent en 1999 ce quotidien rapidement reconnu pour son indépendance politique et son sérieux journalistique. Destiné au milieu des affaires, il propose également une page sofiote culturelle bien fournie. DZIENNIK 350 000 ex., Pologne, quotidien. A son arrivée sur le marché de presse en Pologne, en 2006, “Le Quotidien” n’avait qu’un seul objectif : faire de la concurrence à Gazeta Wyborcza. Créé par le groupe allemand Axel Springer, il se positionne résolument à droite. THE ECONOMIST 1 009 760 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Véritable institution de la presse britannique, le titre, fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale. Ouvertement libéral, il se situe INDIA TODAY 445 000 ex., Inde, hebdomadaire. Fondé en 1982, ce magazine est aujourd’hui l’hebdomadaire de langue anglaise le plus lu en Inde, avec un lectorat qui dépasse les 3,5 millions de personnes. India Today, qui se caractérise par une position plutôt conservatrice, est apprécié pour son sérieux. LOS ANGELES TIMES 851 500 ex., EtatsUnis, quotidien. Cinq cents grammes de papier par numéro, 2 kilos le dimanche, une vingtaine de prix Pulitzer : c’est le géant de la côte Ouest. Créé en 1881, il est le plus à gauche des quotidiens à fort tirage du pays. HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien. Premier journal publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919. “Le Pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens. ASHARQ AL-AWSAT 200 000 ex., Arabie Saoudite, quotidien. “Le MoyenOrient” se présente comme le “quotidien international des Arabes”. Edité par Saudi Research and Marketing, présidé par le prince saoudien Salman, frère du roi, il connaît depuis 1990 un succès croissant et est distribué aussi bien au Moyen-Orient que dans le Maghreb. presse irlandais Tony O’Reilly, il reste indépendant et se démarque par son engagement proeuropéen, ses positions libérales sur des problèmes de société et son illustration. E MAGAZINE 70 000 ex., Etats-Unis, bimensuel. Lancé en janvier 1990, il se donne pour vocation d’éduquer ses lecteurs à l’écologisme éclairé. Il s’est imposé OutreAtlantique comme le “magazine de l’environnement”. EUROZINE <http://www.eurozine.com>, Autriche. Cette revue culturelle en ligne est composée d’articles provenant de plus de 60 publications européennes, mais aussi turques et israéliennes. Elle a été fondée en 1998 par les responsables de six revues prestigieuses dans le but de créer “un nouvel espace pour le débat transnational”. FINANCIAL TIMES 432 500 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de référence, couleur saumon, de la City et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management. THE GUARDIAN 50 000 ex., Nigeria, quotidien. Depuis sa naissance en 1983, c’est le quotidien de référence des intellectuels nigérians. Interdit par le dictateur Sani Abacha au printemps 1994, il a fait sa réapparition dans les kiosques de Lagos un an plus tard. THE HINDU 700 000 ex., Inde, quotidien. Hebdomadaire fondé en 1878, puis quotidien à partir de 1889. Publié à Madras et diffusé essentiellement dans le sud du pays, ce journal indépendant est connu pour sa tendance politique de centre gauche. HINDUSTAN TIMES 1 032 000 ex., Inde, quotidien. Le titre, fondé en 1924, est de loin le journal le plus populaire à New dehli, et il reste le grand rival du Times of India. Si son ton sobre explique sans conteste son succès, il se distingue depuis quelques années par une ligne éditoriale assez proche du pouvoir. THE INDEPENDENT 252 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, ce journal s’est fait une belle place dans le paysage médiatique. Racheté en 1998 par le patron de Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à : MAGYAR HÍRLAP 37 000 ex., Hongrie, quotidien. Organe du pouvoir jusqu’en 1989, repris par le Britannique Maxwell puis par le groupe suisse Ringier, “La Gazette hongroise” était proche de l’Alliance des démocrates libres (SZDSZ), alliée libérale des socialistes au pouvoir depuis 2002. Le journal a fermé ses portes le 5 novembre 2004... avant de réapparaître, à la fin du même mois, avec la même rédaction désormais propriétaire du titre. MLADINA 40 000 ex., Slovénie, hebdomadaire. Fondé en 1943 en tant qu’organe de l’Alliance des jeunesses socialistes, “La Jeunesse” est devenu “alternatif”, mordant et dérangeant au début des années 1980, au point de voir ses responsables arrêtés lors du “Printemps slovène”. Après les élections libres, en avril 1990, Mladina a été privatisé, mais reste toujours aussi irrévérencieux et courageux (un de ses journalistes a été tué à Sarajevo en juin 1992). EL MUNDO 100 000 ex,Venezuela, quotidien. L’un des seuls quotidiens du soir au Venezuela. Fondé en 1958, il adopte une ligne éditoriale de gauche, défendant les valeurs de la démocratie sous ce slogan : “Je préfère une liberté dangereuse qu’un esclavagisme tranquille”. Aujourd’hui plus modéré, il reste critique face au gouvernement. AN-NAHAR 55 000 ex., Liban, quotidien. “Le Jour” a été fondé en 1933. Au fil des ans, il est devenu le quotidien libanais de référence. Modéré et libéral, il est lu par l’intelligentsia libanaise. THE NATION 25 000 ex., Pakistan, quotidien. C’est le principal quotidien de langue anglaise de Lahore, capitale culturelle du Pakistan. La rubrique Opinion est célèbre. Le titre est accompagné d’un supplément culturel quotidien, The Nation Plus. THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), EtatsUnis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, c’est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée). NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., PaysBas, quotidien. Né en 1970, le titre est sans conteste le quotidien de référence de l’intelligentsia néerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux par choix, informé sans frontières. EL NUEVO HERALD 90 000 ex., EtatsUnis, quotidien. Fondé en 1987, en tant que supplément du Miami Herald, “Le Nouveau Herald” est devenu un titre à part entière en 1988. Véritable référence pour la communauté latino-américaine de Miami, il appartient comme son grand frère au groupe Knight Ridder. OGONIOK 57 200 ex., Russie, hebdomadaire. Après plus d’un siècle d’une histoire mouvementée, “La Petite Flamme” se présente aujourd’hui comme un magazine d’informations générales et de reportages richement illustré. OUKRAÏNSKA PRAVDA <http://www.pravda.com.ua>, Ukraine. Le journal en ligne “Vérité ukrainienne”, a été créé en 2000 par le journaliste Guéorgui Gongadzé, assassiné au cours de la même année alors qu’il enquêtait sur la corruption au sein du pouvoir. Le titre, qui traite de sujets exclusivement nationaux, a néanmoins su préserver son impartialité et son indépendance. OUTLOOK 250 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en octobre 1995, le titre est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. Sa diffusion suit de près celle d’India Today, l’autre grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions nettement libérales. L’édition en hindi a été lancée en octobre 2002. Courrier international TEMPO 160 000 ex., Indonésie, hebdomadaire. Publié pour la première fois en avril 1971 par P.T. Grafitti Pers, dans l’intention d’offrir au public indonésien des matériaux nouveaux de lecture de l’information, avec une liberté d’analyse et le respect des divergences d’opinion. RÉDACTION EL TIEMPO 250 000 ex., Colombie, quotidien. Créé en 1911, c’est le plus important des quotidiens nationaux. Informé et bien écrit, il constitue une référence de la presse latino-américaine. Couvrant autant l’actualité nationale qu’internationale, il propose aussi des cahiers supplémentaires. 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Claude Leblanc (16 43) Chef des informations Anthony Bellanger (16 59) TYZDEN 25 000 ex., Slovaquie, hebdomadaire. Créé à Bratislava en 2004 pour apporter “un nouvel éclairage sur la scène médiatique slovaque”, le titre de tendance droite modérée est considéré comme l’un des magazines les plus sérieux du pays. Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59), Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Philippe Randrianarimanana (Royaume-Uni, 16 68), Daniel Matias (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse) Europe de l’Est Alexandre Lévy (chef de service, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, Caucase, 16 79), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie), Alda Engoian (Caucase), Agnès Jarfas (Hongrie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép.tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine) Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marianne Niosi (Canada), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Catherine André (Amérique latine, 16 78), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Alda Engoian (Asie centrale), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Nur Dolay (Turquie), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda Saliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique), Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Eric Glover (chef de service, 16 40) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) UTRINSKI VESNIK 5 000 ex., Macédoine, quotidien en langue macédonienne. Edité à Skopje, le “Journal du matin” se définit comme indépendant tout en étant proche des sociaux-démocrates (anciennement communistes). VATAN 250 000 ex., Turquie, quotidien. Créé en 2003, ce journal orienté vers la gauche libérale et qui se distingue par sa grande indépendance a néanmoins réussi à figurer parmi les quatre plus grands titres de la presse turque. LA REPUBBLICA 650 000 ex., Italie, quotidien. Né en 1976, le titre se veut le journal de l’élite intellectuelle et financière du pays. Orienté à gauche, avec une sympathie affichée pour les Démocrates de gauche (ex-Parti communiste), il est fortement critique vis-à-vis de l’ancien président du Conseil, Silvio Berlusconi. SAN FRANCISCO CHRONICLE 519 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Charles et Michael de Young ont tout juste 17 et 19 ans, et 20 dollars en poche, lorsqu’ils publient en 1865 le premier numéro du Daily Dramatic Chronicle. Grâce à une équipe de 500 journalistes, le titre est aujourd’hui l’un des poids lourds de l’information de la côte Ouest. Site Internet Marco Schütz (directeur délégué, 16 30), Olivier Bras (16 15), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (webmestre, 16 61), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) DIE TAGESZEITUNG 60 000 ex., Allemagne, quotidien. Ce titre alternatif, né en 1979 à Berlin-Ouest, s’impose comme le journal de gauche des féministes, des écologistes et des pacifistes... sérieux. THE WALRUS 50 000 ex., Canada, mensuel. Créé en 2003, “Le Morse” joue la carte du style et des idées, inspiré par ses cousins américains Harper’s,The NewYorker ou The Atlantic Monthly. Les meilleures plumes canadiennes y sont conviées pour traiter de sujets politiques, littéraires ou de société, illustrés par des photographies soignées. TEHELKA 100 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en 2000, Tehelka était à l’origine un journal en ligne connu pour son indépendance. Devenu magazine en 2004, il a bâti sa réputation grâce à ses enquêtes sur la corruption et est devenu une référence en révélant les scandales liés au trucage des matchs de cricket. THE WEEK 200 000 ex., Inde, hebdomadaire. Fondé en 1982, le titre est apprécié pour son choix éditorial, souvent décalé par rapport à l’actualité immédiate et dominante. Il appartient à Malayala Manorama, un groupe de presse régional installé dans l’Etat du Kerala, connu pour son très fort taux d’alphabétisation (91 %). THE TELEGRAPH 212 000 ex., Inde, quotidien. Lancé en 1982 à Calcutta, ce journal indépendant est le premier quotidien anglophone de l’est du pays. Il est réputé pour la qualité de ses pages locales et de ses divers suppléments (science, loisirs, enfants). YAZHOU ZHOUKAN 95 000 ex., Chine (Hong Kong), hebdomadaire. Newsmagazine du groupe Ming Pao, “Semaine d’Asie” se dit le “journal des Chinois du monde entier”. Il se focalise intensément sur l’Asie-Pacifique, avec un fort penchant pour la Chine. Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91) Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Yukari Fujiwara Informatique Denis Scudeller (16 84) Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Chloé Baker, Marie Bélœil, Gilles Berton, Marc-Olivier Bherer, Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Valérie Brunissen, Régine Cavallaro, Hélène Chatrousse, Alice Claramunt, Lucy Conticello, Fabienne Costa, Caroline Lelong, Françoise Liffran, Timothee Mickus, Marina Niggli, Stéphanie Saindon, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Emmanuel Tronquart, Zaplangues ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Sophie Jan (16 99), Agnès Mangin. Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 48 88 45 02 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée de Lionel Guyader (16 73) et Fatima Johnson Ventes au numéro Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud.Chef de produit: Jérôme Pons (01 57 28 3378, fax : 01 57 28 21 40).Promotion : Christiane Montillet Marketing, abonnement : Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18), Mathilde Melot (16 87) Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13, courriel : <[email protected]>. Directeur général adjoint : Henri-Jacques Noton. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat (14 01). Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella (14 05). Directrice de clientèle : Hedwige Thaler (14 07). Chefs de publicité : Kenza Merzoug (13 46), Claire Schmidt (13 47). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97). Publicité site Internet : i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet <[email protected]> ❏ Je désire profiter de l’offre spéciale d’abonnement (52 numéros + 4 hors-séries), au prix de 114 euros au lieu de 178 euros (prix de vente au numéro), soit près de 35 % d’économie. Je recevrai mes hors-séries au fur et à mesure de leur parution. Je désire profiter uniquement de l’abonnement (52 numéros), au prix de 94 euros au lieu de 150 euros (prix de vente au numéro), soit près de 37 % d’économie. Tarif étudiant (sur justificatif) : 79,50 euros. (Pour l’Union européenne : 138 euros frais de port inclus /Autres pays : nous consulter.) ❏ ABONNEMENTS - RÉASSORTS Courrier international Libre réponse 41094 Voici mes coordonnées : Nom et prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60731 SAINTE-GENEVIÈVE CEDEX Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour joindre le service abonnements, téléphonez au 0 825 000 778 E-mail : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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POSTMASTER: send address changes to Courrier international, c/o Express Mag., P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A. 12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10. Ce numéro comporte un encart Abonnement jeté pour la vente au numéro, un encart Première jeté pour une partie des abonnés et un encart Le Point jeté pour une partie des abonnés. Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 20:10 Page 8 l’invité ÉDITORIAL Guerres de religion Oswaldo Paya Sardiñas, ABC, Madrid D’accord, l’image est forte, presque insoutenable. Pourtant, ces deux mains d’un chiite après la procession de l’Achoura ne menacent pas : elles se recueillent après le sacrifice et l’autoflagellation. Ainsi en est-il des principales religions constituées : elles ont deux faces. L’une de conquête, d’intolérance, de prosélytisme parfois violent ; l’autre, de recueillement, d’élévation, d’exercice spirituel. Le dernier hors-série de Courrier international traite principalement de la première face, la plus sombre, celle qui fait le plus souvent l’actualité. Il n’est pas de semaine, en effet, où un attentat islamiste ne vienne troubler Bagdad ou Casablanca, où des mouvements armés n’agissent “au nom de Dieu” en Asie ou ailleurs. L’Europe elle-même, dont on célèbre cette semaine le 50e anniversaire (voir notre dossier pp. 36 à 43), n’est pas indemne. Au sein de l’Union, on s’interroge sur l’héritage judéo-chrétien, on s’inquiète du devenir de la laïcité face à la poussée communautariste, on fantasme sur une possible islamisation de la société… C’est pour mesurer ces enjeux, sur les cinq continents, que nous avons réuni dans ce hors-série de nombreux reportages, enquêtes, témoignages et portraits des leaders spirituels. Force est de constater que les principales rivalités, sanglantes ou non, opposent d’abord les religions du Livre : évangéliques contre catholiques, musulmans entre eux ou face aux juifs et aux chrétiens, etc. Mais certains conflits impliquent aussi les hindouistes ou des pouvoirs idéologiques forts : ainsi, le Parti communiste chinois, qui n’a aucune indulgence pour u n m o u ve m e n t spirituel comme le Falungong. Il faut nous y résoudre, les guerres de religion ne font que commencer. Philippe Thureau-Dangin L E S M A R D I S ● DE LA HAVANE sonnement arbitraire. Peu importe qu’ils aient été condamnés à l’issue de procès puisque ceux-ci étaient injustes et menlusieurs détenus de Kilo 8, une prison dantesque songers, et pour la plupart en vertu de lois illégalement applisituée dans la province de Camagüey, sont en grèquées. Il suffit de lire les minutes de ces jugements sommaires ve de la faim depuis le 5 mars. Parmi eux, citons pour comprendre que les raisons qui leur ont valu d’être Juan Carlos Herrera Acosta et José Daniel Ferrer, inculpés n’ont rien à voir avec les accusations officielles. prisonniers du “printemps cubain” [le 18 mars On a malheureusement de plus en plus tendance à parler des 2003, 90 opposants dont 27 journalistes avaient mauvais traitements réservés à ces prisonniers sans rien dire été arrêtés ; 20 journalistes sont encore en prison]. de la cause de leur emprisonnement, comme s’ils étaient vicLe “printemps de 2003” a eu lieu quelques jours times de la malchance et non d’un régime qui use injusteaprès l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés. Proment de la force. La communauté internationale doit savoir fitant de la fumée des premiers combats qui aveuglait la comqu’ils ont été arrêtés pour avoir défendu les droits de l’hommunauté internationale, les forces de sécurité cubaines s’en me par des moyens pacifiques. Nombre d’entre eux étaient sont prises à des familles sans défense, ont violé leurs dodes journalistes indépendants miciles, agressant notamment qui ont exprimé leurs opinions des femmes, des enfants et des et leurs critiques dans la plus personnes âgées. Les procès et grande transparence. D’autres les condamnations sommaires ont pris part à des projets en n’ont pas tardé à suivre, avec faveur des droits humains et pour certains des peines allant syndicaux. D’autre encore ont jusqu’à vingt-huit ans d’empriparticipé à des organisations sonnement. Les détenus du qui réclamaient des change“printemps cubain” ont été emments pacifiques et démocraprisonnés dans des établisseCoordinateur du Mouvement chrétien ■ tiques. La majorité des priments pénitentiaires éparpillés de libération, Oswaldo Paya Sardiñas sonniers du printemps cubain de Pinar del Rio, à l’ouest, à est né le 29 février 1952 à La Havane. étaient et restent encore les orla prison de Guantánamo, à Il est l’instigateur du projet Varela, qui ganisateurs du Projet Varela*, l’autre extrémité du pays, une vise à préparer une transition pacifique. une pétition de citoyens pour prison connue pour ses traiteIl a reçu en 2002 le prix Sakharov de la le changement – légale, en verments inhumains. Je ne fais pas liberté de pensée. tu de l’article 88G de la Constilà référence aux prisonniers de tution cubaine, qui permet aux électeurs [s’ils sont plus de diverses nationalités enfermés depuis des mois, sans juge10 000 signataires] de soumettre un texte à l’Assemblée nament, par les Etats-Unis sur la base navale de Guantánamo, tionale et de demander la tenue d’un référendum. [Oswaldo un fait selon moi inique et qui a scandalisé à juste titre l’opiVarela a remis au Parlement cubain en 2002, puis en 2003, nion internationale. Je veux plutôt parler de l’autre Guantáune pétition signée par 14 384 personnes dont le gouvernamo, le scandale qui précisément n’a scandalisé personne. Cet autre Guantánamo est réparti en de nombreux établisnement n’a pas tenu compte.] sements de la province de Guantánamo et un peu partout Je ne défends pas un projet particulier. Je défends les droits à Cuba, y compris sur l’île des Pins.Toutes ces prisons se disdes citoyens et l’aspiration légitime du peuple cubain à troutinguent par une alimentation de type concentrationnaire, le ver une solution pacifique. C’est pour cette raison que la cammanque d’eau, une hygiène déplorable et la surpopulation, pagne se poursuit – et également parce que nos frères empriainsi que des conditions et des traitements inhumains inflisonnés qui ont lancé la campagne continuent de la soutenir. gés aux détenus. La santé de la plupart des prisonniers poliOn a dit beaucoup de choses sur le printemps cubain, mais tiques cubains – et pas seulement ceux du printemps cubain – cet article est écrit non pas pour le commémorer mais au s’est détériorée, et beaucoup en subiront les conséquences contraire pour le dénoncer. Car il ne s’agit pas de parler de jusqu’à la fin de leur vie. Certains activistes non violents, l’injustice d’il y a quatre ans mais bien de l’injustice qui dure comme Francisco Chaviano, sont derrière les barreaux depuis depuis quatre ans dans l’autre Guantánamo, celui qui n’est plus de dix ans. Les personnes arrêtées lors du printemps pas encore devenu un scandale. cubain viennent d’entamer leur cinquième année d’empri* Voir son site <oswaldopaya.org>. P L’autre Guantánamo DR 20/03/07 Benjamin Kanarek 855p08 L E D E Le rendez-vous du film documentaire étranger avec MK2 L’Erreur boréale des cinéastes canadiens Richard Desjardins et Robert Monderie Mardi 3 avril 2007 à 20 h 30 Débat en présence de R. Desjardins MK2 Quai de Seine 19, quai de Seine 75019 Paris D E S S I N D E L A S E M A I N E ■ “Et maintenant… je l’accroche !!” Le Conseil de sécurité de l’ONU devait voter ces jours-ci de nouvelles sanctions contre l’Iran, en raison du refus de celui-ci de suspendre son programme d’enrichissement de l’uranium. Dessin de Horsch paru dans Der Standard, Vienne La destruction de la forêt canadienne vue par un poète COURRIER INTERNATIONAL N° 855 Sur www.courrierinternational.com, retrouvez chaque jour un nouveau dessin d’actualité, et près de 2 000 dessins en consultation libre. 8 DU 22 AU 28 MARS 2007 Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 20/03/07 19:30 Page 11 à l ’ a ff i c h e Pologne ● Simplement juste ’Oskar Schindler polonais est une femme, et elle habite dans une maison de retraite. Contrairement à l’industriel allemand, elle n’a jamais eu à sa disposition de moyens matériels et financiers. Pourtant, cette ancienne employée de la santé publique a sauvé deux fois plus de juifs des horreurs de l’Holocauste. Près de 2 500 enfants ont échappé au ghetto de Varsovie et à une mort quasi certaine dans les camps de concentration grâce à Irena Sendlerowa, aujourd’hui âgée de 97 ans, présentée pour le prix Nobel de la Paix. Mme Sendlerowa a transporté des bébés et des enfants juifs dissimulés dans des sacs, les a fait passer par des canalisations ou les a cachés sous des civières dans les ambulances. Puis ils ont été placés dans des familles d’accueil non juives, où on leur a donné de fausses identités, appris à parler polonais et à ânonner des prières chrétiennes afin de leurrer la Gestapo. “L’instinct de survie nous pousse à nous sauver nous-mêmes.Elle, elle a sauvé les autres”, affirme Elzbieta Ficowska, l’une des rescapées. Alors que l’Europe sombrait dans la guerre, en novembre 1940, Elzbieta et près de 400 000 autres juifs polonais étaient parqués dans une zone à peu près de la taille de Central Park, le ghetto de Varsovie. Dans la Pologne occupée, quiconque aidait les juifs risquait la peine capitale, ce qui n’a pas suffi à dissuader l’employée des services de santé, qui, par ses fonctions, était autorisée à pénétrer dans le ghetto. “On m’a élevée dans l’idée qu’il faut sauver quelqu’un de la noyade, quelles que soient sa religion ou sa nationalité”, explique-t-elle. Au beau milieu du tumulte de la guerre, Irena eut la présence d’esprit de dresser une PERSONNALITÉS DE DEMAIN KYLE MAYNARD Combatif DR L IRENA SENDLEROWA, 97 ans. Cette modeste Polonaise a sauvé des milliers d’enfants du ghetto de Varsovie pendant la Seconde Guerre mondiale. Son pays vient enfin de lui rendre hommage. liste méticuleuse de ceux qu’elle avait sauvés, afin de leur permettre de retrouver les leurs plus tard. Mme Sendlerowa recopia soigneusement les informations concernant chaque enfant sur du papier à cigarettes, en deux exemplaires pour plus de sécurité. Ces précieuses données furent ensuite conservées dans deux bouteilles de verre scellées, enterrées dans le jardin d’un collègue. Mme Sendlerowa travaillait sous les auspices de Zegota (une organisation secrète soutenue par le gouvernement polonais en exil), mais elle était la seule en charge de la protection des archives des enfants. Ce qui n’allait pas sans risques. Elle frôla la catastrophe en octobre 1943, quand une escouade de soldats nazis débarqua chez elle à l’aube, mit la maison sens dessus dessous et emmena Irena au siège de la Gestapo. Des officiers la torturèrent afin de lui extorquer des informations, allant jusqu’à lui briser les os des jambes et des pieds, mais elle resta muette. “Je porte encore sur moi les cicatrices de ce que ces ‘surhommes allemands’ m’ont fait à l’époque, raconte-t-elle. J’ai été condamnée à mort… mais, à part ça, j’étais aussi rongée par l’angoisse à l’idée que la seule trace de ces enfants disparaîtrait si je mourais.” Ses collègues de Zegota réussirent à corrompre un officier allemand, qui accepta de fermer les yeux sur son évasion en échange d’un sac de dollars. Elle fut dès lors contrainte de vivre dans la clandestinité, sous de fausses identités, dans l’impossibilité de rentrer chez elle. Mme Sendlerowa était l’une des premières personnes recrutées par Zegota. L’organisation avait été créée en 1942 afin de coordonner et d’accentuer les efforts entrepris pour sauver les juifs. Pourtant, bien des habitants de Varsovie n’avaient jamais entendu parler de ce groupe, jusqu’à ce que, il y a environ dix ans, une plaque de marbre soit inaugurée en son honneur près de l’ancien ghetto. Le régime communiste de l’après-guerre favorisait l’antisémitisme : aussi l’histoire de ces gens simples, mais d’un extraordinaire courage, fut-elle presque oubliée. La semaine dernière, les autorités ont officiellement fait amende honorable en reconnaissant l’action d’Irena. Le Parlement l’a proclamée héros national et a salué sa nomination au prix Nobel de la Paix. “J’ai essayé de leur faire comprendre que trois enfants c’était le nombre idéal pour une famille. J’aimerais qu’ils arrêtent d’adopter.” Angelina Jolie vient de finaliser l’adoption de Pax Thien, un petit Vietnamien. La nounou épuisée s’occupe déjà de Maddox, de Zahara et Shiloh, les trois enfants du couple d’acteurs. (Dateline Hollywood, Los Angeles) D’ici à 2015, pas un coin de Russie ne doit rester privé de réseaux de téléphonie fixe, mobile et d’accès à Internet”, a lancé celui que l’on considère comme l’un des deux dauphins de Poutine. Il a regretté la dépendance du pays à l’égard des équipements en télécommunication de production étrangère, et il a rappelé que 10 % seulement de la population russe avait accès à Internet. (Gazeta.ru, Moscou) SERGUEÏ IVANOV, premier vice-Premier ministre de Russie ■ Révolutionnaire MOISHE ARYE FRIEDMAN, rabbin autrichien antisioniste ■ Imperturbable MONICA SORENO, nounou du couple Jolie-Pitt ■ Excédée “Il faut faire notre révolution de l’information, réaliser une percée civilisationnelle radicale. Dessin de paru dans Die Welt, Berlin. En pèlerinage à Lezajsk, dans le sud de la Pologne, où se trouve le tombeau d’un célèbre tsadik, il a été tabassé par d’autres juifs orthodoxes qui lui reprochent son attitude face à Israël. “C’est un pays agressif qui ne devrait pas exister. Plus vite il se désintégrera, mieux ce sera. Son existence est une offense faite à Dieu”, explique-t-il. (Rzeczpospolita, Varsovie) CHEIKH ALI GOMAA, mufti d’Egypte ■ Opportuniste “Une musulmane ne doit pas porter le voile dans les pays où le port du voile n’est pas généralisé”, a-til recommandé aux femmes égyptiennes qui se rendent à l’étranger. Le but est de “ne pas causer de problèmes politiques”, a-t-il ajouté. (Al-Wafd, Le Caire) DAVID FAIRHURST, DRH de McDonald’s en Europe ■ Offensé “Nous pensons que c’est démodé, sans lien avec la réalité et, plus important, insultant pour les gens talentueux et travailleurs qui servent le public chaque jour”, a-t-il déclaré, COURRIER INTERNATIONAL N° 855 DAVID MILIBAND L’héritier 11 DR expliquant pourquoi McDonald’s tente de faire changer l’acception du mot “McJob” dans l’Oxford English Dictionary, qui le définit comme “un travail mal payé, pas stimulant, avec peu de perspectives”. (Financial Times, Londres) ARNALDO OTEGI, porte-parole de Batasuna ■ Distancié “C’est une erreur de construire un Etat indépendant au Pays basque par la lutte armée”, a déclaré, le 20 mars, le leader indépendantiste basque, désavouant la voie suivie par ETA depuis plus de quarante ans. Par ces propos apaisants, il tente d’une part de relancer le processus de paix et, d’autre part, d’obtenir que sa formation, interdite depuis 2003, puisse se présenter aux municipales de mai prochain. (Catalunya Radio, Barcelone) DU 22 AU 28 MA RS 2007 hez les travaillistes britanniques, il apparaît comme le seul concurrent possible de Gordon Brown pour succéder l’été prochain à Tony Blair au poste de Premier ministre. Ses supporters font valoir qu’il a pour lui la jeunesse – 41 ans – alliée à l’expérience – il est ministre de l’Environnement, après avoir été titulaire du portefeuille des Communautés et du Gouvernement local, et sous-secrétaire d’Etat à l’Education. Et, comme l’écrit le Financial Times, “il n’est pas la moitié d’un idiot”. Fils de l’historien marxiste Ralph Miliband, David a étudié les sciences politiques, la philosophie et l’économie à Oxford. Il est ensuite passé par le Massachusetts Institute of Technology, à Boston, puis a rejoint l’Institut de recherche en politiques publiques, un think tank londonien proche du Labour. C’est Tony Blair, alors dans l’opposition, qui l’a recruté en 1994 pour en faire son conseiller politique. Généralement vu comme l’héritier de Blair, David Miliband est toutefois “plus social-démocrate que celui-ci”, estime le quotidien britannique ; “il est particulièrement attaché à la justice sociale”. Le jeune ministre, marié à une violoniste du London Symphonic Orchestra et père d’un garçon de 3 ans, vient d’affirmer sa stature en présentant un audacieux projet de loi visant à réduire de 60 % les émissions de CO2 du Royaume-Uni d’ici à 2050. C Claire Soares, The Independent (extraits), Londres ILS ET ELLES ONT DIT e sportif de 21 ans joue au football américain, monte à cheval et a remporté plusieurs tournois de lutte libre. Du haut de ses 1,20 m, cet étudiant à l’université de Géorgie est un champion hors norme. Kyle Maynard est né sans bras ni jambes, mais, bien plus que son handicap, c’est sa volonté farouche de refuser ses limites, de ne se laisser arrêter par rien et surtout pas par cette absence de membres qui le rend exceptionnel. Le quotidien espagnol El Mundo publie des extraits de sa biographie, Sin escusas [Sans excuses]. “Même si je suis né avec les extrémités beaucoup plus courtes que les autres, j’ai tout de suite su que je n’étais pas né pour être inférieur. Je suis né pour triompher.” On y apprend également que Kyle est recordman du monde d’haltérophilie adaptée, avec 163 kilos soulevés – soit trois fois son poids. Le gouverneur Arnold Schwarzenegger et le présentateur vedette de CNN Larry King comptent parmi ses plus fervents suppporteurs et admirateurs. En Espagne, son livre est préfacé par une autre figure emblématique, Irene Villa. Victime d’un attentat d’ETA, elle a dû subir une amputation d’une jambe. “Kyle a fait le pari de la vie. Il nous apprend qu’avec un peu d’amour, pas besoin de bras ni de jambes. Merci”, écrit-elle. C DR 855p11 à l'affiche Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 855p13-14 france 20/03/07 19:31 Page 13 f ra n c e ● P O L I T I QU E Le cœur de Le Pen bat au Sud Pour l’envoyée spéciale du Guardian, la patrie FN a Nîmes pour capitale. Elle y a rencontré des militants motivés qui comptent bien, comme en 2002, faire voter massivement pour le candidat d’extrême droite. THE GUARDIAN Londres DE NÎMES ucien Ruty, ancien officier de marine à la retraite, contemple fièrement son salon transformé en sanctuaire à la mémoire de Napoléon. Les murs sont couverts de vitrines remplies de petits soldats, de vases provenant de la tombe de l’Empereur à SainteHélène ou d’échantillons de la terre de Waterloo. Sa femme porte en permanence un pendentif en or à l’effigie de Napoléon et, sur les murs, entre les bustes de Bonaparte et un gigantesque drapeau tricolore, les tableaux représentent des soldats défendant leur espace vital. Seul intrus dans ce musée patriotique du bonapartisme, le portrait – sur de clinquantes flûtes à champagne de style moderne – du chef de l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen. “La victoire est à nous”, lit-on sur la dédicace du chef. Situé derrière les arènes de Nîmes, l’appartement de Lucien Ruty est le cœur du Front national dans le sud de la France. Cette belle vallée du Rhône est ponctuée de villages pittoresques mais en voie de disparition où vivent des communautés d’immigrés nordafricains et d’anciens combattants des guerres coloniales, où le chômage des jeunes atteint un niveau inquiétant et où bon nombre de gens se sentent assiégés et ne font plus confiance aux partis majoritaires. Certains de ces villages ont voté à 40 % pour le candidat FN en 2002. Ce sont eux qui ont créé la surprise de la présence de Le Pen au second tour. Cette année, les intentions de vote en faveur de celui qui prêche “La France L Dessin de Glez, Ouagadougou. Passion “La France vit la campagne présidentielle dans une effervescence hors du commun”, annonce El Mundo dans un grand article. Le quotidien madrilène s’étonne de voir les “salles de meeting pleines à craquer, les débats télévisés battre des records d’audience et les livres des candidats atteindre les sommets des classements des ventes”. Sans oublier Internet. “Un internaute sur deux s’informe des programmes des candidats par ce biais.” aux Français !” sont estimées à près de 14 %, un niveau supérieur aux sondages de la dernière présidentielle. “SOUTENIR LE PEN EN PUBLIC RESTE UN TABOU” Avec un tiers de la population qui pense que l’extrême droite est “en phase” avec les inquiétudes des Français, l’électorat FN est un élément essentiel des scrutins qui s’annoncent. Nicolas Sarkozy sait que bon nombre de ces électeurs pourraient se reporter sur lui au second tour. Le discours de Le Pen sur l’immigration s’est immiscé dans le débat national, et Sarkozy s’est inspiré de certaines de ses idées, notamment avec sa récente proposition de créer un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. “On nous diabolise. Soutenir Le Pen publiquement est toujours tabou”, affirme Evelyne Ruty dans les bureaux nîmois du Front national. Et elle nous explique que des marchands de légumes bio qui avaient voté pour Le Pen doivent s’en cacher devant leur clientèle de gauche. Sur le mur, un poster avec le mot d’ordre “Défendons notre avenir” montre trois images de femmes sur une plage française. Dans un costume de bain en 1890, puis insouciante en bikini et les seins nus en 1990, enfin en scénario catastrophe en 2010 : deux adultes et un enfant, figés dans leurs burqas sur la Côte d’Azur. Mme Ruty, conseillère régionale FN, sera candidate aux élections législatives de juin. Elle a foi en la défense de la France contre l’islamisation. “Je ne suis pas contre l’immigration, mais les gens doivent respecter la loi française.” C’est une grande admiratrice de Marine Le Pen, la blonde et charismatique fille du leader frontiste, qui gère la campagne de son père et a changé son image en lissant son discours pour dépasser son électorat masculin traditionnel et attirer les femmes et quelques immigrés des deuxième et troisième générations. “Certains immigrés disent qu’ils voteront pour nous parce qu’ils en ont assez de la délinquance, déclare Lucien Ruty. On a tendance à faire des amalgames : tu es arabe, donc tu es un délinquant. Mais ce n’est pas vrai, certains Arabes ont porté l’uniforme français et se sont battus pour ce pays. Ils aiment la France.” Le meilleur endroit pour sonder l’opinion est Beaucaire, petite ville pittoresque sur les rives du Rhône, où la présence de yachts de luxe contraste avec le dédale de rues de son centreville du XVIIe siècle, que les locaux surnomment la “casbah” en raison de la population immigrée qui le fréquente. En 2002, c’est dans ce haut lieu touristique que l’on a voté le plus massivement pour l’extrême droite. Le sentiment d’insécurité avait été un élément déterminant pour les électeurs. Aujourd’hui, l’atmosphère reste tendue. Dans un café, Olivier Seassau, électricien au chômage, prend l’apéritif. Il craint que des dealers de drogue ne viennent terroriser la ville. Dans un mois, il votera de nouveau Le Pen au premier tour, “pour faire comprendre à ceux qui gouvernent ce pays que j’en ai assez d’eux”. Chez un coiffeur d’une rue huppée de Nîmes, un serveur s’inquiète du comportement de ses amis, que la simple vue de Maghrébins sur le trottoir d’en face suffit à énerver et qui pourraient voter pour Le Pen. “Moi, je voterai Sarkozy parce qu’il partage beaucoup de ses idées, mais en un peu moins extrême.” Angelique Chrisafis TÉLÉVISION Le peuple a pris le pouvoir ■ Les “juges” – au nombre desquels figurent un ouvrier, un homme d’affaires et un étudiant à la recherche d’un emploi – sont assis sous des rampes de projecteurs. A 20 h 50 précises, un son strident emplit le studio. Tous les par ticipants se redressent sur leur siège. Les caméras commencent à tourner. De la gauche de la scène, la candidate Ségolène Royal avance à grands pas vers un podium. Elle sourit, la tête haute, avant de se soumettre, pendant deux heures, à l’interrogatoire des juges citoyens. Le pouvoir au peuple ! Voilà bien une manifestation de la démocratie directe. C’était en tout cas l’idée du dernier A vous de juger de France 2, diffusé en direct le 15 mars. Comme dans toute une série de nouvelles émissions, la chaîne faisait appel à de “vraies gens”, plutôt qu’à des journalistes ou des experts, pour interroger les candidats à l’élection présidentielle. Même si ces émissions sont très populaires, puisqu’elles peuvent réunir jusqu’à 9 millions de téléspectateurs, leur caractère participatif a banalisé un débat censé être sérieux et profond sur des questions extrêmement importantes. Dans une campagne déjà largement critiquée pour son caractère superficiel et médiatique, cette tendance à inviter des gens de la rue aux émissions politiques pour qu’ils exposent leurs problèmes personnels a été très contestée. Le plus souvent, les participants utilisent leur temps de parole pour se plaindre de leurs retraites trop modestes au lieu de cuisiner les personnalités politiques sur la dette publique. “Cette élection est entièrement médiatisée. Les candidats sont devenus des figures emblématiques des médias”, remarque le sociologue Erwan Lecœur, directeur scientifique de l’Observatoire du débat public [un groupe d’analyse et de veille politique]. Lors des campagnes présidentielles précédentes, les passages des candidats à la télévision étaient plus conventionnels, le soin de poser les questions reve- COURRIER INTERNATIONAL N° 855 13 nant à des journalistes et à des éditorialistes. Le grand événement était le traditionnel débat en direct entre les deux vainqueurs du premier tour. Cette fois-ci, la tendance est aux campagnes virtuelles, sans intervention de journalistes et d’experts. Tous les candidats ont un site, sur lequel sont diffusés des extraits vidéo de leurs prestations, et presque tous rédigent un blog, où ils répondent personnellement aux questions posées en ligne. Selon des observateurs mécontents, il n’y a guère de différences entre le dialogue par blogs interposés et les séances de questions posées par des panels de citoyens DU 22 AU 28 MA RS 2007 lambda. “Dans les médias, la démocratie participative n’est qu’un moyen efficace pour les politiciens d’échapper à la confrontation”, affirme Christophe Barbier, rédacteur en chef de L’Express. On note aussi une certaine grogne parmi les journalistes des chaînes publiques. En février, un groupe a lancé une pétition nationale pour réclamer des débats en face-à-face conduits par des journalistes. En laissant le public interroger les candidats, les médias fournissent à ces derniers une tribune de fortune pour deux heures de discours galvaudés et de monologues ininterrompus. Susan Sachs, The Christian Science Monitor (extraits), Boston 855p13-14 france 20/03/07 19:32 Page 14 f ra n c e SOCIÉTÉ Deux candidats dans un pays plein de contradictions A un mois du premier tour de l’élection présidentielle, le quotidien australien The Age s’attarde sur la France et ses spécificités. Sa conclusion : Sarkozy est le personnage le plus intéressant du moment. THE AGE (extraits) Melbourne n février dernier, c’est un certain mode de vie à la française qui a disparu. Imitant la majorité des pays développés, l’Hexagone a interdit de fumer dans les lieux publics.Terminé, la philosophie dans d’épaisses volutes de fumée : adieu* Jean-Paul Sartre. Sur les Champs-Elysées, ce sont les cafés eux-mêmes qui disparaissent. L’emblématique avenue parisienne est envahie par les mégastores étrangers, tels Gap, Adidas, Disney ou Planet Hollywood. Pendant ce temps, les anglicismes continuent de polluer le langage : le marketing, le meeting, le boss, le web, la cover (d’un magazine), le think tank**, etc. En 2003, l’Académie française avait décidé que le terme correct pour désigner un courrier électronique était “courriel”. Autant prêcher dans le désert. De nombreux peuples craignent de perdre leur identité dans la mondialisation. Mais rares sont ceux qui s’en inquiètent autant que les Français. Pendant deux siècles, ils se sont considérés comme une nation unique et favorisée, appelée par sa tradition révolutionnaire à montrer la voie au reste du monde. C’est aujourd’hui le monde qui fait changer la France, et sa façon de réagir à ces changements est un enjeu incontournable de la campagne présidentielle. Il y a quelques semaines, Eric Besson quittait ses fonctions de conseiller économique auprès de Ségolène Royal, déclarant que la campagne “mal conduite” de la candidate socialiste n’expliquait en rien où elle comptait trouver les 35 milliards d’euros de nouvelles dépenses qu’elle a promis de mettre en œuvre si elle gagne en mai prochain. Voilà une inquiétude qui paraît bien normale à un Australien. Mais, pour les Français, c’est une pre- E Dessin de Sarah Nayler paru dans The Independent, Londres. ■ Héros “Bayrou ? C’est Poupou, le Poulidor de la politique !” Bernardo Valli, envoyé spécial à Marseille du quotidien romain La Repubblica, s’est plongé durant quelques jours dans ce qu’il appelle la “France profonde”. Au bar Le Mistral, nombreux sont ceux qui font la comparaison entre le candidat UDF et le dauphin de Jacques Anquetil. “Il est le héros des éternels seconds, des oubliés”, estime le journaliste italien. Ce dernier est reparti de la cité phocéenne convaincu que François Bayrou peut battre Ségolène Royal au premier tour. Après, tout est possible. Car “une élection présidentielle n’est pas le Tour de France”. mière. Leurs candidats leur ont toujours promis la lune. Les contraintes budgétaires, les promesses non tenues, ils laissaient ça à plus tard. Aujourd’hui, les journaux sollicitent des économistes pour passer au peigne fin les programmes des candidats. Aussi peu romantique que ce soit, quand près d’un jeune sur cinq est au chômage et que le pays est passé du 6e au 17e rang de l’OCDE en termes de PIB par habitant depuis 1980, donner des chiffres est peut-être la meilleure façon qui soit de parler de la France. Le candidat de droite Nicolas Sarkozy semble avoir en la matière un projet plus concret. Il est lui aussi accusé de faire des promesses mirobolantes, mais, alors que Ségolène Royal évoque une vague relance de la croissance pour financer ses cent mesures, il promet de faire des coupes claires dans les dépenses de l’Etat en ne remplaçant pas la moitié des départs en retraite dans la fonction publique. Les idées de Sarkozy s’inscrivent dans cet espace étroit où la France est à l’unisson du monde. Mais Nicolas Sarkozy est un personnage bien plus complexe que ça. Il propose des mesures de discrimination positive à l’embauche, inspirées du modèle américain, il souhaite que les mosquées bénéficient de fonds publics afin d’éviter que les musulmans n’aillent chercher des fonds à l’étranger – et des idéologies fondamentalistes. Autant d’idées tout sauf françaises. L’idée de l’affirmative action est en contradiction avec les principes d’égalité et de