N° 855

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Dossier Où va la littérature indienne ?
CANADA L’armée forme les reporters
TURQUIE Erdogan, le nouveau Poutine
TECHNO Le thermosolaire en vedette
Ils rêvent
d’une autre
Europe
AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 €
AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN
DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £
GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥
LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 €
SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU
M 03183 - 855 - F: 3,00 E
3:HIKNLI=XUXUU[:?k@i@f@p@a;
Wim Wenders, Ilia Troïanov
Langues
Géographie
Histoire
€
Prospective
Culture
Création
N° 855 du 22 au 28 mars 2007 - 3
50 ans après le traité de Rome
1957-2007
www.courrierinternational.com
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s o m m a i re
●
TURQUIE Tayyip Erdogan et l’ivresse du pouvoir TURQUIE Ces
Turcs qui quittent Amsterdam
e n c o u ve r t u re
●
Ils rêvent d’une autre
EUROPE
E N Q U Ê T E E T R E P O R TA G E S
36 ■ en couverture Ils rêvent de l’Europe
Le 25 mars 1957, six pays signaient le traité de Rome
instaurant la Communauté économique européenne.
Cinquante ans plus tard, les Vingt-Sept traversent une
crise de confiance engendrée par l’échec du projet de
Constitution. Pour en sortir, il ne reste plus aux Européens
qu’à réinventer leur “désir d’Europe”.
pp. 36 à 43
Mike Ottink/Amo
34 ■ afrique Z I M B A B W E Mugabe frappe un grand
coup contre l’opposition KENYA Folie spéculative à Nairobi
Le drapeau européen, composé des couleurs nationales des Etats membres, vu par l’artiste
néerlandais Mike Ottink, d’après une réalisation multimédia de l’architecte Rem Koolhaas.
Cinquante ans après la signature du traité de Rome,
l’Europe doute d’elle-même. Des écrivains et des
intellectuels imaginent le moyen de sortir de cette
crise de confiance.
44 ■ portrait Un mutant à la tête de la
Slovénie Si Janez Drnovsek n’a pas beaucoup de
succès dans son pays, son