non-discrimination. En théorie, les principes français sont sublimes. Mais ils ne fonctionnent pas toujours en pratique, et Nicolas Sarkozy l’a compris. Nombre d’études ont montré que les employeurs français étaient beaucoup trop nombreux à jeter systématiquement les CV portant le nom de Mohammed. C’est précisément pourquoi ce que les Français appellent la discrimination positive est sans doute la seule solution. Ségolène Royal est une candidate plus traditionnelle, ce qui n’était pas le cas au début de la campagne. L’année dernière, elle avait su éveiller l’intérêt de l’électorat en promettant d’en finir avec l’orthodoxie. La candidate du PS avait ainsi déclaré que les 35 heures avaient eu des résultats mitigés, pour ne pas dire plus. Elle pensait que la France devait s’inspirer de Tony Blair, notamment dans la redynamisation des services publics et la réduction du chômage des jeunes. Ne craignant pas d’emprunter à la droite, elle parlait de renforcer les valeurs familiales et prônait un encadrement militaire pour les jeunes délinquants. Ces propositions avaient profondément choqué les socialistes. Mais, depuis le début de l’année, Ségolène Royal a chuté dans les sondages et, du même coup, repris les positions socialistes traditionnelles dans l’espoir de conserver les suffrages de la gauche. Elle promet donc d’améliorer le système de retraite des fonctionnaires, d’augmenter les prestations chômage, de maintenir les impôts à un niveau élevé et d’étendre les 35 heures. Certes, de nombreuses interrogations subsistent au sujet de Nicolas Sarkozy. Fils d’immigré, il prône pourtant la sévérité sur les questions d’immigration, sans doute pour séduire des électeurs d’extrême droite. De nombreux Français ne lui font pas confiance, le jugeant prêt à tuer père et mère pour entrer à l’Elysée. Mais le candidat de l’UMP incarne mieux qu’aucun de ses adversaires les contradictions de la France et sa place dans le monde. C’est ce qui fait de lui le personnage le plus intéressant de la campagne actuelle. James Button * En français dans le texte. ** En franglish dans le texte. D É L O C A L I S AT I O N S Après le plombier polonais, l’ouvrier macédonien nvestissez en Macédoine, le nouveau paradis des affaires en Europe” : c’est sous ce slogan que le gouvernement de Skopje a lancé, dans plusieurs journaux français, une campagne de promotion du pays. Cette initiative est devenue l’objet d’une polémique et s’est rapidement invitée dans le débat électoral français. Plusieurs hommes politiques ont critiqué le gouvernement macédonien en l’accusant de pratiquer le dumping social afin de rendre le pays intéressant pour les investisseurs étrangers. Certains ont estimé qu’en faisant de la publicité sur la faible taxation (10 %) des entreprises étrangères et en vantant I sa main-d’œuvre qualifiée et bon marché la Macédoine ne pouvait se réclamer de “l’Europe”. Dans l’une des émissions les plus écoutées de la radio privée RTL, l’avocat parisien Rodolphe Bosselut a établi un parallèle entre l’offre du gouvernement macédonien et le fameux “plombier polonais”, qui était devenu l’épouvantail et le symbole d’une Europe trop libérale lors du référendum sur la Constitution européenne, en 2005. Au moment où plusieurs sociétés françaises (dont la plus connue est Airbus) présentent des plans sociaux accompagnés de fermetures de sites et de réductions d’effectifs, les pourfendeurs des délocalisations ont joué la carte de la campagne publicitaire macédonienne pour faire pression sur les hommes politiques. Un mois avant le premier tour de l’élection présidentielle, certains candidats n’ont pu s’empêcher de montrer du doigt la Macédoine comme un exemple de la concurrence déloyale provenant des pays de l’est de l’Europe. Le premier à le faire publiquement a été l’ex-candidat Nicolas Dupont-Aignant, qui se réclame du gaullisme. Il reproche à l’Europe de ne pas avoir instauré un taux minimal d’imposition des sociétés avant l’entrée des pays de l’Europe centrale et orientale. Dans un COURRIER INTERNATIONAL N° 855 14 entretien accordé à la radio publique France Inter, Nicolas Dupont-Aignant a renouvelé ses attaques et désigné l’offre macédonienne aux investisseurs comme un “parfait exemple de la régression sociale de l’Europe”. La Macédoine est ainsi devenue un argument pour ceux qui demandent une Europe plus sociale et qui rejettent la vision libérale, mais aussi pour ceux qui estiment que l’élargissement de l’Union est à l’origine des problèmes économiques auxquels leur pays est confronté – d’autant plus que, si le plombier polonais a été inventé de toutes pièces par les partisans du non à la Constitution européenne, la campagne DU 22 AU 28 MARS 2007 publicitaire “Investissez en Macédoine” était bien réelle et bien visible dans les journaux français. Si elle a autant intéressé les politiques et les polémistes français, elle a dû également attirer l’attention des investisseurs et des entrepreneurs, sans qu’il soit possible pour l’instant de se prononcer sur les fruits que le pays en récoltera. Mais une chose est sûre : aussi sévères soient les réactions des hommes politiques, elles n’ont que peu d’impact sur les décisions des investisseurs, qui sont davantage guidés par le profit que par les préoccupations sociales. Toni Glamcevski, Utrinski Vesnik, Skopje Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 855_p16 20/03/07 19:13 Page 16 e u ro p e ● POLOGNE-ALLEMAGNE Le redoux a un prix : le respect de la fierté polonaise Si Angela Merkel a obtenu des concessions de la part de Varsovie, c’est parce qu’elle n’a pas traité les Polonais avec désinvolture, comme des cousins pauvres, se félicite un quotidien proche du pouvoir. DZIENNIK (extraits) Varsovie n quittant la Pologne, Angela Merkel doit estimer avoir rempli sa mission avec succès ; plus encore, elle peut considérer avoir toutes les raisons de se réjouir.Varsovie s’est engagé à signer la déclaration de Berlin en donnant son accord pour que le Traité constitutionnel actuel soit la base des négociations sur la future Constitution européenne. Pouvait-elle attendre plus de la part des Polonais ? Cette visite est un succès incontestable pour la chancelière allemande, mais nous ne devons pas non plus nous considérer comme perdants, bien au contraire. L’ambiance de cette visite, son déroulement et la liste des sujets abordés ont démontré avec force que, pour l’Allemagne, nous ne sommes plus un cousin pauvre de l’Est, mais sommes devenus l’un des pays les plus importants du continent, doté d’une voix prépondérante sur des questions essentielles concernant l’avenir de l’Union européenne et la sécurité de ses membres. Le président Chirac, qui jadis nous conseillait de nous taire quand nous avons soutenu l’invasion américaine en Irak, et le chancelier Schröder, qui préférait faire les yeux doux à la Russie au lieu d’entretenir des relations fraternelles avec la Pologne dans le cadre de l’UE, n’ont visiblement pas senti l’esprit du temps. Ils se sont enfoncés dans les stéréotypes du passé. Les arrogants, dont les yeux sont restés fixés sur leur puissance E Dessin de Miroslaw Owczarek paru dans Rzeczpospolita, Varsovie. ■ Vu de Berlin “La Pologne fait un pas en direction de l’Allemagne. L’offensive de charme de Merkel a réussi”, salue la Frankfurter Allgemeine après la visite de la chancelière à Varsovie. Berlin – qui préside l’UE – est soulagé qu’un rapprochement avec la Pologne ait pu avoir lieu sur les questions européennes. Mais le projet américain de bouclier antimissile, qui “risque de diviser l’Europe”, reste un sujet d’inquiétude majeur. Toutes les tensions ne pouvaient être levées, constate Die Welt, “en l’espace d’une visite, si réussie soit-elle”. passée, n’ont pas vu que le monde et l’Europe avaient changé. Mais avec Angela Merkel, c’est une autre Europe qui est venue à Varsovie. Une autre Allemagne aussi. Madame la chancelière a obtenu de nous tout ce qu’elle voulait. A présent, l’Allemagne peut s’attribuer le mérite d’avoir convaincu les Polonais d’approfondir leur intégration européenne. Mais Angela Merkel n’aurait pas obtenu tout cela si elle était venue les mains vides. Dans son discours à l’université de Varsovie, elle nous a bercés de paroles agréables. Elle a souligné le rôle joué par le syndicat Solidarnosc dans les changements sur venus en Europe de l’Est. Elle a parlé de la réconciliation germano-polonaise en la comparant avec la réconciliation franco-allemande, fondement et condition indispensables à la naissance de la Communauté européenne.Mme Merkel s’est rendue chez un partenaire important, bien disposé à écouter avec reconnaissance de tels propos, mais qui a aussi posé des questions sur des choses concrètes. Mme Merkel s’est comportée comme une bonne négociatrice et non comme un oncle riche qui rend une visite à un neveu désargenté et lui tape sur l’épaule en lui glissant quelques euros dans la poche, mais sans avoir la moindre envie de connaître ses plans pour l’avenir. Mme Merkel a annoncé que l’Union serait solidaire de la Pologne au sujet de l’embargo russe sur la viande polonaise [en cours depuis plus d’un an]. Cela signifie que Moscou ne peut plus compter sur un assouplissement des positions polonaises ou espérer conclure séparément des accords avec quelques grands pays de l’Union. Dès à présent, Moscou devra affronter une UE unie autour de la défense de nos intérêts. Avant, nous ne pouvions que rêver d’un tel soutien, et tôt ou tard, nous allions céder devant la pression exercée par Moscou, face à l’indifférence d’Allemands exaspérés par la résistance polonaise. Lors des négociations avec Lech Kaczynski, Angela Merkel nous a donné matière à espérer – d’une manière délicate, il est vrai – que la solidarité énergétique pourrait être inscrite dans la future Constitution européenne. L’annonce d’un accord économique avec les Etats-Unis a aussi été très agréable à l’oreille polonaise dans la mesure où il pourrait être suivi par un partenariat politique. Bref, c’était une visite très réussie. Maintenant, il faut espérer que les jours obscurs du schrödérisme ne reviendront plus jamais, et que l’Allemagne n’agira plus comme un éléphant teuton égaré dans le magasin de porcelaine européen. Andrzej Talaga W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com HONGRIE Au nom de tous les Hongrois, bravo, monsieur le Président ! Alors que des fachos gâchaient la fête nationale et que les officiels se faisaient huer à Budapest, un seul était digne de la nation et de sa fonction : le président Sólyom. elon la Constitution hongroise, la personne du président de la République exprime l’unité de la nation. Mais comment peut-on exprimer une chose qui n’existe pas ? [Après la signature du traité de Trianon, en 1920, un tiers des Hongrois se sont retrouvés hors des frontières, soit 2 millions de personnes, dont 1,2 million en Roumanie et 500 000 en Slovaquie.] Voilà le problème que, le 15 mars dernier, jour de la fête nationale, László Sólyom a résolu, et brillamment. Il n’a pas manqué d’irriter ses ennemis, qui, rageurs, se demandaient pourquoi il se rendait en Transylvanie, pourquoi il n’était pas à la place où on l’attendait. En tant que chef de l’Etat, S pourquoi n’est-il pas celui qui donne le signal du départ de la parade du kitsch et de la haine ? Pourquoi se singulariser ? Comment ose-t-il se soustraire aux huées, aux renversements de piédestal, aux profanations ? Le président était à sa place. C’est-à-dire là où l’on avait le plus grand besoin de sa présence. Ces jours-là, on peut même dire qu’il était la seule personne à sa place. A Cluj-Napoca, le premier 15 mars [fête nationale] suivant l’entrée de la Roumanie dans l’UE, un homme politique hongrois a rappelé à son auditoire que, “dans l’espace commun et ouvert de l’UE”, les minorités hongroises pouvaient prétendre à la “totalité de leurs droits”, y compris à l’autonomie territoriale. Au nom de la nation, il a annoncé – et non pas revendiqué – des faits. Il a dit cela sur un ton modeste, avec des mots simples, en se référant au droit international et sans blesser qui que ce soit. Il a profité d’une occasion qui ne reviendra pas. Il a préconisé une stratégie nationale unitaire ; il s’est rendu à Cluj-Napoca afin que nous comprenions bien de quoi il s’agissait. Le pays, tout chamboulé, n’écoutait pas ses paroles. Il nous a prévenus que la fête de la Liberté ne pouvait être qu’une fête de la Vérité. Particulièrement celle du 15 mars : l’anniversaire du jour où s’est manifestée une force magique provenant de la liberté de parole, de la presse et de rassemblement. Si c’est pour passer en revue les forces policières et les tribuns des divers partis qui n’ont plus la flamme de l’esprit du 15 mars, les Hongrois n’ont plus aucune envie de célébrer ce jour. Attention, je suis un grand par tisan des manifestations, sur tout là où les canaux de la démocratie représentative sont désespérément bouchés. Mais je ne confisquerai jamais la manifestation d’un autre. Et cette fête est celle de Sándor Petöfi, Mór Jókai, Pál COURRIER INTERNATIONAL N° 855 16 DU 22 AU 28 MARS 2007 Vasvári [poètes et écrivains nationaux qui ont pris part activement à la révolution de 1848]. Pour le dire tout net : cette fête n’appar tient pas aux hommes politiques actuels. C’est une fête populaire, une fête civile. Je ne distribuerais même pas de décorations à cette occasion. Si quelqu’un doit rester à la maison ce jour-là, c’est bien l’Etat : qu’il enfile ses pantoufles, allume la télé et ne se montre pas publiquement. Dans la longue liste des fêtes du 15 mars gâchées, cet anniversaire en était un parmi d’autres. L’Histoire ne retiendra que son ser viteur veillant sur l’unité de la nation, qui a agi, fidèle à ses attributions et aux acquis de 1848, et qui, le 14 mars 2007, a proclamé l’union (européenne) avec la Transylvanie. Il a fait son travail. Si tout le monde en faisait autant, les fêtes seraient plus joyeuses dans ce pays. Andras Lanyi*, Magyar Hírlap, Budapest * Ecrivain, essayiste et cinéaste. 855p17 europe venise/gb 20/03/07 16:50 Page 17 e u ro p e I TA L I E R O YAU M E - U N I Venise s’exile sur le continent La démocratie par les lords Sous la pression des touristes et des milieux économiques, les Vénitiens quittent leur ville pour Mestre, tandis que le maire et le patriarche s’affrontent dans les palais. LA REPUBBLICA (extraits) Rome une époque encore récente, parmi les Vénitiens, seules partaient pour Mestre les personnes âgées contraintes de vendre leur maison. Elles chargeaient leurs meubles sur des péniches, et partaient mourir de l’autre côté du pont de la Liberté [qui relie Venise à la terre ferme] – de tristesse ou de solitude, ou renversées par une voiture. Aujourd’hui, le pont est emprunté chaque soir par des bandes de jeunes Vénitiens qui vont vivre leur vie et s’amuser. Ils recherchent une vie normale, avec des pubs, des boîtes de nuit, des pizzerias abordables, des centres commerciaux, des salles de sport et des cinémas (la prétendue “capitale du cinéma” ne possède que deux salles). Vers 2040, si rien ne change, le dernier Vénitien mourra ou s’installera sur le continent. Née pour fuir les invasions barbares, Venise risque de s’éteindre à cause des invasions de touristes. Aux dernières élections, la ville a été confiée pour la troisième fois à l’indépendant de gauche Massimo Cacciari. Le partage du pouvoir n’a pas changé depuis le XVIe siècle : d’un côté, il y a le doge ; de l’autre, le patriarche. Cacciari et le cardinal Angelo Scola. Dernier des grands Vénitiens, ce professeur et philosophe doit jouer tous les personnages illustres de la ville. Il est le doge incontesté depuis 1993, mais, par sa réputation de libertin intellectuel (entre autres), il incarne également le deuxième mythe de la ville : Casanova. Et il se prépare, en effectuant plusieurs voyages en Chine, à personnifier le troisième Vénitien mythique, Marco Polo. En dehors de la juridiction du maire, il ne reste que la curie et son patriarche. Le problème est que Cacciari ne s’appuie pas sur une classe dirigeante ni sur une base sociale susceptibles de lui permettre de fonder un projet pour l’avenir. La classe ouvrière s’est éteinte, et les derniers capitalistes ont vendu leurs biens ou vivent de leurs rentes, comme la famille Coin, les Rossi, chausseurs et propriétaires d’Il Gazzettino [le quotidien de Venise], et le roi du textile Pietro Marzotto. Dans le berceau de l’ouvriérisme italien, la lutte des classes s’est conclue Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. A Aéroport Marco Polo Mestre Vers Padoue Pont de la Liberté Porto Venise Marghera Lagune de Venise 0 MOSE (digues mobiles) 10 km de manière surprenante : les concurrents ont déclaré forfait et la victoire est revenue à une petite bourgeoisie de boutiquiers, qui n’a aucune vision générale de la situation. DR AUCUNE DÉCISION N’ÉTAIT PRISE SI CACCIARI S’Y OPPOSAIT DR Massimo Cacciari, le maire de Venise. Le cardinal Angelo Scola, patriarche de Venise. Le doge me reçoit dans le palais du Rialto, splendide et inconfortable. Depuis des années, je me demande ce qui pousse ce philosophe talentueux, grand séducteur, célèbre et estimé, à se lever à 7 heures du matin et à commencer sa journée en accueillant le défilé des marchands ambulants. Cacciari soupire, et m’explique pour la énième fois pourquoi le projet MOSE [le système de digues mobiles censé faire obstacle aux marées qui submergent périodiquement Venise] est une erreur technique. Les thèses pour et contre le MOSE ont un avantage : elles ne peuvent pas être démontrées. Idéal pour nourrir un débat sans fin, tant les marées dépendent de phénomènes tels que l’effet de serre, les changements climatiques ou la fonte des glaciers. Depuis des années, ces questions divisent âprement la communauté scientifique internationale, dont les débats rappellent les discussions théologiques. Qu’importe de savoir qui a raison : de toute façon, le MOSE verra le jour. C’est la première défaite du doge en vingt ans. A Venise, auparavant, aucune décision n’était prise si Cacciari s’y opposait, y compris lorsqu’il n’était pas maire. Aujourd’hui, beaucoup de gens pensent qu’il sera contraint de démissionner. La moitié de la ville tremble à cette idée : pour elle, le doge est le dernier bastion contre la métamorphose de Venise en Disneyland du XVe siècle. L’autre moitié de la ville complote et se prépare à fêter l’abdication du maire : des personnalités prêtes à s’allier avec le gouverneur de la région, le berlusconien Giancarlo Galan, et avec des capitaux étrangers pour mettre la main sur les palais en ruine, sur les terrains de l’Arsenal, et, surtout, sur les gigantesques zones constructibles des anciennes installations chimiques de Porto Marghera et les nœuds de communication straté- COURRIER INTERNATIONAL N° 855 17 giques de Mestre. Cette autre Venise du travail et des affaires aime opposer à l’inertie présumée du doge l’activisme du patriarche. Le cardinal Angelo Scola est le prêtre-entrepreneur lombard typique multiplié par cent. Intelligence brillante et pragmatisme. Il n’est sans doute pas aussi séduisant que Cacciari dans le débat sur le mystère de l’Immaculée Conception, mais il est plus habile pour mettre d’accord les acteurs de l’économie. Tandis que la municipalité et la région se disputent depuis des années sur la rénovation de Punta Dogana [qui fait face à la place Saint-Marc] – le maire voudrait la confier à la fondation Palazzo Grassi-Pinault et Galan à la fondation Guggenheim ; résultat : rien ne bouge – , le patriarche est en train de récupérer, à deux pas de là, grâce à des donations, le magnifique collège de la basilique Saint-Marc. Il a transformé la curie de Saint-Marc, à l’abandon, en un véritable bijou, où il se rend du reste très rarement, puisqu’il est sans cesse en déplacement. Son dernier voyage l’a mené à New York, à l’ONU, où il a présenté son œuvre d’un grand raffinement : Oasis, la première revue catholique dont il existe une version bilingue en arabe. “Le dialogue avec toutes les religions, explique-t-il, est une tradition du patriarcat.” On pourrait ajouter que le patriarcat a toujours eu également pour tradition de produire de futurs papes. Au siècle dernier, il y en eut au moins trois : Pie X, Jean XXIII et Jean-Paul Ier. Tandis que les puissants se combattent dans les palais, habitants et touristes se livrent à une guérilla dans les calli [les rues]. L’art vénitien de la vengeance envers les étrangers peut atteindre divers degrés de cruauté : elle passe par les “spaghettis aux palourdes fraîches” décongelées plusieurs fois, le vin ayant un arrière-goût de pisse, la torture des bed and breakfast sauvages qui ont poussé comme des champignons et d’où sortent, tous les matins, des familles de Coréens et d’Allemands anéanties par l’humidité. La seule solution est de prendre le bus avec les jeunes Vénitiens et de débarquer à Mestre, où se déroule la vraie vie et se joue l’avenir. Curzio Maltese DU 22 AU 28 MA RS 2007 es membres de la Chambre des lords, auguste assemblée de pairs en robe écarlate et pour la plupart nommés, ont choisi le 14 mars de résister aux pressions qui voudraient faire de leur institution un organe intégralement issu des élections. Certes, personne ne s’attendait à ce que les lords votent en faveur de cette énième demande de changement venue de la Chambre des communes. Mais, en entrant dans sa phase finale, qui sera sans doute longue, cette bataille séculaire entre aristocratie et roturiers a mis au jour un concept qui va à l’encontre du sens commun : plus d’élections ne signifie pas forcément plus de démocratie. Ce serait même plutôt l’inverse. Depuis 1999, la Chambre des lords s’est opposée aux Communes (et donc au gouvernement de Tony Blair) sur pas moins de 350 sujets. Nombre de ces points de friction concernaient des lois sur les libertés civiles et sur le contre-terrorisme, jugées répressives par les lords. Autrement dit, la Chambre haute a été le champion improbable des opprimés contre un gouvernement travailliste qui revendiquait jadis le costume libertaire. Ce faisant, les lords ont démontré la courageuse indépendance qu’autorise un mandat à vie permettant de se tenir à distance des considérations électoralistes. Indépendance hors élection contre légitimité électorale, tels sont désormais les termes de la bataille. Les députés souhaitent remplacer quelque 600 pairs à vie, nommés selon des procédures diverses, ainsi que les 92 derniers pairs héréditaires, par des lords élus sur liste pour un seul mandat de quinze ans. “La promesse de légitimité démocratique est un leurre”, estime Bruce Ackerman, professeur de droit et de sciences politiques à Yale, dans la London Review of Books. “L’absence de réélection prive l’électorat du levier essentiel qui, en démocratie, lui permet de demander des comptes : la peur qu’a le politicien de ne pas être reconduit par ses électeurs.” Comme l’a résumé le député travailliste Tom Levitt, “ce n’est pas l’élection qui fait la démocratie, mais la réélection”. Le gouvernement, lui, propose que les candidats à la pairie soient élus selon un système de listes, ce qui accroîtrait encore la capacité des partis politiques à récompenser les plus fidèles et à faire taire les contestataires. Le Premier ministre Tony Blair avait quant à lui plaidé pour une Chambre mixte, mi-élue, mi-nommée, mais son projet s’est retourné contre lui lorsque la Chambre des communes a opté pour la voie la plus radicale. Les lords (et les ladies) n’étaient d’ailleurs pas franchement enthousiasmés par cette idée. Une chambre hybride “n’est une garantie de démocratie”, confirme la baronne Symons of Vernham Dean, membre travailliste de la Chambre des lords. “C’est la garantie de l’incertitude constitutionnelle et de l’iniquité électorale.” L Alan Cowell, The New York Times (extraits), New York 855_p18 20/03/07 16:51 Page 18 e u ro p e UKRAINE Les deux Viktor, Ioulia et le baron de Münchhausen Opposition et gouvernement continuent de se livrer à une guerre de façade au Parlement. Mais sans grandes conséquences, car les décisions importantes se prendront, comme toujours, dans les coulisses. OUKRAÏNSKA PRAVDA Kiev omme on le sait, Karl Hyéronimus, baron de Münchhausen, était toujours fier non d’avoir volé jusqu’à la Lune, mais du fait qu’il n’avait jamais menti.Toutefois, pour réussir à adresser un ultimatum à l’Angleterre, puis à refuser d’entrer en guerre avec elle, le tout sans mentir, il devait être passé maître dans l’art de comprendre les subtilités des relations internationales. Et, le 13 mars dernier, on a pu croire un instant que l’opposition parlementaire ukrainienne avait repris à son compte les principes du célèbre baron allemand. Deux semaines plus tôt, l’opposition [représentée au Parlement par une nouvelle alliance entre les partis de Ioulia Timochenko et du président Viktor Iouchtchenko] avait intensifié sa lutte contre la coalition au pouvoir [dirigée par le Premier ministre prorusse Viktor Ianoukovitch]. Laquelle s’attendait au pire, au point de ne même plus écarter la possibilité d’une dissolution de l’Assemblée, envisageant des élections présidentielle et parlementaires anticipées, voire de se battre physiquement pour défendre la Rada [Parlement ukrainien]. Bien sûr, rien de tout cela ne s’est produit. L’opposition, loin de rechercher un affrontement direct, a fait tout le contraire. Adressant un ultimatum en dix-sept points à la majo- C Dessin de Krauze paru dans Prospect, Londres. rité, elle a quitté le Parlement. Non que la coalition au pouvoir ait été en mesure de répondre à l’une ou l’autre de ces revendications, d’ailleurs. En réalité, ces dernières tenaient davantage du slogan politique que du projet de loi. Des slogans qui, en outre, ne concernaient guère le législatif, puisqu’ils portaient aussi bien sur l’ajustement de la TVA que sur les quotas pour les exportations céréalières, sur la dénonciation des traités de fourniture de gaz par la Russie ou encore sur le limogeage du ministre actuel de l’Intérieur. Autant de questions qui dépendent du gouvernement, et non du Parlement. Chacun des dix-sept points de l’ultimatum était très exactement fait pour être ignoré par la majorité parlementaire. Ils n’avaient donc d’autre but que de servir de prétexte à la démarche ostentatoire de l’opposition. Toutefois, la réaction de la coalition au pouvoir a pris l’opposition au dépourvu. Même le Premier ministre Viktor Ianoukovitch s’est montré modéré dans son évaluation de la situation. Il a même promis de prendre toutes les revendications en considération et de s’efforcer de parvenir à un compromis, dans la mesure du possible. et son emprise sur le pays. Ce n’est pas un problème pour la majorité : ils peuvent toujours les satisfaire aujourd’hui, et les contourner plus tard. Et une partie de l’opposition, ayant entretemps obtenu de nouveaux avantages, penchera cette fois en faveur de l’équipe Ianoukovitch. En réalité, personne ne tient à ce qu’il y ait des élections anticipées ; elles risqueraient de perturber le marchandage en cours. Il est difficile ne pas voir dans ces développements les signes d’une nouvelle conspiration, d’un complot des élites contre les citoyens ukrainiens. Le cynisme de la situation réside dans le fait que tous s’efforceront de présenter le dénouement comme un “compromis national” œuvrant en faveur de l’“unification du pays”. Enfin, quoi qu’il en soit, nos Münchhausen de l’opposition, au moins, n’ont pas menti, cette fois ! Ils avaient promis de ne pas laisser de répit à la majorité, et ils l’ont fait ! Hourrah ! Irina Pohorelova UN ULTIMATUM BIDON, UN COMPROMIS DE FAÇADE Tous les représentants de la majorité se sont empressés de rappeler qu’il était essentiel de maintenir le dialogue avec l’opposition. Encore quelques mots sur ce fameux ultimatum de l’opposition. Soulignons que les revendications adressées à la coalition pourraient, si elles étaient satisfaites, compromettre véritablement le pouvoir de cette dernière RUSSIE Le Tatarstan et la Tchétchénie rentrent dans le rang l y a longtemps que la Tchétchénie et le Tatarstan – “les deux Républiques les plus problématiques de la Fédération de Russie”, comme les qualifie le quotidien Vremia Novostieï – donnent des migraines aux dirigeants russes. Au début des années 1990, elles furent les fers de lance de la célèbre “parade des souverainetés”. Aujourd’hui, l’actualité les rapproche à nouveau : après douze ans de guerre pour l’une, et autant d’années de “statut privilégié” pour l’autre, ces deux importantes entités musulmanes de Russie semblent résignées (ou condamnées) à rentrer dans le rang. Fin février, les sénateurs russes ont refusé de ratifier le renouvellement du “traité de décentralisation” entre Moscou et le Tatarstan ; début mars, le nouveau président tchétchène, Ramzan Kadyrov, déclarait quant à lui qu’il renonçait à tout traité de décentralisation avec Moscou, contrairement à ce qu’exigeait la Constitution tchétchène adoptée en 2003. En 1991, Boris Eltsine, qui avait lui-même décrété la “souveraineté de la Russie par rapport à l’URSS”, n’avait pas trouvé mieux que I d’encourager les Républiques fédérées à “prendre autant d’autonomie qu’elles le pourraient”, afin de les retenir au sein de la Fédération. En effet, les mouvements centrifuges qui allaient conduire à l’éclatement de l’URSS menaçaient l’intégrité de la Russie elle-même. Les proclamations de souveraineté avaient alors déferlé. Tout le monde avait ensuite fait allégeance à Moscou – sauf les susnommées, qui refusèrent de signer le traité fédéral de Russie de 1992, et d’adopter la Constitution fédérale de 1993. Les destins ultérieurs des deux Républiques bifurquèrent radicalement : après avoir proclamé son indépendance, la Tchétchénie sombrait dans la guerre civile puis dans l’engrenage de la répression exercée par les forces fédérales, avec pour conséquences douze années de conflit sanglant. Le Tatarstan adopta lui aussi sa propre Constitution, mais parvint à maintenir une stabilité intérieure, sans doute grâce à la personnalité du président Mintimer Chaïmiev, qui fut toujours d’une loyauté inflexible vis-à-vis du Kremlin. La situation socio-économique de cette Répu- blique musulmane enclavée au cœur de la Russie était en outre fort différente de celle de la Tchétchénie : économiquement riche et puissante, elle avait des atouts efficaces pour négocier et éviter la guerre. En 1994, le président Chaïmiev et Boris Eltsine signèrent donc un traité de décentralisation, qui octroyait aux Tatars des avantages politiques, fiscaux, militaires et économiques inouïs. A partir de 2003, avec le renforcement de la “verticale du pouvoir”, qui s’est accompagné de mesures de recentralisation (abolition de l’élection au suffrage universel des dirigeants régionaux, regroupement territorial en sept superrégions), un énorme travail administratif a été réalisé pour remettre les législations régionales en totale conformité avec la fédérale. La Constitution tatare fut alors largement modifiée et enrichie de la mention de son “indéfectible appartenance à la Russie”. Il n’y a qu’en Tchétchénie que, après dix ans de guerre, les dirigeants locaux ont estimé qu’ils devaient au minimum obtenir un statut spécifique (incluant la jouissance de leurs COURRIER INTERNATIONAL N° 855 18 DU 22 AU 28 MARS 2007 ressources naturelles, notamment le pétrole). D’aucuns pensent que Ramzan Kadyrov a troqué sa récente désignation à la présidence de la Tchétchénie contre l’abandon du traité de décentralisation. D’autres, que ce renoncement lui ménage des marges de manœuvre plus impor tantes que s’il était lié par un contrat. De fait, “il a obtenu carte blanche pour diriger sa République à sa guise”, précise Vremia Novostieï. Quant à la dernière mouture du traité de décentralisation entre le Kremlin et le Tatarstan proposé à la ratification du Sénat, son contenu n’avait plus qu’une portée symbolique : le président de la République devait parler le tatar en plus du russe, les passeports arborer le blason tatar aux côtés de l’emblème de la Russie, etc. C’était encore trop pour les sénateurs. Quinze ans après l’éclatement de l’URSS, le Kremlin finit de solder ses comptes avec la politique “libérale” de Boris Eltsine. Mais le pouvoir russe, quel qu’il soit, doit toujours composer avec la mosaïque nationale que constitue la Russie, encore hantée par le spectre de l’implosion. Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 855p20 europe/russie 20/03/07 15:28 Page 20 e u ro p e RUSSIE Quand les gangs de jeunes sèment la terreur Plusieurs quartiers populaires de la petite ville d’Oulianovsk, dans la région de la Volga, sont désormais sous le contrôle de bandes d’adolescents extrêmement violentes. Le reportage d’un journaliste venu de Moscou. Leurs parents ne pouvaient pas s’occuper d’eux, ils étaient eux-mêmes trop occupés à gagner de l’argent pour survivre. Et les enfants ont été livrés à eux-mêmes.” Avec l’inspectrice Elena Golikova, chargée des mineurs, nous faisons la tournée des jeunes qu’elle supervise. Mme Golikova en a 70 à sa charge. Au total, 304 adolescents sont inscrits sur le registre de la salle pour enfants au poste de police de Jeleznodorojny. Mme Golikova vit à Oulianovsk depuis quatre ans. Auparavant, elle travaillait comme inspectrice chargée des mineurs en Tchétchénie. OGONIOK (extraits) Moscou D’OULIANOVSK vetlana Grigoreva, 36 ans, qui habite le quartier Jeleznodorojny, commence sa journée par une prière. Elle demande à Dieu de protéger son fils de 13 ans contre les bandes de jeunes. Le garçon fréquente l’école n° 47, un des huit établissements chroniquement perturbés par des bagarres entre jeunes. “Il part en cours, et je ne sais pas s’il va revenir vivant, dit la jeune femme. Cet automne, à l’école n° 48, des voyous ont fait irruption pendant un cours et agressé les élèves. Récemment, à côté de l’école n° 40, un jeune homme a été tué. Ils sévissent aussi chez nous. Ils coincent les garçons près de l’école, leur extorquent de l’argent et tabassent tous ceux qui refusent d’intégrer leurs rangs.” En janvier, les parents d’élèves d’Oulianovsk ont écrit une lettre au gouverneur de la région, Sergueï Morozov, au président Vladimir Poutine et au ministre de l’Intérieur, Rachid Nourgaliev, pour leur demander de mettre fin au chaos. Svetlana a elle aussi signé la lettre, mais maintenant elle refuse de se faire photographier car elle a peur pour ellemême et pour son fils. Rien qu’en janvier, une vingtaine d’adolescents se sont retrouvés à l’hôpital avec divers traumatismes après des bagarres. “Selon les statistiques, il n’y a eu que trois g rosses bagar res en dix ans”, explique Vassili Zima, adjoint du procureur de la région d’Oulianovsk. “La première en 1998, la deuxième en 2004 – quand ‘ceux d’Azatov’et ‘ceux de Molodov’ se sont partagé le territoire – et la dernière en mars 2006 – entre ‘ceux de Kouzine’ et ‘ceux du Centre Kamaz’ –, au cours de laquelle trois personnes ont trouvé la mort et quinze autres ont été blessées.” En attendant, tout écolier de 13 ans sait bien que la bande de Molodov contrôle Novo-Oulianovsk, la bande d’Azatov la petite ville de banlieue de Kriouché, la bande de Varapaevo la partie centrale du quartier de Zasviajski, et la bande de Starodomansk la partie périphérique. Les membres de la bande de Sopli se réunissent près du cinéma Louna, et ceux du Centre Kamaz sur la perspective Gaï. Au total, selon les données de la police, neuf bandes comptant entre 100 et 200 membres sévissent à Oulianovsk. Les gamins, âgés de 13 à 18 ans, sont de la “chair à canon”, de bons petits soldats déjà bien heureux d’avoir été admis dans l’organisation. Désormais, la bande est là pour les défendre.Tout offenseur sera puni. “Il n’y a pas longtemps, j’ai eu un problème. Des types genre gros durs s’en sont pris à moi. J’ai passé un coup de fil et nous avons vite réglé nos comptes”, se vante Sergueï, 15 ans. La nuit, il garde le parking de la rue Promychlennaïa, qui appartient à sa bande. Selon les données de l’administration régionale, S Banque, école. Dessin de Iolkine paru dans les Izvestia, Moscou. ■ Pauvreté Mi-mars, lors de la présentation des orientations budgétaires du pays, le président Poutine a insisté sur l’urgence de “réduire le fossé qui sépare les riches et les pauvres” et a annoncé la création d’un Fonds pour les générations futures alimenté par les revenus du pétrole. Pour les Izvestia, il s’agit d’une véritable “révolution”. En cette fin d’hiver, la presse russe évoque régulièrement la question des bezprizorniki, ces enfants des rues qui fuient la misère (économique et morale) à laquelle sont réduits leurs parents. Car, d’après les travailleurs sociaux cités par le quotidien Novyé Izvestia, il ne s’agit pas d’orphelins. L’immense majorité d’entre eux ont des parents mais ne veulent plus rentrer chez eux. Surtout visibles à Moscou, où ils se regroupent dans les grandes gares, on les rencontre aussi dans les grandes villes de province, qui drainent les gamins des campagnes. D’après le quotidien, ils seraient “des millions” à travers le pays. LES GANGS AURAIENT VOULU DÉCRÉTER LE COUVRE-FEU on dénombre dans la ville 150 parkings de nuit, dont 100 ne sont pas enregistrés et ne peuvent être légalisés, car ils coupent des voies d’accès ou sont situés trop près des immeubles. Tous sont placés sous la protection des bandes de jeunes. La journée, de nombreux parkings ne sont pas visibles. Mais, le soir, des voitures surgissent littéralement de terre et s’entassent dans les quartiers dortoirs. A leurs côtés vont et viennent des adolescents qui encaissent l’argent. Le prix à payer pour la surveillance est de 20 roubles par nuit. De fait, chaque propriétaire de voiture à Oulianovsk participe d’une manière ou d’une autre au financement des bandes. LES ENFANTS DES ANNÉES 1990 : UNE GÉNÉRATION SACRIFIÉE Environ 10 000 roubles provenant du parking de la rue Promychlennaïa passent chaque nuit entre les mains de Sergueï. Les brigades de la bande ont en tout dix aires de stationnement. On comprend donc pourquoi les bandes de jeunes d’Oulianovsk gardent les parkings comme la prunelle de leurs yeux et pourquoi ces parkings continuent à fonctionner sans interruption, même au plus fort des guerres intestines les plus sanglantes. Les gamins les plus âgés ont désigné Sergueï pour surveiller le parking il y a un mois. Il est fier de son nouveau statut. Maintenant, ce n’est plus un membre ordinaire, mais “un soldat qui touche une solde”. Pour chaque nuit passée un bâton dans les mains et muni d’un téléphone portable avec lequel il peut appeler pour avoir du secours, le garçon reçoit 150 roubles. Avec cet argent, Sergueï achète de la nourriture et des cigarettes. Il n’a pas de père et sa mère, alcoolique, s’est désintéressée de lui. Ici, entre les gamins, il y a une véritable fraternité. Cette fraternité se scelle par le sang. Ceux qui essaient d’aller contre les lois de la bande sont sévèrement punis. En 2004, un terrible crime a secoué les habitants d’Oulianovsk.Vingt adoles- COURRIER INTERNATIONAL N° 855 20 cents d’une des bandes de Zasviajsk, âgés de 14 à 18 ans, ont violé une jeune fille de 17 ans parce qu’elle avait parlé d’une manière peu obligeante d’un de leurs camarades, avec qui elle était sortie auparavant. L’enquête a duré six mois. Mais, au tribunal, la jeune fille, craignant pour sa vie, est revenue sur sa déposition. La Russie a déjà traversé ce genre d’épreuve. Il y a une trentaine d’années, à Kazan, des enfants désœuvrés des banlieues s’étaient regroupés en gangs. La ville était submergée par la criminalité. Le Bureau politique du Comité central du Parti communiste, réuni en séance, s’était même penché sur la situation. Pour lutter contre TiapLiap, la bande la plus puissante de ces années-là, le ministère de l’Intérieur de l’URSS avait même détaché un groupe d’intervention composé de 15 personnes. C’est à ce moment-là qu’est née la célèbre formule : “Interdiction de se réunir à plus de trois personnes”. Mais le djinn de la violence adolescente courait à travers tout le pays : des petits délinquants de la région de la Volga venaient à Moscou pour se fringuer, c’est-à-dire dépouiller les passants. Ces louveteaux à la recherche de proies arpentaient la ville, se distinguant des foules bigarrées par leur uniforme : de larges pantalons, une casquette noire et une doudoune. Les délinquants pouvaient tuer sans réfléchir pour de belles baskets. Leurs collègues de la bande des Lioubertsi [du nom d’un quartier du sud-est de Moscou] n’étaient pas moins cruels, et les bagarres avec les hard-rockeurs et les hippies leur avaient conféré un statut de combattants idéologiques. L’économie de marché a fait perdre aux gangs leur vernis idéologique : au milieu des années 1990, ils s’étaient dissous dans le milieu de la mafia. “Le pays a vu grandir une nouvelle génération sacrifiée, qui se regroupe à nouveau en meutes”, estime Konstantin Dolinine, le directeur de L’Assemblée des parents, une ONG d’Oulianovsk. “Ce sont les enfants des années 1990. DU 22 AU 28 MARS 2007 “Les enfants d’ici sont plus difficiles que les petits Tchétchènes. Là-bas, les gamins ne fumaient pas, même les plus durs.Alors que, ici, on ne compte plus les toxicomanes, les alcooliques. Mais le plus terrible, c’est le rapport des parents avec leurs enfants. Dans le fond, mes pupilles ne sont pas de mauvais gars. Seulement, leurs pères et leurs mères n’en ont rien à faire d’eux, et ils poussent comme des herbes folles. Et, ensuite,les bandes les récupèrent.” “Récemment, un bruit a couru dans le quartier selon lequel les bandes de jeunes avaient l’intention de décréter le couvre-feu. A ce qu’ils disent, après 10 heures du soir, ils tabasseront tous ceux qui montreront le bout de leur nez”, raconte Svetlana Zavrajnaïa, 40 ans, habitante de la rue Lokomotivnaïa. “Ça fait déjà assez peur de sortir comme ça,il y a toujours une foule de gens qui veillent dehors. La police ne s’y frotte pas, elle-même en a peur.” Pour mettre fin aux désordres provoqué par les adolescents, 90 membres des OMON [forces spéciales] seront prochainement déployés pour patrouiller dans les rues de la ville. Mais on ne sait pas si cela va porter ses fruits. “La jeunesse a changé, elle est devenue cruelle. Avant, nous ne faisions que nous battre. Mais eux ne se battent pas, ils tuent”, chuchote Evgueni Andriouchine, 45 ans. Ces derniers jours, il ne dort presque plus, fume cigarette sur cigarette ou reste assis près du lit de son fils cadet Alexandre, en regardant le lit voisin, vide. Il n’y a pas longtemps, son fils aîné de 19 ans, Sergueï, y dormait encore. Mais il a été enterré pendant les fêtes de fin d’année. Le 28 décembre, Sergueï est allé avec ses amis à l’école n° 40 pour offrir des cadeaux de nouvel an à ses anciens professeurs. Ils n’ont pas eu le temps d’arriver au perron qu’une meute de jeunes armés de barres de fer s’en est prise à eux. La bagarre a duré quarante secondes. Sergueï a eu le crâne fracturé. Selon la version des enquêteurs, Sergueï aurait lui-même cherché à régler des comptes à l’école. Mais son père n’y croit pas et ne veut plus qu’une chose : que les bandes de jeunes disparaissent des rues pour que son fils Sanka, resté seul, puisse marcher sans peur dans les rues d’Oulianovsk. Guerman Petrov Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 855p23-23 AME 20/03/07 15:47 Page 22 amériques ● É TAT S - U N I S Les étranges aveux de Khaled Cheikh Mohammed Le maître d’œuvre présumé des attentats du 11 septembre a-t-il réellement fait tout ce dont il s’accuse ? Et a-t-il vraiment rédigé lui-même sa déposition ? Deux questions qui méritent d’être posées. THE NEW YORK TIMES New York es aveux auxquels s’est livré le cerveau des attentats du 11 septembre 2001 jettent un nouvel éclairage et modifient les poursuites visant treize autres dirigeants d’Al-Qaida transférés l’année dernière de différentes prisons secrètes de la CIA à la base navale de Guantanamo, à Cuba. En reconnaissant, le 10 mars dernier, son rôle dans plus d’une trentaine d’attentats et de complots terroristes, Khaled Cheikh Mohammed a sans aucun doute simplifié le travail de l’accusation à son égard, et a peut-être signé par avance sa condamnation à mort à l’issue du procès militaire qui l’attend. Ces aveux, rendus publics quatre jours plus tard par le Pentagone, pourraient toutefois compliquer les poursuites contre ses comparses. Alors qu’il s’exprimait devant un tribunal militaire seulement chargé de se prononcer sur la question de savoir s’il est approprié de qualifier les détenus de Guantanamo de “combattants ennemis”, M. Mohammed a mis un tel empressement à revendiquer sa responsabilité que les autres accusés pourraient être en mesure de se servir de ses déclarations pour étayer leur propre défense. Dans la transcription de sa déposition, M. Mohammed revient également sur des informations qu’il avait données à des interrogateurs de la CIA au sujet de ses complices, ce qui pourrait là encore aider ses coaccusés. On ne sait pas encore très bien si M. Mohammed a effectivement trempé dans autant de complots terroristes qu’il l’affirme, ou s’il ne fait que satisfaire un penchant personnel à se mettre en scène en s’attribuant le rôle principal. L Sa déposition pourrait toutefois avoir un impact significatif sur le reste de la procédure. Plusieurs avocats ont d’ores et déjà annoncé que ses déclarations allaient pouvoir être utilisées contre lui au cours de futures audiences. “Cette déposition est recevable et sape de manière substantielle la capacité de la défense à soutenir qu’il n’est pas coupable”, estime David B. Rivkin, qui a occupé des postes de responsabilité sous Reagan et sous Bush père. “Ses défenseurs pourront toujours prétendre que le pauvre homme était tellement stressé à la suite du traitement qu’on lui a fait subir avant Guantanamo qu’il ne sait plus très bien ce qu’il dit.Mais cet argument fera long feu.” John Sifton, chercheur auprès de l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch, se demande quant à lui si la déposition de M. Mohammed lue par son représentant reflète vraiment la vision des choses du détenu. “Sur le seul plan de la grammaire, si on compare celle de sa déposition avec la façon dont il s’exprime en anglais, on ne peut s’empêcher de penser qu’on a rédigé le texte à sa place, remarque M. Sifton. J’ai eu l’impression de lire un document tout droit sorti de la MaisonBlanche.” Pourtant, M. Mohammed a parfois rectifié le texte de sa déposition, puis l’a ensuite pleinement assumé, précisant à l’intention du tribunal qu’il n’était soumis à aucune pression ou coercition. Plus tard, il a évoqué spontanément divers aspects de ses activités terroristes à l’occasion d’un long monologue prononcé durant son audition. Dans sa déposition, M. Mohammed précise qu’il s’est livré à de fausses déclarations devant des “gens Khaled Cheikh Mohammed. “... Et aussi en 1912 pour le naufrage du Titanic…” Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin. de la CIA”. Il en fournit quelques exemples dont les détails ont cependant été supprimés par les autorités militaires. Bien que ces transcriptions aient été révisées, certaines précisions indiquent que M. Mohammed a été soumis à des interrogatoires assez rudes au cours des trois années où il est resté sous la garde de la CIA. Elles ont également montré certaines des limites de la procédure actuelle. M. Mohammed s’est ainsi vu priver de ce qui serait considéré dans une procédure criminelle comme ressortissant aux droits fondamentaux, dont celui d’avoir un avocat. Le “représentant personnel” fourni à M. Mohammed par les autorités militaires, un lieutenant-colonel de l’Air Force dont le nom n’a pas été divulgué, a récité une déclaration en trente et un points dans laquelle M. Mohammed avoue de nombreux crimes. Il est probable que, dans de telles circonstances, un avocat criminel aurait au contraire conseillé à son client de ne rien dire. Les deux rôles sont tout à fait différents, pointe Jumana Musa, une spécialiste juridique d’Amnesty International. “Un représentant personnel n’est pas un avocat, insiste-t-elle. Il ne peut pas nouer de relation privilégiée avec son client, mais peut en revanche communiquer toute information qu’il recueillerait de la bouche du détenu, que cette information soit disculpante ou incriminante.” Les avocats de certains détenus de Guantanamo ont demandé à la Cour suprême des Etats-Unis d’entendre leurs arguments contre la Military Commissions Act [loi sur les tribunaux militaires d’octobre 2006]. Celle-ci empêche ces détenus de mettre en question la légalité de leur détention devant des tribunaux civils, et ce en refusant toute pétition pour des demandes d’ordre d’habeas corpus. Menées tambour battant, les audiences du récent week-end concernant la question du statut des détenus ont peut-être été organisées pour montrer à la Cour suprême qu’une procédure alternative existe et qu’elle fonctionne. Le professeur Yoo, un des architectes de la riposte juridique mise en place après le 11 septembre, maintient quant à lui que le système militaire est adapté à la situation et parfaitement approprié. “Le processus des CSRT [Combatant Status Review Tribunals, tribunaux militaires chargés d’examiner l’éventuel statut de combattant des inculpés], dit-il, est le meilleur moyen de répondre en temps de guerre au besoin d’exploiter les renseignements que détient Khaled Cheikh Mohammed tout en assurant dans le même temps le processus permettant de déterminer s’il doit rester en détention.” Adam Liptak É TAT S - U N I S Obama, la Bible et le Coran Durant son enfance en Indonésie, le candidat démocrate a été nourri de christianisme et d’islam. Une double culture religieuse qui pourrait ne pas plaire à certains électeurs. u cours des années d’enfance qu’il a passées en Indonésie, Barack Obama a allègrement surmonté le fossé des religions : à l’école primaire, il adressait ses prières à un saint catholique, tandis qu’à la mosquée de son quartier, il se prosternait devant Allah. Cette double expérience de l’islam et du christianisme pourrait être un formidable atout pour quelqu’un qui brigue la présidence des Etats-Unis à une époque où les pays musulmans et les islamistes radicaux sont au cœur des questions de sécurité nationale. Mais A c’est aussi la première fois qu’un candidat à une élection présidentielle américaine présente un tel profil. Les quatre années que Barack Obama a passées en Indonésie montrent en tout cas à quel point son parcours est différent de celui des anciens candidats à la Maison-Blanche, dont la plupart n’ont jamais vécu à l’étranger. Mais personne ne sait comment les électeurs vont réagir face à un candidat qui a été exposé très jeune à l’islam, religion qui reste étrangère à beaucoup d’Américains. C’est pourquoi l’équipe de campagne d’Obama a d’abord mis l’accent sur les convictions chrétiennes du candidat. “Soyons clairs : le sénateur Obama n’a pas été élevé dans la religion musulmane. C’est un chrétien engagé qui fréquente l’Eglise unie du Christ, à Chicago”, déclarait, en janvier dernier, son porte-parole. Dans un communiqué du 14 mars, les responsables de sa campagne ont cependant opté pour une formulation légèrement différente. “Obama n’a jamais été un musulman pratiquant”, déclarentils, tout en reconnaissant qu’enfant Obama fréquentait le centre musulman de son quartier. Barack Obama est né à Honolulu en 1961. Il avait 2 ans lorsque son père, Barack Hussein Obama Sr., un Kényan, et sa mère Ann Dunham, originaire du Kansas, ont divorcé. Sa mère s’est ensuite remariée à Lolo Soetoro, un musulman. En 1967, la famille s’est établie à Jakarta, où Obama a vécu de l’âge de 6 à 10 ans. A l’époque, il était connu sous le nom de Barry Soetoro. Ses an- COURRIER INTERNATIONAL N° 855 22 DU 22 AU 28 MARS 2007 ciens instituteurs ainsi que plusieurs amis d’enfance affirment que sa famille l’avait inscrit comme musulman dans les deux écoles qu’il a fréquentées. De ce fait, pendant au moins deux années, le jeune Barack a eu deux heures hebdomadaires d’instruction religieuse islamique. Dans son autobiographie, Dreams from my Father [Rêves de mon père], Obama évoque d’ailleurs ses études coraniques et parle de l’école publique qu’il a fréquentée à Jakarta comme d’“une école musulmane”. Rappelons tout de même que l’Indonésie était réputée, dans les années 1960, pour son islam ouvert sur le monde. Cela ne fait que quelques années que le pays connaît une forte progression de l’extrémisme. Paul Watson, Los Angeles Times, Etats-Unis 855p23-23 AME 20/03/07 15:48 Page 23 amériques É TAT S - U N I S Le ministre de la Justice en mauvaise posture Majoritaires au Congrès, les démocrates multiplient les enquêtes sur le gouvernement. Dernier scandale en date, le limogeage – pour des raisons politiques – de huit procureurs fédéraux. SAN FRANCISCO CHRONICLE San Francisco ix années durant, le président Bush est toujours sorti indemne de multiples scandales : écoutes téléphoniques non autorisées, sévices dans la prison irakienne d’Abou Ghraib, incompétence des autorités fédérales face aux dégâts causés par l’ouragan Katrina, etc.Tout cela grâce à un Congrès dominé par les républicains, qui n’étaient guère pressés de lancer des enquêtes approfondies contre le gouvernement. Mais, moins de trois mois après la prise de contrôle effective du Sénat et de la Chambre des représentants par les démocrates, de hauts responsables ont été mis sur la sellette devant des commissions parlementaires et même renvoyés afin de limiter les dégâts. Aujourd’hui, c’est au tour du ministre de la Justice, Alberto Gonzales, de tout faire pour essayer de sauver sa tête. Pour les démocrates, c’est le signe d’un retour à l’équilibre entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif dans la capitale du pays, après six années de domination sans partage d’un seul parti. “Nous avons décidé de faire du Congrès un endroit auquel l’exécutif, c’està-dire le gouvernement fédéral, doit rendre des comptes”, martèle Chris Van Hollen, le représentant démocrate du Maryland. Une série de scandales ont éclaté ces dernières semaines, notamment celui concernant les soins inappropriés dispensés aux soldats blessés en Irak à l’hôpital Walter Reed de Washington, et dernièrement celui sur le renvoi controversé de huit procureurs fédéraux. En raison du rééquilibrage des pouvoirs à Washington, la MaisonBlanche a vu la situation lui échapper. Car toonists & Writers Syndicate S Et, la polémique ne cessant d’enfler, elle met sur la défensive une équipe gouvernementale d’habitude si sûre d’elle-même. Lorsque TheWashington Post a rapporté, le 18 février dernier, qu’à l’hôpital Walter Reed des soldats blessés en Irak étaient contraints de vivre au milieu des rats et de la moisissure, la première réaction du Pentagone a été de nier ou de minimiser les faits. Mais, à mesure que les révélations se succédaient, la colère de l’opinion a grandi et les parlementaires des deux partis ont commencé à exiger des réponses. En quelques semaines, le secrétaire de l’Armée de terre a été renvoyé et un général deux étoiles relevé de son commandement. Puis ce fut au tour du chef du service de santé de l’armée de terre, le général Kevin Kiley, de démissionner. Mais l’exemple le plus frappant du changement de ton à Washington est le scandale, qui ne cesse d’enfler, concernant la révocation de huit procureurs fédéraux, des renvois dont les Sur l’estrade, George W. Bush et le ministre de la Justice Alberto Gonzales, s’adressant à un procureur fédéral : “ Vous n’existez que par la volonté du président.” Dessin d’Ann Telnaes, Etats-Unis. motivations politiques semblent maintenant avérées. D’ores et déjà, le chef de cabinet du ministre de la Justice, Kyle Sampson, a démissionné, et nombreux sont ceux qui pensent qu’Alberto Gonzales sera le prochain à partir. Il y a quelques années, les faits seraient passés inaperçus. Lorsque, début décembre, le gouvernement a limogé huit procureurs fédéraux, il a mis en cause leurs compétences pour justifier sa décision. Mais les démocrates n’ont guère été convaincus. Des citations à comparaître ont été lancées ; des archives fédérales requises ; et les procureurs visés, entendus. Puis des fuites dans les médias ont laissé penser que des ténors républicains au Congrès avaient fait pression sur certains de ces magistrats pour qu’ils enquêtent sur des démocrates. “En temps normal, cette affaire aurait été tout bonnement enterrée”, affirme Debbie Wasserman Schultz, représentante démocrate de Floride. “Le gouvernement aurait simplement essayé de l’étouffer. Mais aujourd’hui, avec un Congrès à majorité démocrate, ce n’est plus possible.” LE CONSEILLER DU PRÉSIDENT KARL ROVE EST IMPLIQUÉ Au ministère de la Justice, on a commencé par nier que la politique ait joué un quelconque rôle dans ces renvois, mais selon plusieurs courriels internes, dès 2005 la conseillère juridique de la Maison-Blanche de l’époque, Harriet Miers, avait demandé le limogeage de tous les procureurs fédéraux – 93 au total –, le ministre de la Justice Alberto Gonzales préférant, lui, en renvoyer un nombre plus restreint.Toujours selon ces courriels, Karl Rove, le conseiller politique de George W. Bush, se serait plaint de certains procureurs fédéraux et aurait décidé de remplacer celui de l’Arkansas par l’un de ses anciens collaborateurs,Timothy Griffin. Karl Rove aurait également participé aux débats sur la révocation de tous ou de seulement quelques-uns de ces magistrats. Alors que le scandale prend de l’ampleur, la présidence voit ses soutiens s’effriter, même chez les républicains. Le sénateur du New Hampshire John Sununu, se joignant aux démocrates, réclame désormais la démission du ministre de la Justice. Même Dan Rohrabacher, le très conservateur représentant républicain de Huntington Beach, en Californie, lui a emboîté le pas, dénonçant “l’arrogance habituelle de ce gouvernement”. Les démocrates plastronnent aujourd’hui en affirmant qu’ils tiennent leur promesse électorale de restaurer la responsabilité du gouvernement devant le Congrès. Lors d’une récente conférence de presse, Rahm Emanuel, l’un de leurs chefs de file à la Chambre des représentants, s’est félicité que, “en trois semaines seulement, plus de responsables aient dû quitter leurs fonctions que durant les six années précédentes de ce gouvernement”. Mais les démocrates pourraient s’aliéner les électeurs s’ils donnaient l’impression de s’acharner sur la Maison-Blanche, mettent en garde les politologues. “Ils risquent de pousser trop loin leur avantage”, prévient Thomas Mann, un expert de la Brookings Institution. “Jusqu’ici, ils ont utilisé à bon escient leur pouvoir et ils se sont surtout intéressés aux questions liées à la guerre en Irak. La polémique sur le renvoi des procureurs fédéraux est d’un tout autre ordre et il vaudrait mieux procéder avec précaution et équité – avec la participation des républicains.” Zachary Coile COLOMBIE Les mauvaises fréquentations des firmes étrangères a multinationale de la banane Chiquita Brands a écopé, le 14 mars, d’une amende de 25 millions de dollars [18,8 millions d’euros] après avoir reconnu devant une cour américaine qu’elle avait financé les groupes paramilitaires d’extrême droite colombiens [inscrits sur la liste des “organisations terroristes étrangères” du ministère des Affaires étrangères des Etats-Unis]. C’est aujourd’hui au tour de Drummond d’être mis en cause. Le juge fédéral Karon Bowdre, en effet, vient d’annoncer l’ouverture, le 14 mai prochain à Atlanta, d’un procès contre cette entreprise minière. Drummond, qui exploite le charbon colombien, est accusé de l’assassinat de trois de ses salariés syndicalistes en Colombie, avec la complicité de groupes paramilitaires. Le témoin vedette de ce procès est Rafael García, l’ancien direc- L teur informatique du Département administratif de sécurité [DAS, les services secrets colombiens], actuellement emprisonné. C’est lui qui a, en partie, lancé le scandale de la “parapolitique” en révélant les noms de plusieurs dirigeants politiques désormais poursuivis par la justice colombienne pour collusion avec les groupes paramilitaires [voir CI n° 852, du 1er mars 2007]. Interrogé en mai 2006, il a aussi déclaré avoir assisté à une réunion au cours de laquelle Augusto Jiménez, président de Drummond Limited, la filiale colombienne de Drummond, avait apporté une valise contenant 200 000 dollars en espèces destinés aux chefs paramilitaires. D’après Rafael García, cet argent devait être versé au chef paramilitaire Rodrigo Tovar Pupo, alias “Jorge 40”, pour “assassiner des employés syndicalistes de Drum- mond”, Valmore Locarno et Víctor Hugo Orcasita. Les deux hommes ont effectivement été tués en 2001. Ils étaient respectivement président et vice-président du syndicat Sintramienergetica. Gustavo Soler, qui leur a succédé à la tête de l’organisation syndicale, a lui aussi été assassiné un peu plus tard. Bien que toutes les charges contre Drummond et sa branche colombienne n’aient pas été retenues par manque de preuves, le juge a accepté d’ouvrir un procès pour les “torts” causés par la mort de Locarno, d’Orcasita et de Soler. Pour les avocats de Sintramienergetica, le témoignage de Rafael García est crucial parce qu’il prouve que l’entreprise a commandité les assassinats. Mais William Jeffress, l’avocat de Drummond, a déclaré que l’ex-fonctionnaire mentait. Le juge Bowdre a fait dire aux deux parties qu’il ne prendrait COURRIER INTERNATIONAL N° 855 23 DU 22 AU 28 MA RS 2007 en compte le témoignage de García que si celui-ci pouvait être interrogé par les avocats et les juges. Le témoin étant actuellement en prison, l’interrogatoire pourrait avoir lieu par téléconférence ou sur place si les avocats se rendent en Colombie. Mais cela pourrait retarder le procès. Une chose est cependant acquise : l’affaire Drummond n’est pas close. Car, malgré les dénégations de l’entreprise, la décision du juge de renvoyer l’affaire devant le tribunal prouve bien ce qui, en Colombie, est un secret de Polichinelle, à savoir que les paramilitaires et la guérilla ont infiltré non seulement la sphère politique, mais aussi les multinationales présentes dans le pays. Des actions en justice analogues ont également été intentées contre Coca-Cola, Nestlé et Del Monte. Sergio Gómez Maseri, El Tiempo, Bogotá 855p24 amérique/haïti/cuba 20/03/07 10:32 Page 24 amériques HAÏTI Un pays otage de la terreur Un an après l’élection présidentielle, et malgré la présence de l’ONU, le pays le plus pauvre de la région s’enfonce chaque jour davantage dans le chaos. THE WASHINGTON POST (extraits) Washington DE PORT-AU-PRINCE es ravisseurs sont venus chercher Petit-Frère Désilus en début d’après-midi, alors qu’il quittait son bureau en voiture. La rue était animée et il n’était qu’à quelques mètres du bureau bien gardé où il travaille à la facturation. “Ils m’ont eu quand même”, se souvient M. Désilus. Quand il raconte la scène, sa voix et ses mains tremblent encore. Deux hommes jeunes, aux visages durs et déterminés, ont pointé leur arme sur lui. Quand il s’est retourné, il a vu quatre autres types qui le tenaient en joue. Les gens qui passaient par là se sont contentés de faire un détour. “Allonge-toi et ferme-la, lui ont-ils ordonné. Aujourd’hui, c’est ton tour.” Plaqué sur la banquette arrière, M. Désilus a vu son calvaire commencer. Ce genre d’épreuve est devenu monnaie courante dans la capitale haïtienne. L’élection présidentielle avait suscité beaucoup d’espoirs, mais, un an plus tard, Port-au-Prince est une ville où règne la terreur. Malgré la présence de milliers de soldats de l’ONU et une nouvelle offensive militaire destinée à éradiquer les gangs, les bandes armées continuent de faire la loi dans les collines de la capitale, où la plupart des 2 millions d’habitants vivent dans des taudis faits de bric et de broc [voir CI n° 851, du 22 février 2007]. La recrudescence des enlèvements fait régner un climat de terreur et effraie les investisseurs étrangers. En décembre 2006, après l’enlèvement d’écoliers et une prise d’otages dans un car scolaire, des dizaines d’écoles ont été fermées. Ce mois-là, au moins 100 personnes ont été enlevées, un record depuis août 2006, quand 115 personnes avaient été kidnappées. Selon les associations de Car toonists & Writers Syndicate L Dessin de Cummings, Canada. ■ Corruption L’ONU mène actuellement une enquête sur la corruption au sein des forces de police haïtiennes, qui pourrait conduire à la révocation de 1 000 de ses membres, selon The Washington Post. Elle supervise également une opération militaire de grande envergure, la plus importante depuis son arrivée dans l’île, en 2004, afin de mettre en échec les groupes armés. défense des victimes, ce chiffre pourrait être bien plus élevé car, une fois libérés, les gens n’osent pas aller porter plainte. Le gouvernement haïtien est incapable d’enrayer cette crise. D’après les experts internationaux, le chaos et la corruption qui règnent au sein des forces de police et des instances judiciaires sont les principaux obstacles à la paix civile. Cette épidémie d’enlèvements – qui a commencé en 2004, après le renversement du président Jean-Bertrand Aristide, et a culminé ces six derniers mois – est l’une des nombreuses tragédies qui émaillent l’histoire de cet Etat instable, devenu le pays le plus pauvre du continent américain. Après l’élection, en février 2006, du président René Préval, un agronome modéré, qui avait déjà été président de 1996 à 2001 et qui a promis la réconciliation aux quelque cent partis politiques, les Haïtiens avaient repris espoir. Malheureusement, la crimina- lité a augmenté sous son mandat et ce sont les plus modestes qui paient le plus lourd tribut à la délinquance. Ils n’ont pas les moyens de payer les rançons ni de s’offrir les gardes du corps ou les véhicules blindés qui protègent les moindres mouvements de l’élite haïtienne coupée du monde. Originaire des bidonvilles, M. Désilus, 42 ans, s’en était sorti et avait trouvé un emploi décent. Il avait même réussi à devenir propriétaire d’un petit studio où il vivait avec sa femme et trois de ses six enfants. Ses ravisseurs l’ont emmené à Cité Soleil, un bidonville où vivent plus de 200 000 personnes soumises à la loi des gangs. Ils l’ont enfermé dans un appartement équipé de barreaux aux fenêtres, transformé en cellule de fortune. Il y a été battu et humilié. Ensuite, selon le mode opératoire habituel, les ravisseurs ont appelé toutes les personnes du répertoire de son téléphone portable et ont menacé de tuer M. Désilus si elles ne payaient pas les 100 000 dollars de rançon, équivalant à vingt ans de salaire pour M. Désilus. Le lendemain, ils s’étaient mis d’accord pour 4 800 dollars et l’ont libéré. Traumatisé, il a demandé à son patron s’il pouvait lui trouver un autre poste où il aurait moins à se déplacer. Son patron l’a renvoyé. Peu après, les amis et les collègues de M. Désilus, qui avaient payé sa rançon, ont commencé à lui réclamer leur argent. Il a dû vendre son appartement, mais aussi un petit lopin de terre qu’il possédait à la campagne. Il a fini par vider son compte en banque. Sans logement, il a été contraint d’aller vivre avec sa femme et ses enfants chez un cousin, et a dû retirer de l’école quatre de ses enfants car les écoles publiques sont payantes à Haïti. M. Désilus a absolument tenu à ce que justice lui soit rendue. Il a donc essayé à plusieurs reprises de s’adresser à la police. Mais les policiers ont refusé d’enregistrer sa plainte. En 2006, pour éviter les soldats de l’ONU, les ravisseurs ont commencé à étendre leur terrain de chasse à l’ensemble de la ville, alors qu’ils se cantonnaient jusque-là aux quartiers pauvres. Désormais, les jeunes gens et les cadres quittent en masse le pays. Selon certaines estimations, plus de 50 000 personnes ont quitté Haïti ces dernières années. Mais, pour certaines victimes, quitter le pays n’est même pas envisageable. Emmanuel Poncet, professeur de mathématiques à Portau-Prince, a passé les cinq mois qui ont suivi son enlèvement à essayer d’obtenir un visa pour les Etats-Unis. C’est son frère – un prêtre catholique – et un groupe d’amis qui ont réuni près de 14 000 dollars pour sa libération. Une semaine après sa libération, il recevait un coup de fil d’un autre groupe de ravisseurs. Ils détenaient son beau-frère en otage. Et ils voulaient de l’argent. Manuel Roig-Franzia CUBA Ces gisements pétroliers qui font rêver les Américains a guerre pour le pétrole cubain est engagée au Capitole. Deux sénateurs viennent de présenter un projet de loi sur l’énergie, le Safe Energy Act 2007, afin d’autoriser les compagnies pétrolières nord-américaines à participer à l’extraction du pétrole cubain. Un autre sénateur, Mel Martínez, a pour sa part proposé de refuser des visas à tous les étrangers qui investiraient dans l’industrie pétrolière cubaine par un amendement à la loi Helms-Burton. [Connu sous les noms de ses promoteurs, le Cuban Liberty and Democratic Solidarity Act a été voté en 1995 pour renforcer l’embargo contre Cuba.] Cette loi prévoit déjà des sanctions de ce genre pour tout entrepreneur américain qui commerce avec Cuba. Mais aucune administration, depuis L que la loi a été signée par Bill Clinton, en mai 1996, n’a jamais appliqué cette clause. Le Safe Energy Act 2007, présenté par le sénateur démocrate Byron Dorgan et son collègue républicain Larry Craig, voudrait favoriser l’accès aux réserves de pétrole et de gaz naturel aux environs du plateau continental de l’est du golfe du Mexique, au large des côtes de Floride. Le projet de loi propose que les compagnies pétrolières et gazières américaines puissent prospecter dans cette zone, située à 45 milles des côtes américaines. Le forage se tiendra éloigné de la plate-forme continentale, dans les eaux territoriales cubaines et américaines, précise le projet de loi. La Havane et Washington ont signé en 1977 un accord pour se partager les eaux du détroit de Floride afin de préserver leurs intérêts économiques, en vue notamment d’éventuels forages pétroliers. Avec la flambée des prix du pétrole, les compagnies pétrolières ont, ces dernières années, intensifié la prospection pétrolière à proximité du marché américain, comme à Cuba, dont le sous-sol, selon le Service géologique des Etats-Unis, pourrait receler jusqu’à 4,6 milliards de barils de pétrole. En riposte au Safe Energy Act, le sénateur Mar tínez veut “enrayer tous les efforts de Cuba destinés à développer son industrie pétrolière”. “Le message est clair. Quiconque essaiera de faciliter l’exploration pétrolière cubaine sera soumis à des sanctions sérieuses. Aider le régime de Castro à COURRIER INTERNATIONAL N° 855 24 DU 22 AU 28 MARS 2007 développer son extraction de pétrole brut est contraire à la politique américaine et dangereux pour notre sécurité nationale”, a-t-il ajouté. On ignore le nombre exact d’entrepreneurs américains qui souhaiteraient investir dans l’industrie pétrolière cubaine, où sont déjà associées des entreprises étrangères comme la canadienne Sheritt International. “Etant donné qu’il est légalement impossible de forer à Cuba, personne n’a jamais vraiment manifesté le désir de le faire”, explique Karen Matusic, porte-parole de l’American Petroleum Institute. Mais, “avec 85 % de nos côtes interdites à l’extraction, nous sommes toujours ravis de pouvoir aller voir ailleurs”. Rui Ferreira, El Nuevo Herald, Miami Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 855p26-28-29 Asie 20/03/07 16:08 Page 26 asie ● PA K I S TA N CHINE A quand des députés élus par la population ? La session parlementaire vient de se clore, et l’on reparle de démocratisation. Est-ce possible avec des délégués non élus ? demande un chercheur chinois. YAZHOU ZHOUKAN Hong Kong ’est bien par des avancées du système électoral que doit passer le développement de la démocratie en Chine, estime Li Fan, directeur de l’institut de recherche pékinois Le monde et la Chine. De là découlera l’amélioration du système politique chinois dans son ensemble, ainsi que le progrès de la démocratie en Chine. Depuis plusieurs années, Li Fan emploie son énergie à promouvoir les élections de base et à peser de tout son poids en faveur de la création d’une société citoyenne. Répondant à notre interview pendant la session parlementaire, il nous a confié qu’il jugeait trop élevé le nombre de fonctionnaires parmi les délégués, une caractéristique marquante de l’Assemblée populaire nationale (ANP) actuelle. De plus, les autorités ont limité aux deux tiers de l’ensemble des représentants le nombre de membres du Parti, ce qui prouve qu’en de nombreux endroits le quota est dépassé. Selon Li Fan, l’élection des députés cache mal le fait qu’ils sont purement et simplement nommés par les différentes organisations du Parti et par les gouvernements locaux. Légalement, les candidats sont censés être proposés par des formations politiques. Et, à partir des échelons supérieurs à celui de la municipalité, les postulants ne peuvent pas être élus sans la recommandation d’un parti [régime de parti unique dans les faits, la Chine compte cependant des partis dits “démocratiques” autres que le Parti communiste]. Aussi les délégués de l’ANP des trois échelons supérieurs à celui de la municipalité sont-ils en réalité dans l’obligation d’obéir aux ordres des instances supérieures. C LES DÉLÉGUÉS UN PEU TROP ZÉLÉS SONT ÉVINCÉS Pour illustrer ses propos, Li Fan évoque plusieurs cas : celui de Yao Xiurong, représentante de la province du Hunan à l’ANP, qui, il y a deux ans, s’était mise en avant pour plaider la cause du peuple, avant de disparaître de la scène à la suite du renouvellement de l’Assemblée ; il ne lui reste plus qu’à se présenter aux élections législatives directes au niveau du district et du canton. Quant à Liang Jianguo, représentant de la province du Hubei à la 9e ANP, c’était un paysan qui au Parlement n’a cessé de défendre ses pareils ; de nombreux ruraux victimes d’injustices venaient le trouver de différentes régions. Pour eux, M. Liang dépensait chaque année plusieurs milliers de yuans uniquement en frais de téléphone et d’affranchissement postal. Mais, en 2003, il fut évincé au moment du renouvellement de l’Assemblée. Au Dessin de Farzat, Syrie. ■ Emeutes A Yongzhou, bourg de la province du Hunan, 10 000 à 20 000 habitants se sont violemment affrontés avec la police armée, qui a imposé le couvre-feu le 12 mars, quatre jours avant la fin de la session parlementaire à Pékin. Le conflit résultait d’une hausse des tickets de bus décidée inopinément par une compagnie privée locale en situation de monopole, a expliqué le quotidien hongkongais Wenweipo. Zhejiang, la chef d’entreprise Zhou Xiaoguang, représentante de la province à l’ANP, avait fait aménager à ses frais un bureau pour recevoir la population, mais elle non plus n’a pu garder son siège à l’issue du renouvellement de l’Assemblée. Tous ces parlementaires ne devaient pas leur élection au suffrage populaire, mais agissaient en faveur de la population, uniquement poussés par leur bon cœur. En définitive, ils n’ont pu obtenir un nouveau mandat, ce qui prouve bien que les représentants aux assemblées populaires nationales, provinciales et municipales ne sont pas choisis par le peuple et que leur ancrage ne se situe pas là. Pendant leur mandat, ce n’est pas devant le peuple qu’ils ont à répondre et ils ne peuvent pas parler en son nom. Certains chercheurs ont suggéré de renforcer le rôle des assemblées populaires locales pour permettre à leurs députés d’intervenir pour résoudre les problèmes en concertation avec les gouvernements locaux. Pour Li Fan, actuellement, le problème est que les représentants aux assemblées populaires locales ne sont pas élus par le peuple et qu’ils n’ont aucun pouvoir. Ils se réunissent une fois par an, voilà tout. Ils n’ont pas de budget, pas de locaux et pas le droit de procéder à des enquêtes indépendantes. Dans ces conditions, il leur est très difficile de jouer un rôle de supervision et de contrebalancer l’action des instances gouvernementales. Or il va de soi que, si l’on parvenait à résoudre les problèmes des habitants au niveau local en renforçant le rôle des assemblées, les plaignants n’auraient plus de raison d’aller porter leurs doléances en haut lieu. “Si les fonctionnaires locaux étaient élus directement, comment oseraient-ils encore agir à l’encontre des intérêts de leurs administrés ? C’est pourquoi je considère que renforcer le rôle des députés n’est pas la solution idéale ; seule la généralisation des élections directes de dirigeants politiques peut véritablement COURRIER INTERNATIONAL N° 855 26 résoudre les problèmes.Ainsi, dans la commune de Buyun, dépendant de la municipalité de Suining, au Sichuan, ou encore dans certains bourgs ruraux du Yunnan, on ne relève quasiment plus de plaintes en haut lieu de la part des habitants depuis qu’ils ont la possibilité d’élire directement leurs cadres dirigeants”, expose Li Fan. PRENDRE NOTE DES OPINIONS SANS S’ENGAGER Actuellement, en certains endroits, on a mis en place des réformes visant à renforcer le rôle des représentants aux assemblées populaires. Par exemple, la ville de Wenling, au Zhejiang, encourage depuis quelques années ses habitants à “parler à cœur ouvert de façon démocratique”. Chaque fois que la municipalité a cerné une question sujette à débat, elle invite des personnes sélectionnées au sein de la population à venir discuter du sujet “à cœur ouvert” avec des cadres dirigeants. Li Fan demande pourquoi on ne permettrait pas au peuple de proposer directement des sujets de discussion auxquels il participerait sur la base du volontariat. Si une majorité estimait qu’il faille faire une chose, le gouvernement devrait le faire, et non pas se contenter de prendre note de l’opinion émise sans s’engager pour autant. De telles discussions démocratiques à cœur ouvert seraient promises à un bel avenir. Li Fan estime que la réforme des assemblées populaires doit porter sur deux domaines : l’organisation d’élections et le renforcement du rôle joué par les assemblées afin de les dynamiser. Nous avons aujourd’hui l’impression que le décor est planté et que les assemblées populaires peuvent contrebalancer le pouvoir des différents gouvernements. Mais les députés actuels ne sont pas à la hauteur ; ils n’ont pas été choisis à l’issue d’élections directes. A l’instant le plus crucial, ils n’utilisent pas leur droit d’interpeller les instances gouvernementales et, au moment du vote, ils donnent tous leur voix comme des moutons de Panurge. Jiang Xun DU 22 AU 28 MARS 2007 Branle-bas de combat pour un juge a vie du pays est perturbée depuis la suspension d’Iftikhar Chaudhry, le président de la Cour suprême, décidée le 9 mars. Depuis cette annonce, qui s’apparente à l’imposition de la loi martiale, chacun suit le déroulement des événements rivé à son poste de télévision. Il est difficile de résumer les semaines passées, dont les points culminants auront été le saccage [par la police] des bureaux d’une chaîne de télévision privée et l’affrontement entre avocats et forces de l’ordre au palais de justice de Lahore le 17 mars. Nul ne sait quand cette crise se terminera ni comment elle évoluera. Manifestement secoué et démoralisé, le gouvernement semble bien démuni, ne pouvant qu’invoquer une conspiration contre le gouvernement Musharraf pour justifier sa décision initiale. Il faut rendre hommage aux avocats qui, par leur mobilisation, ont paralysé le pays et même mis la police à genoux. Leurs actes de bravoure sont débattus dans tous les salons et devraient interpeller certains habitants, y compris les responsables politiques. On a rarement vu au Pakistan une telle solidarité. Elle continue à grandir, et les organisations internationales de défense des droits de l’homme et les associations de juristes ont elles aussi exprimé leur préoccupation. Les avocats, toujours très remontés, ont proclamé une grève illimitée dans tout le pays. A la télévision, on les voit escorter tout émus le juge à la salle d’audience, scander des slogans, le couvrir de pétales de fleurs et embrasser le pare-brise de sa voiture en signe de soutien. Devant ces événements troublants, la population se demande à bon droit si Musharraf est encore maître de la situation. Un journaliste qui recevait le président lui a même demandé si le raid contre la chaîne de télévision était à son avis une conspiration contre lui. “Il est prématuré de répondre à cette question”, lui a rétorqué le chef de l’Etat, une réponse considérée comme provoquante. Je ne peux pas dire comment la situation va évoluer, mais une chose est certaine, elle aura des conséquences profondes. Le président est en train d’assembler les pièces du puzzle, et l’on s’attend à des changements dans la composition comme dans le fonctionnement du gouvernement. Les citoyens s’attendent d’ores et déjà à voir tomber des têtes. On a du mal à savoir qui détient véritablement l’autorité au niveau fédéral. L’éparpillement du commandement, qui n’est déjà pas une bonne chose en général, l’est encore moins en temps de crise. Nul ne sait d’où est venu l’ordre de faire une descente dans les bureaux de la chaîne de télévision. Sans doute de la même personne ou des mêmes personnes qui avaient auparavant conseillé au président de s’en prendre violemment à l’un des piliers de l’Etat. Nadeem Syed, The Nation (extraits), Lahore L Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 855p26-28-29 Asie 20/03/07 16:52 Page 28 asie LE MOT DE LA SEMAINE JAPON “GÔMAN” Tokyo toujours en délicatesse avec son passé L’ARROGANCE En niant la responsabilité du pays dans l’esclavage sexuel de femmes asiatiques pendant la guerre, le Premier ministre se met à dos la communauté internationale. ASAHI SHIMBUN Tokyo es déclarations du Premier ministre Shinzo Abe concernant les “femmes de réconfort” de l’armée impériale japonaise [esclaves sexuelles venues principalement de Chine et de Corée] continuent à faire des vagues. Il a notamment affirmé qu’“il n’y avait pas eu d’enrôlement forcé et que les militaires n’étaient pas entrés de force chez les habitants pour les emmener”. Il n’est donc pas étonnant de voir The New York Times titrer en première page : “La négation des faits a rouvert les anciennes blessures des ex-femmes de réconfort” et publier des témoignages touchants de certaines survivantes. De la même façon, le projet de résolution déposé à la Chambre des représentants aux Etats-Unis demandant au Japon de présenter des excuses officielles rassemble de plus en plus de voix. Par ailleurs, certains parlementaires appartenant au Parti libéral-démocrate [au pouvoir] ont réclamé l’ouverture d’une enquête pour vérifier les faits qui avaient étayé les excuses et les regrets à l’égard des victimes prononcés par l’ancien secrétaire général du gouvernement,Yohei Kono, en 1993. En se faisant l’écho de ce mouvement, une partie des médias jette de l’huile sur le feu, tant au Japon qu’à l’étranger.Tout cela est déplorable. Il convient aujourd’hui de faire la part entre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Les propos tenus par Shinzo Abe rappellent les raisonnements de tous ceux qui ont critiqué jusqu’à maintenant la déclaration de M. Kono. Ils soutiennent que ce n’est pas l’armée japonaise qui a enlevé les femmes, mais des recruteurs privés, déchargeant ainsi l’Etat de sa responsabilité. Le fait que, cette fois, une partie des médias affirme que “le cœur du problème est de déterminer s’il y avait eu acte de coercition de la part des autorités de l’époque” s’inscrit dans la même logique. Ceux qui raisonnent ainsi ne détournent-ils pas les yeux du vrai problème ? La façon dont ces L e mal n’est pas en nous. Il ne saurait être du côté du Japon, nation “digne”. Tel est en substance le message que tente de faire passer le Premier ministre Shinzô Abe lorsqu’il conteste, comme il vient de le faire (voir article ci-contre), le caractère oppressif de la mise en place de bordels militaires en Asie durant la Seconde Guerre mondiale. La mise entre parenthèses du mal – démission morale qui refuse le face-à-face avec la vulnérabilité humaine inscrite en chacun de nous – conduit à la pire des arrogances. Le chef de gouvernement nie la souffrance des ianfu, ces femmes dites “de réconfort”, dont les témoignages ont pourtant été officiellement pris en compte dans la déclaration Kôno de 1993, par laquelle l’Etat japonais reconnaissait l’implication directe et indirecte de l’armée impériale dans l’organisation de leur exploitation sexuelle. L’arrogance procède d’une cécité qui ne touche pas seulement Shinzô Abe. Tout le débat actuel pour déterminer s’il y a eu ou non à l’époque coercition – même un quotidien respectable comme le Nihon Keizai Shimbun, dans son édition du 11 mars, s’interroge sur le bienfondé d’une procédure consistant à établir la vérité, en l’absence de documents écrits, à par tir de la parole des victimes – relève d’une forme d’aveuglement qui oublie que l’Asie orientale, en par ticulier la péninsule coréenne, était placée sous domination coloniale japonaise. La situation coloniale en tant que telle fonctionnait, il va sans dire, comme une machine à opprimer. De fait, les Coréennes n’avaient aucun moyen de se soustraire à une violence sexuelle collectivement organisée. La dignité, de toute évidence, passe par la prise en charge, pleine et entière, des failles de la modernité japonaise, ces impensés qui continuent de blesser. L Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Mori “Ce n’est pas par la force, mais par la sollicitation.” Dessin de No-río, Aomori. ■ Réactions Si la Corée du Sud continue à critiquer le gouvernement Abe, la Chine préfère calmer les esprits. En effet, la majorité des médias chinois, à commencer par l’agence de presse officielle Xinhua, a rapporté le 12 mars les excuses que le Premier ministre a présentées aux ex-esclaves sexuelles lors d’une intervention à la télévision publique japonaise. Les autorités chinoises ne veulent pas envenimer leurs relations avec Tokyo à l’approche de la visite officielle au Japon du Premier ministre, Wen Jiabao, prévue pour le 11 avril, estime l’Asahi Shimbun. Asiatiques ont été recrutées, envoyées au front et soumises aux ordres diffère certes d’une région et d’une époque à l’autre. Cependant, dans l’ensemble, on ne peut nier que les femmes dans les pays colonisés et les territoires occupés ont été enlevées contre leur gré et contraintes de répondre aux besoins sexuels des officiers et soldats de l’armée impériale. En reconnaissant que “l’honneur et la dignité de nombreuses femmes avaient été profondément blessés avec la participation de l’armée”, la déclaration de M. Kono fut une preuve d’intégrité. Au lieu de chercher à se justifier en s’attachant à des détails insignifiants, le Japon devrait admettre qu’il s’agit d’un problème relatif aux droits fondamentaux des femmes et des peuples, et regarder l’Histoire en face. N’est-ce pas l’attitude d’un Etat agissant avec dignité ? Il convient toutefois de souligner les idées fausses engendrées par cette question à l’étranger. Le projet de résolution déposé à la Chambre des représentants américaine, par exemple, pose comme préalable que le Japon n’a jamais présenté d’excuses officielles. Or, à l’initiative du gouvernement japonais, un Fonds asiatique en faveur des femmes a été créé en 1995 grâce à une collecte nationale. Il a permis de verser des “réparations” aux victimes et de leur adresser une lettre exprimant au nom du Premier ministre “les excuses et les regrets”du Japon.Considérant que la question des dommages de guerre avait déjà été réglée entre les Etats, le gouvernement de l’époque a préféré créer ce Fonds en faisant appel à la générosité des citoyens. “Nous aurions souhaité une indemnisation directe de ces femmes par l’Etat, mais, à défaut, il s’agit de la solution la plus acceptable”, avionsnous écrit dans un éditorial publié à l’époque. Il est donc faux de dire que le Japon n’a rien fait. Shinzo Abe a affirmé à plusieurs reprises que son gouvernement ne revenait pas sur la déclaration de M. Kono, avant d’ajouter que “poursuivre davantage la polémique serait stérile”. Néanmoins, il incombe au Premier ministre d’effacer la défiance et les doutes qu’il a lui-même suscités. Le Japon cherche le soutien de la communauté internationale dans l’affaire des ressortissants japonais enlevés par la Corée du Nord [voir CI n° 852, du 1er mars 2007]. Mais comment peutil se montrer convaincant s’il ne reconnaît pas ses propres manquements dans le domaine des droits de l’homme ? JAPON Takafumi Horie, l’icône déchue e 16 mars, le tribunal de Tokyo a condamné à deux ans et demi de prison ferme Takafumi Horie, ancien patron du por tail Internet Livedoor, arrêté en janvier 2006 pour une malversation financière. L’ancien gourou de la nouvelle économie a immédiatement décidé de faire appel et a été libéré après avoir versé une caution de 500 millions de yens [3,2 millions d’euros]. La nouvelle L a fait la une de tous les quotidiens nationaux. Aujourd’hui âgé de 34 ans, celui qui fut l’idole de la jeunesse nippone a été jugé pour avoir truqué les résultats financiers de son entreprise et pour avoir diffusé de fausses informations dans le but de manipuler le cours des actions. Il y a un peu plus d’un an, il s’était rendu célèbre en affirmant que “tout peut s’acheter avec de l’argent”. Il était devenu la coque- COURRIER INTERNATIONAL N° 855 28 luche des médias et symbolisait cette nouvelle race d’entrepreneurs capables de “défier le système de valeurs établi”, pour reprendre les termes du Nihon Keizai Shimbun. D’après le quotidien économique, Takafumi Horie est désormais un contre-exemple pour les jeunes générations. Interrogé par le journal, un étudiant de la prestigieuse université de Tokyo, membre d’un club d’investisseurs, affirme que DU 22 AU 28 MARS 2007 “l’affaire Livedoor lui a offert l’occasion de réfléchir à la notion d’investissement” et de découvrir “ce que contribuer à la société pouvait signifier”. Ce changement de perception est confirmé par un professeur d’économie, selon lequel “les étudiants ont aujourd’hui compris l’importance de la morale de l’entreprise. En ce sens, le cas Horie a été primordial.” 855p26-28-29 Asie 20/03/07 16:09 Page 29 asie PHILIPPINES Des élections qui sentent déjà le roussi L’incendie du siège de la Commission électorale envenime la campagne pour les législatives et ravive les soupçons à l’égard du pouvoir. D’autant que la présidente Arroyo risque, selon les sondages, de perdre sa majorité. ASIA SENTINEL Hong Kong n temps normal, quand un incendie détruit un vieux bâtiment décrépit dont on sait depuis longtemps qu’il est vulnérable à la moindre étincelle, on serait tenté d’en arriver à une conclusion logique : c’était une catastrophe annoncée. Mais nous sommes aux Philippines. Et, à deux mois d’une élection [les élections législatives de mimandat sont prévues le 14 mai prochain], il se trouve que le bâtiment dévasté par les flammes n’est autre que le siège de la Commission électorale (COMELEC). Les temps n’ont donc rien de normal. L’immeuble de deux étages, situé derrière les murailles croulantes du quartier espagnol du vieux Manille, a pris feu à l’aube du 11 mars, au beau milieu de la campagne pour les législatives. Le feu aurait pris au rez-dechaussée du bâtiment principal et, pour une raison inconnue, les pompiers, dont la caserne se trouve de l’autre côté de la rue, ont mis du temps à intervenir, de sorte que les flammes se sont propagées au premier étage, alimentées par une fuite d’essence venant d’un générateur qui se trouvait à proximité. Les locaux de la COMELEC étaient encombrés de documents jaunis empilés du sol au plafond et le système électrique était pour le moins vétuste. De quoi expliquer le sinistre. Mais, dans le climat politique surchauffé du moment, on ne peut s’empêcher d’avoir des soupçons. Les cendres n’avaient pas encore refroidi que des rumeurs d’affaires étouffées, de fraudes et d’un immonde complot visant à annuler le scrutin circulaient dans la capitale. Les candidats de l’opposition ont aussitôt pointé du doigt le gouvernement. En apprenant la nouvelle, le sénateur de l’opposition Jamby Madrigal s’est demandé si le gouvernement de la présidente Gloria Arroyo ne préparerait pas le terrain pour “un scénario zéro élection”. L’hypothèse n’est pas totalement saugrenue car Mme Arroyo et ses alliés ont fait pression jusqu’en décembre dernier pour obtenir des changements constitutionnels qui auraient reporté les élections à novembre E prochain au plus tôt. Les responsables de la COMELEC se sont toutefois empressés d’affirmer que l’incident n’affectera en rien la préparation du scrutin de mai prochain, car la plupart de ses principaux bureaux et de ses antennes ont été réinstallés dans un bâtiment voisin. Mais l’immeuble détruit abritait entre autres choses le service des archives du bureau des élections et la Commission de contrôle, qui enquête sur les fraudes. Des documents relatifs à des procès en cours sont partis en fumée. Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö. secoué l’Imprimerie nationale début mars. Le quotidien Philippine Daily Enquirer a révélé que des employés avaient été surpris à recopier des numéros de série de bulletins de vote officiels à l’imprimerie. Les retombées du scandale “Hello Garci” jettent aussi de l’huile sur le feu : en 2005, l’enregistrement d’une conversation téléphonique entre Gloria Arroyo et le commissaire de la COMELEC de l’époque,Virgilio Garcillano, avait été rendu public. Apparemment, les deux protagonistes discutaient de la falsification des résultats du scrutin de 2004. [Gloria Arroyo a remporté le scrutin avec une assez courte majorité. Elle a été accusée d’avoir falsifié les résultats]. L’affaire a fait beaucoup de bruit et a provoqué plusieurs tentatives de destitution de la présidente, mais il n’y a jamais eu de procès grâce, surtout, à la solide majorité dont dispose Mme Arroyo à la Chambre des représentants. “Si la COMELEC n’est même pas capable de protéger ses locaux contre un simple incendie, alors qu’elle porte un soin tout militaire à la sécurité,qu’elle a embauché des vigiles privés et qu’elle est à deux LA CRÉDIBILITÉ DU SCRUTIN EST MISE EN CAUSE Comme il fallait s’y attendre, la crédibilité déjà ternie de la Commission n’a pas été épargnée. Le candidat John Osmeña soupçonne un “gros poisson” qui aurait quelque chose à cacher. Et ce “gros poisson”, laissait-il entendre, ne serait autre que la COMELEC. Visiblement piquée au vif, la Commission a riposté par la voix de son porte-parole, James Jimenez : “Je tiens à déclarer catégoriquement que nous ne sommes pas à l’origine de cet incendie. Agiter des épouvantails ne sert à rien, sinon à saper la crédibilité de la COMELEC, et, croyez-moi, nous n’avons pas besoin de ça en ce moment. Qui pourrait penser que nous sommes assez bêtes pour prêter ainsi le flanc à la critique ?” L’incendie survient en outre dans le sillage des controverses qui ont SÉCURITÉ La police sur le qui-vive ■ Selon le quotidien Philippine Daily Inquirer, la présidente Gloria Arroyo a ordonné à la police de résoudre le plus rapidement possible les affaires qui pourraient remettre en cause les élections. Les forces de l’ordre doivent s’attaquer aux milices privées et aux individus qui menaceraient le déroulement paisible de la campagne électorale, a indiqué le porte-parole de la présidence. Dans un contexte de méfiance vis-à-vis des hommes en uniforme accusés d’avoir éliminé des militants de gauche, des observateurs s’inquiètent que ces directives sécuritaires soient utilisées comme un prétexte pour accuser certains membres de l’opposition. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 29 DU 22 AU 28 MA RS 2007 pas d’une caserne de pompiers, alors comment l’électeur lambda pourrait-il être assuré que la COMELEC est en mesure d’éviter que son bulletin soit falsifié ?” s’est interrogé le porte-parole de l’opposition, Adel Tamano. Fidèle à la grande tradition philippine qui veut que l’on nomme une commission pour résoudre un problème, une nouvelle agence interministérielle – baptisée Groupe de travail contre les incendies criminels – a été immédiatement mise en place avec, pour seule mission, d’enquêter sur l’incendie. Il y a fort à parier que, dans quelques semaines, le groupe de travail annoncera les résultats d’une “enquête approfondie” démontrant que le fait que le bâtiment vétuste soit parti en flammes était bel et bien un accident. Quelles que soient les conclusions, les électeurs ont pratiquement toutes les chances de ne jamais savoir qui est le coupable – à supposer que coupable il y ait –, car, s’il est une chose qui ressort de tout cela, c’est que la crédibilité du processus électoral du pays est aussi décrépite que cette vieille bâtisse. Jet Damazo Page 30 Un grain dans les relations bilatérales rte de an s INDONÉSIE-SINGAPOUR su rp ré se nt at io n G ra ét tu ud it ia nt s* la ca asie de le 26 s 10:33 po ur 20/03/07 *m oi ns 855 p.30 indonésie Les Singapouriens sont en colère, car les Indonésiens refusent de leur vendre du sable. TEMPO Jakarta n décidant d’interdire toute exportation de sable, le ministère du Commerce indonésien a provoqué la colère de nombreux élus à Singapour. Ho Geok Choo, un élu de la circonscription de West Coast, a affirmé que cette mesure était motivée par une “politique de jalousie”, ajoutant que Singapour devrait donc ralentir sa croissance économique uniquement pour “sauver la face à son voisin !” “Si les Indonésiens s’inquiètent vraiment de la destruction de leur environnement provoquée par l’extraction du sable, nous pouvons aussi faire en sorte qu’ils s’inquiètent davantage des fumées de leurs forêts en feu”, a ajouté cyniquement Sin Boon Ann, un autre député. Ces tensions entre l’Indonésie et Singapour ont pour origine une réunion de coordination des ministres indonésiens des Affaires intérieures, de la Justice et de la Sécurité nationale à la mi-janvier, réunion qui avait pour ordre du jour les îles situées aux frontières de l’archipel indonésien. Deux problèmes majeurs ont été discutés. Premièrement, le problème de la destruction de l’environnement des îles des cantons de Moro, Karimun et Kundur, dans la province indonésienne de Riau [constituée d’un archipel]. L’extraction aveugle et sauvage du sable a transformé ces îles en une zone criblée de trous. “Les très nombreux rapports concernant le trafic de sable constituent le second gros problème”, rappelle Saut Hutagalung, le directeur du Centre de statistiques et d’informations du ministère de la Mer et de la Pêche. Les statistiques font état d’un trafic à grande échelle. C’est à l’Indonésie que Singapour achète en grande majorité le sable nécessaire à ses polders. Or, sur 1 000 milliards de roupies [81,3 millions d’euros] que la cité-Etat dépense pour ces achats, seuls 85,55 milliards de roupies vont dans les caisses de l’Etat. E Mer de Chine méridionale A la suite de la réunion interministérielle, le ministre du Commerce, Mari Elka Pangestu, a donc annoncé le gel de toute exportation de sable et de terre.Toutefois, le ministre n’a pas évoqué le problème de l’environnement comme raison principale de cette mesure. Il a mis en avant le problème des frontières, estimant que “la modification de la configuration des îles dans la province de Riau a une incidence grave sur les frontières de notre pays”. L’Indonésie et Singapour ne sont en effet toujours pas d’accord sur le tracé de leurs frontières. Les négociations relatives au secteur ouest – entre l’île indonésienne de Nipah et l’île singapourienne de Teluk Tuas – sont prévues avant fin mars dans la cité-Etat. En ce qui concerne le tracé des frontières orientales, entre l’île indonésienne de Batam et l’île singapourienne de Changi, il faut attendre que soit réglé le litige territorial entre Singapour et la Malaisie. Cependant, avant de s’asseoir à la table des négociations, il est impératif de définir la base juridique qui servira à déterminer ces tracés. Le gouvernement indonésien souhaite que les discussions s’appuient sur la convention du droit de la mer des Nations unies de 1982, selon laquelle les frontières maritimes doivent être fixées à partir du littoral d’origine, avant la construction de polders. La question du sable est aussi liée à un autre différend entre les deux pays voisins, celui portant sur la conclusion d’un traité d’extradition. L’Indonésie en exige un avec Singapour depuis que de très nombreux hommes d’affaires indonésiens poursuivis pour corruption se sont enfuis pour s’installer en toute tranquillité à Singapour avec des sommes colossales. Mais Singapour hésite à prendre une décision sur ce problème épineux, car tout le monde sait que l’argent sale des Indonésiens fructifie très bien dans la cité-Etat. Wahyu Dhyatmika, Titis Setianingtyas et R. R. Ariyani 23-27 mars 23-27 Porte de de Versailles Versailles // Hall Porte Hall 11 www.salondulivreparis.com www.salondulivreparis.com Une nouvelle expérience ! Découvrez Le Lecteur Studio SNCF L’Espace Vision du Monde Enregistrez-vous Standsur H18le stand K40 * Ilot de Nipah. 0 100 km MALAISIE Détroit de Malacca Karimun M A L A I S I E SINGAPOUR Changi Tuas N* Batam avec proposé par Moro Bornéo Equateur Océan Indien 0 I N D O N É S I E Jakarta 1 000 km PROVINCE DE RIAU Kundur A R C H I P E L D E R I AU INDONÉSIE ÎLE DE S U M AT R A Equateur Dès le 21 Dès mars, le programme le tout 21 mars, tout le programme du Salon du Livre l’édition de Salondans du Livre dansparisienne l’édition parisienne de 855p31 MO/Israel/palestine 20/03/07 16:58 Page 31 m oye n - o r i e n t ● ISRAËL Les Palestiniens n’oublient pas Jérusalem La Ville sainte revêt une importance bien plus grande pour les Palestiniens que la question des réfugiés ou des colonies, affirme Ha’Aretz. Pourtant, elle est en train de leur échapper. HA’ARETZ Tel-Aviv orsqu’on lit les titres de la presse palestinienne, il ne fait pratiquement plus de doute que Jérusalem est la question clé.Tantôt il est question des restrictions imposées aux musulmans qui veulent prier à la mosquée AlAqsa ; tantôt ce sont les achats de nouvelles propriétés palestiniennes par des mouvements de colons religieux. Et, pas plus tard que la semaine dernière, ce qui était sur toutes les lèvres, c’était le mécontentement des musulmans à la suite des travaux [israéliens] de rénovation du pont des Maghrébins [l’une des entrées de l’esplanade des Mosquées, où sont effectuées aussi des fouilles archéologiques], ainsi que les manifestations violentes au barrage de Qalandiya et au passage sécurisé de Bethléem, soit respectivement au nord et au sud de la Ville sainte. Les photos qui illustraient ces reportages montraient toutes de jeunes et agiles Palestiniens escaladant le mur de séparation et y plantant un drapeau palestinien. Du point de vue palestinien, le problème essentiel n’est ni la reconnaissance d’Israël, ni les implantations juives de Cisjordanie, ni la violence, ni le terrorisme, ni même la question des réfugiés et du droit au retour : non, le problème est celui de Jérusalem. Tout comme l’Etat d’Israël ne pourrait pas survivre si le droit au retour des réfugiés était reconnu, un Etat palestinien ne pourrait exister sans Jérusalem-Est pour capitale. C’est dans ce contexte que les protestations L Dessin de Selcuk Demirel paru dans The New York Times, Etats-Unis. Méfiance “Plus du quart des Arabes israéliens sont convaincus que l’Holocauste n’a pas eu lieu, et près des deux tiers des Juifs israéliens évitent d’aller dans les villes arabes”, révèle un sondage effectué par une équipe de sociologues de l’université de Haïfa et publié dans Ha’Aretz. Un sondage qui souligne le climat de méfiance et la peur qui existent en Israël entre la majorité juive et les citoyens arabes. déclenchées par les premiers travaux israéliens à la porte des Maghrébins doivent être jugées, qu’elles viennent des musulmans en général ou des Palestiniens en particulier. Certes, les plans israéliens ne menacent en rien l’intégrité des lieux saints islamiques. Certes, les manifestations de ces dernières semaines exploitent l’extrême sensibilité qui entoure ces questions religieuses pour mener le combat contre le gouvernement israélien. C’était déjà le cas lors des émeutes suscitées par l’affaire du tunnel, en 1996 [en septembre 1996, l’ouverture par la municipalité israélienne du tunnel archéologique du mont du Temple entraîne une explosion de violences], et lors de la visite d’Ariel Sharon au mont du Temple, en septembre 2000. Et ç’a été le cas chaque fois qu’Israël a rompu le statu quo théoriquement en vigueur dans la vieille ville de Jérusalem. Chaque action que les porte-parole israéliens présenteront comme une mesure destinée à affermir l’emprise d’Israël sur sa capitale sera immanquablement perçue par les Palestiniens comme s’inscrivant dans une politique de judaïsation. Les Palestiniens ont de bonnes raisons de se montrer extrêmement sensibles au sujet de Jérusalem, tout simplement parce que cette ville est en train de leur échapper. Les travaux d’édification des murs et des clôtures de séparation autour de Jérusalem-Est sont pratiquement terminés. La raison avancée par les Israéliens pour justifier ces travaux, c’est la sécurité. Mais, tandis qu’Israël clame haut et fort qu’il n’est pas question de frontière politique, les procédures sécuritaires en vigueur tout le long de l’ouvrage s’apparentent chaque jour un peu plus à des procédures en vigueur le long d’une frontière internationale. Les protestations palestiniennes quant à la situation de Jérusalem n’ont jamais cessé, mais d’un point de vue israélien elles sont devenues simplement supportables. On peut, sans trop se risquer, soutenir qu’il existe aujourd’hui une collaboration israélo-jordanienne à Jérusalem. Dans le traité de paix signé entre les deux Etats en 1994, Israël avait promis de donner la priorité aux Hachémites dans la protection des lieux saints islamiques. Et il semble bien que cette promesse soit parfaitement tenue.Tant les autorités israéliennes que jordaniennes font tout pour n’accorder aucune position décisive à l’Autorité palestinienne dans les mécanismes de sécurisation du périmètre d’Al-Aqsa, tandis qu’elles coopèrent pour saper le pouvoir moral du chef du Mouvement islamique en Israël, le cheikh Raad Saleh, lequel caresse le rêve de devenir le “patron” des lieux saints. La mainmise croissante d’Israël sur Jérusalem-Est estelle d’une quelconque aide à l’avancement du processus de paix au Moyen-Orient ? La réponse est non, évidemment. Sans Jérusalem-Est, un Etat palestinien ne verra jamais le jour et le rêve d’une solution fondée sur “deux peuples, deux Etats” sera définitivement enterré. Danny Rubinstein PALESTINE L’heure de vérité pour le Hamas La formation du nouveau gouvernement palestinien d’union nationale va-t-elle pousser le mouvement islamiste à plus de réalisme politique ? e Premier ministre israélien Ehoud Olmert a appelé à boycotter le nouveau gouvernement palestinien qui vient d’être formé par le Hamas et le Fatah. Heureusement, il n’a guère été entendu. Même les Américains ont déclaré qu’ils auraient des contacts, même s’ils souhaitent les limiter aux ministres du Fatah. C’est ainsi que les Israéliens doivent regretter le temps où un gouvernement entièrement dominé par le Hamas offrait un merveilleux argument pour résister aux pressions et pour refuser l’établissement d’un Etat palestinien. Tout en provoquant des déchirements entre Palestiniens, cela mettait les Israéliens à l’abri des critiques internationales. L Maintenant que le Hamas a accepté de céder un peu de terrain et de former un gouvernement d’union nationale avec le Fatah, nous ne pouvons qu’espérer qu’il aille jusqu’au bout de sa démarche et entre dans le consensus arabe, c’est-à-dire qu’il accepte l’initiative de paix adoptée au sommet de la Ligue arabe en 2002 à Beyrouth [proposant la reconnaissance d’Israël par tous les pays arabes en contrepartie du retrait israélien de tous les territoires occupés depuis 1967]. Le Hamas a essayé pendant un an d’imposer son agenda politique, de rompre tous les engagements passés et de s’inscrire en rupture par rappor t aux gouvernements palestiniens qui l’avaient précédé, tout en voulant bénéficier de leur prestige et de leurs ressources. Cette attitude était incohérente. Quand on lui avait reproché de ne pas avoir de projet alternatif à celui du Fatah pour améliorer le sort du peuple palestinien, il se contentait de dire que le boycott international l’empêchait d’agir à sa guise. Aujourd’hui, une nouvelle étape commence, avec ce gouvernement hybride à la tête duquel se trouve le Hamas et qui avance avec les pieds du Fatah. Certes, le mouvement islamiste aurait pu camper sur ses positions de vainqueur des élections, mais il a accepté de s’associer au Fatah. Il a donc fait un pas considérable et, à mon avis, plus grand que ce qu’on pouvait lui demander. Cela étant dit, les sourires qu’on affiche aujourd’hui n’empêcheront pas les conflits sanglants de reprendre demain. Car ce qui compte, ce n’est pas qu’il y ait quelques ministres du Fatah, mais que le Hamas clarifie sa position. Jusqu’à maintenant, il n’a pas osé la guerre tout en refusant la négociation. Désormais, il faudrait qu’il tranche pour savoir s’il veut la guerre ou la paix. S’il veut la guerre, qu’il lance les com- COURRIER INTERNATIONAL N° 855 31 DU 22 AU 28 MA RS 2007 bats, que tout le monde puisse voir où cela mènera les Palestiniens ; s’il veut la paix, qu’il s’y engage sans se cacher derrière le Fatah. A la fin, le Hamas pourra toujours faire ce que font tous les gouvernements démocratiquement élus, c’est-à-dire soumettre les résultats des négociations à référendum. S’ils sont adoptés par le peuple, ils s’appliqueront ; s’ils sont rejetés, personne ne pourra les imposer. Rappelons au passage que, afin de restreindre la marge de manœuvre du Hamas, le Fatah avait tout fait pour saboter les contacts discrets que celuici pouvait avoir avec les Européens. Il n’empêche que, grâce à la médiation européenne, le mouvement islamiste était sur le point d’accepter le principe des négociations. Or il n’a pas trouvé le courage de le reconnaître et a donc préféré coucher avec le Fatah plutôt que de prendre le thé avec les Israéliens. Abderrahman Al-Rached, Asharq Al-Awsat, Londres *855 p32 20/03/07 15:29 Page 32 m oye n - o r i e n t ÉGYPTE Moubarak est-il soluble dans la démocratie ? Le président égyptien promet le pluralisme politique tout en multipliant les arrestations dans les rangs de l’opposition islamiste. Un durcissement qui a manifestement reçu la bénédiction des Américains. THE DAILY STAR Le Caire u cours des trois derniers mois, près de 300 membres des Frères musulmans, principal mouvement d’opposition islamiste du pays et premier groupe d’opposition, ont été arrêtés en Egypte et inculpés de blanchiment d’argent ou d’actes de terrorisme, outre les accusations habituelles visant la participation à une organisation interdite. Si depuis les années 1980 le président Hosni Moubarak a eu recours à plusieurs reprises à la répression et à l’intimidation à l’encontre des islamistes, l’offensive actuelle diffère des précédentes par deux aspects.Tout d’abord, elle survient après une période de réforme politique, entre 2002 et 2005, qui a permis aux Frères musulmans de participer librement aux élections parlementaires de 2005 et de remporter près de 20 % des sièges de l’Assemblée. En outre, le régime s’attaque cette fois aux membres chargés de gérer les finances du mouvement. Ainsi, le 28 février dernier, un tribunal criminel du Caire a confirmé la décision du procureur de l’Etat de geler les avoirs de 29 cadres du mouvement, soit 300 millions de dollars [225 millions d’euros]. Malmenant la Constitution, Moubarak s’est servi des pouvoirs que lui confère l’état d’urgence pour faire comparaître 41 dirigeants des Frères musulmans devant un tribunal militaire alors qu’ils avaient été acquittés par un tribunal criminel. Ce durcissement du régime survient à un moment critique. Sur le A Le président Moubarak. Dessin de Steve Brodner paru dans The New Yorker, Etats-Unis. plan politique, Moubarak a présenté des amendements constitutionnels afin de faciliter l’arrivée au pouvoir de son fils Gamal. En décembre 2006, il a demandé au Parlement de modifier trente-quatre articles de la Constitution égyptienne. Des amendements qui visent à préparer sa succession au moment où son fils émerge au premier rang du Parti démocratique national, actuellement au pouvoir. L’objectif est également de limiter l’influence des Frères musulmans, devenus trop audacieux, en gravant dans le marbre de la Constitution l’interdiction de toute activité politique en lien avec la religion et en remplaçant l’actuel système électoral, centré sur le candidat, par un système de listes de partis. Cette manœuvre permettrait de soumettre la participation électorale des Frères musulmans, légalement interdits, au bon vouloir des partis autorisés. Le régime de Moubarak profite d’un moment propice sur le plan international. L’attention de Washington étant détournée de la question du respect des principes démocratiques, le régime peut librement réprimer son opposition sans compromettre ses relations avec les pays occidentaux. Historiquement, le traitement réservé aux Frères musulmans n’a jamais inquiété les Etats-Unis. Pourtant, les mesures de répression, même à l’encontre des Frères musulmans, ont risqué de coûter cher au régime égyptien quand l’administration Bush s’est mise à examiner de plus près la vie politique égyptienne dans le cadre de son plan de promotion de la démocratie au Moyen-Orient. Mais, aujourd’hui, la situation est différente. Plusieurs autocrates sunnites comme Moubarak ont profité du relâchement de Washington, accaparé par l’Iran et l’Irak, pour se repositionner en tant qu’alliés des Américains. Les Frères musulmans ont beau avoir l’habitude de la répression gouvernementale, le coup a été plus dur cette fois et ils ont entrepris de contre- attaquer. Le mouvement essaie de communiquer sur la vacuité des charges retenues contre ses membres en dénonçant l’autoritarisme du gouvernement en place. Au Parlement, les députés des Frères musulmans ont férocement combattu les amendements constitutionnels de Moubarak. Ils ont mis en évidence l’intention du régime de vider de son sens le processus de réforme en abolissant le contrôle judiciaire des élections et en ciblant les “candidats indépendants”. Cette manœuvre de Moubarak ne servira ni les Egyptiens ni les Américains. Même s’il parvient à museler les Frères musulmans, le régime met en péril sa propre stabilité en claquant la porte au nez d’un mouvement populaire de plus en plus engagé dans un processus d’opposition politique pacifique. D’anciens membres pourraient trouver un exutoire dans le militantisme actif contre le gouvernement, comme cela s’est passé dans les années 1980 et 1990. L’assassinat [en 1981] du prédécesseur de Moubarak, le président Anouar El-Sadate, nous rappelle les tragiques répercussions que peuvent engendrer des troubles intérieurs. En réprimant ouvertement les Frères musulmans, le raïs se moque de la volonté américaine de promouvoir la démocratie au Moyen-Orient. En fermant les yeux sur cette manœuvre, les Américains discréditent encore un peu plus leur engagement pour la démocratisation de la région. Cela conforte également les Egyptiens dans leur sentiment que les régimes autocratiques ont la bénédiction de Washington. Amr Hamzawy et Dina Bishara CROISSANCE Un pays en plein boom économique Après des années de léthargie, l’Egypte renoue activement avec la croissance. Et la mondialisation ne semble pas effrayer Le Caire, souligne l’économiste libanais Marwan Iskandar. uand on arrive au Caire, on est Q frappé par le dynamisme et l’activité effrénée qui y règnent. Ce n’est pas seulement parce que les hôtels grouillent de touristes venus du monde entier – des Arabes, mais aussi des légions d’Européens, de Japonais et d’Américains en voyage organisé. C’est aussi parce que tous les indicateurs économiques sont au vert. Les investissements sont abondants, la croissance est de presque 7 %, la livre égyptienne s’est appréciée de près de 12 % face au dollar en une année et la balance des paiements est excédentaire de 6 milliards de dollars [4,5 milliards d’euros]. D’immenses projets d’investissements immobiliers sont en cours, notamment sur les côtes. Car, au-delà du tourisme culturel, on mise de plus en plus sur le tourisme balnéaire. C’est ainsi que des investisseurs venus des Emirats arabes unis sont en train de créer, près de la frontière libyenne, une cité balnéaire avec port de plaisance d’une superficie de 15 kilomètres carrés tandis que des investisseurs koweïtiens sont à l’œuvre pour un projet semblable à l’autre bout du pays, sur la mer Rouge. Dans le SudOuest, on installe des systèmes d’irrigation dans le cadre du développement de l’agriculture ; cela aura l’avantage d’absorber les chômeurs, qui pourront s’installer dans des villes nouvelles. Ailleurs, c’est l’industrie automobile qui se développe à un rythme soutenu. Les voitures de milieu de gamme qu’achètent les Egyptiens sont désormais assemblées localement sous les marques Mercedes, Peugeot et BMW. En collaboration avec un constructeur coréen, on a même créé un prototype spécialement destiné au marché égyptien, doté d’un moteur japonais, d’une suspension britannique et dont la ligne a été dessinée par des Italiens. Au même moment, les transports en commun se développent, avec notamment la construction d’une nouvelle ligne de métro au Caire afin de relier le centre-ville aux quar tiers périphériques, en pleine expansion. Cela aurait considérablement amélioré le trafic chaotique et limité la pollution de l’air COURRIER INTERNATIONAL N° 855 32 si les ventes de voitures n’avaient pas parallèlement augmenté. Quant au secteur des hydrocarbures, on note une hausse des exportations de gaz et la croissance de l’industrie du raffinage. Contrairement à l’époque de l’économie socialiste [jusqu’au milieu des années 1970], plus de la moitié d’un journal égyptien est faite aujourd’hui d’annonces commerciales, touristiques et immobilières, ce qui montre que la logique de compétition économique est entrée dans les mœurs et que les Egyptiens ont le sentiment qu’il faut profiter des opportunités offertes par la croissance. L’Egypte a su attirer les investisseurs étrangers, y compris arabes, en modernisant son appareil législatif, en simplifiant les procédures et en poursuivant les privatisations. Quant à DU 22 AU 28 MARS 2007 l’imposition des bénéfices des entreprises, elle a été assouplie et limitée à 20 %, avec possibilité de déduire les investissements productifs. Et la Bourse du Caire a été la plus performante de toutes les places financières arabes au cours de ces deux dernières années. L’Egypte a fait le choix de jouer le jeu de la mondialisation en s’ouvrant à la concurrence internationale et en misant sur les technologies modernes. Ainsi, après douze années de libéralisation continue et obstinée, la population semble avoir surmonté le pessimisme pour retrouver, pour la première fois depuis bien longtemps, le goût de l’avenir. La seule chose qui pourrait menacer son développement serait qu’on laisse l’extrémisme religieux dominer la vie politique. Marwan Iskandar, An-Nahar, Beyrouth 855 p.33 20/03/07 15:30 Page 33 m oye n - o r i e n t T U R QU I E Tayyip Erdogan et l’ivresse du pouvoir Le Premier ministre islamiste sera-t-il élu président au mois de mai ? Remportera-t-il les élections générales en novembre ? La presse d’opposition s’inquiète. Et craint de voir naître sous ses yeux un nouveau Poutine. les voix de 367 députés [deux tiers de l’Assemblée]. Or l’AKP [Parti de la justice et du développement] ne dispose que de 354 sièges. Si l’opposition n’est pas présente à la séance plénière, elle pourra ensuite saisir la Cour constitutionnelle. Est-ce que le Parlement n’est pas libre d’élire qui il veut ? Qui peut contrarier s a volonté ? Entre-temps, toute l a Turquie sera ballottée comme un bateau ivre dans une violente tempête. Si Erdogan décide de retirer sa candidature et que son parti trouve un compromis avec le CHP pour élire un autre candidat à la présidence, le pays va pouvoir respirer jusqu’aux élections générales de novembre. Mais, si Erdogan gagne ses élections, il sera notre Vladimir Poutine. Le président russe a redessiné son pays à sa guise, il a créé sa propre Russie, avec ses capitaux, ses hommes d’affaires, ses bureaucrates, ses médias. Erdogan donne des signaux dans ce sens depuis un an et demi. Rappelez-vous combien il était timide en 2003, au début de son premier mandat. Il gardait une certaine distance avec les hommes d’affaires, il respectait les médias, car il n’avait pas encore mesuré son pouvoir, il ne connaissait pas bien l’appareil d’Etat. Au fur et à mesure, il a pris conscience de son pouvoir. Il a alors commencé à attaquer le Conseil de l’enseignement supérieur, à sermonner les recteurs des universités, à traiter les journalistes de “traîtres à la patrie”, à ignorer l’opposition, et à réagir violemment à la moindre critique, comme lorsque, dans un mee- VATAN Istanbul ’interrogation du jour : que va-t-il se passer si Tayyip Erdogan est élu président de la République en mai ? Et que va-t-il se passer s’il ne se présente pas mais reste à la tête de son parti ? Je vous donne la réponse tout de suite : s’il est élu président de la République, nous allons tout droit vers une crise du système politique ; s’il ne se présente pas mais gagne les élections générales de novembre prochain et demeure Premier ministre, il pourra faire ce qu’il veut, à la façon d’un Poutine. Les troubles commenceront le jour même où Erdogan annoncera sa candidature à la présidence. La société civile organisera des manifestations, des marches de protestation, des meetings, et de nombreuses actions se poursuivront. Admettons qu’Erdogan résiste à tout cela, est-ce que le calme va revenir ? Pas du tout ! Car, dès le premier tour du vote au Parlement [c’est le Parlement qui élit le président de la République], un débat juridique passionné va éclater. Deniz Baykal, le leader du CHP [Parti républicain du peuple, social-démocrate], a déjà annoncé son intention de saisir la Cour constitutionnelle pour faire annuler cette élection. Pour la première fois de notre histoire, c’est la Cour constitutionnelle qui va décider si le président de la République est vraiment président ou non. Et nous, on va attendre en se demandant si Erdogan est vraiment élu ou non. L Dans toute l’histoire de la Turquie, on n’a jamais vécu une situation pareille. Pourquoi y a-t-il un problème avec Erdogan ? Est-ce dû à son personnage ? Non. Mais, pour pouvoir être élu, il faut qu’il obtienne Le Premier ministre Tayyip Erdogan. Dessin de Perez d’Elias paru dans ABC, Madrid. ting, il a lancé à un citoyen mécontent : “Ta mère ! Va-t’en avec ta mère !” S’il accapare tous les pouvoirs, il va faire passer les lois qu’il n’a pas pu faire passer à cause du veto présidentiel. Ensuite, il va dresser la liste des fonctionnaires à destituer, qui seront remplacés par ceux qu’Erdogan appelle “les nôtres”. Cela ira du président du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK) aux ambassadeurs, en passant par les préfets et les chefs de la police. Sans oublier sa mainmise sur la justice. Les hommes d’affaires eux aussi vont passer à la casserole. Ceux qui seront obéissants auront la voie libre : ils seront plus “chanceux” dans les appels d’offres et les autres seront éliminés par les rouages de la bureaucratie. Les capitaux étrangers aiment les pays où tout dépend du bon vouloir d’un seul homme. N’aiment-ils pas Poutine ? Un régime où les bureaucrates n’osent jamais rappeler au chef que telle ou telle décision est une erreur. On peut raisonnablement penser qu’Erdogan ne se présentera pas à la présidence, mais qu’il y poussera un homme de paille prêt à avaliser toutes les décisions de son gouvernement. Son prochain objectif, dans ce cas, serait plutôt de gagner les élections générales de novembre 2007. Mehmet Tezkan W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com DIASPORA Ces Turcs qui quittent Amsterdam De plus en plus de Néerlandais d’origine turque repartent en Turquie. Car ils trouvent la terre de leurs ancêtres beaucoup plus dynamique et tolérante ! e nombre de Turcs qui quittent les Pays-Bas a plus que doublé en cinq ans, c’est ce qu’indiquent les chiffres du Bureau central des statistiques néerlandais. Tous ne repartent pas en Turquie, même si c’est le cas de la plupart d’entre eux. Et ce ne sont plus seulement les personnes âgées qui par tent en Turquie pour leur retraite, mais aussi la deuxième et la troisième génération de Turcs qui veulent se construire une vie et une carrière. Dans une certaine mesure, on peut parler d’une fuite des cer veaux, nous dit Erdinç Saçan, de l’Association des étudiants turcs aux Pays-Bas. “Ils choisissent une vie sociale plus riche. Aux Pays-Bas, L la vie s’arrête à 18 heures. En Turquie, c’est à ce moment que tout commence.” La plupar t des jeunes qui s’en vont choisissent de s’installer à Istanbul, la capitale économique du pays. C’est là que Savas Avci, 37 ans, dirige depuis cinq ans un bureau de services pour la société d’assurances en soins Agis, où travaillent une cinquantaine de personnes. Le bureau aide des Turcs et des Néerlandais à régler les soins assurés en Turquie, comme des opérations de la cataracte ou de la prostate. Avci trouve la Turquie “plus dynamique” que les Pays-Bas. “Là-bas, à Amsterdam, les magasins ferment à 18 heures, alors qu’ici, à Istanbul, personne ne refuse jamais de vendre, ça tourne vingt-quatre heures sur vingt-quatre.” Il y a aussi des inconvénients. Il est difficile à Avci de trouver en Turquie le calme qu’il a connu aux Pays-Bas : “Remplir son frigo le samedi et se relaxer le dimanche, ça n’existe pas, ici, on ne sait jamais quand on va se reposer.” Avci se considère comme un Néerlandais immigré en Turquie. Il a vécu aux Pays-Bas de l’âge de 10 ans à celui de 32 ans. Mais la distance avec son pays d’adoption s’est creusée. “Quand je suis aux Pays-Bas, j’entends à la radio des trucs sur ‘les allochtones ceci, les allochtones cela’. Et ça se rappor te fréquemment au foulard. Dans les soirées, je dois encore souvent expliquer tout ça. On n’a plus envie qu’on nous en parle.” Avci connaît beaucoup de jeunes Néerlandais turcs qui ont quitté les Pays-Bas pour cette raison. “Ils ne veulent pas faire par tie d’une société où ils sont différents.” Et Savas Avci trouve ça grave. “Avant, je m’inquiétais pour l’image COURRIER INTERNATIONAL N° 855 33 de la Turquie aux Pays-Bas. A présent, je m’inquiète pour l’image des Pays-Bas en Turquie.” Bahadir Felek trouve aussi que les Pays-Bas ont mal évolué : “Je dois énormément de choses aux Néerlandais. Quand je suis arrivé, à l’âge de 18 ans, on ne me faisait pas continuellement sentir que j’étais turc. Alors que, maintenant, c’est très souvent le cas. Aujourd’hui, les gens sont incertains de leur avenir et cherchent des boucs émissaires.” La Turquie ne va pas attendre éternellement l’Union européenne, pense Felek. Les pays candidats devraient pouvoir se voir octroyer une sor te de statut de semimembres. Mais les Turcs ne veulent pas être mis à l’épreuve jusqu’à ce qu’ils puissent devenir membres à part entière. Pour lui, “l’Europe est sur le point de perdre la Turquie. Et ça continue à porter DU 22 AU 28 MA RS 2007 sur le fait que nous sommes musulmans.” Quelques jours avant la visite de la reine Beatrix en Turquie [début mars], la télévision turque a concentré son attention sur les Pays-Bas. Le sujet ne concernait d’ailleurs pas tant la reine que Geert Wilders, le député du Parti de la liber té [extrême droite islamophobe]. Wilders pense que les députés néerlandais ne doivent avoir qu’une seule nationalité : celle des Pays-Bas. Et les Turcs néerlandais Savas Avci et Bahadir Felek lui donnent raison. “C’est évident : si tu sièges au gouvernement néerlandais, il faut que tu abandonnes ton passepor t turc”, dit Savas. Mais ils ne comprennent pas pourquoi Wilders refuse que des musulmans puissent siéger au gouvernement. “S’il y a des musulmans, ils doivent aussi être représentés.” Merel Thie, NRC Handelsblad, Rotterdam *855 p34 20/03/07 15:43 Page 34 afrique ● ZIMBABWE Mugabe frappe un grand coup contre l’opposition Harcelé depuis des mois par le régime, le principal opposant, Morgan Tsvangirai, a été arrêté et tabassé par la police. Il rapporte son expérience traumatisante et son désir de poursuivre le combat contre un système politique ubuesque. THE INDEPENDENT (extraits) Londres oir un poste de police, un lieu censé être un sanctuaire des droits des citoyens, transformé en enfer fut un véritable traumatisme. Voir des officiers de police fouler aux pieds leurs devoirs constitutionnels pour brutaliser des citoyens exerçant simplement leurs libertés fondamentales fut tout aussi éprouvant. Certes, ils m’ont blessé dans ma chair. Mais jamais ils ne briseront ma volonté. Je me battrai contre vents et marées jusqu’à la libération du Zimbabwe. Je m’étais rendu en voiture à Highfield, une banlieue de la capitale Harare, pour participer à un rassemblement de prière organisé par des églises locales. Bien que Mugabe ait interdit les réunions publiques et les rassemblements de l’opposition, jamais je n’aurais cru qu’il pouvait aller jusqu’à écraser impitoyablement un paisible groupe de prière. Alors que j’arrivais à Highfield et me dirigeais vers le lieu du rendez-vous, les Zimbabwe Grounds, j’appris qu’il avait été bouclé et interdit au public. La police antiémeute était partout, interdisant l’accès. Ironie de l’histoire, c’est aux Zimbabwe Grounds, en 1980, que Mugabe nous avait promis une liberté absolue avant de prendre le pouvoir. J’ai très vite senti le danger et compris que les policiers étaient en position de force, car beaucoup plus nombreux que ne le seraient jamais les partici- V pants à la prière. L’expérience m’ayant montré par ailleurs qu’ils pouvaient s’en prendre à des citoyens pacifiques s’ils tentaient de les défier, je décidai de battre en retraite. Le gouvernement Mugabe est d’un ridicule achevé lorsqu’il affirme que c’est moi qui fus le premier à me montrer violent. Je ne crois pas à la violence. Il est de notoriété publique que je suis souvent accusé d’être un mauvais chef de l’opposition pour avoir, à de nombreuses occasions, empêché mes partisans de se livrer à des violences. Il est également de notoriété publique que, lorsque Mugabe a truqué la présidentielle de 2002 au vu et au su de tous et a été unanimement condamné pour cette fraude, mes partisans ne demandaient qu’à descendre dans la rue pour le défier et renverser son régime. Je les en ai empêchés parce que je ne crois pas à la violence, mais à la protestation pacifique. J’ai donc quitté les Zimbabwe Grounds et repris la route de mon domicile. Je n’étais pas arrivé qu’on m’avait déjà informé que tous les hauts responsables de mon parti ainsi que les autres leaders de la société civile ayant voulu assister malgré tout à la prière avaient été arrêtés et emmenés au poste de police de Machipisa, à Highfield. J’ai immédiatement rebroussé chemin. Je suis arrivé au poste de police et l’enfer s’est ouvert sous mes pieds. Après m’avoir tiré de ma voiture, deux hommes solidement charpentés, vêtus d’uniformes de la police, m’ont frappé la tête contre le mur “Je vais prendre 3 membres de l’opposition marinés, 2 journalistes rôtis et 1 diplomate occidental bouilli…” Dessin de Gado paru dans le Daily Nation, Nairobi. ■ Inquiétudes sud-africaines La crise de régime qui sévit à Harare fait la une de la presse de Johannesburg. L’Afrique du Sud voit avec inquiétude son voisin sombrer dans le chaos, car plusieurs millions de Zimbabwéens se sont réfugiés dans les pays voisins. Selon le Mail & Guardian, Thabo Mbeki, le président de l’Afrique du Sud, ne fait pas suffisamment pression sur son homologue zimbabwéen pour le conduire à “changer de politique”. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 34 avant de me faire entrer dans le local des forces de l’ordre. Mon chauffeur ainsi que d’autres assistants ont subi un traitement semblable. Ce passage à tabac ultraviolent a continué une fois que nous avons tous été regroupés au poste. Mes assaillants me frappaient surtout à la tête. Les coups ont duré longtemps encore, agrémentés d’insultes obscènes envers moi, ma famille, mon parti, le Mouvement pour le changement démocratique (MDC), et mes partisans. “LEURS COUPS M’ONT INSUFFLÉ UNE ÉNERGIE NOUVELLE” On aurait dit un cauchemar. Alors que les coups de fouet continuaient, je ne cessais de penser à la spoliation incessante de nos institutions publiques par ce régime abominable et prêt à tout pour se maintenir. J’avais l’impression qu’on m’avait fendu le crâne en deux. J’ai perdu connaissance à trois reprises, m’ont dit par la suite trois témoins. J’ai perdu énormément de sang et ai reçu plus tard une transfusion de un litre. Je ne me rappelle pas grand-chose de ce qui s’est passé après mon dernier évanouissement. Je me souviens m’être retrouvé dans une cellule bondée, étouffante, crasseuse et infestée de cafards. J’ai appris plus tard que c’était au poste de police de Borrowdale. La suite appartient désormais à l’Histoire. Aujourd’hui, alité et convalescent, je suis atterré par la criminalisation de nos institutions nationales, notamment des forces de police, que mène Mugabe, qui les a réduites à de simples prolongements du parti au pouvoir. Dans quel pays, si ce n’est au Zimbabwe, entend-on des officiers de police déclarer qu’ils ne prennent d’ordres que de leurs supérieurs et ne reconnaissent pas la loi, ne respectent pas les décisions de justice et n’ont que faire de protéger les biens et les vies humaines ? Les Zimbabwéens se sont longtemps distingués par leur respect DU 22 AU 28 MARS 2007 de la police. Dans une région reculée, un policier pouvait conduire un village entier jusqu’au poste, à 80 kilomètres de là, si les habitants avaient besoin d’aide. Un opportunisme politique a sonné le glas de ce professionnalisme et de ce respect. Désormais, entre les forces de police et les Zimbabwéens, la défiance règne. Il faudra à notre pays des années de formation de la police et un changement radical des mentalités pour rétablir cette confiance. Ma volonté est de voir se concrétiser une nouvelle pratique politique qui permettra le respect et l’extension continue des libertés individuelles et la libération du potentiel dont est porteur chaque citoyen, pour le bénéfice de l’ensemble du Zimbabwe. Mon objectif est une transformation intégrale de notre société afin de rétablir la démocratie et l’Etat de droit et de réparer les dégâts que Mugabe a fait subir à nos institutions, pour qu’apparaisse un Zimbabwe nouveau qui retrouve sa place d’honneur au sein des nations civilisées. Ces objectifs sont à portée de main. Le changement démocratique au Zimbabwe est à portée de main. Loin d’avoir broyé ma volonté, leurs coups m’ont insufflé une énergie nouvelle. Je ne veux pas être érigé en martyr. Je ne cherche qu’à instaurer un ordre nouveau dans mon pays, pour que les citoyens puissent y vivre librement et dans la prospérité. Nos efforts ont bien évidemment besoin de l’appui du monde entier. Aidez-nous à mener à bien un changement démocratique. Je suis reconnaissant à la communauté internationale du soutien qu’elle nous a apporté pendant cette épreuve. Les messages de solidarité que nous avons reçus de partout me donnent du courage. Je suis reconnaissant à tous les diplomates présents lors de nos comparutions devant les tribunaux. Aidez-nous à maintenir la pression sur le régime de Mugabe. Morgan Tsvangirai 855p35 afrique kenia 20/03/07 10:34 Page 35 afrique K E N YA Folie spéculative à Nairobi Avec la croissance vertigineuse de la Bourse, les Kényans se sont pris de passion pour ce nouveau “sport”. Certains petits éleveurs en viennent à vendre leur bétail pour acheter des actions... obtenaient des rendements bien supérieurs en jouant en Bourse. Aussi, en juin 2006, ils ont commencé à acheter des actions et jusqu’ici ils ont gagné 50 000 shillings [environ 500 euros], soit près de deux fois son salaire mensuel à lui. L’expérience de M.Wachira montre combien les comportements ont changé dans le pays. La plupart des Kényans avaient jusqu’à présent l’habitude de garder leurs économies sous le matelas. Les plus riches achetaient du bétail, ouvraient une échoppe, achetaient un matatu [minibus-taxi], ou, encore mieux, un bien immobilier. “C’est l’ensemble du système de valeurs qui change rapidement. Les jeunes ne se sentent plus obligés d’investir dans la terre pour prouver qu’ils ont réussi”, note le Pr Chege Waruingi, président de l’Autorité des marchés financiers. D’après lui, des réformes s’imposent néanmoins. Le NSE reste un club très fermé, les grandes opérations demeurant le domaine réservé d’une poignée d’investisseurs qui ont le bras long. Le marché manque également de transparence et de liquidités : seules 50 sociétés figurent à la cote. M.Waruingi exhorte l’Etat à vendre ses participations dans des entreprises matures THE GUARDIAN (extraits) Londres e spectacle le plus couru au Kenya a lieu tous les matins, dans un auditorium, au premier étage d’un immeuble de bureaux du centre de Nairobi. Au moment de l’ouverture des portes, à 10 h 30, c’est la cohue. Hommes d’affaires et chauffeurs de taxi se bousculent ; des femmes équipées du dernier modèle de portable cherchent à se faire une place parmi des paysans venus de la campagne. Tous les yeux sont rivés sur l’écran installé sur la scène. Un immense tableau apparaît, rempli de chiffres qui changent lentement. Geoffrey Wachira, un cambiste de 27 ans, sourit. “Mes actions sont de nouveau en hausse”, murmure-t-il. Un vent de folie souffle sur le Kenya. L’incroyable performance du Nairobi Stock Exchange (NSE), la Bourse de Nairobi, est le sujet de toutes les conversations. De 2002 à 2007, le principal indice du NSE a bondi de 787 % en valeur, selon la société d’analyse du marché boursier Standard & Poor’s, ce qui en fait l’un des marchés les plus performants du monde. “Nous avons plusieurs milliardaires grâce à la Bourse [1 milliard de shillings kényans équivaut à 10 millions d’euros]. Quant aux multimillionnaires, on ne les compte plus”, se félicite Jimnah Mbaru, président du NSE. Les récits de fortunes bâties du jour au lendemain suscitent un énorme engouement pour les actions chez des personnes qui n’avaient jamais investi en Bourse auparavant. Lorsque la grande compagnie publique d’électricité KenGen a ouvert son capital, l’année dernière, les gens ont fait la queue chez les courtiers dans tout le pays. Les médias rapportent des histoires de petits éleveurs qui ont vendu leur bétail pour acheter des actions. Les banques se sont soudain mises à proposer des “prêts pour achat d’actions” à une clientèle qui avant ne les intéressait pas. L’offre KenGen a été sursouscrite trois fois, et 70 000 personnes se sont vu attribuer des actions. Le cours a quadruplé dès la première séance de cotation. Pour d’autres grandes introductions en Bourse de l’année dernière – notamment le fabricant de piles Eveready et l’agence de publicité Scanad –, l’offre s’est également révélée insuffisante. A la fin de l’année, 126 millions d’euros d’argent frais avaient été injectés dans le marché, et l’indice avait fait un bond de 60 %. Selon l’Association des courtiers, près de 1 million de Kényans détiennent des actions. “Jouer en Bourse est soudain devenu une activité populaire et non plus réservée à l’élite”, constate Amish Gupta, le président de l’association. La plupart de ces nouveaux investisseurs appartiennent à la tranche d’âge 22-40 ans, note-t-il. “Des hommes et des femmes avisés qui cherchent des gains rapides.” L Le NSE a entamé sa renaissance vers la fin du régime notoirement corrompu du président Daniel Arap Moi. Quand il est devenu évident qu’il allait passer le témoin pacifiquement, en décembre 2002, l’indice NSE 20 des valeurs vedettes est sorti d’un marché baissier qui avait duré neuf ans. D’un plus-bas de 1 000 points, il a plus que doublé au cours de la première année au pouvoir du président Mwai Kibaki. LA DIASPORA KÉNYANE ENVOIE BEAUCOUP D’ARGENT La tendance à la hausse s’est poursuivie avec la bonne santé de l’économie. La croissance s’établit régulièrement autour de 5 % par an. Les taux d’intérêt ont baissé et l’inflation s’est stabilisée. Les recettes fiscales ont quasiment doublé. Le shilling kényan s’est apprécié face au dollar. Enfin, la diaspora envoie beaucoup d’argent, non seulement pour subvenir aux besoins de la famille, comme auparavant, mais également pour investir, contribuant ainsi pour la première fois à pousser l’indice NSE au-delà du seuil des 6 000 points. L’effervescence sur le marché boursier se reflète sur Internet, où de nombreux blogs sont consacrés au marché. Tandis que les courtiers en veste rouge se penchent sur l’écran de leur ordinateur, Geoffrey Wachira quitte la salle. Le moment est venu pour lui de céder sa place : la demande de sièges est telle que le public est renouvelé toutes les heures. Avec le premier argent que lui et sa femme Patricia, une marchande de fruits, ont réussi à mettre de côté, ils ont acheté un terrain. Mais leurs amis COURRIER INTERNATIONAL N° 855 35 DU 22 AU 28 MA RS 2007 afin de dynamiser le second marché. Aly-Khan Satchu, un Kényan qui a travaillé à la City de Londres pendant vingt ans et qui vient de publier Anyone Can Be Rich [Tout le monde peut devenir riche], un livre sur la Bourse de Nairobi, estime que c’est dans cette direction que doit évoluer le NSE. Il compare la décision de vendre des actifs de l’Etat comme KenGen et l’introduction en Bourse de l’opérateur téléphonique Telkom, prévue pour cette année, à la vague de privatisations lancée par Margaret Thatcher dans les années 1980, lorsque des entreprises publiques comme British Telecom et British Gas ont été mises sur le marché, élargissant considérablement l’actionnariat. “Ces nouvelles émissions bénéficient d’une décote, ce qui satisfait les investisseurs”, note M. Satchu, qui se targue d’engranger plus de gains ici qu’il ne l’a jamais fait à l’époque où il était un jeune loup de la City. “Et, grâce à l’Etat, des investissements à perte sont devenus rentables. C’est une situation gagnant-gagnant pour le pays.” Xan Rice Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. 20/03/07 17:03 Page 36 e n c o u ve r t u re Mike Ottink/Amo 855p36-43 ● Le drapeau européen, composé des couleurs nationales des Etats membres, vu par l’artiste néerlandais Mike Ottink, d’après une réalisation multimédia de l’architecte Rem Koolhaas. Ils rêvent d’une autre EUROPE ■ Le 25 mars 1957, six pays signaient à Rome le traité instaurant la Communauté économique européenne. Cinquante ans plus tard, les Vingt-Sept traversent une crise de confiance engendrée par l’échec du projet de Constitution. ■ Alors, comment relancer l’idée européenne ? ■ Par la culture, plaident l’écrivain György Konrád et le cinéaste Wim Wenders. En s’ouvrant à toutes les influences, assure l’écrivain Ilia Troïanov. Et, surtout, comme le propose le romancier Gueorgui Gospodinov, en réinventant notre “désir d’Europe”. Les Vingt-Sept, racontez-moi une histoire ! Cinquante ans après le traité de Rome, l’Union élargie doit redonner un sens au projet européen, estime l’historien britannique Timothy Garton Ash. THE GUARDIAN (extraits) Londres e 1er janvier, l’empire silencieux s’est à nouveau étendu. Ses nouvelles colonies ont salué leur incorporation comme une libération. Il y a vingt ans, leurs ressortissants étaient pauvres et vivaient sous la dictature. Aujourd’hui, ils sont citoyens de la communauté de démocraties libérales la plus vaste et la plus intégrée du monde. Malgré la corruption, le chômage et d’autres dysfonctionnements de leurs actuelles démocraties très imparfaites, c’est un progrès. “Intégrez-nous, s’il vous plaît !” implorent dans le même temps les pays qui se trouvent aux marches de l’empire. Quel autre empire de l’Histoire peut en dire autant ? Car l’empire silencieux est également un empire volontaire, une communauté de consentement. Avec ses vingt-sept pays, l’Union européenne est le meilleur exemple de changement pacifique de régime de notre époque. Plus de la moitié de ses Etats membres étaient il n’y a pas si longtemps encore des dictatures. Leur progression vers la démocratie libérale s’est faite L Dessin d’António paru dans l’Expresso, Lisbonne. ■ de concert avec leur progression vers l’adhésion à l’UE. D’un bout à l’autre du continent, les gens vivent mieux et sont plus libres qu’il y a un demi-siècle. Il y a cinquante ans, au plus fort de la guerre froide, six pays d’Europe de l’Ouest fondaient une Communauté économique européenne en signant ce que l’on appelle le traité de Rome. Si, en 1957, quelqu’un avait dit aux signataires qu’en 2007 l’Europe ressemblerait à ce qu’elle est aujourd’hui, il se serait probablement fait traiter de rêveur ou de fou. Et si [le chance- lier allemand de l’époque] Konrad Adenauer ou Paul-Henri Spaak [l’un des pères de l’Europe et inspirateur du traité de Rome] étaient encore parmi nous, ils diraient : alors, vous allez célébrer les choses en grande pompe le 25 mars. Officiellement, c’est ce que nous allons faire. Comme l’Allemagne occupe la présidence tournante de l’UE, il y aura une fête à Berlin – et une “déclaration de Berlin” pour marquer l’anniversaire. Tout le monde sait pourtant que, derrière les apparences, l’Europe politique n’est pas d’humeur festive. La communauté est Pistes Dans le mensuel Prospect, Timothy Garton Ash répond lui-même à l’injonction qu’il lance dans The Guardian. “Je propose que nous tissions notre nouvelle histoire avec six fils représentant chacun un but européen commun, écrit-il. Ces fils sont la liberté, la paix, le droit, la prospérité, la diversité et la solidarité.” AGENDA Déclaration et festivités ■ Les 24 et 25 mars, cinquante ans après la signature du traité de Rome, plusieurs festivités sont organisées à travers l’Europe, notamment à Berlin, où seront accueillis les chefs d’Etat et de gouvernement des vingt-sept pays membres de l’UE. Ces derniers se retrouvent d’abord le 24 mars, avec 2 000 autres invités, à la Philharmonie pour écouter la 5e Symphonie de Beethoven. Le lendemain, au Musée historique allemand, la chancelière Angela Merkel, le président la Commission José Manuel Barroso et le président du Parlement HansGert Pöttering signeront au nom des trois pouvoirs COURRIER INTERNATIONAL N° 855 36 DU 22 AU 28 MARS 2007 européens une déclaration approuvée auparavant par les vingt-sept pays membres. Le gouvernement allemand a par ailleurs prévu à cette occasion une “fête citoyenne” à laquelle plusieurs centaines de milliers de personnes sont attendues. L’avenue Unter den Linden accueille, elle, une exposition temporaire de photos racontant les cinquante dernières années en Europe. Enfin, un site internet (www.traitederome.fr) recense toutes les manifestations prévues et propose de nombreux documents d’époque, récits et éclairages sur cet “acte fondateur” de l’UE. 855p36-43 20/03/07 17:04 Page 37 ANNIVERSAIRE Un peu d’euro et pas de Constitution Le 25 mars, les Vingt-Sept commémorent le traité de Rome par une déclaration. Mais comment vont-ils s’accorder sur le contenu ? DE BRUXELLES our fêter le cinquantenaire du traité de Rome, le 25 mars à Berlin, les Vingt-Sept vont accomplir une petite révolution. La révolution ne sera pas tant dans le contenu de la déclaration de Berlin que dans la façon dont ce texte a été rédigé. Pour la première fois depuis longtemps, une déclaration de l’UE n’aura pas l’air d’un énième communiqué accablé du jargon favori de l’organisation, qui “se félicite” de ses propres décisions, “exprime son inquiétude” face aux crises mondiales ou “condamne” tel ou tel méfait “avec la plus grande fermeté”. L’Allemagne a organisé dans la plus grande discrétion des “confessionnaux” [rencontres bilatérales] avec les autres Etats membres. L’objectif ? Elaborer une déclaration “lisible” et “bien écrite”. Une grande première. Cette fois, les Vingt-Sept ne se sont pas assis autour d’une table comme à l’accoutumée pour débattre de la moindre virgule. Chaque Etat membre a pu envoyer deux émissaires qui ont présenté à Berlin leurs priorités. Reprenant les idées les moins controversées, la déclaration sera rédigée par un seul auteur, qui, dit-on de source diplomatique, serait un professionnel de la littérature ou du journalisme. Tel est le projet de la chancelière allemande Angela Merkel, qui reste à l’écoute de toutes les propositions pour les trois volets du texte : le premier, bref, rappellera les réussites de l’UE, le deuxième ses valeurs et le troisième les défis qui se présentent à elle. L’Espagne souhaite que la déclaration de Berlin évoque l’euro parmi les réussites de l’Union – ce à quoi les Britanniques se sont farouchement opposés – et que la Constitution figure parmi les défis à venir. Les “ayatollahs” (c’est ainsi que les Anglo-Saxons désignent les plus fervents partisans du Traité constitutionnel et de l’intégration européenne, comme l’Espagne, le Luxembourg ou l’Allemagne) sont disposés à se contenter d’une phrase allusive sur la nécessité de réformes institution- P morose et ne sait pas très bien où elle va. Individuellement, la plupart des Européens vivent mieux qu’auparavant, mais, collectivement, ils n’ont pas une bonne opinion de leur empire volontaire. Rarement une entreprise aussi réussie aura été à ce point rongée par le doute. Ces doutes sont en partie la conséquence du succès lui-même. L’élargissement est le triomphe historique de l’UE. Mais élargissement signifie changement, et le changement est toujours perturbant. A long terme, dans l’ensemble, il accroîtra notre prospérité. Mais, à court terme, cela signifie – ou semble signifier – que les immigrés d’Europe de l’Est prennent les emplois des autochtones ou pèsent sur les services sociaux. D’où les réactions de rejet contre les “plombiers polonais” en France et les regrettables restrictions à l’entrée des Roumains et des Bulgares qui souhaitent travailler en Grande-Bretagne. Les institutions conçues à l’origine pour une communauté de six membres et qui fonctionnaient à peine à quinze deviennent ingérables à vingt-sept. C’est en partie à cause des peurs suscitées par l’élargissement que le Traité constitutionnel a été rejeté en France et aux Pays-Bas. La candidature de la Turquie fait craindre une perte de cohérence culturelle. Les questions de l’immigration, de la criminalité, du terrorisme et de l’intégration des musulmans dans les sociétés européennes sont agitées par la presse populaire et les politiciens populistes. Au-delà de telle ou telle mesure politique se pose la question de l’histoire globale que l’Europe souhaite raconter.Tout ce que la Com- munauté européenne a accompli de la fin des années 1950 au début des années 1990 s’inscrivait dans un récit historique plus large. Bien sûr, chaque pays avait sa propre façon de raconter la place qu’il tenait en Europe et la place que l’Europe occupait chez lui, mais il y avait suffisamment de dénominateurs communs chez deux générations de dirigeants politiques façonnés par le souvenir de la guerre. Ce n’est plus le cas. Pour être efficace, un récit politique doit faire le lien entre l’histoire qu’on a vécue et une vision stimulante de l’avenir vers lequel on va. C’est ce qui manque à l’Europe aujourd’hui. Pour les célébrations du cinquantième anniversaire, nous avons un logo dessiné par un étudiant polonais. Un méli-mélo de lettres utilisant des graphies et des accents de différents pays européens proclame “Tögethé® since 1957” [Ensemble depuis 1957]. C’est très sympa, mais on a déjà objecté que le mot together est anglais et non français, par exemple, que l’aspect hétéroclite du logo est à l’opposé de l’idée d’ensemble qu’il est censé rendre et que, de toute façon, comme le savent les Polonais, nous ne sommes pas ensemble – ni même tögethé® – depuis 1957, puisque la Pologne (et la moitié de l’Europe) se trouvait à ce moment-là de l’autre côté du Rideau de fer. En fait, les VingtSept ne sont ensemble que depuis 2007. Alors, retour à la planche à dessin ! Le dramaturge italien Luigi Pirandello a écrit une pièce intitulée Six Personnages en quête d’auteur. L’Union européenne d’aujourd’hui, ce sont vingt-sept Etats en quête de récit. Timothy Garton Ash COURRIER INTERNATIONAL N° 855 37 DU 22 AU 28 MARS 2007 nelles. “Elle doit être très courte, très politique et très claire”, estime l’un des deux représentants espagnols, Alberto Navarro. Pour ce dernier, il est inutile d’engager dès maintenant la polémique, car “les négociations les plus tendues [sur l’avenir de l’Europe] débuteront le 6 mai prochain”, quand les Français auront élu leur nouveau président de la République et pris position sur l’avenir du traité. “A nos yeux, il est nécessaire de tourner la page. Nous avons rejeté le texte, mais nous sommes ouverts à une réforme institutionnelle, même si elle ne porte pas le nom de Constitution”, explique le porte-parole de la Représentation permanente de la France auprès de l’UE, Nicolas de La Grandville, qui lui aussi plaide en faveur d’une référence à la monnaie unique : “L’euro a changé la vie des Européens, nous ne voyons aucune raison de le passer sous silence.” Les Britanniques, eux, souhaitent que la déclaration soit la plus solennelle et la plus vide possible. “La déclaration ne doit pas être une simple autocélébration des vieux Etats membres. Elle doit inclure l’autre partie de l’Europe, avec son évolution parallèle depuis la Seconde Guerre mondiale”, déclarait fin février le représentant polonais Marek Cichocki. “Elle doit aussi rappeler la part d’ombre de la politique européenne. Dans les années 1990, quand l’UE enregistrait ses grandes réussites, nous avons connu un grave conflit dans les Balkans.” La Pologne souhaite également, à l’instar de l’Irlande, que la déclaration fasse référence aux valeurs chrétiennes, ce que Français et Espagnols jugent superflu. Ces derniers font en revanche par tie des neuf Etats membres qui ont demandé à Angela Merkel une mention de “l’Europe sociale”. A trop chercher le consensus, la chancelière allemande pourrait se retrouver avec une liste de propositions bien courte, réduite à la liberté et à la solidarité au chapitre des valeurs communes et, côté défis, au changement climatique et à la mondialisation. María Ramírez, El Mundo (extraits), Madrid Dessin de Mayk, Suède. 855p36-43 20/03/07 17:05 Page 38 e n c o u ve r t u re L’Europe a une âme, c’est sa culture Assez d’économie et de politique ! Le cinéaste Wim Wenders exhorte les Européens à se réapproprier l’esprit et l’image qui font leur rayonnement. Extrait d’un discours prononcé à Berlin en novembre dernier*. SIGNANDSIGHT Berlin “Qu’est-ce que l’Europe ?” “Comment va l’Europe ?” n pourrait dire que l’Europe est fucked, à l’état d’épave, foutue**, quand on repense au désastre de la Constitution, à l’influence politique réelle de l’Europe, au manque d’enthousiasme pour l’idée européenne dont ont fait preuve les citoyens ces derniers temps. Les Européens en ont jusque-là de l’Europe… D’un autre côté, quand on l’observe de l’extérieur, l’Europe est le paradis sur terre, la Terre promise. Depuis deux mois, je l’observe de Chicago et de New York, de Tokyo et de Rio, d’Australie et du cœur de l’Afrique, du Congo, et, la semaine dernière, de Moscou. Je vous le dis : de partout l’Europe paraît sous un jour différent, mais toujours comme un paradis, comme un rêve de l’humanité, un berceau de paix, de prospérité, de civilisation. Ceux qui vivent en Europe depuis longtemps en sont fatigués. Ceux qui ne sont pas ici, qui vivent ailleurs, veulent nous rejoindre à tout prix. Je peux me poser la question : pourquoi l’Europe me paraît-elle si “sacrée” quand je la contemple de loin ? Et pourquoi me semblet-elle aussi profane, triviale, presque ennuyeuse dès que j’y reviens ? Quand j’étais jeune, je rêvais d’une Europe sans frontières. Aujourd’hui, je voyage ici et là, sans montrer mon passeport, en payant avec la même monnaie (même si son nom se prononce partout différemment). Mais où est passée mon émotion ? O ■ Cinéma “Sexy, l’Europe institutionnelle ? Si l’on s’en tient au cinéma, la réponse est clairement non”, constate La Libre Belgique, qui ne voit pratiquement que L’Auberge espagnole comme “exception à cette europhobie cinématographique”. “Il faudra peut-être attendre la première génération de réalisateurs ayant véritablement grandi aux quatre coins des 27 pays de l’Union pour voir émerger un cinéma qui soit européen non seulement dans ses sources de financement, mais également dans ses thèmes”, estime le quotidien bruxellois. Ici, à Berlin, je suis allemand, toujours, de tout mon cœur. Mais à peine arrive-t-on en Amérique qu’on ne dit plus que l’on vient d’Allemagne, de France ou d’ailleurs. On vient “d’Europe”, ou on y retourne. Pour les Américains, l’Europe est synonyme de culture, d’histoire, de style et de savoir-vivre*. C’est la seule chose qui les fasse se sentir étrangement inférieurs. Et de façon permanente. Même depuis l’Asie et d’autres coins du monde, l’Europe est vue comme un foyer de l’histoire humaine, de la dignité et, oui, encore une fois : de la culture. L’Europe a bien une âme. Inutile d’en chercher une. Elle est déjà là. Ce n’est ni sa politique ni son économie. C’est d’abord sa culture. Mais je suis inquiet. Pour ses citoyens comme pour le reste du monde, l’Europe apparaît toujours d’abord comme une puissance économique, dotée d’armes politiques et financières, jamais culturelles. L’Europe ne se bat pas sur le terrain de l’émotion ! Mais qui donc aime son pays pour sa politique ou son économie ? Personne ! A cent mètres d’ici, comme dans toutes les capitales européennes, se trouve un des showrooms de l’Union européenne. Qu’y voit-on ? Des cartes, des brochures, des guides économiques, des quantités de chiffres sur l’histoire européenne. Quel ennui ! Qui donc essaie-t-on d’atteindre ou d’ennuyer à mourir ? Nous vivons à l’ère de l’image. Aujourd’hui, aucun domaine n’a autant de pouvoir que l’image. Les livres, les journaux, le théâtre… Rien ne rivalise avec le pouvoir de l’image animée du cinéma et de la télévision. Pourquoi aujourd’hui, en Europe comme ailleurs, “aller au cinéma” estil synonyme de “voir un film américain” ? Parce que les Américains ont compris depuis longtemps ce qui émeut les gens, ce qui les fait rêver. Et ils ont mis en pratique ce savoir de manière radicale.Tout le “rêve américain” est une invention du cinéma dont le monde entier s’est mis à rêver. Il ne s’agit pas de discréditer cette idée, mais de poser la question : qui rêve du rêve européen ? Un exemple concret et récent me revient à l’esprit. Dans les deux prochains mois, près de 20 millions, 30 millions ou même 50 millions d’Européens vont aller voir le même film. Ça a commencé l’autre jour, dans toutes les émissions, dans tous les journaux, sur toutes les chaînes – j’ai fait le tour des chaînes européennes –, on parlait de la première d’un film à Londres.Vous l’avez probablement deviné, il s’agissait d’un James Bond, où le gentleman au service de Sa Majesté combat l’injustice et sauve le monde depuis près de quarante ans. Vous souvenez-vous de ce formidable Ecossais qui a incarné ce héros européen, sir Sean Connery ? Ou de cet Irlandais élégant et cultivé, Pierce Brosnan ? Cette année, entre Noël et le jour de l’an, des millions d’Européens vont voir en même temps une espèce de petit gangster, qui ressemble, permettez-moi de le dire, à Vladimir Poutine comme deux gouttes d’eau. Ce nouveau James Bond est plus brutal et impitoyable. Que veut nous dire cette production américaine ? D’accord, j’exagère peut-être, mais le cœur du problème n’en reste pas moins vrai : nos mythes ne nous appartiennent plus. Rien ne marque l’imaginaire contemporain aussi profondément et aussi durablement que le cinéma. Mais nous n’en avons plus le contrôle, il ne nous appartient plus. Nos propres inventions nous échappent. Le cinéma européen existe – malgré tout ! – dans une cinquantaine de pays, mais les films européens n’ont plus le même poids. Les images de ce cinéma européen pourraient aider toute une nouvelle génération à se reconnaître, elles pourraient définir l’Europe, avec émotion, avec force et sur la durée. Ces films pourraient être le relais de la pensée européenne dans le monde, mais nous nous sommes laissé prendre cette arme des mains. Je dis bien le mot “arme”, car les images sont les armes les plus puissantes du XXIe siècle. Il n’y aura pas de “conscience européenne”, pas d’émotion pour ce continent, pas de future iden- IDÉES Faire éclore de nouveaux Shakespeare ■ “Si on veut donner une âme à l’Europe, il faut changer de cap”, écrit dans Die Tageszeitung Helga Trüpel, vice-présidente de la Commission de la culture au Parlement européen. “Le nouveau programme culturel pour 2007 fixe trois objectifs : mobilité des ar tistes et des acteurs de la culture, mobilité des biens culturels et promotion du dialogue interculturel”, explique l’eurodéputée ver te allemande. “Il est doté de 400 millions d’euros pour 27 Etats membres, ce qui est en soi ridicule : cela représente environ 60 millions d’euros annuels pour l’ensemble de l’Europe chaque année – c’està-dire le montant des subventions que reçoivent chaque année deux grandes institutions d’opéra allemandes.” Quelques initiatives existent pourtant pour faire vivre la culture européenne. “Le site berlinois Signandsight.com a créé un espace culturel européen numérique”, se félicite ainsi Helga Trüpel. “Il met en ligne des ar ticles impor tants issus de toutes les pages culturelles et de tous les journaux européens en traduction anglaise et dans la langue du pays d’origine. Il offre ainsi, le même jour, une plate-forme culturelle qui couvre toute l’Europe et invite à un débat ouver t sur les questions culturelles européennes.” De même, “l’acteur Norber t Kentrup a conçu le projet EuroGlobe. Il s’agit d’un théâtre mobile qui s’inspire du ‘woo- den O’de Shakespeare. On peut déjà en voir une maquette à l’opéra de Düsseldor f. L’EuroGlobe passera tous les six mois de pays en pays, de capitale en capitale, au gré des présidences tournantes du Conseil. Il comprendra une salle contenant mille spectateurs et une scène ouver te. On y jouera Shakespeare, le plus grand dramaturge européen, en version originale et dans la langue du pays de résidence – en coopération avec des ar tistes, des acteurs et des établissements d’enseignement locaux. On constituera ainsi un réseau culturel européen. L’EuroGlobe comprendra en outre un atelier-théâtre, où de jeunes auteurs du pays de résidence COURRIER INTERNATIONAL N° 855 38 DU 22 AU 28 MARS 2007 présenteront des pièces consacrées à des thèmes européens. Un jur y choisira la meilleure d’entre elles, qui sera représentée et traduite dans toutes les langues européennes.” D’autres projets sont possibles, lance Helga Trüpel, qui propose par exemple de “remplacer un diplomate sur deux par un chargé de mission culturel et mener ainsi une politique culturelle sérieuse et un dialogue avec les forces sociales des autres pays du monde. Les acteurs culturels européens pourraient travailler au sein d’instituts communs – Goethe Institut, British Council, Institut français, Instituto Cervantes – et favoriser ainsi les contacts avec les citoyens.” 855p36-43 20/03/07 17:05 Page 39 ILS RÊVENT D’UNE AUTRE EUROPE ● HUMOUR Magritte chez les eurocrates Dessin de Vlahovic paru dans NIN, Belgrade. ■ tité européenne, pas de lien réel, tant que nous ne parviendrons pas à donner à voir nos propres mythes, notre histoire et nos sentiments. L’Espagne n’a pas de meilleur ambassadeur que Pedro Almodóvar, la Grande-Bretagne que Ken Loach et la Pologne qu’Andrzej Wajda ou Roman Polanski. Bien qu’il soit mort depuis treize ans, Federico Fellini incarne toujours l’âme italienne.Voilà ce que fait le cinéma : il crée et donne forme à notre conscience de nous-mêmes et des autres ! Il crée une idée européenne, une volonté européenne, cette “âme” européenne dont tout le monde parle. Mais regardez la place que nous accordons à notre trésor, quel rôle nous lui laissons dans la vie culturelle européenne, avec quelle négligence, aujourd’hui comme hier, la politique européenne traite le cinéma et la culture en général. Pourtant, c’est le ciment, la colle, qui soude les émotions européennes ! Tous ces pays qui se languissent de l’Europe, tous les nouveaux et les futurs pays membres de l’Est, auraient d’une part la possibilité de se présenter, de nous parler d’eux, de nous plaire, et pourraient d’autre part s’enthousiasmer pour l’idée européenne, pour l’âme européenne, si nous soutenions davantage nos ambassadeurs mutuels, si l’Europe voulait bien croire au pouvoir de l’image. Nous faisons une grave erreur. Nous nous battons avec des armes politiques et économiques, mais pas avec nos émotions. A côté, dans le showroom de l’Europe, les cartes du monde les plus ennuyeuses sont accrochées aux murs pendant que, dans nos principales ambassades, dans les cinémas et à la télévision, les Etats-Unis, superpuissance de l’image, fascinent le public, y compris le public européen. Cette jeune génération que l’on prive d’Europe adressera un jour d’amers reproches aux politiciens européens. “Pourquoi avez-vous laissé l’Europe devenir ennuyeuse ? Pourquoi n’avez-vous parlé que de politique, au lieu de nous montrer et de nous faire aimer notre beau continent ?” L’Europe a une histoire culturelle, sa vie culturelle contemporaine, sa politique culturelle. C’est ce que George Soros appelle la “société ouverte”. Parce que l’Amérique, explique-t-il, a échoué ces derniers temps à incarner ses valeurs morales et politiques, l’Europe est aujourd’hui un modèle encore plus important aux yeux du monde. Mais ce modèle est malade, il ne croit plus en la force de ses propres images ! La société ouverte, cher monsieur Soros, n’entraînera, n’enthousiasmera, n’inspirera personne tant qu’elle ne sera qu’une idée abstraite. Elle doit être rattachée à des émotions. Ces émotions européennes sont là devant nous, à portée de main, les citoyens n’attendent qu’elles, mais nous les laissons de côté et nous abandonnons le terrain de l’image au reste du monde. J’espère que l’Europe prendra conscience avant qu’il ne soit trop tard de l’importance de ce champ de bataille que nous sommes sur le point d’abandonner sans résistance… Wim Wenders * Dans le cadre de la conférence “Une âme pour l’Europe”. ** En français dans le texte. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 39 Langues “Aujourd’hui, l’Islande est le seul pays européen unilingue et dépourvu de minorités nationales. Tous les autres possèdent des minorités nationales historiques”, remarque le quotidien finlandais suédophone Vasabladet, qui a reçu des journalistes appartenant à des minorités linguistiques européennes. “L’idée émane de MIDAS, l’Association européenne des quotidiens en langues régionales et minoritaires, qui regroupe trente et un quotidiens européens, dont six journaux finlandais de langue suédoise.” “Nous autres Européens ne sommes pas aussi différents les uns des autres que nous le croyons, estime Vasabladet. S’il est une chose dont la future Europe aura besoin, c’est bien de citoyens multilingues. Car si le broken English est aujourd’hui la langue dominante dans le monde, il n’est pas suffisant. Trois, quatre, parfois cinq langues : pour les membres des minorités linguistiques, le plurilinguisme est une nécessité et une évidence, ce qui n’est pas le cas pour les locuteurs de la langue majoritaire. Or les compétences linguistiques ne sont pas un handicap dans la mosaïque européenne. Elles sont une chance.” WEB+ Plus d’infos sur courrierinternational.com Retrouvez l’intégralité de l’article de Vasabladet DU 22 AU 28 MARS 2007 ■ L’Union européenne, qui est de plus en plus surréaliste, ne pouvait choisir meilleur endroit pour s’établir que Bruxelles, la ville où le peintre René Magritte a passé la plus grande partie de sa vie. Lors d’un récent sommet de l’UE, j’ai entendu dans un couloir un diplomate énervé répliquer vertement à un journaliste : “Ce n’est pas un non-paper.” L’expression était plaisante et rappelait vaguement le Ceci n’est pas une pipe de Magritte. Dans le contexte de l’UE, l’expression “ce n’est pas un non-paper” a une signification bien précise. Un non-paper, en jargon diplomatique, désigne un document non officiel qui peut être utilisé pour aborder un sujet controversé. La rumeur courait qu’un document de ce type était en cours d’élaboration à propos d’une éventuelle initiative de l’UE en direction de la Syrie. Comme je n’ai pas pu creuser la question plus avant, je ne peux confirmer la non-existence de ce non-paper. Mais le surréalisme de l’incident va bien au-delà du langage. Supposons que le non-non-paper soit devenu un non-paper, puis un texte, puis une proposition, puis une politique. Et après ? Eh bien, rien. Les chances qu’une initiative diplomatique européenne en direction de la Syrie change quoi que ce soit dans le monde réel avoisinent le zéro. Cet incident est symptomatique d’un problème plus large, qui est le rappor t de l’UE à la réalité. Car la vérité, c’est que l’Union s’apprête à consacrer les cinq prochaines années à des débats douloureux sur des choses qui ont de moins en moins de probabilités d’arriver – l’adhésion de la Turquie et l’adoption d’une nouvelle Constitution. Les non-papers sont le moindre des problèmes : c’est l’UE tout entière qui risque de se transformer en non-événement. Officiellement, l’UE reste décidée à poursuivre des négociations (de plus en plus tendues) avec la Turquie. L’Allemagne est résolue à ressusciter la Constitution. Certains des esprits les plus brillants de Bruxelles planchent également sur le problème. D’après un haut fonctionnaire européen, la solution est de rassurer le public en dépouillant la Constitution de tout élément suggérant qu’on est en train de construire un Etat européen. On voudrait même remplacer le mot “Constitution” par l’expression “traité amendant les traités sur les Communautés européennes et l’Union européenne”. “Qui pourrait y voir une objection ?” demande-t-il en riant aux éclats. Le fait que la Constitution et l’adhésion de la Turquie semblent toutes deux condamnées à être bloquées par l’opinion publique n’empêchera pas les responsables politiques et les diplomates européens d’y consacrer énormément de temps et d’énergie en débats et négociations. Mettre fin au processus maintenant serait reconnaître que les référendums français et néerlandais ont modifié le projet européen de façon irréversible. Comme l’a un jour remarqué quelqu’un, l’humanité ne supporte pas très bien la réalité. Le surréalisme est souvent défini comme “un état semblable au rêve, différent mais finalement ‘plus vrai’ que la réalité quotidienne”. Quiconque a assisté à un sommet européen reconnaîtra la justesse de cette description. Gideon Rachman, Financial Times (extraits), Londres 855p36-43 20/03/07 16:39 Page 40 e n c o u ve r t u re Le continent où le verbe est roi L’écrivain hongrois György Konrád rend hommage aux traducteurs, ces passeurs de langues et de culture. ELET ÉS IRODALOM (extraits) Budapest epuis que la Hongrie est devenue membre de l’Union européenne, nous savons où nous sommes. Nous pouvons nous dire, avec une réelle joie intérieure : “Après avoir quitté cet entre-deux, nous avons enfin repris la place qui était la nôtre, nous sommes rentrés à la maison, chez nous, dans la grande famille européenne.” S’il faut répondre à la question “Qu’est-ce qui rassemble l’Europe ?”, je réponds sans hésiter : sa culture symbolique, les arts, l’écriture et, à l’intérieur de cela, la littérature religieuse et laïque, qui a pris forme il y a des centaines et des milliers d’années. Le débat public sera sans doute de plus en plus centré sur les relations de l’Europe avec les autres parties du monde, du moins avec d’autres grandes puissances. Pour ce qui est de l’ancienneté de la civilisation et de la taille de la population, autrement dit du point de vue des ressources humaines, ce sont la Chine et ses voisins d’Asie du Sud-Est qui sont les pays les plus forts. Du point de vue de la possession d’une force armée sachant faire respecter sa volonté, et d’une puissance économique et scientifique, D ■ * György Konrád Ce texte reprend des extraits d’un discours prononcé au Palais des arts de Budapest, devant la Société internationale de l’art de l’interprétation. ■ **Guéorgui Gospodinov *Né en 1968, Guéorgui Gospodinov est considéré comme l’un des écrivains les plus prometteurs de sa génération. Ses livres sont traduits dans plusieurs langues européennes, dont le français : Le Roman naturel (Phébus, 2002), L’Alphabet des femmes (Arléa, 2003). les Etats-Unis sont évidemment à la première place. En revanche, du point de vue de la pluralité, de l’urbanité, du niveau de vie et de l’héritage artistique, c’est l’Europe. L’Europe, en revanche, a chuté deux fois durant le siècle dernier, avec les deux guerres mondiales, et elle s’est couchée dans le lit des tyrannies les plus répugnantes. L’Europe n’a aucune raison ni aucun droit de se pavaner. Il suffit de passer en revue mes expériences et celles de mon entourage proche et lointain pour que je ne tombe pas dans le panneau de l’autoportrait collectif vantant nos mérites. Je dois évoquer aussi le revers de l’autocongratulation : les procédés infâmes, les mésententes mesquines, l’éclipse des valeurs, l’ersatz d’idées en lieu et place d’une véritable politique humaniste. Seule une minorité de l’humanité vit dans des Etats de droit démocratique. Il faudrait que les membres de la minorité démocratique de l’humanité se serrent les coudes et réfléchissent, de la façon la plus ouverte qui soit, à leurs biens communs, à leurs responsabilités et à leur stratégie. Les droits de l’homme sont en corrélation avec l’aisance, même relative. Si les Etats démocratiques veulent aider les pays pauvres, ils doivent alors soutenir, dans ces derniers, le processus de démocratisation pour que l’aide ne se volatilise pas et ne file pas, au profit de la dictature, en corruption, en achats d’armes, en bureaucratisation, bref en toutes choses qui ne RÉACTION Réinventer un désir d’Europe A peine entrés dans l’Union, les Bulgares succombent à la lassitude. Le jeune écrivain Guéorgui Gospodinov s‘interroge sur cette curieuse indifférence. appelons-nous combien 2007 devait être une année pas comme les autres. Rappelons-nous, parce qu’au bout d’à peine quelques mois de cette fameuse année, nous avons déjà oublié de quoi il était question. Ouvrez le journal d’aujourd’hui, celui d’hier, celui d’avant-hier et vous y trouverez le même vide. Si quelqu’un a loupé le 1er janvier 2007 pour cause de gueule de bois sévère et ne s’est réveillé que le 2, il ne saura jamais qu’il s’est passé quelque chose d’important à cette date. Ce vide, cette absence dans notre vie publique et privée, a un nom : l’Europe. Ce même mot qui, tel un bonbon mentholé, a roulé dans nos bouches pendant des années, un mot fourre-tout qui à la fois nous faisait peur et nous rassurait, ce mot-là est aujourd’hui paradoxalement absent. Les échos de l’Ode à la joie se sont estompés depuis la nuit du réveillon, mais ce n’est pas de cela que je voudrais parler. Dans nos journaux, il est question de l’UE uniquement dans la rubrique des faits divers, comme si notre entrée dans l’Europe était un quelconque caprice de la nature. Comment expliquer cette réaction ? Une des explications est dans l’utilisation répétée de la formule “L’UE exige que…” plutôt que “Pour vivre comme les Européens, nous exigeons de nous-mêmes de…” La nuance est importante et affecte notre motivation du tout au tout. En suivant la fausse route du “L’UE exige”, nous avons facilement repro- R duit les stéréotypes socialistes de notre passé. Nous allons baisser la tête, nous allons changer, nous allons faire semblant… On lavera les vitres, on accrochera à la va-vite un drapeau européen, et puis, une fois dedans… Maintenant, nous avons compris que nous nous trompions. Ce qui marchait du temps de Jivkov [leader du régime communiste de 1971 à 1989] ne marchera pas cette fois-ci. Parce qu’en ces temps d’avant le changement la tricherie était un sport national ; mentir à l’Etat faisait partie d’un pacte secret conclu avec ce dernier. “Vous allez mentir en disant que vous avez foi dans le socialisme et, en retour nous vous mentirons en disant que nous vous croyons.” Parce qu’en ces temps, comme on le sait, les usines produisaient davantage d’idéologie que de biens matériels. Autre temps, autres mœurs. Pourquoi, pendant toutes ces années, pendant ce qu’on appelle la période de transition, n’avonsnous pas eu le courage d’admettre qu’il fallait changer. Aujourd’hui, nous réalisons que nous aurions au moins dû faire notre boulot les cinq ou six dernières années, plutôt que de continuer à mentir comme nous l’avons fait. Il se peut aussi que nous n’ayons jamais vraiment voulu entrer dans l’UE. Il se peut que nous nous soyons dit : avec nous, sans nous, peu importe – ce sont ceux d’en haut qui en décideront, et c’est tant mieux. Et c’est avec cette mentalité – inutile de préciser de quelle époque elle date – que nous nous réveillons un beau matin, dans l’UE. Alors, tournons-nous vers nous-mêmes et réinventons, ou plutôt inventons pour la première fois notre propre désir d’Europe. Notre désir d’Europe à nous. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 Guéorgui Gospodinov**, Dnevnik, Sofia 40 DU 22 AU 28 MARS 2007 font qu’augmenter la dette sans réduire la pauvreté. L’Europe va user de ce qu’elle a : sa capacité intellectuelle fondée sur la pluralité. Elle sera obligée d’aimer sa diversité, car c’est sa force : l’homme à plusieurs niveaux, opposé à l’homme à un seul niveau. Quant à ce que nous avons appris de la liberté de penser, nous ne devons jamais nous en départir, sous peine de nous attirer la honte et le ridicule. C’est ici, en Europe, que l’on trouve le plus de créations humaines et de monuments historiques par kilomètre carré. C’est ici que le moi pensant est devenu l’objet principal de la pensée. Ce qui est absolu ailleurs se révèle ici relatif. Chez nous, en Europe, un peu plus de mots, de réflexions, de citations et d’analyses entourent l’amour, la table, la politique et la littérature. C’est un continent verbal. Nous pensons en recourant à notre héritage textuel et iconographique. Nous vivons dans la mythologie que nous ont léguée ceux qui nous ont précédés sur ces terres. Nous nous reposons sans cesse les mêmes questions. Les vrais Européens, ce sont les traducteurs. C’est grâce aux traducteurs que l’Europe multilingue a pu devenir, ici et là, un tissu culturel. Les traducteurs devraient donc être les enfants chéris de la politique culturelle européenne. Grâce à la curiosité des individus et aux traductions, la culture européenne est une culture d’accueil. L’Europe doit son statut de superpuissance à sa culture, au fait que ses habitants lisent relativement beaucoup et que l’on trouve toujours parmi eux des lecteurs passionnés. La culture européenne n’a pas de frontières, elle est partout dans le monde : dans les universités, les bibliothèques, les musées, les théâtres et les salles de concert. Son rayonnement est plus universel que celui de la politique européenne. Mais une politique culturelle n’a de succès que si elle favorise la connaissance mutuelle des individus et des communautés, au-delà des frontières des Etats et des langues. Je compare la tâche de la politique culturelle européenne à celle de planter, de soigner et de nourrir une fleur rare : celle de la curiosité mutuelle. Au XIXe siècle, des écrivains et leurs collègues artistes ont inventé les cultures nationales. Aujourd’hui, nous devons répondre au défi d’avoir une idée de la culture européenne. Nous ne sommes qu’au début de l’assemblage de l’Europe. La littérature européenne existe depuis très longtemps – elle existait des siècles avant que l’idée d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier ne germe dans les esprits. L’UE n’est pas une condition nécessaire à l’existence de la littérature et des arts européens, mais, puisqu’elle existe, pourquoi ne pas en tirer profit ? Si vous voulez l’Union, vous devez vouloir vous mettre, de temps en temps, dans la peau d’un autre Européen – éventuellement à travers des livres. Sans une gymnastique de l’esprit européen, nous assisterons au grand abrutissement. Nous vivons sur un continent loquace, où les hommes parlent beaucoup et volontiers, où ils aiment formuler la réalité de mille et une manières. Nous pouvons rougir à cause de ce flot verbal, mais nous pouvons également en être fiers. Reconnaissons notre complexité et réjouissons-nous-en. György Konrád* 855p36-43 20/03/07 17:10 Page 41 ILS RÊVENT D’UNE AUTRE EUROPE ● Dessins de Krauze paru dans The Guardian, Londres. ■ Tout a commencé en Asie Mineure L’Europe doit avoir une identité ouverte, plaide l’écrivain Ilia Troïanov. Elle ne peut vivre qu’au croisement de multiples influences. DIE TAGESZEITUNG (extraits) Berlin “Et je te dirai autre chose.Il n’est pas d’entrée à l’existence ni de fin dans la mort funeste, pour ce qui est périssable ; mais seulement un mélange et un changement de ce qui a été mélangé.Naissance n’est qu’un nom donné à ce fait par les hommes.” Empédocle ù est la marge, où se situe le centre ? Tout cela dépend seulement de l’endroit où l’on se trouve. Et vers où l’on se dirige. Il fut un temps où la Méditerranée n’était pas l’ourlet de l’Europe, un ourlet qu’il faut doubler et plier trois fois avant de le coudre, mais bien son centre créatif et productif, un entrelacs de relations et de nouvelles créations. Nous avons tendance à interpréter le bleu cartographique de l’océan comme une frontière, alors qu’il a longtemps plutôt représenté un pont fluide. Sans la qualité perméable, changeante, parfois même symbiotique des lisières, les principes de la culture européenne n’auraient pas été possibles. Malgré tout, nous per- O cevons les formes mouvantes, les identités instables et les définitions floues comme autant de problèmes. Le discours public exige une clarification catégorique des symboles de l’appartenance : comme si l’on pouvait procéder à un tri qui séparerait ce qui est européen de ce qui ne l’est pas. Si nous voulons nous armer pour l’avenir, nous devrions considérer les frontières comme des confluents qui nous ont fertilisés par le passé, terrains de jeux de cultures métissées qui sont d’une importance capitale pour le développement du continent. Car ce qui sépare n’est que différence momentanée, volatilité de l’Histoire. Qu’est-elle donc, cette Europe que nous avons chaque jour à la bouche sans en avoir une image claire, ce qui n’a d’ailleurs rien d’inhabituel : n’invoquons-nous pas aussi souvent “Dieu” ? L’Europe est la seule presqu’île du monde qui s’est érigée en continent. Elle porte le nom d’une princesse phénicienne, fille du roi Agénor, lui-même rejeton de Poséidon, tourné par conséquent vers la mer, qui quitta l’Egypte pour s’installer au pays de Canaan. Selon la nomenclature moderne, Europe serait donc libanaise ou israélienne, ce qui explique peut-être pourquoi Israël participe à l’Eurovision et le Maccabi Tel-Aviv à la Ligue des champions. Ce qui est étonnant, dans le mythe d’Europe, c’est que la princesse n’est pas passée à la postérité pour ses propres actes mais pour ce qu’elle a subi. Ce qui ne correspond guère à l’Europe des grands empires, mais qui peut être COURRIER INTERNATIONAL N° 855 41 Humeur Plutôt que d’essayer de trancher la querelle entre Strasbourg et Bruxelles, l’UE devrait installer son parlement en Europe centrale, estime Tyzden de Bratislava. “Ce qui était parfaitement justifié dans les années 1950 et 1960, quand la Communauté européenne ne comptait que six membres, devient aujourd’hui un anachronisme. Avec ses 27 membres, répartis de la Suède à Chypre en passant par les Etats baltes, l’Union européenne ne peut continuer à avoir un Parlement migrant entre deux sièges qui se trouvent, comme par miracle, dans deux pays francophones de l’UE”, poursuit l’hebdomadaire. “On dit que Strasbourg est un symbole, celui de la réconciliation francoallemande. Et pourquoi Cracovie n’en serait pas un aussi, celui de la réconciliation germano-polonaise ? Ou Budapest, comme symbole de la fin de la guerre froide ? Ou Ljubljana et Bratislava, comme symboles d’une Europe réunifiée après la chute du Rideau de fer ?”, s’interroge Tyzden. “Et si un jour le démantèlement du siège strasbourgeois du Parlement européen se réalise, il serait salutaire de profiter de cet élan révolutionnaire des eurodéputés et de faire la même chose à Bruxelles”, conclut le journal. DU 22 AU 28 MARS 2007 interprété comme une vision prophétique de la faiblesse de l’UE au XXIe siècle en matière de politique étrangère. Non seulement celle qui nous a donné son nom vient de l’extérieur de nos frontières, mais les origines de la civilisation européenne ne correspondent pas à ses frontières actuelles. Le berceau tant chanté de l’Antiquité n’appartient à l’Europe ni sur le plan géographique ni sur le plan politique. Des fouilles récentes ont mis en lumière le fait que l’impulsion culturelle dans la Grèce classique est partie essentiellement de cités-Etats situées dans cette région que les Européens nommèrent très tôt l’Asie Mineure. Ces cités n’étaient pas seulement plus prospères que celles d’Europe, elles entretenaient également des contacts plus étroits avec les cultures et les traditions de l’Orient. C’est précisément ce mélange intense, qui a duré plusieurs siècles, qui a contribué de façon décisive à l’éclosion de la civilisation hellénique primitive. L’œuvre d’Homère vient d’Ionie, aujourd’hui dans l’ouest de la Turquie. Quant à Thalès, dont Aristote fait le père de la philosophie européenne, il était citoyen de Milet, à l’époque principal centre intellectuel d’Asie Mineure. Et Alexandrie, l’archétype de la métropole culturelle, nœud spirituel entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, lieu de fermentation intellectuelle sans pareil, était en Egypte. Des sadhus indiens y débattaient avec des philosophes grecs, des exégètes juifs et des architectes romains. Le résultat a fait la fierté de l’Europe : Euclide y rédigea son traité sur la géométrie ; Eratosthène, directeur de sa grande bibliothèque, y calcula la circonférence de la Terre (et ne se trompa que de 88 kilomètres) ; Ptolémée y dessina ses cartes ; et une équipe de 72 juifs hellénisés y compila la Septante, première traduction grecque de l’Ancien Testament. C’est par le biais de deux exorcismes que l’on peut au mieux définir la souveraineté de l’Europe : la défaite des “mahométans” à Poitiers, en 732, et devant Vienne, en 1683. L’Europe hésite à reconnaître l’islam comme une partie de son patrimoine et comme un occupant à part entière de la région. Or, autrefois, même selon les canons actuels, il régnait une formidable tolérance. Ainsi le rabbin Samuel Ha-Nagid, homme de Dieu qui ressuscita l’hébreu en tant que langue littéraire, était-il en même temps vizir à la cour de Grenade. Imaginez si l’imam de la mosquée de Mannheim était nommé ministre ! Dans les périodes de prospérité, la culture en Europe a toujours été plurielle. Elle n’est jamais restée immuable. La seule chose qui soit éternelle, c’est le changement, comme le dit un vieux proverbe. Qui, par conséquent, cherche à isoler l’Europe croit en la fin de l’Histoire – et croit que notre système est le système ultime, le meilleur, que notre culture est bouclée, terminée. Il est voué à la mort. Et je te dirai autre chose. Pour l’Europe, il n’est pas d’entrée à l’existence ni de fin dans la mort funeste ou dans l’UE ; mais seulement un mélange et la séparation de ce qui a été mélangé. Elargissement et frontières ne sont que des noms donnés à ces processus par les mortels. Ilia Troïanov* * Né en Bulgarie en 1965, l’écrivain a fui son pays et trouvé asile en Allemagne, avant de partir vivre en Afrique, puis en Inde. En 2003, il a émigré au Cap. Troïanov se considère comme un nomade parcourant toutes les cultures et religions du monde. Dernier ouvrage paru : Der Weltensammler (Le collectionneur de mondes, éd. Hanser, 2006). 855p36-43 20/03/07 16:39 Page 42 e n c o u ve r t u re Un roman aux normes communautaires L’écrivain hongrois György Spiró s’est amusé à imaginer à quoi ressemblerait une œuvre littéraire estampillée UE. Extraits de son projet de règlement. EUROZINE (extraits) Vienne ’Union des écrivains hongrois a été informée par une source à Bruxelles de l’imminence d’un accord sur des normes littéraires obligatoires dans tous les Etats membres de l’Union européenne (UE). Notre correspondant a pu se procurer l’avant-projet du chapitre portant sur le roman, dont voici certains articles. L CHAPITRE CVIII. FICTION EN PROSE (ROMAN ET GENRES ASSOCIÉS) Les critères officiels des formes narratives dites “prose” devront à l’avenir être compris comme suit : ARTICLE PREMIER Un volume de texte n’étant pas inférieur à 116 pages et n’excédant pas 367 pages sera appelé “roman”. Tout texte plus court est une “nouvelle” et, en tant que telle, ne bénéficiera pas d’une subvention de l’UE. Tout texte plus long cessera d’exister. ARTICLE 7 Les mots utilisés dans un roman doivent se conformer à 99 % au fonds de mots usuels de la langue concernée. […] Chaque Etat membre de l’Union européenne a droit à un maximum de 5 000 mots usuels. Dessin de Marc Taeger paru dans La Vanguardia, Barcelone. tente ; 3) la paix entre les peuples d’au moins deux Etats membres de l’Union européenne. En l’absence de l’un de ces thèmes ou de la combinaison de ces trois thèmes, le roman ne pourra bénéficier d’une subvention, même s’il remplit tous les autres critères. D. Personnages principaux positifs particulièrement recommandés : a) Une grand-mère qui a traversé de terribles épreuves avant l’avènement de l’UE, mais qui a su préserver son intégrité spirituelle et morale, et qui élève maintenant seule ses petits-enfants de façon qu’ils deviennent d’honnêtes citoyens de l’Union européenne respectueux des lois. b) Un universitaire d’origine juive qui a été incarcéré par les nazis et/ou les bolcheviques, mais qui a été sauvé par les idées de l’économie de marché et du christianisme, qui adopte au moins deux orphelins africains ou asiatiques et les élève de façon qu’ils deviennent des citoyens de l’Union européenne respectueux des lois. c) Un jeune homme ou une jeune femme originaire d’une minorité ethnique d’un Etat membre de l’UE, qui parvient à faire accepter sa minorité par le groupe ethnique dominant de l’Etat membre en question, contribuant ainsi à apaiser des conflits ethniques larvés. Les personnages de jeunes membres ambitieux et optimistes de la minorité rom sont particulièrement recommandés aux Etats ayant rejoint l’Union européenne après 2004. Dans ce type de roman les rappeurs et les chanteurs folk- loriques d’origine rom des pays ayant adhéré à partir de 2004 doivent faire de brillantes carrières et être des objets d’admiration, surtout de la part de la jeunesse du groupe majoritaire dans les pays concernés. d) Les romans érotiques ou sexuels doivent avoir comme personnages principaux positifs des prostitué(e)s qui, durant leur enfance, ont été contraints par la violence et la torture à fournir des services sexuels, dont le passeport a été confisqué, mais qui réussissent à échapper à leurs bourreaux, aident la police à les arrêter, et délivrent leurs camarades de souffrance.Tout roman sexuel dont le personnage principal est un(e) immigré(e) asiatique, africain(e), latino-américain(e), russe, ukrainien(ne), kazakh(e) ou turkmène aura droit à une subvention majorée de 20 %. Les romans de ce type doivent impérativement comporter des instructions détaillées sur la protection contre le sida.Tout roman ne remplissant pas ce critère ne pourra prétendre à une subvention. E. Un roman subventionné par l’UE peut traiter de thèmes hors UE sans restrictions de contenu, mais seulement dans la mesure où il ne heurte pas les sensibilités d’un Etat extérieur à l’Union européenne. Exemple : le roman ne doit pas éveiller de sentiments antirusses ou antiaméricains. Dans les romans de ce type, un total de 5,6 % de personnages hors UE peuvent être des personnages négatifs. Parmi les personnages hors UE positifs recommandés, citons les présidents Kennedy et Lincoln, le dernier des Mohicans, Louis Armstrong, le président Gorbatchev, le tsar Pierre le Grand, etc. Exemples de personnages hors UE négatifs : Lee Harvey Oswald, Ivan le Terrible, Staline. ARTICLE 13 — CRITÈRES DE CONTENU ARTICLE 15 A. Le roman doit comporter des personnages prenant part à l’action. Un maximum de 33,33 % des personnages peuvent être négatifs ; les 66,66 % restants doivent être positifs. Ce pourcentage doit être calculé en tenant compte du nombre de fois par page où il est fait mention de chaque personnage et en fonction de la longueur de cette mention. Les monologues extérieurs ou intérieurs, quelle que soit leur longueur, doivent entrer dans le calcul du pourcentage relatif à chaque personnage. Sont considérés comme négatifs les personnages suivants : fondamentalistes musulmans, kamikazes, extraterrestres, nazis, fascistes, bolcheviques, bandits armés et meurtriers, auteurs de massacres, profanateurs de sépultures, pédophiles et manifestants antiUE. Les personnages ne figurant pas dans la liste précitée sont des personnages positifs. B. Les personnages principaux (ou protagonistes) sont des personnages intervenant dans plus de 50 % de l’action. Les personnages dont la fréquence d’apparition est inférieure sont des personnages secondaires. La proportion de personnages négatifs parmi les personnages principaux ne devra pas excéder 25 %. La proportion de personnages négatifs parmi les personnages secondaires peut être plus élevée, sans toutefois excéder 40 %. C. Le roman doit obligatoirement inclure les thèmes suivants : 1) la réconciliation ; 2) l’en- Dans la mesure où l’Union européenne procède à la réécriture de l’histoire de ses pays membres, l’adaptation ou la réécriture d’anciens romans populaires sera subventionnée à 90 %. Exemple : dans la version remaniée de Guerre et Paix, de Tolstoï, Napoléon fera preuve de commisération envers le peuple russe ; Moscou ne sera pas incendié ni rasé ; la défaite française sera attribuée exclusivement aux températures extrêmes de l’hiver russe. Le travail de réécriture des romans anciens doit être confié à des lauréats du prix Nobel de littérature. ARTICLE 18 Les dossiers de subvention doivent inclure un synopsis du roman (sur un maximum de 2 pages), une description des personnages (sur un maximum de 4 pages) et un résumé de son message positif (sur un maximum de 3 pages), rédigés dans n’importe quelle langue officielle de l’UE. Le demandeur prendra à sa charge les frais de traduction dans toutes les autres langues de l’UE. L’attribution des premiers 15 % de la subvention sera décidée sur la base de la description des personnages et du message. La somme totale sera versée à l’éditeur après agrément du manuscrit achevé. György Spiró* * Dramaturge, romancier et essayiste hongrois. Son dernier roman, Fogság, est paru en 2005 (voir CI n° 765, du 30 juin 2005). COURRIER INTERNATIONAL N° 855 42 DU 22 AU 28 MARS 2007 855p36-43 20/03/07 17:10 Page 43 ILS RÊVENT D’UNE AUTRE EUROPE ● Etats fondateurs de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957 Les étapes de l’élargissement de l’Union européenne IDÉES Etats ayant adhéré : en 1973 FINLANDE SUÈDE en 1981 ESTONIE en 1986 IRLANDE *En 1990 l’ex-RDA est réunifiée à la RFA et donc intégrée dans la CEE. En 1992 la CEE devient Union européenne. POLOGNE ALLEMAGNE* 1 2 RÉP. TCHÈQUE AUTRICHE FRANCE en 1995 en 2004 LITUANIE PAYS-BAS ROYAUMEUNI Etats ayant vocation à adhérer à l’Union européeene. LETTONIE DANEMARK De la difficulté d’écrire une histoire commune Micro-Etats faisant partie de facto de l’UE (Andorre, Monaco, Saint-Marin, Vatican). ITALIE PORTUGAL 3 4 SLOVAQUIE HONGRIE ROUMANIE ESPAGNE en 2007 BULGARIE 5 Etats candidats à l’adhésion MALTE 0 GRÈCE CHYPRE 1 000 km Courrier international 1. Belgique. 2. Luxembourg. 3. Slovénie. 4. Croatie. 5. Macédoine (“FYROM”) TURQUIE 2057, une centenaire heureuse A quoi ressemblera l’Europe dans cinquante ans ? The Economist l’imagine prospère, puissante… et forte de cinquante membres. THE ECONOMIST (extraits) Londres ’est avec une satisfaction paisible que l’UE fête son centième anniversaire. Quand elle a eu cinquante ans, certains avaient prédit qu’elle serait condamnée à être insignifiante dans un monde dominé par les Etats-Unis, la Chine et l’Inde. Ils étaient loin du compte. Le tournant a été l’éclatement de la bulle immobilière aux EtatsUnis et l’effondrement du dollar au tout début de la présidence de Barack Obama, en 2010. Mais les efforts entrepris un peu plus tard dans cette décennie par l’Allemagne et la France, respectivement gouvernées par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, pour imposer des réformes économiques ont joué un rôle plus crucial encore. Ces réformes ont entraîné une forte baisse du chômage, alors même que l’Europe commençait à bénéficier d’un pic de productivité lié à la diffusion des technologies de l’information. Cela a eu finalement pour résultat une pénurie croissante de main-d’œuvre, qui n’a trouvé de solution qu’avec l’entrée de la Turquie et de l’Ukraine comme membres à part entière en 2025. L’adhésion, peu après, du premier pays d’Afrique du Nord, le Maroc, a contribué à prolonger le boom européen. Bien sûr, tout cela ne s’est pas fait sans mal. La grande crise italienne de 2015, quand le gouvernement de Gianfranco Fini [le chef d’Alliance nationale, droite] est sorti de la zone euro au moment précis où la Grande-Bretagne de David Miliband [actuel ministre de l’Environnement] se préparait à y entrer, a eu des répercussions durables. Mais, bien que les petits porteurs C ■ Noyau dur Pour remettre l’Europe en marche, après les non français et néerlandais au Traité constitutionnel, une nouvelle Constitution ne suffira pas, estime Limes. Pour cette revue italienne de géopolitique, “seuls un noyau dur d’Etats membres déterminés à avancer sur la voie du fédéralisme et un gouvernement européen de l’économie élu au suffrage universel pourront sortir du blocage actuel”. italiens en aient subi les contrecoups et que l’économie italienne ait été dépassée par celle de l’Espagne, les marchés financiers ont résisté. Le gouvernement de Walter Veltroni [actuel maire de Rome, gauche] a ainsi pu réintégrer l’euro assez rapidement. Depuis, aucun pays ne s’est risqué à répéter la douloureuse expérience italienne. L’autre source de satisfaction paisible tient à la politique étrangère de l’UE. Pendant la deuxième décennie du siècle, époque de dangers au cours de laquelle Vladimir Poutine a obtenu un troisième mandat de président de la Russie et été sur le point d’envahir l’Ukraine, c’est l’Union qui a poussé le gouvernement Obama à brandir la menace de représailles nucléaires massives. La crise ukrainienne a été un triomphe pour le ministre des Affaires étrangères de l’UE, Carl Bildt [actuel chef de la diplomatie suédoise], et il s’en est suivi une nouvelle vague d’adhésions. Ironie du sort, moins de dix ans plus tard, la Russie elle-même faisait acte de candidature. Dans le même temps, les politiciens de Bruxelles et de Washington, aux prises avec le processus de paix toujours enlisé au ProcheOrient, ont eu une inspiration soudaine. Le statut de membre avait fini par fonctionner pour Chypre, réunifiée en 2024. Pourquoi ne pas recommencer ? C’est ainsi qu’Israël et la Palestine sont devenus les 49e et 50e membres de l’Union. Que faire de la Russie ? Tel est le grand défi auquel il faut désormais faire face. Sa candidature est à l’étude depuis quinze ans. Certains affirment que c’est un pays trop vaste, trop pauvre et pas assez européen pour pouvoir entrer dans l’UE. Mais, aujourd’hui que la monarchie tsariste a été symboliquement restaurée, la Russie est dotée d’un gouvernement irréprochablement démocratique. C’est un tsar qui avait sauvé l’Europe de Napoléon, il y a de cela presque deux cent cinquante ans. Quelle meilleure façon de célébrer cet anniversaire que d’accueillir à nouveau la Russie dans le giron européen ? ■ COURRIER INTERNATIONAL N° 855 43 DU 22 AU 28 MARS 2007 ■ L’Allemagne, qui préside actuellement l’Union européenne, a lancé l’idée d’un manuel d’histoire commun qui, à la différence de l’ouvrage franco-allemand lancé en 2006, couvrirait l’ensemble des pays faisant aujourd’hui par tie de l’Union européenne. “On veut se convaincre de parler uniquement du futur alors que notre regard continue à se tourner vers cette masse inquiétante qu’est le passé, note Lluís Bassets dans El País. Le fait que les historiens européens veuillent écrire un manuel commun présente un intérêt certain. Avant tout parce qu’il ne pourra pas traiter de mythes ou de mémoire collective, pas plus qu’il ne sera une histoire mimétique des vieux récits propres à chacune des nations européennes, c’est-à-dire une histoire nationaliste d’une nation insaisissable. Au contraire, ce doit être une histoire de faits, fondée sur l’indispensable présomption qu’il n’existe qu’une vérité : celle des faits. Des œuvres de ce type constituent les chemins les plus authentiques et les plus efficaces contre le relativisme.” A l’est de l’Europe, l’initiative se heurte cependant à un certain scepticisme. “Mettre en avant nos racines socialistes ou communistes pour promouvoir l’intégration européenne n’est sans doute pas encore très populaire dans un grand nombre de pays européens”, polémique Tomas Haas dans Neviditelny Pes, de Prague, en déplorant que l’Europe semble se détourner de ses pères fondateurs comme Adenauer, De Gasperi ou Schuman au profit de personnalités comme Jean Monnet et Altiero Spinelli – “un communiste italien qui a eu Staline pour mentor” – et se dirige de plus en plus vers un modèle de “super-Etat fédéral et socialiste”. “Le projet de manuel commun veut servir cette idée. Ce projet échouera, mais après l’expérience du nazisme et du communisme nous savons que chaque tentative idéologique visant à créer un ‘homme nouveau’ laisse derrière elle beaucoup de déchets dont les effets seront nuisibles pendant encore de longues années”, prévient Haas. “Chaque peuple a sa propre vision de l’Histoire”, remarque de son côté l’historien slovaque Marius Kopcsay dans le quotidien Pravda de Bratislava. “En Hongrie, le traité de Trianon (qui lui a fait perdre une bonne par tie de son territoire) est interprété comme une décision qui a injustement amputé la patrie florissante. En Slovaquie, en revanche, on souligne les millénaires de ser vitude (sous le joug hongrois) qui auraient empêché les Slovaques de réaliser quoi que ce soit de significatif.” Heureusement, poursuit Marius Kopcsay, “on peut aujourd’hui en débattre et admettre que des événements puissent être interprétés différemment. Un grand pas en avant serait déjà fait si cette prise de conscience était mise à profit pour améliorer les manuels scolaires dans chaque pays.” WEB+ Plus d’infos sur courrierinternational.com L’idée de noyau dur selon la revue Limes. *855 p44-45 20/03/07 10:35 Page 44 p o r t ra i t Janez Drnovsek Un mutant à la tête de la Slovénie MLADINA (extraits) Ljubljana Sur un bâtiment, à Ljubljana, un graffiti proclame : “L’OTAN est le bras armé du capital” – souvenir du temps où la Slovénie se montrait sceptique à l’égard de l’Alliance atlantique. Rien qu’un souvenir, puisque, depuis, l’OTAN est devenue une banalité, une réalité que personne ne remet plus en question [la Slovénie est entrée dans l’OTAN en 2004]. Personne, vraiment ? Fin novembre 2006, sur le site Internet du Mouvement pour la justice et le développement [www.gibanje.org], un certain Janez D. a abordé ce sujet. Ses propos étaient bien différents de ceux qu’il tenait, il y a quelques années, lorsqu’il était encore Janez Drnovsek. Les questions que posait en novembre dernier Janez D. étaient les mêmes que celles que scandaient les opposants à l’adhésion, il y a quatre ans, dans les rues de Ljubljana. A cette époque, Drnovsek quittait le poste de Premier ministre, qu’il occupait depuis 1992, et s’apprêtait à briguer le mandat de président. Il y a quatre ans, il faisait la sourde oreille à ces questions ; aujourd’hui, c’est lui-même qui les pose. La distance qui sépare le Janez Drnovsek d’alors de Janez D. se mesure en années-lumière. Janez D. ne vit plus sur la terre, du moins plus sur la terre de la plupart des hommes politiques et qui fut autrefois la sienne. Il s’en est allé ailleurs, même s’il veut propager la raison, la bonté, la conscience positive ici, sur cette terre. “Le monde dans lequel nous vivons ne pourra facilement être changé et amélioré. Mais cela vaut la peine d’essayer. C’est seulement par un niveau de conscience accru qu’il sera possible de mettre fin à tous les déséquilibres de ce monde”, écrit-il. Le président de la République n’est plus un homme politique, il est avant tout un guide spirituel, quelqu’un qui veut rendre le monde meilleur. Il a tout de même gardé quelques traits de son caractère d’antan. Il est toujours persuadé d’avoir raison, pragmatique dans ses relations conflictuelles avec le gouvernement, contradictoire dans ses décisions. Il est peut-être vrai, comme l’a écrit un jour The Guardian, de Londres, que Drnovsek est un bon exemple de l’imprévisibilité humaine et que sa nouvelle image contribue grandement à la diversité de la démocratie européenne. Mais il est vrai également que, depuis un an, le président de la Slovénie est devenu le plus grand contempteur de la politique qu’il a menée lui-même. Janez D. est aux antipodes du Premier ministre qu’il a été. C’est fin 2005 qu’a commencé la mue de Drnovsek. Le président a révélé qu’il était le père d’une jeune femme d’une vingtaine d’années. Il l’a présentée aux médias, à Brodi [son chien légendaire], et n’a pas hésité à s’afficher avec elle en public. Dans la foulée, il a quitté le LDS [son Parti libéral-démocrate, longtemps au pouvoir], amnistié Danilo Kovacic [homme d’affaires condamné pour malversations], congédié, puis partiellement réembauché la moitié de ses collaborateurs (le bruit court qu’il mettait fin aux contrats de travail par SMS). Ses actes insolites ont irrité une partie de la classe politique. Il a affronté le gouvernement pour la première fois en mars, au sujet de la loi sur le droit d’asile. Il a décrété qu’il ne signerait pas cette loi, qui lui semblait mauvaise, anticonstitutionnelle, et qui représentait un pas en arrière dans les “normes éthiques et démocratiques”. Son opposition à ce texte avait une grande valeur symbolique. Il a fini par signer, la Constitution ne prévoyant pas que le chef de l’Etat puisse opposer son veto à une loi. Son conflit avec le gouvernement s’est envenimé. La bataille suivante s’est déroulée en mars 2006, quand le gouvernement a annoncé qu’il voulait organiser un défilé militaire pour fêter le quinzième anniversaire de l’indépendance du pays. Le président – devenu pacifiste – s’y est opposé, au motif que “la Slovénie doit se présenter, aujour■ Bio d’hui et à l’avenir, comme un pays de 1950 Naissance paix œuvrant pour une résolution pacide Janez Drnovsek à Celje, en Slovénie, fique des conflits”. L’opposition du alors partie intégrante chef des armées à une démonstrade la Yougoslavie tion de force militaire a pris de court de Tito. un gouvernement toujours impré1989-1990 Juste gné du mythe de l’indépendance. Le avant l’éclatement défilé n’a pas eu lieu, mais, pendant du pays, Drnovsek la cérémonie, Drnovsek a été pris occupe les fonctions d’un malaise. Ce dernier n’aurait pas de président de la été provoqué par ses problèmes de Fédération yougoslave. santé [il souffre depuis plusieurs 1992 Il est élu au poste de Premier années d’une forme rare de cancer ministre de la Slovénie, du rein], mais par les obligations proen tant que président tocolaires et la chaleur humide de du parti Démocratie cette soirée estivale. libérale slovène (LDS, Cela n’a pas empêché le bras de héritier du Parti fer avec le gouvernement de dégéde la jeunesse nérer un peu plus. Le Premier socialiste slovène). ministre Janez Jansa jugeait en effet 1999 Il est opéré que le président de la République, d’un cancer du rein. dans son rôle schizophrène de Deux ans plus tard, les médecins Janez D. et de chef de l’Etat, ne découvrent pourrait que nuire à la popularité du des métastases. gouvernement. Et il n’avait pas tort. 2002 Il est élu Fort de son statut de guide spiprésident de rituel, le président n’a pas ménagé la République. Dans ses coups. A l’occasion de la Journée une interview de la presse, il a déclaré à la téléviau New York Times, sion nationale qu’en Slovénie la colil affirme que c’est lusion entre la politique, les affaires la lutte contre sa maladie qui lui et les médias était chose courante. a permis de “prendre Durant l’été 2006, Janez D. a frappé de la distance” par encore plus fort, et la guerre froide rapport à sa vie d’avant. entre le gouvernement et lui s’est Il devient végétalien, transformée en guerre chaude. Le rejette la médecine président a d’abord déclaré que le conventionnelle au gouvernement essayait de “mettre au profit des remèdes pas certaines institutions,des entreprises, naturels et de la vie les médias”, mais qu’il ne parvienen plein air. drait pas à faire la même chose avec l’institution présidentielle, du moins pas tant que lui exercerait cette fonction. On a compris le sens caché de cette déclaration quelques semaines plus tard. La présidence de la République avait épuisé son budget de fonctionnement et le ministère des Finances avait COURRIER INTERNATIONAL N° 855 44 refusé de lui accorder une rallonge budgétaire. Une visite officielle en Espagne avait dû ainsi être annulée, et la Slovénie s’était trouvée dans une situation absurde, où le président et le Premier ministre s’accusaient mutuellement de tromperie. La plupart des critiques adressées au président de la République concernent ses activités sur la scène internationale : son initiative pour résoudre le problème du Kosovo, la visite en Slovénie du prince héritier de la couronne yougoslave Alexandre Karadjordjevic, la mission de paix au Soudan qui s’est soldée par un échec et, surtout, l’arrestation et la libération très médiatisées de son émissaire,Tomo Kriznar. [Ce célèbre militant des droits de l’homme avait été chargé par le président de se rendre au Darfour afin d’aider les rebelles et le gouvernement soudanais à trouver un terrain d’entente. Arrêté et condamné à deux ans de prison pour avoir franchi la frontière soudanaise sans visa, il n’a été libéré qu’après d’intenses efforts diplomatiques.] Après avoir culminé pendant l’été 2006, le conflit entre le président et le Premier ministre s’est (provisoirement) apaisé en septembre, après une rencontre entre les deux hommes. Depuis lors, le “combat contre les méchants” mené par le président a également perdu de sa vigueur. Janez D. s’est mis à écrire sur l’environnement, la foi et la consommation. Janez Drnovsek, quant à lui, n’a plus entrepris d’initiatives isolées sur le terrain diplomatique. Qui plus est, lors de l’expulsion honteuse de la famille Strojan [cette famille de Roms avait dû fuir son village, chassée par les habitants (voir CI n° 840, du 7 décembre 2006), Drnovsek, le Premier ministre Jansa et [le président de l’Assemblée nationale] France Cukjati ont lancé un appel commun à la tolérance en Slovénie. Si Janez D. n’a pas beaucoup de succès en Slovénie, son “extravagance” politique suscite de la sympathie à l’étranger. Dans un long article élogieux, la revue croate Globus note que Drnovsek a de la chance d’être né en Slovénie : en Croatie, on n’en aurait fait qu’une bouchée. The NewYork Times, quant à lui, souligne ses initiatives en faveur de la paix et sa sincérité. L’éditorialiste du Times et lauréat du prix Pulitzer Nicholas D. Kristof a même suggéré à George W. Bush de suivre l’exemple du président slovène. Brigitte Bardot, la vedette française vieillissante, lui a adressé une lettre de louanges [pour le remercier de l’intérêt qu’il porte au bien-être des animaux], aussitôt mise en ligne sur son site Internet. Ce que son entourage a oublié de dire, c’est que cette admiratrice célèbre a un côté sombre : elle attaque les musulmans de France et critique les homosexuels… La mission entreprise par Janez D. est titanesque : il veut débarrasser le monde des guerres, de la famine et de l’énergie négative. Contrairement à d’autres hommes politiques, pour lui, ce ne sont pas que des mots et il essaie de mettre ses idées en pratique, d’une manière certes maladroite, mais tout de même… Le dernier livre en date de Janez Drnovsek, intitulé Réflexions sur la vie et la conscience, a trouvé sa place dans les rayons des librairies quelque part entre l’occultisme et l’éthique. C’est là que se situe actuellement Janez D. Jure Trampus DU 22 AU 28 MARS 2007 *855 p44-45 20/03/07 10:35 Page 45 ■ Avec le dalaï-lama lors de la visite de trois jours du chef spirituel en Slovénie, en juillet 2002. ■ Janez Drnovsek lors de l’inauguration de son Mouvement pour la justice et le développement, en mai 2006. ■ Au côté de Tomo Kriznar, son émissaire au Darfour. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 45 DU 22 AU 28 MA RS 2007 F. A. Bobo ■ … et avec son fidèle compagnon, Brodi, mort récemment. Srdjan Zivulovic/Reuters Srdjan Zivulovic/Files (Slovenia)/Reuters Srdjan Zivulovic/Files (Slovenia)/Reuters ● *855 p46-47-48 20/03/07 10:38 Page 46 enquête ● Ilkka Uimonen/Magnum Photos Un journaliste de la télévision américaine s’apprête à intervenir en direct. Bagdad, 28 mars 2003. AVEC LES MILITAIRES DU CAMP MEAFORD Journalistes en ordre de bataille THE WALRUS Toronto ous pouvez y aller, mais les femmes restent avec moi”, lance un soldat à mes compagnons masculins. Nous avons été arrêtés à un poste de contrôle au milieu de nulle part. Je suis allongée face contre terre dans un fossé, les mains derrière la tête, le cœur battant dans mon gilet pare-balles, l’autre femme journaliste de notre groupe à mes côtés. Des soldats en armes se tiennent au-dessus de nous. Nous leur avons proposé de les prendre en photo et de raconter leur histoire au monde, en vain. Ils ont trouvé des cartes dans notre voiture. En dépit de la mention “TV” sur le parebrise, ils nous accusent d’être des espions. C’est dans ces moments que l’on se demande s’il était vraiment judicieux d’aller travailler dans une zone de conflit. Peut-être est-ce d’ailleurs le but de la manœuvre. Car nous ne sommes pas encore dans une zone de conflit. Nous nous trouvons à Meaford, dans l’Ontario, et le soldat du poste de contrôle est un membre de l’armée canadienne (en dépit de son faux accent russe). Nous sommes au dernier matin du stage de préparation des journalistes dispensé par l’armée pendant quatre jours.Tous les journalistes ici présents prévoient – du moins au début de la formation – de partir en Afghanistan au cours des prochains mois pour couvrir l’action des 2 500 soldats canadiens sur place. La femme allongée dans le fossé à côté de moi part le lendemain pour la province de Kandahar. Cela fait quatre jours que, avec vingt et un de mes confrères venus de tout le Canada, nous vivons dans V Pour couvrir les conflits, les reporters doivent pouvoir parer à toute éventualité. Voilà pourquoi l’armée canadienne propose des stages où ils apprennent à se protéger, mais aussi à ne pas gêner le déroulement des opérations sur le terrain. des baraques ou des tentes, nous nous nourrissons de rations de survie et nous levons à 5 heures du matin pour écouter des présentations ou nous entraîner à des exercices destinés à nous préparer à travailler en zone de combat. Notre groupe est constitué de correspondants de chaînes de télévision, de journalistes de presse, de cameramen et de photographes. Mon travail m’amènera peut-être à voyager, mais pour l’heure c’est la façon dont nous obtenons les informations qui m’intéresse et l’impact que cela a sur le contenu des journaux. Les journalistes peuvent-ils garder leur objectivité en travaillant et en vivant “sur le front” avec les soldats qui les protègent et leur permettent de raconter leur histoire ? C’est pour répondre à ces questions que je suis COURRIER INTERNATIONAL N° 855 46 à Meaford cette semaine. Le danger pour les journalistes est bien réel. Pendant que je suivais ce stage, les combats dans le sud de l’Afghanistan ont atteint une intensité sans précédent depuis 2001 et les journalistes sont devenus des cibles. “Je veux dire aux journalistes qu’à l’avenir, s’ils utilisent de fausses informations émanant des forces de la coalition ou de l’OTAN, nous les prendrons pour cibles. Nous avons le droit en tant que musulmans de tuer ces journalistes et de frapper ces médias”, expliquait un chef taliban dans un entretien à l’Associated Press le jour où je suis arrivée à Meaford. Dans de telles conditions, il ne faut guère s’attendre à voir beaucoup de journalistes sortir de la zone protégée de la base aérienne de Kandahar, où sont stationnées les troupes canadiennes. Malgré la polémique actuelle, la pratique consistant à “embarquer” des journalistes avec l’armée n’est pas nouvelle. Dans les guerres précédentes, les journalistes portaient souvent l’uniforme et soumettaient leurs textes à l’examen des militaires avant de les faire publier. Pourtant, depuis la guerre du Vietnam, c’est le journalisme “unilatéral”, où les reporters travaillent indépendamment de l’armée, qui a pris le dessus. Ainsi, les guerres des Balkans ont majoritairement été couvertes par des journalistes indépendants, et nous avons pris l’habitude de lire des récits émanant de différents points de vue. Mais la nature de l’actuel conflit dans le sud de l’Afghanistan et les menaces à l’encontre des médias expliquent qu’une très large majorité des journalistes dans cette région soient embarqués avec l’armée. Le programme canadien de la base de Kandahar accueille quinze journalistes à la fois, pour un maxi- DU 22 AU 28 MARS 2007 *855 p46-47-48 20/03/07 10:39 Page 47 Alex Majoli/Magnum Photos La journaliste Janine Di Giovanni en compagnie de soldats kosovars, à Padesh, en 1999. mum de six semaines, et les demandes ne cessent d’augmenter. Pour l’armée canadienne, il s’agit d’embarquer un nombre sans précédent de journalistes. Les forces canadiennes devant se maintenir jusqu’en 2009, les organes de presse et les médias vont devoir faire en sorte que se succèdent dans le pays un grand nombre de collaborateurs, et bon nombre n’ont aucune expérience en zone de combat. Le fait est que les conflits ne sont plus exclusivement couverts par des journalistes chevronnés, mais de plus en plus souvent par des reporters n’ayant aucune ou peu d’expérience avec les militaires. Outre les cours “Armes nucléaires, biologiques et chimiques : détection et survie”, nous avons suivi les formations “Structure et opérations militaires” (qui nous a, par exemple, appris à reconnaître les grades) et “Armes de guerre, catégories et utilisation” (incluant les armes de l’ennemi). Autant de cours destinés aux non-initiés. L’armée n’impose pas aux journalistes de suivre ce stage avant leur arrivée, mais la plupart des groupes de presse insistent pour que leurs correspondants reçoivent une préparation minimale, tant pour garantir leur sécurité que pour réduire les frais d’assurance. En effet, les coûts d’assurance pour un journaliste dans une zone de conflit s’élèvent à 1 000 dollars par jour, ce qui représente une pression énorme sur les finances déjà mal en point de nombreux groupes de presse.Toutes les grandes chaînes de télévision et les principaux journaux ont au moins un correspondant et un photographe ou un cameraman en Afghanistan, qui opèrent presque tous depuis la base de Kandahar. Les journalistes sont autorisés à quitter la base à leurs risques et périls, mais cela devient de plus en plus dangereux. En outre, Christina Stevens, la correspondante de Global Television qui se trouvait à côté de moi dans le fossé, m’a expliqué à son retour de Kandahar : “Les chaînes nous dissuadent de faire de longues sorties hors de la base, au cas où une nouvelle urgente tomberait.” De fait, les médias doivent constamment garder l’œil sur le nombre de blessés. Malheureusement, nous n’avons pour l’instant guère d’autres nouvelles d’Afghanistan. L’embarquement des journalistes ne date peut-être pas d’hier, mais cela ne fait que quelques années que l’armée a commencé à former les médias. Le major Peter Sullivan, responsable du centre de formation des forces terrestres à Meaford, nous a accueillis le premier jour en ces termes : “L’objectif de ce stage est de vous permettre de rentrer chez vous en vie. C’est aussi simple que ça.” Toutefois, il serait naïf de le croire sur parole. En fait, ce stage incarne l’approche militaire relativement nouvelle qui consiste à devancer les besoins des médias. Et c’est bien là que le bât blesse. Au cours de la même intervention, le général de brigade Guy Thibault, chef des forces terrestres, s’est montré plus direct : “A mon sens, c’est un programme très égoïste,dans la mesure où nous attendons quelque chose de vous tous.” Les militaires doivent s’assurer que les journalistes ne mettent pas en danger leurs opérations. Ils encouragent ceux-ci à accompagner les soldats en patrouille, dans les convois, et même dans les bases sur le terrain quand cela est possible. Mais, L’armée espère nous faire bien comprendre les enjeux militaires à cause du risque d’attaques, les journalistes ne sont plus autorisés à voyager dans les mêmes véhicules que les militaires. Maintenant, ils roulent à côté des convois. Les militaires doivent au moins pouvoir être certains que la présence des journalistes et des photographes ne risque ni de gêner ni de ralentir une mission. Les militaires exigent que nous soyons préparés à la vie sur la base, qui comporte son lot de dangers. A Meaford, nous passons une nuit dehors sur des lits de camp installés sous une grande tente. A 2 heures du matin, nous sommes réveillés par des cris et le bruit d’explosions assourdissantes. “Debout ! Debout !” nous lance-t-on. Nous sommes attaqués. Je tâtonne sous mon lit à la recherche de mes lunettes et de mon casque COURRIER INTERNATIONAL N° 855 47 dans l’herbe humide, à moitié endormie, pendant que les bombes pleuvent de partout. Au milieu des hurlements et de la fumée, j’ai du mal à me rappeler où se trouve le bunker. Les attaques à la roquette sont fréquentes sur la base aérienne de Kandahar. J’aurais bien aimé m’exercer davantage à me mettre à l’abri. On nous a aussi appris à obéir dans les convois, comment nous comporter dans des véhicules blindés légers, et on nous a initiés aux actions de riposte des soldats en cas d’attaque. Nous nous sommes exercés à utiliser des masques à gaz dans des pièces remplies de gaz lacrymogène. J’ai raté l’exercice et suis sortie en courant, les larmes aux yeux et la gorge brûlée par les fumées acides. Nous avons appris à observer notre environnement pour repérer des objets suspects ; aucun d’entre nous n’a repéré le tireur caché dans l’herbe haute à quelques mètres de nous. Nous avons même appris à allumer un réchaud Coleman, car il semblerait que la meilleure façon de se faire des amis dans un blindé léger consiste à préparer du café pendant que les soldats sécurisent la zone. L’armée espère également que cette formation nous fera bien comprendre les enjeux militaires. Le point de vue des responsables militaires envers les médias a évolué ces dernières années pour passer de la simple tolérance, voire de l’antagonisme, à l’idée selon laquelle les médias sont “un des acteurs du théâtre d’opérations”, comme le formule le général Thibault. L’armée s’est engagée à ne censurer aucune information, sauf les données représentant un risque pour la sécurité des opérations (et à l’exception des cas de blessés, où les communications sont temporairement suspendues pour permettre d’informer les familles en priorité). “L’armée canadienne reconnaît votre droit à l’information sans restriction”, nous dit-on, et les règles existantes “ne visent en aucun cas à empêcher la publication de récits critiques ou embarrassants”. A l’ère de la communication instantanée, une telle vision n’est que pragmatisme, souligne Thibault. “Nous avons retenu la leçon d’expériences comme la Somalie. Nous avons compris qu’il était impossible de contrôler l’information dans de telles circonstances”, ajoute-t-il. Les relations avec les médias font partie intégrante de la formation de base des soldats. DU 22 AU 28 MA RS 2007 *855 p46-47-48 20/03/07 10:39 Page 48 Alexandra Boulat/VII La journaliste palestinienne Noor Odeh, qui travaille pour la chaîne qatarie Al-Jazira, lors d’un reportage dans la bande de Gaza, le 14 novembre 2006. Ils disposent maintenant de petits mémos leur indiquant comment mener les entretiens. Stevens m’explique plus tard que pendant son séjour à Kandahar les entretiens n’étaient pas censurés, mais que les officiers “regardaient, écoutaient et recevaient la copie de tout ce qui était envoyé aux rédactions”. Néanmoins, les journalistes embarqués travaillent toujours dans le principe de l’honneur et jusqu’à maintenant la seule punition pour violation des règles a consisté à renvoyer le journaliste de la base, et seulement après la publication de son article. Mais le général Thibault attend plus que cela des médias, et il n’en fait pas mystère. “Il faut que vous ayez conscience de ce que nous faisons là-bas, de ce que nous essayons d’accomplir, et du travail des soldats.” Chargé de la coordination de l’information en Afghanistan entre janvier et août 2004, l’homme comprend parfaitement que le soutien de l’opinion publique à la mission de l’OTAN s’affaiblit. Il a beau se défendre de vouloir “utiliser les journalistes de manière inappropriée”, il est d’avis que les médias sont “essentiels pour conserver le soutien populaire”. C’est là le nœud du problème : les journalistes se demandent à juste titre s’ils ne font pas de la propagande. L’armée n’essaie peut-être plus de contrôler directement les journalistes, mais un mécanisme plus subtil n’est-il pas en train de se mettre en place ? Je dois avouer que cette formation est souvent déconcertante. Le premier matin, on nous apprend à descendre en rappel, d’abord du haut d’un petit mur, puis de 12 mètres de hauteur. Je suis gelée, j’ai les jambes qui tremblent, mais l’officier – au nom improbable de Ken Gallant – me rassure, patient et souriant. “Regardez-moi dans les yeux, me dit-il, c’est la dernière chose que vous verrez.” Je le fixe avec gratitude et m’élance. J’attends d’être sur la terre ferme pour comprendre sa blague. Le stage de Meaford m’a également appris ceci : il est difficile de faire preuve d’objectivité quand on est ballotté de tous côtés dans les airs. Nous avons confié notre sécurité à ces soldats et espérions, en échange, les impressionner par notre courage. Nous partagions le sentiment exacerbé d’être tous dans le même bateau. J’imagine à quel point il doit être difficile de rester objectif quand votre vie dépend réellement des soldats qui vous entourent. Aux Etats-Unis, la décision du Pentagone d’entraîner des journalistes en prévision d’opérations militaires en 2002 avait provoqué un tollé. Les opposants y voyaient une manœuvre visant à endoctriner les médias. Chris Hedges, correspondant de guerre qui a reçu le prix Pulitzer, se gausse de “cette grande foire pour boy-scouts qui viennent jouer au soldat pendant une semaine”. Pourtant, les journalistes que j’ai rencontrés étaient parfaitement conscients des problèmes liés au reportage embarqué. C’était un sujet de discussion inépuisable au cours de notre stage de préparation. Pendant la conférence “Survivre à un enlèvement”, le médiateur a abordé le problème du syndrome de Stockholm en détaillant ce sentiment naturel de sympathie susceptible de survenir chez les victimes envers leurs ravisseurs. Situation assez proche de la nôtre, comme le souligna avec malice un des journalistes. Les soldats nous préparaient à l’impossible: partir sans armes Je passe ma dernière heure à plat ventre à ramper prudemment dans un champ de mines. Alors que nous rentrons à la base, je remarque l’éclat d’un canon dans les buissons. Je m’écrie : “Arme en vue !” et baisse la tête. La suite est très confuse, car je garde les yeux rivés au sol. La voiture pile. On entend des hommes crier dans une langue étrangère. Quelqu’un m’extirpe de la voiture, m’encagoule et me lie les mains. On me jette dans un camion où je reste assise en essayant de ne pas céder à la panique. Je perds rapidement le compte des virages que nous faisons. Je n’en reviens pas de la terreur que suscite cet enlèvement, que je sais pourtant n’être qu’un exercice. Les nœuds de mes liens ne sont pas serrés fort, mais le sac sur ma tête est bien réel. L’officier Cushman COURRIER INTERNATIONAL N° 855 48 nous interroge ensuite, mais il n’y a pas grand-chose à dire. Nous n’avions guère d’autre choix que de nous taire et de rester tranquilles. Ce dernier exercice me rappelle à quel point nous serions vulnérables, seuls sur le terrain. “N’oubliez pas cela si vous sortez sans nous”, prévient-il. Nous attendons d’autres instructions, mais ce sera tout. “Vous êtes prêts à partir”, nous dit-il. Le stage de préparation des journalistes est terminé. Au début de la formation, le général Thibault nous avait dit : “Vous qui allez écrire en partie cette histoire, vous avez un rôle important à jouer.” En quittant Meaford, ses paroles me reviennent en mémoire et je me demande s’il en a saisi toute l’ironie. Devenir partie prenante de l’Histoire n’est pas exactement le rôle des journalistes. A Meaford, nous étions entourés d’instructeurs de première classe, chargés de nous préparer à faire ce qu’ils nous disaient constamment qu’eux-mêmes ne feraient jamais : partir en Afghanistan sans armes. En fait, le respect et l’ouverture d’esprit dont on a fait preuve à notre égard étaient désarmants. Certains groupes de presse préfèrent envoyer leurs journalistes dans des formations privées plus coûteuses et évitent le stage de l’armée. Pourtant, ces journalistes aussi se retrouveront probablement à travailler aux côtés de l’armée. Je me demande si le public comprend lorsque les informations de Kandahar lui disent à quel point la symbiose entre journalistes et militaires est inévitable. Ainsi que l’explique Christina Stevens, “c’est important de raconter son histoire, et c’est trop dangereux de le faire autrement”. Voilà tout le paradoxe : il est devenu de plus en plus difficile pour les médias de couvrir la couverture. Si l’objectivité reste un élément essentiel dans le métier de journaliste, il ne fait aucun doute que les reportages adoptent toujours un point de vue. Celui de la base de Kandahar est certainement capital pour rendre compte de l’intervention des troupes canadiennes en Afghanistan, tout comme le sont les points de vue des soldats au combat. Mais il est aussi évident qu’il y a également d’autres histoires importantes en dehors de la base canadienne et nous ne savons pas ce que nous ratons. Peut-être ratons-nous beaucoup. DU 22 AU 28 MARS 2007 Semi Chellas *855 p49-50-51 20/03/07 10:40 Page 49 é c o n o m i e D O S S I E R F O R M AT I O N S S C I E N T I F I Q U E S ■ économie i n t e l l i g e n c e s Dossier formations scientifiques ● pp. 49-51 ■ technologie Pleins feux sur le thermosolaire p. 52 Une centrale pour 200 millions d’euros p. 52 Haro sur l’huile essentielle d’arbre à thé p. 53 ■ écologie Des villes au bord de le congestion p. 54 Toyota nouveau coach de la police de Los Angeles i n t e l l i ge n c e s L’université de Toyota, en Californie, ouvre ses portes à des entreprises mais aussi à la police et à l’armée. Avec, comme doctrine de management, “penser au plus juste”. THE WALL STREET JOURNAL (extraits) New York uand le commissaire Patrick Findley a pris la tête des prisons de la police de Los Angeles [Los Angeles Police Department, LAPD], il y a deux ans, les nouveaux détenus devaient faire la queue pendant des heures avant d’être enregistrés, et les policiers perdaient un temps précieux tous les soir s à réchauffer des plats surgelés pour les repas de ces nouveaux arrivants. Il a alors décidé de demander conseil à un coach plutôt surprenant : le groupe Toyota. Non seulement ce constructeur automobile est l’un des plus efficaces et des plus rentables du monde, mais il a fini par devenir une sorte de gourou du management. Et il lui arrive même d’ouvrir les portes de son centre de formation interne, baptisé université de Toyota, pour accueillir des stagiaires : maçons, militaires, fonctionnaires de police. Deux jours de formation ont suffi au commissaire Findley pour trouver le remède à ses migraines : il suffisait de distribuer des sandwichs. En supprimant les repas chauds du soir aux nouveaux arrivants, le LAPD pouvait libérer des policier s à l’un des Q Dessin paru dans De Volkskrant, Amsterdam. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 49 moments les plus chargés de la journée. “Nous avions toujours fonctionné comme ça, explique Patrick Findley à propos des repas chauds. Je n’avais jamais pensé faire autrement.” Créé en 1998 à Gardena, en Californie, le programme de Toyota était au départ destiné à former les employés du groupe à sa philosophie d’entreprise et aux principes du lean thinking [penser au plus juste], appliqués à la fabrication de voitures. Le système de production du “juste-àtemps” de Toyota organise la fabrication et la livraison des pièces détachées afin qu’elles arrivent à l’usine quelques heures avant d’être utilisées, au lieu d’être entreposées pendant des jours. De cette façon,Toyota fait des économies sur le stockage et, en cas de problème de qualité, il a moins de pièces à réparer ou à mettre au rebut. Le centre de formation, qui se trouve au huitième étage du Toyota Plaza [le siège du service des ventes de Toyota aux Etats-Unis], comporte plusieurs salles de classe séparées par des petits salons, où les stagiaires sont encouragés à circuler librement. Sur les murs, des posters rappellent les principes clés de Toyota, comme le kaizen (amélioration continue) et le genchi genbutsu (aller voir sur le terrain). Selon le kaizen, un progrès est le fruit de millions d’idées ajoutées les unes aux autres, et non celui d’une seule initiative censée résoudre tous les problèmes. C’est exactement le contre-pied de la tendance américaine à valoriser les initiatives audacieuses et les changements drastiques. Il y a quelques années, Toyota a décidé d’enseigner ses méthodes à d’autres. Ses stages pour les entreprises sont payants, mais elle forme gratuitement la police et l’armée, en tant que services publics. En 2005, DU 22 AU 28 MA RS 2007 le ministère de la Défense américain a ainsi envoyé des représentants de chaque arme chez Toyota pour améliorer leur préparation au combat. Les participants ont découvert comment le groupe japonais organisait ses centres de distribution et ses entrepôts afin d’accélérer la livraison des pièces détachées. L’armée a appliqué certaines de ces idées aux aéroports par lesquels transite le matériel destiné à l’Irak. Par exemple, elle a installé le matériel d’emballage à proximité du poste de chargement, ce qui fait économiser aux personnels quelques pas et une ou deux minutes chaque fois qu’ils emballent un équipement destiné à être embarqué. Sur une journée, ces petites améliorations permettent d’économiser plusieurs heures. ON COMMENCE PAR JOUER AVEC DES PETITES VOITURES Chez Toyota, chaque cours de lean thinking commence par une simulation de la construction d’un véhicule. Les stagiaires doivent monter des petites voitures et utiliser des tables comme postes de travail et comme parkings pour les automobiles livrées au réseau commercial. Les élèves font d’abord l’expérience du système en flux poussés (push system), qui met l’accent sur les objectifs de production et fait travailler les employés le plus rapidement possible. Et, invariablement, le groupe se retrouve avec tout un tas de voitures défectueuses chez les vendeurs. Les stagiaires effectuent ensuite une simulation du système en flux tirés (pull system) prôné par Toyota, où n’importe quel employé peut arrêter la chaîne de montage, même pour régler le problème le plus mineur. L’objectif de l’exercice ? Montrer que prendre le temps de résoudre un problème *855 p49-50-51 20/03/07 10:41 Page 50 économie puis réaliser quelques rectifications permet d’accélérer la production et de la rendre plus efficace. En 2005, le commissaire Findley cherchait désespérément des idées pour rationaliser l’organisation des prisons du LAPD, où les policiers étaient inefficaces et démoralisés. C’est un de ses collègues qui lui a recommandé les services de Toyota, dont il avait lui-même profité. Pour la vingtaine de fonctionnaires de police en formation, le lien entre la fabrication d’une voiture et l’enregistrement des délinquants était loin d’être évident. Matthew May, l’instructeur de Toyota, leur a alors posé des questions du genre : “Si vous étiez une pièce de voiture, ce serait laquelle ?” Au fil de la discussion, les stagiaires ont alors réalisé que, dans n’importe quelle machine, la pièce la plus importante est celle qui est défectueuse. Quand les policiers ont ensuite présenté leurs idées à leurs supérieurs, ils ont été reçus, à leur grande surprise, par dix grands pontes du LAPD. On leur a alors annoncé que toutes leurs propositions seraient mises en œuvre. Selon le LAPD, les dizaines de suggestions qu’ils ont mises au point à l’université Toyota devraient faire économiser plus de 1 million de dollars par an. Les méthodes de Toyota ne vont évidemment pas résoudre tous les problèmes des prisons de la police. Mais, selon M. May, le formateur de Toyota, les progrès du LAPD prouvent qu’elles peuvent être adaptées à d’autres secteurs. Mike Spector et Gina Chon DOSSIER FORMATIONS SCIENTIFIQUES DOSSIER FORMATION IN SITU Dans la jungle des universités d’entreprise Devant le vaste éventail des formations proposées en interne, il n’est pas toujours facile de s’y retrouver. e concept d’“université d’entreprise” recouvre à peu près tout et n’importe quoi. Certaines ressemblent à s’y méprendre à des universités classiques dans la mesure où elles délivrent des “diplômes” et offrent un cadre digne des meilleurs campus – quand il n’est pas carrément luxueux, comme l’Allianz Management Institute, installé dans une vaste demeure près d’un lac, à proximité de Munich. D’autres ne sont que des centres de formation qui ne disent pas leur nom. Certaines sociétés vont même jusqu’à qualifier d’“université” un malheureux site Intranet de ressources humaines, alors que ces établissements vir tuels font généralement appel à des inter venants extérieurs pour assurer leurs formations. Dans le très haut de gamme, on trouve tout de même une poignée d’universités d’entreprise qui travaillent sur des questions concernant toutes les L activités de l’entreprise, ou mènent des recherches qui jusqu’à présent étaient l’apanage exclusif des écoles de commerce. C’est notamment le cas de General Electric, de Disney ou d’AT & T. Le phénomène s’est même propagé au secteur public, avec comme exemple le plus remarquable l’université du Service national de santé (NHS) en Grande-Bretagne. Le taux de mortalité élevé de ces structures, dont la survie dépend souvent du bon vouloir des dirigeants de l’entreprise concernée, ne fait qu’ajouter à la difficulté de définir précisément ce qu’elles font. Autre problème, ces sociétés très polyvalentes ont toutes des objectifs et des ambitions très variés pour leur université. Si certaines cherchent uniquement à peaufiner les compétences de leur encadrement supérieur, d’autres espèrent former d’une façon ou d’une autre l’ensemble de leur personnel. L’université DaimlerChrysler est même associée aux grandes décisions de gestion de l’entreprise. Pour les sociétés internationales qui ont des filiales aux quatre coins de la planète, un établissement de COURRIER INTERNATIONAL N° 855 50 formation centralisé peut également faire office de “sas de décontamination”, en permettant de réunir les cadres du monde entier pour leur apprendre à parler d’une même voix. Alcatel utilise ainsi son université centralisée afin d’assurer une cohérence dans ses quinze universités, disséminées dans le monde entier. Il est donc difficile de déceler des tendances communes entre les différentes universités d’entreprise existant dans le monde. Tim Morris, doyen adjoint du département de formation des cadres à la Saïd Business School, à Oxford, a sa petite idée sur la question. “En Europe, les universités d’entreprise sont une sor te de réponse à un phénomène américain. Mais je ne pense pas que l’Europe se soit réellement engagée sérieusement dans cette voie, car l’idée de formation et de développement professionnel fait ici beaucoup moins partie de la culture d’entreprise”, assure-t-il. Son homologue de la London Business School, Ian Hardie, pense, quant à lui, que l’engouement récent pour ces programmes de formation en interne est retombé. DU 22 AU 28 MARS 2007 “Il y a encore trois ou quatre ans, tout le monde disait qu’il fallait absolument que les grandes sociétés créent leurs propres universités. La course aux talents démarrait, les entreprises devenaient de plus en plus internationales – et l’expérience avait si bien réussi à General Electric qu’on se disait qu’il fallait faire la même chose. Aujourd’hui, l’emballement s’est manifestement calmé, en partie parce que nombre de grandes entreprises ont ef fectivement monté leurs propres établissements”, explique-t-il. De leur côté, les écoles de commerce reprochent à ces universités de n’enseigner que la propagande de l’entreprise, sans offrir aux employés les qualifications transférables que beaucoup souhaiteraient acquérir. Ainsi, Michael Diekmann, le président du groupe Allianz, vient régulièrement à l’Allianz Management Institute pour parler aux cadres supérieurs, et ses interventions font clairement partie de la formation. Les cours n’accueillent d’ailleurs aucun stagiaire extérieur à la société. Jon Boone, Financial Times (extraits), Londres *855 p49-50-51 20/03/07 10:41 Page 51 TIONS SCIENTIFIQUES DOSSIER FORMATIONS SCIENTIFIQUES économie Apprendre à se mettre dans la peau du client Palaces et croisiéristes paient leur personnel pour tester leurs prestations. Une manière efficace d’améliorer le service à la clientèle. INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE (extraits) Paris endant sa semaine à l’hôtel Las Ventanas al Paraíso, au Mexique, Cyril Richardson a mangé du ceviche et des tacos au homard, frayé avec quelques célébrités et regagné chaque soir sa suite à 650 dollars la nuit avec vue sur l’océan. Il était payé pour être là. Son séjour s’inscrivait dans le programme de formation organisé par son employeur, Little Dix Bay, un hôtel affilié, comme Las Ventanas, à la chaîne Rosewood Resort. La journée, Cyril Richardson, responsable de restaurant, enfilait un uniforme de Las Ventanas, puis observait les petits plus proposés, comme les serviettes froides offertes avant le repas ou l’affectation de plusieurs serveurs à une même table pour disposer les entrées devant les convives dans un élégant ballet. “C’étaient des vacances studieuses”, résume Cyril Richardson, qui, de retour au Little Dix Bay, a fait une présentation Power Point pour ses collègues. Etre à la place du client est une expérience qu’il “[n’oubliera] jamais”. Renouvelant le genre de la formation du personnel, hôtels de luxe, navires de croisière et spas paient désormais leurs employés pour tester certains de leurs services haut de gamme. Crystal Cruises planche ainsi sur un programme qui doit permettre à ses salariés en contact direct avec la clientèle (serveurs, femmes de chambre, croupiers) d’expérimenter les soins du spa, les cours d’œnologie et les excursions touristiques qu’elle propose à ses clients. Il s’agit de faire découvrir aux employés ce que c’est que d’être client pour que disparaisse le réflexe “adressez-vous au concierge” que s’entendent souvent répondre les clients. Quelle P que soit la stratégie de l’entreprise en matière de services, “elle ne portera pas ses fruits si vous n’êtes pas capable d’agir sur les employés en contact direct avec le client”, estime Thomas Mazloum, en charge du programme de formation de Crystal Cruises. Cette année, le croisiériste a placé sur ses bateaux des inspecteurs chargés d’évaluer incognito la qualité des échanges entre la clientèle et les membres du personnel.Très compétents dans leur domaine, ces derniers se montraient nettement moins brillants dès lors que la question posée concernait un autre service. Dans le monde du voyage de luxe, où l’on se livre une concurrence féroce autour d’une riche clientèle relativement réduite, un service plus soigné peut faire la différence. “Des télés à écran plat au mur, c’est à la portée de tout le monde. Mais, au bout du compte, c’est l’humain qui détermine le vécu du client”, insiste Brian O’Connor, porte-parole de la prestigieuse ligne Cunard du croisiériste Carnival. Celle-ci organise depuis longtemps des “soirées spa” pour ses équipages et encourage son personnel à se rendre aux répétitions générales des spectacles proposés à bord pour pouvoir ensuite les décrire aux clients curieux. Un personnel ainsi formé peut donner un véritable coup de fouet au chiffre d’affaires : en parlant avec enthousiasme d’une excursion à terre ou d’un massage des pieds, un employé pourra inciter subtilement son client à dépenser plus. Depuis l’an dernier, le Phoenician, un complexe haut de gamme de Scottsdale, dans l’Arizona, incite ses employés à déguster d’excellents vins dans le but d’en faire des sommeliers. Une bonne cinquantaine d’entre eux (dont des maîtres nageurs, un réceptionniste et un comptable) ont déjà passé un examen international de base en sommellerie. Et ça marche : le Phoenician sert un plus grand nombre de boissons, affirme Sean Marron, le directeur des vins. Son prochain objectif ? Transformer les masseurs en sommeliers. Car, selon lui, “il n’est pas de public plus captif”qu’un client allongé sur une table de massage. Michelle Higgins Dessin de Paul Slater paru dans The Times Magazine, Londres. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 51 DU 22 AU 28 MA RS 2007 855p52-53 techno 20/03/07 10:53 Page 52 technologie i n t e l l i g e n c e s ● Pleins feux sur le thermosolaire ÉNERGIE En Espagne, ■ Fluide thermovecteur aux Etats-Unis et dans quelques autres pays, l’utilisation du rayonnement solaire est prise de plus en plus au sérieux, notamment avec la construction de plusieurs centrales. CORRIERE DELLA SERA Milan armi les énergies renouvelables, une technologie semble émerger et offrir des avantages jusqu’ici inexploitables. Utilisant le rayonnement solaire, celle que l’on a baptisée “énergie solaire thermodynamique” compte parmi ses plus importants partisans le Prix Nobel de physique Carlo Rubbia. Le physicien a participé luimême aux recherches qui ont conduit à la naissance de la centrale Archimède, en Sicile. Mais celle-ci est restée inachevée après son renvoi de la présidence de l’Agence pour les nouvelles technologies, l’énergie et l’environnement (ENEA)]. Accueilli en Espagne, il collabore actuellement à un programme prévoyant la construction d’une vingtaine de centrales thermosolaires réparties dans diverses régions de la péninsule Ibérique. Douze d’entre elles sont déjà en construction. Grâce à cette nouvelle technologie, le programme espère produire 1 500 mégawatts d’ici à 2020, ce qui permettrait de réduire les importations de pétrole. Mais le solaire thermodynamique a également traversé l’Atlantique pour venir s’implanter aux Etats-Unis, à Boulder City, dans le Nevada. La Nevada Solar One, une centrale de 64 mégawatts, fruit du Concentrated Solar Power Project, qui a remis le solaire au goût du jour de l’autre côté de l’Atlantique, devrait bientôt entrer P Rayons solaires Réservoir de stockage Tube récepteur Miroir collecteur Structure de soutien Les rayons solaires rebondissent sur les miroirs collecteurs et frappent le tube récepteur. A l’intérieur du tube récepteur circule un fluide thermovecteur qui absorbe la chaleur et converge à travers un système de conduites dans des réservoirs de stockage. Les réservoirs constituent le système d’accumulation thermique, qui permet de stocker le gaz réchauffé à haute température. Source : “Corriere della Serra” Panneaux solaires à haute concentration Echangeur de chaleur Le mécanisme de fonctionnement Générateur Turbine Réchauffement additionnel Fluide à réchauffer Tour de refroidissement Vapeur Depuis les rayons du soleil jusqu’à la production d’énergie électrique : le fluide réchauffé à haute température actionne les turbines auxquelles est relié le générateur d’électricité. LA TECHNOLOGIE DE LA HAUTE TEMPÉRATURE la technologie doit encore être développée et améliorée. Pour l’heure, la contribution de M. Rubbia se concentre sur l’étude des nouveaux fluides et sur le stockage thermique. Concernant les premiers, le scientifique a opté pour des sels fondus non polluants (contrairement aux huiles utilisées jusqu’ici), tandis que le procédé de stockage mis au point permet d’emmagasiner le fluide à haute température, que l’on peut ensuite utiliser à différents moments. Lorsque M. Rubbia dirigeait l’ENEA, un brevet portant sur le fameux tube concentrateur avait été développé, ce qui pourrait être un point de départ pour s’imposer dans le nouveau paysage technologique. L’ENEL, en service. Ce sera la première d’une longue série. Nevada Solar One, dont le coût s’élève à 220 millions de dollars [166 millions d’euros], a été conçue par la société Solargenix, ainsi que par le groupe espagnol Acciona. Mais les initiatives tant espagnoles qu’américaines font appel à la technologie allemande du groupe Schott, qui fabrique ce qui est considéré comme le cœur même des nouvelles centrales thermosolaires, un tube à l’intérieur duquel circule le gaz porté à haute température par les rayons solaires concentrés obtenus grâce à des panneaux concaves. Naturellement, nous sommes encore dans une phase de recherche, et principale entreprise électrique d’Italie, qui était engagée aux côtés de l’ENEA dans la centrale sicilienne, semble toujours intéressée par l’idée, et d’autres sociétés plus petites pourraient également en tirer quelque profit. En attendant, M. Rubbia continue de travailler avec les Espagnols sur plusieurs projets. Il a également renoué des relations avec l’Italie grâce à l’appel du ministre de l’Environnement, Alfonso Pecoraro Scanio. On peut donc s’attendre à des résultats concrets et espérer qu’après les grandes déclarations, les veto et les palabres inutiles sur les énergies renouvelables, on puisse enfin commencer à travailler sérieusement. Giovanni Caprara MODE D’EMPLOI Une centrale pour 200 millions d’euros Pour le Prix Nobel de physique Carlo Rubbia, le solaire thermodynamique ouvre des perspectives intéressantes, notamment dans les pays en voie de développement. e caractère innovant du solaire thermodynamique réside principalement dans sa capacité à permettre à tout moment l’utilisation de l’énergie produite grâce à l’accumulation sous forme de chaleur, à haute température, de l’énergie provenant du soleil, avec une très grande efficacité et à un faible coût. De plus, il transforme la nature aléatoire de la lumière solaire et le cycle jour-nuit en une énergie toujours disponible qui répond à tous les besoins de l’utilisateur. Dans le solaire thermodynamique, l’accumulation est déterminée par la différence L cyclique de température d’un sel fondu conservé dans deux récipients (thermostats) de dimensions adéquates, l’un chaud et l’autre froid, le sel fondu passant alternativement de l’un à l’autre. Il est transféré du second au premier pour être réchauffé par l’énergie solaire, puis du premier au second pour refroidissement, de manière à générer le travail électrique à l’aide d’un échangeur de chaleur qui alimente une turbine. Un autre point fort du solaire thermodynamique tient à la grande efficacité de conversion de la lumière solaire en énergie électrique puisque, en conditions optimales, environ 40 % de l’énergie thermique est convertie en énergie électrique à l’aide d’un turboalternateur ordinaire. L’accumulation thermique est très efficace, si l’on pense que le sel fondu accumulé par la différence de température correspond à ce qui serait produit par une chute d’eau de 70 kilomètres ! L’accumulation de 1 mégawatt par heure est réalisable avec deux récipients d’un volume de 5 mètres cubes seulement. Le coût relativement modique, ainsi que la simplicité et la robustesse remarquables du système de miroirs utilisé pour concentrer la lumière solaire sur un mince tube constituent aussi des atouts non négligeables. Ces centrales n’exigent pas non plus de combustible, ne font courir aucun risque et ne produisent pas de déchets. Leur construction peut se faire en beaucoup moins de temps (environ trois ans), à un coût d’environ 200 millions d’euros. Cela reste encore cher comparé aux sources d’énergie classiques, mais on s’at- COURRIER INTERNATIONAL N° 855 52 DU 22 AU 28 MARS 2007 tend à ce que ce système devienne compétitif par rapport au nucléaire, une fois qu’on en décidera la production de masse. Il est possible d’envisager deux filières différentes pour les centrales solaires thermodynamiques : les sites de grandes dimensions, reliés au réseau électrique international, et d’autres plus modestes (jusqu’à quelques mégawatts), adaptés aux régions isolées et difficiles d’accès, notamment dans les îles et les pays en développement. On se souviendra enfin que les vastes régions désertiques et ensoleillées de la rive sud de la Méditerranée sont susceptibles de produire de très grandes quantités d’énergie électrique et pourraient être reliées au système de distribution européen. Carlo Rubbia, Corriere della Sera, Milan 855p52-53 techno 20/03/07 10:54 Page 53 - © Mano à mano la santé vue d’ailleurs Haro sur l’huile essentielle d’arbre à thé e ne verrais pour ma par t aucun inconvénient à ce qu’on l’interdise dès demain. J’ai utilisé l’huile essentielle d’arbre à thé une fois, dans un shampooing. Je ne recommencerai plus jamais. J’ai pourtant bien aimé l’odeur de menthol et la sensation de fraîcheur. Mais au bout de quelques heures, mon cuir chevelu a commencé à me gratter, puis à peler. Le lendemain, on aurait dit qu’un gros trafiquant de drogue colombien avait éternué sur mes épaules. L’huile essentielle d’arbre à thé [Melaleuca alternifolia, sans lien avec le thé, Camelia sinensis] est un produit puissant. Elle connaît une telle popularité qu’on en a fait un ingrédient des lotions et crèmes contre l’acné, un antiseptique pour les coupures et les écorchures et un astringent léger pour les shampooings, les gels douche et les baumes décongestionnants. Une ubiquité qui a fini par attirer l’attention des scientifiques, lesquels n’ont pas tardé à tirer la sonnette d’alarme. Selon une analyse approfondie du Comité scientifique des produits de consommation de l’Union européenne, publiée en 2004, la présence d’huile essentielle d’arbre à thé dans les cosmétiques et les savons a peu de risques de poser des problèmes tant que sa concentration reste inférieure à 1 %. En revanche, au-delà de ce seuil, elle peut provoquer des irritations cutanées chez certaines personnes. Deux problèmes préoccupent les chercheurs. Au début du mois de février, un article du New England Journal of Medicine conseillait aux parents d’éviter d’utiliser les produits contenant de l’huile d’arbre à thé sur leurs enfants parce que trois jeunes garçons avaient présenté une gynécomastie, un développement excessif des seins. Le deuxième problème a trait à la stabilité de l’huile essentielle d’arbre à thé. Elle tend à s’oxyder lorsqu’elle est exposée à la lumière et à l’air, ce qui peut augmenter ses effets irritants. “Notre plus grande inquiétude est que les substances dangereuses ou toxiques le deviennent encore plus – jusqu’à trois fois plus – à température ambiante et en étant exposées à l’air et la lumière”, précise le Comité scientifique de l’Union européenne. Pour certains, ces propos sont exagérés. L’oxydation peut être diminuée par l’ajout d’antioxydants tels que les vitamines C et E, ou en modifiant la composition des produits. Tony Burfield, de Cropwatch, une organisation de défense des remèdes traditionnels, met en garde contre un autre danger, qui est de faire le jeu des grands laboratoires pharmaceutiques. Selon lui, un rapport sera bientôt remis aux experts de l’Union européenne et il devrait apaiser leurs inquiétudes. Mais, tant que les scientifiques de Bruxelles n’auront pas obtenu satisfaction, les remèdes ancestraux risquent de ne plus avoir leur place dans les armoires à pharmacie. J e d s d r a i l l i 8m . 0 3 0 2 n e terriens z e s s a l i t Y aura r u o p e c a l de p ? e d n o tout le m .40 0 2 à s r a m 7 2 i d Mar ue iq h p a r g o m é d g n ba bouleverser va n 2030, le big o ti la u p o p la issance de Comment la crode. la carte du mon ec En partenariat av vivons curieux Jeremy Laurance, The Independent, Londres COURRIER INTERNATIONAL N° 855 53 DU 22 AU 28 MA RS 2007 www.arte.tv 855p54 écologie 20/03/07 16:06 Page 54 écologie i n t e l l i g e n c e s ● Des villes au bord de la congestion DÉMOGRAPHIE En risquent fort d’épuiser les ressources de plus en plus maigres de la Terre, tout en contribuant grandement à la dégradation de l’environnement. Elles souffrent d’ores et déjà de tout un catalogue de maux. Une étude conjointe de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a établi que sept mégalopoles – Mexico, Pékin, Le Caire, Jakarta, Los Angeles, São Paulo et Moscou – respiraient un air chargé de trois fois plus de particules polluantes que la limite fixée par les directives sanitaires de l’OMS. Dans chacune des vingt villes étudiées par l’OMS et le PNUE, au moins un agent polluant important dépassait le taux limite acceptable. ■ 2050, les deux tiers de la population mondiale vivront en zone urbaine. Une tendance qui ne sera pas sans conséquences sur l’environnement et la qualité de vie dans les cités du futur. E MAGAZINE Norwalk (Connecticut) i les grandes villes font aujourd’hui partie de notre paysage quotidien, elles relèvent pourtant d’un phénomène relativement récent. La plus grande partie de l’histoire de l’humanité concerne des populations rurales qui vivaient de la terre. Mais le monde s’urbanise si vite qu’on ne sait pas très bien si la planète dispose de suffisamment de ressources pour gérer cette tendance irréversible. Qui plus est, l’urbanisation galopante concerne surtout des villes mal préparées à une évolution aussi rapide. On parle beaucoup de la “pénurie des naissances”, mais elle ne touche pas Dacca, Bombay, Mexico et Lagos, des villes dont la population ne cesse d’enfler alors que les grandes villes occidentales se dépeuplent. Les premières villes du monde sont apparues dans ce qui est aujourd’hui l’Irak, dans les plaines de Mésopotamie, entre les rives du Tigre et de l’Euphrate. La première à dépasser le million d’habitants fut Rome à l’apogée de son empire, en l’an 5 de notre ère. A l’époque, la Terre ne comptait que de 170 millions d’habitants. La première grande ville du monde moderne fut Pékin, qui a dépassé le million d’habitants vers 1800, suivie de près par New York et Londres. Mais, au début du XIXe siècle, le citadin était l’exception. A cette époque, seuls 3 % de la population mondiale vivaient en milieu urbain. L’industrialisation, amorcée au XIXe siècle et qui s’est poursuivie tout au long du XXe siècle, a accéléré le développement urbain. C’était en ville qu’il y avait du travail, et les nouveaux citadins arrivés des campagnes assuraient aux S RENDEZ-VOUS A ne pas manquer ■ Mardi 27 mars, à 20 h 40, sur la chaîne Arte, une soirée spéciale Thema Futur intitulée “2030 : le big bang démographique”. Deux heures de voyage dans l’espace et le temps pour comprendre les conséquences culturelles et sociales de la poussée démographique. Une émission présentée par Annie-Claude Elkaïm, en partenariat avec Courrier international. DES POPULATIONS PLUS VULNÉRABLES AUX ÉPIDÉMIES Dessin de Ben, Allemagne. ■ Evolution Selon un rapport des Nations unies publié le 13 mars, la population mondiale devrait passer de 6,2 milliards d’individus aujourd’hui à 9,2 milliards en 2050. Cette nouvelle estimation est en hausse de 100 millions de personnes par rapport à celle de 2004. Elle est fondée sur des prévisions plus optimistes en matière de décès liés au sida dans les 62 pays les plus touchés par la maladie. La population des pays les moins développés devrait passer de 5,4 milliards d’habitants actuellement à 7,9 milliards. La population des pays riches devrait se stabiliser à 1,2 milliard d’habitants. Quarante-six pays dont le Japon, l’Italie, la Corée du Sud et la plupart des pays de l’ex-URSS ainsi que plusieurs petites îles devraient voir leur population décroître. usines une main-d’œuvre bon marché et abondante. Mais ces gens trouvaient en ville des conditions de vie malsaines autant dues à la surpopulation qu’au manque d’hygiène. Comme le souligne le Bureau de référence démographique, jusqu’en 1850 environ, de nombreuses villes européennes accusaient une forte dépopulation, les décès dépassant les naissances. Puis les villes se sont peuplées à la faveur de vagues successives de migrations, tant des campagnes que de l’étranger. Dans la première moitié du XXe siècle, c’est en Occident que la croissance urbaine a été la plus rapide. New York, Londres et d’autres capitales du monde industrialisé ont attiré des immigrants et dopé le marché du travail. En 1950, New York, Londres, Tokyo et Paris se prévalaient d’accueillir les plus vastes populations métropolitaines du monde. EN 2050, L’INDE SERA LE PAYS LE PLUS PEUPLÉ DU MONDE Pendant ce temps, la population mondiale a augmenté de façon spectaculaire. Au cours du XXe siècle, elle est passée de 1,65 milliard à 6 milliards. La poussée démographique la plus forte s’est produite à la fin des années 1960, avec un gain net de 80 millions d’individus chaque année. Selon le Rapport sur la démographie mondiale, la population de la planète devrait augmenter de 46 % d’ici à 2050, et nous serons plus de 9 milliards.Tandis que les pays développés accusent une baisse démographique due à celle de la natalité et au contrôle strict de l’immigration, on assiste à une explosion démographique dans le tiers-monde. L’Inde devrait ainsi voir sa population augmenter de 52 % pour atteindre 1,6 milliard d’ici à 2050, ce qui fera du sous-continent le pays le plus peuplé du monde, devant la Chine. Le Pakistan voisin atteindra quant à lui à la même échéance les 349 millions d’habitants, soit une progression de 134 %. La population de l’Afrique pourrait doubler pour arriver à 1,9 milliard. Selon un rapport des Nations unies datant de 1994, sur les COURRIER INTERNATIONAL N° 855 54 2,5 milliards de citadins du monde, 1,7 milliard vivaient alors dans des pays moins développés, qui sont également ceux qui abritent les deux tiers des mégalopoles. Cette tendance s’accélère rapidement. Selon l’association britannique People and the Planet, en 2007, 3,2 milliards d’êtres humains – soit plus que la population mondiale en 1967 – vivront dans des villes.Voilà qui promet de déboucher sur un bouleversement à très court terme des équilibres démographiques dans les villes du monde, et, à plus long terme, sur l’émergence de nouvelles mégalopoles que l’on serait aujourd’hui loin de soupçonner. “On estime qu’en 2050 les deux tiers de la population mondiale vivront en zone urbaine, ce qui accroîtra la pression sur l’infrastructure de l’espace et les ressources des villes, et mènera à une désintégration sociale et à une terrible misère urbaine”, prédit pour sa part Werner Formos, président du Population Institute de Washington. L’irrésistible ascension des mégalopoles, commente TheWashington Post, “pose de formidables défis en matière de services de santé et d’environnement, aussi bien dans le monde industrialisé que dans le monde en développement. Les urbains pauvres des pays en développement vivent dans des conditions d’insalubrité qui n’ont rien de commun avec ce qu’ils ont quitté dans leurs campagnes… A Caracas, plus de la moitié des logements sont des squats. A Bangkok, l’économie régionale est inférieure de 2,1 % à ce qu’elle serait sans le temps perdu en embouteillages. Les mégalopoles de demain posent d’énormes problèmes de gestion des déchets, d’usage de l’eau et de changement climatique.” Au Caire, en Egypte, les toituresterrasses et d’innombrables immeubles sont envahis de tentes improvisées, de cabanes et d’abris en terre. Il n’est pas rare de voir une famille préparer son petit déjeuner sur un brasero, tandis qu’aux étages inférieurs des employés travaillent dans leurs bureaux cloisonnés. Londres a ainsi besoin de près de 60 fois sa propre surface pour approvisionner ses 9 millions d’habitants en produits alimentaires et forestiers. Les mégalopoles DU 22 AU 28 MARS 2007 La plupart des mégalopoles s’exposent à des difficultés d’approvisionnement en eau potable. Johannesburg, en Afrique du Sud, est obligé d’aller puiser son eau à plus de 500 kilomètres, dans les hauts plateaux. A Bangkok, l’eau salée commence à pénétrer dans les nappes phréatiques. Les fondations de Mexico s’enfoncent inexorablement car la ville a trop exploité ses réserves d’eaux souterraines. Plus de 1 milliard de Terriens, soit 20 % de la population mondiale, n’ont pas accès à une eau courante saine. “Quand on sait que 5 milliards de personnes habiteront dans des villes en 2025, il est évident que la demande urbaine en eau augmentera de façon exponentielle. Et, donc, que toute solution à la crise de l’eau est étroitement liée à la gouvernance des villes”, assure Klaus Toepfer, directeur exécutif du PNUE. Les habitants des mégalopoles entassés dans des bidonvilles insalubres sont également vulnérables à de graves épidémies. Lima, au Pérou, qui devrait compter 9,4 millions d’habitants d’ici à 2025, a ainsi connu une épidémie de choléra à la fin des années 1990, qui, comme le soulignait The New York Times, s’expliquait en partie par le fait que “des populations rurales nouvellement arrivées à Lima [vivaient] dans des maisons sans eau courante et [utilisaient] les latrines qui [constellaient] les collines au-dessus de leurs quartiers”. La consommation de produits périmés ou non comestibles et d’eau non potable soumet par ailleurs ces personnes à des problèmes de diarrhée et de déshydratation qui peuvent leur coûter la vie. Il est dès à présent intéressant de se pencher de très près sur certaines de ces mégalopoles, car leur quotidien a toutes les chances de concerner la majorité de la population mondiale. La plupart de ces villes connaissent d’ores et déjà de graves problèmes environnementaux, qu’un afflux massif d’habitants ne pourra qu’exacerber. Aucune des plus grandes villes européennes et américaines ne figure toutefois dans notre classement des centres urbains compromis par le manque d’espace. Divya Abhat, Shauna Dineen, Tamsyn Jones, Jim Motavalli, Rebecca Sanborn et Kate Slomkowski Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 855-p56-57 voyages 20/03/07 10:55 Page 56 voya ge ● BALADE CHEZ LES COW-BOYS TEXANS A Waco, sur les terres de George W. Bush New York peine descendu de l’avion, juste après avoir loué une voiture, la première chose que vous remarquerez est la présence d’un club de tir sur le bord de la route qui mène au centreville. Un quart d’heure plus tard, armé d’un fusil, vous pourrez joyeusement faire exploser des pigeons d’argile sur un terrain bordé de peupliers, tout à côté des tours de contrôle. Bienvenue dans le Far West comme on l’aime, dans cette bonne vieille ville de cow-boys,Waco,Texas ! Accueillante, libérée, elle est aussi vaste que les plaines environnantes couvertes d’herbe sèche. “Nous préférons que les gens nous appellent avant s’ils veulent louer un fusil”, grommelle Greg Surber, responsable du Waco Skeet and Trap Club, l’un des plus grands clubs de tir du pays, où le premier venu peut louer un fusil, acheter des munitions et tirer sur des cibles d’argile lancées depuis des tours qui, fort heureusement, tournent le dos aux pistes de l’aéroport. Mais, même si vous décidez, comme moi, d’y faire un tour sans crier gare, Greg et les autres membres du club seront toujours ravis de faire plaisir à un étranger. Cela fait plus d’un siècle que les derniers cowboys ont traversé les rues animées de Waco et le fleuve Brazos avec leurs troupeaux pour remonter la piste de transhumance, la Chisholm Trail. Mais la ville, qui n’a rien perdu de sa tolérance et de son esprit libertaire, attire toujours des personnages plus vrais que nature, souvent armés jusqu’aux dents. Cet attrait à double tranchant vaut à la ville le surnom de Wacko [cinglé]. Sa situation géographique exceptionnelle – une cuvette perdue au milieu des plaines plantées d’ormes du cœur du Texas – est peut-être la clé de cette contradiction. Depuis le ciel, la ville ressemble à un fort qui défend la frontière, ce qu’elle était d’ailleurs à l’origine. De plus près, les plaines se transforment en ondulations qui se terminent par des vallées étroites et profondes, idéales pour abriter des ranchs à l’abri des regards indiscrets. Rien d’étonnant, donc, à ce que des personnalités telles que le chanteur de rock Ted Nugent, le géant du fitness Gary Heavin, le gourou de la secte des davidiens David Koresh et même le président George W. Bush se soient bâti de luxueuses propriétés dans la région. [Le ranch de Crawford, véritable résidence secondaire de George W. Bush depuis que celui-ci occupe la Maison-Blanche, est situé à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de la ville.] Ici, on s’adresse souvent aux visiteurs avec des “sir” ou des “ma’am”, mais on les quitte toujours en leur disant “hon” [chéri]. Des cabanes rustiques jouxtent des maisons à colonnade du XIXe siècle, et des grands restaurants vont parfois se nicher dans des trous miteux. Le musée du Dr Pepper, doté d’une riche collection d’histoire et de traditions locales, est l’un des monuments A Située en plein cœur du Texas, la ville a toujours su attirer des personnalités charismatiques. Parmi elles, l’actuel président des Etats-Unis, mais aussi le gourou de la secte des davidiens, David Koresh. Le pub Michna, l’un des nombreux établissements typiques de la ville. incontournables de la ville. En 1885, Charles Alderton, un pharmacien de Waco, a conçu le soda Dr Pepper pour que son goût rappelle l’odeur d’une pharmacie. Aujourd’hui, cette boisson originale est si profondément ancrée dans la culture locale que les habitants de la ville la boivent chaude, avec une rondelle de citron, en guise de café ou de thé. Pour Becky Hodges, gérant d’un hôtel de la ville, “c’est très rafraîchissant, c’est comme un grog sans rhum”. A l’intérieur du musée, ins- Erich Schlegel/The New York Time Syndicate THE NEW YORK TIMES COURRIER INTERNATIONAL N° 855 56 DU 22 AU 28 MARS 2007 tallé dans une ancienne usine de mise en bouteilles, avec des murs de brique et des voûtes, vous pouvez regarder un film d’animation dans lequel Alderton raconte l’histoire du Dr Pepper. Les visiteurs font ensuite la queue devant une fontaine à soda d’époque, en carrelage à damier. Lors de ma visite, une femme coiffée d’un chapeau blanc servait sur un comptoir en marbre du Dr Pepper fabriqué avec du sucre de canne, selon la recette originale. Des murmures s’élevaient au fur et à mesure que les visiteurs goûtaient la boisson. “Ce soda a exactement le même goût que lorsque j’étais petit”, s’est exclamé un homme d’un certain âge coiffé d’un Stetson, avant d’emmener sa famille jusqu’au magasin du musée pour en acheter une caisse entière. Plus haut dans la ville, au bord du fleuve, s’étend le campus de l’université Baylor, l’une des plus anciennes du Texas. Cet établissement baptiste, célèbre pour avoir formé de nombreux politiciens conservateurs, est aussi un haut lieu de la poésie. La bibliothèque Armstrong-Browning recèle en effet une impressionnante collection consacrée au poète britannique Robert Browning, à sa femme Elizabeth Barrett Browning et à leur cercle de connaissances, des libres-penseurs opposés à l’esprit victorien. S’ils avaient été américains, ils se seraient certainement sentis chez eux dans ce bâtiment de style néo-Renaissance aux vitraux immenses où sont exposés nombre de leurs objets personnels – papiers, tableaux et meubles. Le collectionneur Andrew Armstrong, qu’un portrait en pied surplombant la salle de lecture représente portant au doigt la chevalière de Robert Browning, a réuni toutes ces pièces au début du XXe siècle. En longeant vers le nord les pelouses de l’université, huit rues plus haut, vous trouverez l’Old Suspension Bridge, un pont aujourd’hui réservé aux piétons qui enjambe le fleuve Brazos. Ce n’est pas par hasard qu’il ressemble au pont de Brooklyn : achevé en 1870, il a été construit avec des câbles fabriqués par John A. Roebling, l’architecte du pont de Brooklyn. Mais, lorsqu’on regarde aujourd’hui les couples d’amoureux blottis l’un contre l’autre, appuyés sur les balustrades et admirant le coucher de soleil, il est difficile d’imaginer les cow-boys traversant le pont avec leurs immenses troupeaux, en direction des grands marchés du Nord. En suivant vers l’est la promenade de la River Walk, vous atteindrez en cinq minutes à peine le musée des Texas Rangers, qui témoigne de l’univers légendaire des shérifs du vieux Far West : insignes d’argent, chapeaux de cow-boy blancs et une profusion d’armes à feu y sont exposés.Vous y verrez notamment les fusils que les Rangers ont confisqués à Bonnie Parker et Clyde Barrow après leur avoir tendu une embuscade. Mais la plus célèbre tuerie qui a eu lieu à Waco est beaucoup plus récente. “On nous pose sans arrêt des questions là-dessus”, m’explique une employée de l’office 855-p56-57 voyages 20/03/07 10:56 Page 57 carnet de route Le podium présidentiel dans les jardins du Prairie Chapel Ranch, à Crawford. George W. Bush l’a acheté en 1999, lorqu’il était encore gouverneur du Texas. Une vitrine du musée des Texas Rangers. Greg Smith/Corbis Saba L’incendie du ranch de la secte des davidiens, le 19 avril 1993, après un siège de cinquante et un jours mené par le FBI. La ville fut le théâtre d’une horrible tuerie SE LOGER ■ De nombreuses chaînes d’hôtels possèdent des établissements à Waco, mais The New York Times conseille plutôt aux visiteurs de séjourner dans deux bed and breakfast : The Judge Baylor House, 908 Speight Street, ou le Cotton Palace, 1910 Austin Avenue. 0 57 DU 22 AU 28 MA RS 2007 500 km NOUVEAUMEXIQUE Courrier international En contrebas, le Cameron Park vous attend avec sa végétation luxuriante et ses kilomètres d’allées sinueuses. Un autre genre de créatures semblent s’y mouvoir. Sur le sentier qui longe les falaises calcaires du fleuve Brazos, un joggeur s’élance sur ses jambes grêles, disparaissant dans les broussailles pour en resurgir un peu plus tard, mimant une sorte de danse. Des tatous apparaissent et disparaissent. Le chant rythmé des criquets et la douce lumière du soir rendent l’endroit paradisiaque. Une odeur de bœuf grillé flotte autour des arbres, montant des feux allumés sur les bords du fleuve par les habitants de Waco qui s’y réunissent tous les week-ends. Si les cow-boys de la Chisholm Trail devaient revenir aujourd’hui à Waco, il y a fort à parier qu’ils s’y sentiraient chez eux. Finn-Olaf Jones COURRIER INTERNATIONAL N° 855 A VOIR ■ La ville possède de nombreux musées plutôt originaux, comme celui du Dr Pepper, consacré au soda éponyme (300 South 5th Street, www.drpeppermuseum.org. Le musée des Texas Rangers vaut lui aussi le déplacement (100 Texas Ranger Trail, www.texasranger.org.). En vous promenant dans la ville, vous ne pourrez pas manquer le Cameron Park, bordé de nombreux édifices datant du XIXe siècle. Parmi ceux-ci, la maison Earle Harrison est incontournable, (1901 North 5th Street, www.earleharrison.com). Non loin de là, l’université Baylor mérite bien un petit détour, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de la plus ancienne université du Texas. C’est un établissement religieux, de confession baptiste. Son campus abrite la bibliothèque Armstrong-Browning (www.browninglibrary.org), consacrée au poète britannique Robert Browning et à sa femme, Elizabeth Barett-Browning. El Paso ARKANSAS T E X A S Dallas Ranch de Crawford Waco Austin San Antonio MEXIQUE an LOUISIANE gée de grandioses édifices néoclassiques borde le Cameron Park, témoins de la richesse de la région pendant la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque Waco était la capitale mondiale de la culture du coton. Parmi la demi-douzaine de demeures ouvertes au public le week-end, la EarleHarrison House, construite en 1858, est digne du film Autant en emporte le vent. Lors de mon passage, un samedi soir, un public frénétique se trémoussait dans ses jardins. La plupart des hommes portaient un smoking et des bottes de cow-boy, le costume traditionnel des mariages texans, dont beaucoup se déroulent dans cette demeure. r Rio G du tourisme en me tendant un plan où figure l’emplacement de l’ancien ranch de la secte des davidiens, situé à environ 11 kilomètres à l’est de la ville. C’est là que David Koresh est mort lors du suicide collectif des membres de la secte, en 1993. Aujourd’hui, il ne reste que les fondations de béton incendiées, perdues au milieu des plaines d’herbe sèche balayées par le vent. Face aux ruines, quatrevingt-six lilas des Indes couverts de fleurs blanches rendent hommage aux quatre-vingt-six personnes qui ont perdu la vie lors des affrontements entre le FBI et les membres de la secte des davidiens, la plupart dans l’incendie du 19 avril 1993. “On trouve encore plein de douilles”, assure Ron Goins, un habitant du lieu. Il s’est installé à proximité de l’ancien ranch juste après la tragédie (même s’il affirme ne pas appartenir à la secte) et il vient parfois saluer les visiteurs arrivant par la route de gravier. Des photos et divers objets sont exposés dans la chapelle commémorative construite sur les ruines du bâtiment principal. Pour ne pas rester sur une sinistre impression, poursuivez votre route au nord de Waco sur un peu moins de 6 kilomètres, pour visiter le Homestead Craft Village, où vit un tout autre genre de communauté religieuse. Ce groupe, fondé en 1973 à New York, compte aujourd’hui un millier de membres et prône un retour à la simplicité de la vie agricole et la défense des traditions locales. “Nous avons des voitures et des téléphones, mais nous aspirons à la dignité d’un mode de vie simple et autosuffisant, et nous aimons les choses bien faites”, confie Kevin Durkin, qui, après avoir abandonné ses études à l’université Columbia, est devenu charpentier pour la communauté. La boulangerie du village, dirigée par des jeunes femmes, est très populaire auprès des habitants de Waco. On en comprend facilement la raison : la plupart des ingrédients, jusqu’à la mélasse utilisée pour sucrer les petits pains, sont produits sur place par la communauté. Même si a priori on peut penser le contraire, avaler un beignet ou un roulé à la cannelle, ici, peut être bon pour la santé. Avec sa forge et son moulin à blé, le village ressemble à une apparition tout droit sortie du XIXe siècle. Les magasins d’artisanat vendent de beaux meubles fabriqués par la communauté, des savons, des bougies et de superbes poteries teintes avec du cuivre. En été, vous pourrez regarder les hommes, un chapeau de paille sur la tête, former des meules de foin à l’aide de grandes fourches. De retour à Waco, d’autres visions du passé vous attendent : une ran- Mark Graham/The New York Time Syndicate Christopher Morris/VII Y ALLER ■ La ville de Waco n’est dotée que d’un aéroport régional. Pour vous y rendre, il vous faudra donc prendre un vol à destination de Dallas. Ensuite, vous pourrez soit louer une voiture et parcourir les 156 kilomètres qui vous séparent de Waco, soit prendre une correspondance. Plusieurs vols quotidiens sont assurés à partir de Dallas par les compagnies aériennes Continental et American Eagle. Houston GOLFE de DU MEXIQUE ■ Retrouvez tous nos Voyages sur courrierinternational.com Publicite 20/03/07 16:05 Page 56 PUBLICITÉ 59-63 inde 20/03/07 19:59 Page 59 Retrouvez l’édition quotidienne au Salon du livre indi a vous donne un rendezvous quotidien avec la culture indienne. ce petit journal Courrier REPÈRES India sera disponible à l’entrée du Salon et sur notre stand (n° 120, allée F). Officiellement, l’Inde a deux noms : Bharat en hindi et India en anglais. Le premier article de la Constitution est clair sur ce point. Mais, s’il a des racines culturelles et religieuses fortes, le nom Bharat, il faut le rappeler, n’en reste pas moins polémique puisqu’il renvoie avant tout à une temporalité hindoue. Littérature du sang, littérature du sol ■ L’Inde est une marqueterie de familles et de zones linguistiques puisqu’on y parle 415 langues différentes. D’après la Constitution indienne, promulguée en 1950, le hindi et l’anglais sont les deux langues of ficielles de l’Union. Cet état de fait a duré jusqu’en 1965, date à laquelle le hindi est devenu l’unique langue officielle. Mais le système des deux langues officielles a finalement été maintenu sous la pression des Etats dravidiens du sud du pays, qui refusaient de se voir imposer une langue indoar yenne et dénonçaient cet impérialisme linguistique du Nord. Aujourd’hui encore, l’anglais est la lingua franca. On estime que 30 % des Indiens en maîtrisent les bases, tandis que seulement 5 % le parlent couramment. Pour Nayantara Sahgal, écrivaine renommée, la littérature est toujours profondément nationale. OUTLOOK New Delhi Piyal Adhikar y/Epa/Sipa I Un libraire dans son échoppe à Calcutta. Fridolin Furger/Opale l y a bien des années, alors que je poursuivais mes études aux EtatsUnis, la plupart des Américains affichaient une ignorance surprenante vis-à-vis du reste du monde. Je me souviens avoir écouté un jeu radiophonique où la première personne à donner la bonne réponse recevait une somme d’argent. L’émission s’est terminée par une question à 64 000 dollars : “Existe-t-il une autre Athènes que celle située dans l’Ohio ?” Après un long silence, une personne a levé la main et répondu : “Oui, en Grèce.” Cette réponse lui a valu un tonnerre d’applaudissements et le pactole. Aujourd’hui, chaque fois que j’entends dire, avec une grande autorité, qu’il n’y a pas d’écrivain indien de valeur en dehors de la diaspora, ce jeu me revient à la mémoire. Je repense à tous ces gens qui connaissaient l’Athènes de l’Ohio, mais pas la capitale grecque. Nous vivons vraiment une époque étrange ! Je me rappelle une merveilleuse phrase que Nirmal Verma [écrivain hindiphone très renommé] a prononcée au cours d’une interview donnée il y a une dizaine d’années. Il a affirmé qu’en dehors des deux grandes épopées hindoues du Ramayana et du Mahabharata l’Inde en avait une troisième : sa culture. J’ajouterai pour ma part que, si un produit mérite l’estampille “made in India”, c’est bien cette culture composite et multidimensionnelle qui n’a pas d’équivalent ailleurs dans le monde. Si elle est tou- L’auteur Nièce de Jawaharlal Nehru, grand leader indépendantiste et premier Premier ministre de l’Inde indépendante, Nayantara Sahgal est née en 1927. Elle est l’auteur, notamment, d’un essai, de trois recueils épistolaires et de cinq romans. jours là après cinq mille ans d’existence, nous savons que c’est grâce à son ouverture et à son pouvoir d’assimilation. Pourtant, nous la tenons pour acquise, nous oublions qu’elle est le fruit d’un miracle permanent. Personnellement, je ne sais comment je pourrais me satisfaire d’une uniformité monoculturelle. Je suis hindoue par un hasard de naissance, mais à moitié musulmane par ma culture, sans parler de toutes les influences chrétiennes, bouddhistes et athées qui font partie intégrante de mon indianité. La littérature indienne est bien implantée en dehors de notre pays, et cette migration lui a apporté une dimension fascinante. De nombreux livres voient en effet le jour sur tous les continents. Mais, si l’art s’est exporté, les frontières ne disparaissent pas pour autant. Elles sont toujours là. J’entends souvent parler d’un “monde unique”, mais c’est une fable de notre temps. Notre monde est plus étroitement lié, COURRIER INTERNATIONAL N° 855 59 mais l’Etat-nation est encore très présent. Les pays se prêtent à d’intenses marchandages pour protéger leurs ressources et préserver leur identité. Aussi longtemps qu’il y aura des Etats-nations, il y aura des littératures nationales, chacune issue d’un terreau particulier et des profondeurs de sa conscience collective. Jawaharlal Nehru, qui était lui-même écrivain, a décrit notre propre conscience collective en ces termes : “Nous sommes très vieux et un nombre incalculable de siècles murmurent à nos oreilles.” Notre position géographique est ce qui nous donne notre vision particulière des choses, avec les idées et les conclusions qui en découlent. Mais il est beaucoup trop tôt pour dispenser la littérature d’une empreinte géographique qui lui donne sa vision unique et relie l’œuvre au sol, même si la théorie communément admise aujourd’hui nous dit que les liens transculturels sont plus importants que les origines. DU 22 AU 28 MARS 2007 Taux d’alphabétisation par Etat (recensement de 2001) JC HP PE ARP UT HA SI JH UP RA AS ME GU BI MP CH BO TR NA MAN MI OR MA ANP GOA KA TN KE Moyenne nationale : 64,8 en % Plus de 90 De 80 à 89,9 De 70 à 79,9 De 64,8 à 69,9 De 60 à 64,7 De 50 à 59,9 Moins de 50 ANP Andhra Pradesh, ARP Arunachal Pradesh, AS Assam, BO Bengale-Occidental, BI Bihar, CH Chhattisgarh, GU Gujarat, HA Haryana, HP Himachal Pradesh, JC Jammu-et-Cachemire, JH Jharkhand, KA Karnataka, KE Kerala, MA Maharashtra, MAN Manipur, ME Meghalaya, MI Mizoram, MP Madhya Pradesh, NA Nagaland, OR Orissa, PE Pendjab, RA Rajasthan, SI Sikkim, TN Tamil Nadu, TR Tripura, UP Uttar Pradesh, UT Uttaranchal Source : <www.censusindia.net> Du 22 au 27 mars, l’Inde est à l’honneur au Salon du livre de Paris. A cette occasion, Courrier international 59-63 inde 20/03/07 19:51 Page 60 Retrouvez l’édition quotidienne au Salon du livre visibles en Inde, où il n’y a pas une littérature unique mais une littérature variant avec les régions, et ce non seulement parce que la langue est différente, mais aussi parce que l’imagination se nourrit autant de l’histoire, de la mémoire et de la psychologie d’un lieu que de l’expérience personnelle. De la même manière, la littérature de la diaspora recouvre différentes régions et a ses propres espaces. Un écrivain expatrié pourra émanciper la langue anglaise et la doter de tournures acrobatiques exaltantes, tandis qu’un autre prendra l’Asie comme toile de fond de ses œuvres. La vie quotidienne en Inde produit son propre style. Ceux qui vivent dans notre pays sont confrontés aux dures réalités d’un environnement socio-politique qui fait coexister le système des castes, la corruption et l’extrémisme religieux avec les ordinateurs, les satellites et la révolution sexuelle. Qui peut s’intéresser le mieux à tout cela si ce n’est les individus dont la vie s’en trouve directement affectée ? Les grandes batailles pour un monde nouveau se livrent sur notre propre sol et elles consistent en partie à mettre notre univers en mots. Ces histoires ne traitent pas de façon abstraite des conditions sociales ou politiques. Elles évoquent les saveurs fondantes d’un plat d’une grand-mère, le bruit de la pluie sur le toit ou l’amour porté à un être cher. Elles seraient entièrement différentes si elles se déroulaient ailleurs, sous d’autres cieux, dans une autre société. Compte tenu des dangers et des défis auxquels nous sommes confrontés dans notre pays et des changements que nous devons introduire dans notre société, nous pouvons nous estimer heureux d’avoir des romanciers et des poètes engagés politiquement. L’artiste est un animal politique, surtout quand les barrières entre le public et le privé tombent et que des foules de gens souffrent des conséquences d’événements publics dans leur vie privée. L’art est incapable de flotter dans le vide. Il est toujours lié, et extrêmement réceptif, à son environnement.Où que l’on se trouve, il y a, bien sûr, des choses universelles. On n’a pas besoin d’émigrer pour se sentir exilé ou coupé des autres. En témoigne mon enfance dans l’Inde britannique. J’en étais arrivée à me sentir étrangère dans ma propre ville natale car, au cœur d’Allahabad [dans l’Etat d’Uttar Pradesh], il n’y avait plus aucune trace de mon pays. Les cinémas ne projetaient que des films anglais ; le pâtissier était anglais et vendait des gâteaux anglais ; tous les établissements répondaient aux besoins d’une clientèle anglaise.Toute révolte contre cet ordre de choses était passible d’emprisonnement, d’expulsion ou de mort : mon père est l’un de ceux qui ont payé de leur vie leur rébellion. Mais pourquoi remonter à mon enfance dans un pays occupé ? Je continue, dans une certaine mesure, à me sentir étrangère dans un monde dont je n’approuve pas les accords politiques, les priorités économiques et les solutions militaires. Un certain nombre d’habitants de cette planète sont dans un état de marginalisation permanent, obligés de vivre dans les conditions établies par ceux qui imposent leur loi. Inversement, un immigré peut se sentir profondément enraciné dans le pays où il s’est installé. L’être humain a besoin de racines, et c’est naturellement qu’il s’adapte à son environnement et qu’il se laisse influencer par lui. C’est peut-être pour éviter qu’ils ne s’identifient à leur nouvel univers que les diplomates, qui sont des êtres beaucoup moins sensibles que les écrivains, sont mutés à un nouveau poste tous les trois ans. Il n’y a donc pas de ligne de démarcation précise entre l’exil – ou l’exclusion – et les origines. Et une telle distinction n’existe pas non plus en littérature. En dernière analyse, il n’y a que deux catégories d’œuvres de fiction : les bonnes et les mauvaises. Mais ce qui distingue les ouvrages écrits en Inde de ceux rédigés dans une autre région du globe, c’est simplement qu’ils sont le fruit d’une sensibilité locale. C’est un atout inestimable, dont nous ne devons pas nous défaire, du moins tant qu’il existe des Etats-nations et des littératures nationales. Nayantara Sahgal Groupes linguistiques du sous-continent indien Our Cac La dou he da Do miri khi gri n Ourdou Awadhi d i Sin dh B E T Gujarati Bhili i k a n K o n BA. Gondi DU Iles Laquedives (Inde) Malayalam Tamoul 0 S-L Langues indo-aryennes G OLFE B ENGALE 600 km Conversation avec un auteur mondialisé Amitav Ghosh évoque tour à tour son choix de l’écriture en anglais, l’ouverture de l’Inde au monde et le rapport entre littérature et changements sociaux. THE HINDU (extraits) Madras Quelle est votre position sur les questions concernant l’écriture en anglais ? AMITAV GHOSH Je pense que mon point de vue est différent de celui de beaucoup d’autres écrivains, car les choses se passent de façon très différente au Bengale, dont je suis originaire. A Delhi ou à Bombay, un gouffre gigantesque sépare les auteurs anglophones de ceux qui écrivent en hindi [langue nationale parlée dans tout le nord du pays] ou en marathi [langue régionale du Maharashtra]. Ils vivent pratiquement dans deux univers distincts. Or cela ne vaut absolument pas à Calcutta. Tous les grands écrivains bengaliphones sont des amis très proches. Je les connais, je lis leurs livres, je me sens moi-même profondément influencé par leur travail. Et cela transparaît dans mon œuvre. FAMILLE DRAVIDIENNE FAMILLE AUSTRO-ASIATIQUE Iles Andaman (Inde) Jarawa, Sentinel, Onge Tulu FAMILLE INDO-EUROPÉENNE Lushei li Benga Kui Oriya Ourdou Télougou Kannada m yala Mala Sanskrit Parlé dans 2 villages du Karnataka et 1 village du Madhya Pradesh Aka Adi Khamti Abor BH. s amai Bodo Ass Garo Khasi MYANMAR Ourdou Marathi M ER D’O MAN Népalais Maithili Bihari Santali Kurukh i Sources : “Inde” (Max-Jean Zins, éd. La Documentation française, coll. Asie plurielle), <www.ethnologue.com> Marwari i Rajasthani Né en 1956 à Calcutta, Amitav Ghosh est un auteur emblématique de la nouvelle génération d’écrivains indiens de langue anglaise. Ce fils de militaire a grandi au Sri Lanka, en Inde, en Iran et au Bangladesh, avant de partir étudier au Royaume-Uni, puis aux Etats-Unis. Il réside actuellement à New York, où il enseigne à l’université Columbia. Son style et son souci du détail ont séduit la critique et tous ses romans ont obtenu de prestigieuses récompenses, dont le prix Médicis étranger pour Les Feux du Bengale en 1990. Quatre de ses cinq romans et un de ses trois volumes d’essais sont disponibles en français aux éditions du Seuil. i I ipur T NÉPAL H ■ Biographie CHINE Pahari Pendjabi Garhwali Kumauni PAKISTAN A l’occasion du Salon du livre, la maison d’édition Le Thé des écrivains publie Tête-à-tête, un recueil d’entretiens avec onze éditrices indiennes. Man AFGHANISTAN ■ Femmes Ulf Andersen/Gamma Les effets du sol sur l’écriture sont Langues munda Langues môn-khmères FAMILLE TIBÉTO-BIRMANE FAMILLE ANDAMANAISE Oriya Une des 22 langues officielles répertoriées Pahari Autre langue COURRIER INTERNATIONAL N° 855 60 La mondialisation a-t-elle eu un effet sur votre expérience d’auteur anglophone ? Les nouvelles technologies de l’information ont eu un impact extrêmement libérateur ces vingt dernières années. Je pense qu’elles ont permis à une nouvelle catégorie de personnes de rejoindre la bourgeoisie. Ce ne sont pas des gens qui ont grandi dans le milieu des clubs ou des pensionnats chics. Ce sont des individus issus de la classe moyenne, qui ont étudié sérieusement, travaillé dur et réussi leur ascension par leur intelligence. Je ne dis pas que la méritocratie fonctionne à plein, car il est évident qu’un fils d’agriculteur ne peut pas gravir tous DU 22 AU 28 MARS 2007 les échelons de la hiérarchie sociale. Mais la paysannerie riche et les gros propriétaires terriens sont très bien représentés, c’est une évolution considérable de la société indienne. En tant que romancier, je vois la différence. Etre écrivain aujourd’hui n’a rien de commun par rapport à il y a vingt ans. Pour en revenir à la question de la langue dans laquelle on écrit, c’est la vraie différence que je remarque. Elle ne tient pas tant à l’écrivain qu’au lecteur. Quand j’ai commencé à écrire, j’enviais beaucoup aux auteurs bengaliphones ou hindiphones l’amour que leur portait leur lectorat. Et je me disais que c’était une porte qui me serait éternellement fermée : sentir cet amour chez mon lectorat, sentir que j’ai touché une fibre essentielle de leur être. Mais, aujourd’hui, cela a évolué. En quoi l’évolution de la société indienne influence-t-elle l’écrivain aujourd’hui ? Le modèle du roman en Occident est lié à une communauté unilingue, ce qui n’est pas le cas dans notre pays. Quand j’ai écrit mon premier roman, Les Feux du Bengale [éditions du Seuil, 1990], qui aborde le thème de la condition des travailleurs immigrés au Moyen-Orient, tout le monde s’est offusqué, estimant que ce n’était pas un “sujet littéraire”.Voilà pourquoi je pense que la littérature indienne de langue anglaise a été novatrice : elle ne s’est pas limitée à un seul et unique Etatnation ou à un seul et même endroit, et j’ai l’impression que cela continue aujourd’hui… J’ai beaucoup voyagé à l’étranger et j’ai pris conscience que l’Inde n’était pas un lieu qui se trouve uniquement sur le territoire national. Cela a beaucoup contribué à m’ouvrir les yeux sur mon pays. Depuis maintenant deux cents ans, les Indiens émigrent partout dans le monde, à l’île Maurice, en Malaisie ou en Birmanie [Myanmar], par exemple. Et c’est cela qui m’intéresse le plus maintenant, la manière dont l’Inde en est arrivée à être, d’une certaine façon, aussi dispersée. Subash Jeyan 59-63 inde 20/03/07 19:52 Page 61 Retrouvez l’édition quotidienne au Salon du livre Coup de jeune chez les écrivains indiens ■ Altaf Tyrewala, l’auteur de Aucun dieu en vue. Une nouvelle génération, plus audacieuse que la précédente, est apparue sur la scène littéraire. Regard sur quatre auteurs qui bousculent les traditions. THE HINDU (extraits) u centre d’appels, où des légions sans cesse plus nombreuses de jeunes Indiens urbains bardés de diplômes gâchent leurs talents et leurs connaissances. L’action se passe à Gurgaon, une ville nouvelle à 35 kilomètres de Delhi, où de monstrueux centres commerciaux et centres d’appels annoncent un XXIe siècle version indienne. Bhagat, qui travaillait auparavant dans le secteur de l’informatique, dénonce ce nouveau mode de vie, dans lequel il voit une recolonisation de son pays – à ceci près que celle-ci opère non par la violence, mais en exploitant les désirs charnels de ses concitoyens. Stylistiquement, ce roman se distingue par son usage d’un anglais argotique, véritable lingua franca des classes moyennes urbaines, et par son renoncement à la diction recherchée caractéristique des ouvrages de nombreux auteurs de la génération précédente. Les nouvelles parutions indiennes relatent des expériences de vie très différentes et les genres et sous-genres se multiplient – la bande dessinée et surtout la fantaisie et la science-fiction –, ce qui constitue un indicateur fiable de la professionnalisation du marché du livre. Dans l’ensemble, on remarque surtout un nouvel élan. Ce que confirme Nilanjana Roy, une critique littéraire de 34 ans qui vit également à Delhi et suit depuis plusieurs années les changements de la littérature indienne de langue anglaise. Elle ne voit qu’une explication à cette évolution : les contenus purement “indiens”, jadis incontournables, ont petits jardins du Tamil Nadu. J’ai par exemple une amie qui, en l’espace de un an, a eu des rapports sexuels avec seize garçons. Et elle est incapable de se rappeler par lequel elle a commencé. Nous sommes loin de l’image traditionnelle de la jeune femme du nord de l’Inde. Mais son expérience fait partie intégrante de la biographie et de la partition de la ville, nous parle de la façon dont la vie palpite.” Chetan Bhagat, né à Delhi en 1974, a, lui, trouvé la voix de toute une génération avec one night @ the call center [Une nuit @thecallcenter, éd. Stock, 2007]. Son roman, qui s’est vendu à 1 million d’exemplaires – un record absolu dans un pays où un best-seller ne dépasse jamais les 5 000 exemplaires –, se déroule dans l’univers d’un ■ Chetan Bhagat, l’auteur de Une nuit @thecallcenter. ■ Sarnath Banerjee. Johann Rousselot DR que le pays cherche à se donner par des slogans aussi ronflants que “L’Inde qui brille” [un des slogans de campagne pour les législatives de 2004] ou “L’Inde qui monte”. Ces visions contradictoires sont fréquentes dans les œuvres de la jeune génération d’écrivains. Avec Corridor, Sarnath Banerjee, qui est né à Calcutta en 1972 et vit à Delhi, a par exemple publié il y a trois ans le premier roman graphique de l’Inde. Il s’est surtout attaché à associer le thème de la vie urbaine à une quête passionnée des milieux sociaux et des arômes locaux, qui, selon lui, sont condamnés à disparaître avec la mondialisation et l’homogénéisation de l’Inde. “Nous voulons redécouvrir nos propres voix, explique-t-il. C’est-à-dire raconter l’histoire de notre propre vie. On ne se retrouve vraiment pas dans les récits habituels couvrant trois générations ou dans des histoires de cannelle et de papaye dans les ■ Rana Dasgupta, et son premier roman Tokyo : vol annulé. Basso Cannarsa/Opale ne nouvelle génération d’écrivains semble s’être imposée dans le secteur littéraire anglophone, et la voie qu’elle emprunte laisse penser qu’une rupture est en train de se produire. Ils ont tous entre 25 ans et 35 ans, ce qui, en soi, représente déjà une petite révolution dans un pays où l’aura de l’écrivain chevronné et bien établi a toujours fixé la norme. Tous ont grandi dans une Inde où l’accès au reste du monde n’était qu’à un clic de souris et tous sont parfaitement à l’aise face aux cultures les plus diverses. Et ils jouent également avec ce réseau interculturel dans leur œuvre littéraire. Ils n’en sont pourtant pas moins étonnamment ancrés dans ce pays et ils parlent de ce sentiment d’appartenance de façon nouvelle et novatrice, et parfois surprenante. On assiste ainsi à une très nette évolution vers le localisme ou, plus justement, vers la représentation du petit univers dans lequel ils évoluent, vers l’histoire des petites villes où vivent ces auteurs. En termes littéraires, ce retour au local s’accompagne d’une ouverture vers la littérature de genre et vers ce que l’on pourrait appeler la “petite forme”. Aucun auteur n’incarne mieux cette tendance qu’Altaf Tyrewala, qui, à 30 ans, a publié son premier roman, No God in Sight [Aucun dieu en vue, éd. Actes Sud, 2007]. Sur à peine 170 pages (en version originale), ce mince roman inflige un camouflet à la tradition du “grand roman indien”, forme favorite de la littérature angloindienne dont se réclament Shashi Tharoor et Salman Rushdie, par exemple. Dans ce cadre limité, et dans une langue aussi spontanée que condensée,Tyrewala réussit à saisir la vie intérieure de Bombay, la ville indienne la plus volontiers décrite. Tyrewala lui-même y est né en 1977, et il y vit toujours après un intermède à New York, car, de son propre aveu, il a besoin de cette métropole pour écrire. A travers une série de courtes vignettes, il décrit la face cachée d’une métropole brillant de mille feux, où des gens ordinaires – et a priori sans intérêt – évoluent dans un monde glamour et clinquant. Son Bombay est avant tout la ville des classes moyennes musulmanes, dont les membres luttent pour leur survie et leur dignité dans un paysage politique totalement bouleversé par le parti fondamentaliste hindou local, le Shiv Sena. Indirectement, un roman comme Aucun dieu en vue laisse entrevoir des fissures dans l’image monolithique de réussite Basso Cannarsa/Opale Madras COURRIER INTERNATIONAL N° 855 61 perdu leur caractère obligatoire. L’esprit de liberté qui mêle avec tant d’aisance le local au mondial est particulièrement flagrant dans le premier roman de Rana Dasgupta, Tokyo Cancelled [Tokyo : vol annulé, éd. BuchetChastel, 2007]. Il s’est rapidement imposé en tête des dix meilleures ventes indiennes. Ici, toute trace qui laisserait supposer que l’action se déroule en Inde a été pratiquement gommée, bien que, du haut de ses 35 ans, l’auteur se plaise à souligner combien il est important pour lui d’écrire de Delhi, où il vit depuis 2001. Entre-temps, les journaux indiens anglophones ne tarissent pas d’éloges sur des auteurs comme Basu, Bhagat, Tyrewala et Banerjee. Depuis peu, les médias orchestrent des campagnes marketing plus agressives pour promouvoir les auteurs, et la profession littéraire dans son ensemble se retrouve auréolée d’un glamour inédit. Aujourd’hui, Basu et sa génération semblent être en mesure de vivre de leur plume, ce qui était loin d’être le cas de leurs aînés. Une autre nouveauté : la façon DU 22 AU 28 MARS 2007 dont ces écrivains en sont venus à former une véritable petite communauté artistique, favorisant les échanges d’idées sur les nouveaux ouvrages. A Delhi, par exemple, Basu, Banerjee et quelques-uns de leurs collègues encore inconnus se retrouvent deux fois par mois au British Council. Là ont lieu des lectures et des discussions dans une atmosphère de transparence et d’ouverture. Dans les années à venir, les choses risquent de changer encore davantage. Alors que, par le passé, la domination de l’anglais semblait menacer d’homogénéisation le paysage littéraire indien, il existe désormais un antidote que personne n’avait vu venir : Internet. Cet outil, qui hâte inexorablement la percée de l’anglais, permet à de nouvelles voix de se faire entendre – des voix qui ne viennent plus exclusivement de Delhi, Bombay, Madras et Calcutta. De plus, les classes moyennes se sont approprié l’écriture, avec tout ce que cela comporte de bon et de mauvais. Les magazines littéraires en ligne et les blogs se multiplient, en anglais, mais aussi, dans la foulée, dans les langues régionales. Dans ce contexte, nous ne pouvons qu’attendre impatiemment les chemins nouveaux et inattendus qui ne manqueront pas de s’ouvrir dans le paysage de la littérature indienne. Claudia Kramatschek 59-63 inde 20/03/07 19:53 Page 62 Retrouvez l’édition quotidienne au Salon du livre Les flâneries de Sarnath Banerjee À LA UNE The Little Magazine Inlassable conteur, l’auteur du premier roman graphique indien propose un voyage extraordinaire dans un Calcutta haut en couleur et plein de fantaisie. Jugeant que les médias indiens ne reflétaient pas suffisamment la vie intellectuelle du pays et de la région, un groupe de jeunes journalistes a fondé, en l’an 2000, le bimensuel The Little Magazine [“Le Petit Magazine”], qui, contrairement à ce que son nom laisse entendre, donne beaucoup à lire… Antara Dev Sen, ancien membre de la rédaction en chef de l’Hindustan Times, et Pratik Kanjilal, qui a appartenu à The Indian Express, choisissent avec soin les nouvelles, extraits de roman, poèmes et même peintures et scénarios qui figureront dans les pages de The Little Magazine. Donner une voix à ceux qui n’en ont pas, permettre aux artistes de s’exprimer et de publier, laisser la place aux débats : telle est en substance l’ambition de cette publication dont l’équipe se situe plutôt au centre gauche sur l’échiquier politique. Distribué dans 160 librairies à travers le pays, The Little Magazine est disponible en par tie sur la Toile. Aujourd’hui, la revue vend 5 000 exemplaires par numéro, mais se targue d’être lue par au moins 60 000 personnes, dont 2 500 abonnés. INDIA TODAY New Delhi n pourrait voir dans son roman graphique Corridor, premier du genre en Inde, paru en 2004, un prolongement inédit de la tradition des cafés littéraires masculins du Bengale d’antan. Mais cet exercice joyeusement tortueux d’irrévérence gratuite a condamné Banerjee à s’entendre demander si le roman graphique était au fond autre chose qu’une bande dessinée pour adultes. Je le soupçonne fortement d’avoir écrit The Barn Owl’sWondrous Capers [“Les étonnantes tribulations du chat-huant”, traduit sous le titre Calcutta, éditions Denoël, 2007] par pure vengeance. “Ce livre est inspiré mais non limité par l’Histoire”, annonce l’épigraphe. Le narrateur nous emmène flâner dans le Calcutta du XXIe siècle, à la recherche de fantômes, d’amours perdues et d’un rarissime livre ancien. On croise toute une galerie de personnages – un bibliophile barthésien, le rejeton d’une grande famille de propriétaires terriens qui s’est épris d’une footballeuse, un gratte-papier du Writer’s Building [siège du secrétariat d’Etat du Bengale], qui est également le fondateur de l’Ecole internationale de cartographie psychique. Les fantômes du passé que l’on croise dans ce périple sont encore plus intéressants. Cartophile, le Juif errant surgit parfois brièvement au fil des pages, talonné par Ibn Battuta, le célèbre explorateur du XIVe siècle qui a choisi de ne jamais revenir dans son Maroc natal uniquement pour avoir le loisir de se plaindre qu’aucun endroit au monde ne l’égalait en beauté. Et l’on voit également défiler le zoo d’excentriques du XIXe siècle, sortis tout droit des pages desTribulations du chat-huant de Singha Kaliprasana [une satire bengalie écrite entre 1862 et 1864, dont se réclame Banerjee]. Il y a par exemple le propriétaire terrien qui attelle un zèbre à sa carriole pour faire mieux que ses pairs, et le petit fonctionnaire qui dilapide une fortune pour acheter les verres en cristal les plus chers du monde pour le simple plaisir d’entendre se briser du verre hors de prix, sans oublier le Bird Club, où se retrouvent beaucoup de notables pour vouer un véritable culte au cannabis. Le récit est ici déjà plus profond et plus recherché que celui de Corridor, et Banerjee atteint l’un de ses objectifs déclarés, à savoir nous fourrer le nez “dans les aisselles sombres de l’Histoire”. Sa technique a également évolué depuis son premier livre, et les vignettes les plus réussies sont celles où il mêle le dessin noir et blanc aux pastiches d’affiches O Sarnath Banerjee/Denöel graphic CUISINE anciennes, aux vieux daguerréotypes et à la photographie moderne. Mais le véritable défi consistait à faire de ces parties complexes un tout encore plus complexe, et Calcutta n’y parvient pas. Faute d’une tradition indienne du roman graphique – même si nous avons quelques revues de bande dessinée pour enfants et adolescents –, Banerjee invite à la comparaison avec ce qui se fait de mieux ailleurs en la matière, ce qui est injuste mais inévitable. Du Maus d’Art Spiegelman au Palestine de Joe Sacco en passant par la série contemporaine Fable, empreinte de cynisme, et Sandman, de Neil Gaiman, les romans graphiques les plus appréciés et les plus iconoclastes en apparence reposent sur les bonnes vieilles recettes – une intrigue bien ficelée, une bonne histoire et des personnages solidement campés. Banerjee a ceci de formidable que c’est un penseur et un auteur remarquablement imaginatif, toujours prêt à explorer ses marottes – qu’il s’agisse ■ Références Le dernier roman graphique du jeune dessinateur Sarnath Banerjee vient de sortir aux éditions Denoël Graphic sous le titre Calcutta. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 de l’histoire de Calcutta et de l’art de conter proprement dit, de choses plus quotidiennes, comme l’étymologie du mot “cannabis”, ou des arcanes de la confection d’un parfum. Il est, tel un Juif errant des temps modernes, un infatigable voyageur et un infatigable conteur, et ses talents dans les deux domaines ont considérablement progressé.Viendra donc le jour où le premier auteur indien de roman graphique contemporain se donnera suffisamment de temps et d’espace pour se poser, et alors, peut-être, ses meilleures histoires trouveront enfin leur forme aboutie. En attendant, on peut toujours se délecter de ce livre qui a de quoi contenter tous les lecteurs, si exigeants soient-ils. Nilanjana S. Roy* * Critique littéraire très renommée, elle anime également Kitabkhana (littéralement : La bibliothèque), un des blogs les plus connus sur la littérature indienne, sous le pseudonyme de Hurree. <http://kitabkhana.blogspot.com>) 62 DU 22 AU 28 MARS 2007 le chai Au saut du lit, dans une gare, au milieu des allées d’une librairie… Quand les Indiens lisent, c’est souvent une tasse – ou plus souvent un verre – de thé épicé à la main. Ce thé épicé, le chai, connaît maintes variantes. En voici une que vous pourrez réaliser facilement. ■ Mettez 400 ml d’eau dans une casserole, ajoutez un bâtonnet de cannelle, huit graines de cardamome et huit clous de girofle et por tez à ébullition. Couvrez, baissez le feu et laissez mijoter pendant 10 minutes. Ajoutez 200 ml de lait et au moins 6 cuillerées à café de sucre et mettez sur feu doux. Jetez ensuite deux ou trois cuillerées de thé noir (de préférence du thé d’Assam ou de Darjeeling), couvrez, puis, après quelques minutes, retirez du feu. Il ne vous reste plus qu’à passer ce chai et à le siroter en lisant un roman ou en feuilletant un journal. *855 p63 20/03/07 18:42 Page 63 insolites ● Sarko, Bayrou, Ségo ou le roi de France ? DE BHOPAL es Français vont élire un nouveau président mais ils pourraient avoir un nouveau roi. Pied de nez à la colonisation, ce roi est indien. Balthazar Napoléon de Bourbon, 48 ans, avocat à la peau couleur chocolat, s’est réveillé ce matin à Jahangirabad, un petit quartier de Bhopal, pour découvrir que le monde est prêt à reconnaître ce qu’il sait depuis des années : il est le “dernier roi de France” – enfin, en quelque sorte. Balthazar de Bourbon est le premier dans la ligne de succession au trône de France. C’est en tout cas ce qu’affirme le prince Michel de Grèce dans son récent roman, Le Rajah Bourbon. Le Bhopali est selon lui le descendant d’un neveu d’Henri IV, le premier roi Bourbon ; de tous les Bourbons qui sont aujourd’hui disséminés entre la France, la Grèce, l’Australie et autres, il est le premier prétendant légitime à la couronne que ses ancêtres ont portée de 1589 à 1848. Balthazar est non seulement apparenté à Louis XVI – guillotiné en 1789 [sic] au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité – et à Marie-Antoinette, mais également au prince Philippe de GrandeBretagne et au roi d’Espagne, Juan Carlos. Hier encore, ses voisins l’appelaient “Bourbon wakil [avocat]” et affichaient un sourire indulgent quand cet homme à la peau brune qui ne parle pas français mettait en avant ses origines royales. Les plus cruels l’appelaient le “roi nanga [nu]”, par référence au gouffre qui existe entre les moyens financiers de ce petit bourgeois et le trésor royal. Mais c’était hier. Aujourd’hui, les caméras de télévision se bousculent chez lui et son téléphone n’arrête pas de sonner. Le portail porte une plaque de cuivre qui annonce : “Maison de Bourbon. Comment les ancêtres de Balthazar Napoléon se sont-ils donc retrouvés à Bhopal ? L’histoire a tout d’un roman historique : forcé de quitter la France après avoir tué un noble en duel, Jean-Philippe de Bourbon Navarre se lance dans un voyage au cours duquel il est kidnappé par des pirates, vendu comme esclave en Egypte et contraint de servir dans l’armée éthiopienne avant de se retrouver à Goa. Parvenu à la cour d’Akbar en 1560, il se met au service des Moghols. Le père de JeanPhilippe, un duc, était cousin d’Henri IV – qui n’était pas encore monté sur le trône de France. Après la chute des Moghols, les Bourbons servirent les nawabs de Bhopal comme administrateurs. “Je me considère comme indien, confie Balthazar. La seule chose que j’ai d’extraordinaire, ce sont mes origines mais c’est sans importance.” Alisha, sa femme d’origine italienne, dirige le collège Bourbon, qui enseigne le sanskrit et le hindi mais pas le français. Elle porte le sari ou le salwar kameez. “Si j’ai des traces de France, c’est peut-être dans mon sang”, déclare Balthazar en riant. Sa bibliothèque personnelle compte une Histoire des Bourbons écrite par son défunt père, Salvador II. Songe-t-il à revendiquer la couronne ? Les Bourbon ont déjà récupéré le trône une fois, après la chute de Napoléon, mais Balthazar préfère raconter sa première visite au château de Versailles, il y a quelques années. Les gardes en sont restés bouche bée quand son compagnon francophone leur a expliqué que les ancêtres de cet homme à la tête d’Indien avaient jadis vécu ici. “Tout d’un coup, se souvient Balthazar, le responsable, tout ému, m’a dit : ‘Monsieur, c’est trop triste de voir un Bourbon rester dehors. Je vous en prie, entrez.’ Et j’ai exploré le splendide univers de mes ancêtres.” The Telegraph (extraits), Calcutta Teatnoi L Tuer pour manger rois policiers en civil ont arraché un homard à une mort certaine. Le crustacé devait périr sur scène au Teatro I de Milan. L’objectif du metteur en scène argentin Rodrigo García – dénoncer l’hypocrisie et la cruauté du monde contemporain – n’a pas convaincu les forces de l’ordre intervenues à la demande des associations de défense des animaux. “Je n’ai jamais vu personne tuer pour manger. Normalement, les choses se trouvent déjà mortes. On va au supermarché et on vous les donne emballées, mortes. Nous faisons tous des choses pour nous procurer de l’argent et le troquer contre des cadavres”, argue le metteur en scène de Accidens - Matar para comer (Tuer pour manger). “Il faut beaucoup d’imagination pour trembler face à l’idée de la mort en ouvrant une boîte de boulettes de viande aux petits pois dans sa cuisine.” Sauvé le soir de la première, le homard a néanmoins rendu l’âme à la représentation suivante. (Il Giornale, Milan) T Champagne, caviar, macchabée ? Faire des milliers de kilomètres à côté d’un cadavre Q.I. LU SUR LE SITE INTERNET DU QUOTIDIEN EL PAÍS : quand on s’est fendu d’un billet de première classe, c’est agaçant. Paul Trinder s’était assoupi à bord du vol New Delhi-Londres de British Airways quand les stewards ont installé à ses côtés une voisine peu loquace. “Au début […], j’ai cru qu’elle dormait. Mais, chaque fois qu’il y avait des turbulences, elle glissait sous sa ceinture de sécurité et son corps bougeait avec l’avion sans qu’elle réagisse.” La dame, prise de malaise, avait rendu l’âme en classe économique trois heures après le décollage. Installée post mortem en première classe, la défunte fut bientôt rejointe par sa fille, qui sanglota lamentablement jusqu’à Heathrow. “Je passais mon temps à me dire : et quand je pense que j’ai payé 3 000 livres pour ça”, confie Paul Trinder, qui a demandé le remboursement de son billet. Sur 36 millions de passagers qui empruntent ses lignes chaque année, environ 10 meurent au cours du vol, indique British Airways. (The Times, Londres) ERRATUM La brève intitulée “Bush est le président qui a le quotient intellectuel le plus faible de ces soixante dernières années” a été rédigée à partir d’une dépêche de l’agence EFE. Celle-ci a ultér ieurement démenti l’information en réalisant qu’elle était erronée. ELPAIS.com a retiré la nouvelle et s’excuse auprès de ses lecteurs. *En français dans le texte Communication es milliers de banlieusards suédois ont reçu une convocation des services de police rédigée en ces termes : “Nous vous demandons de vous présenter avant le 15 mars 2007 sur www.polisen.se.Vous n’avez encore rien fait, mais nous souhaitons que vous déposiez votre candidature à la formation de policier. Pour nous, votre expérience de banlieusard est inestimable […].” Les destinataires de cette missive rédigée “avec amour et chaleur” ont été sélectionnés au hasard en fonction de leur tranche d’âge (19-25 ans) et de leur code postal. La police suédoise espère ainsi recruter davantage de jeunes issus de l’immigration. (Dagens Nyheter, Stockholm ; Sydsvenskan, Malmö) D Au poil Les coiffeurs mécréants, les coupes que la religion réprouve, c’est fini. Des prédicateurs et religieux saoudiens ont ouvert des salons de coiffure islamiques de prestige à Djeddah et Khobar. A Hufhuf, Fahd garanSipa tit la “coupe de la rectitude” : il ne touche pas un poil de barbe, bannit les coiffures prohibées et verse 10 % de ses revenus aux pauvres et aux nécessiteux, indique le quotidien saoudien Al-Watan. COURRIER INTERNATIONAL N° 855 63 DU 22 AU 28 MA RS 2007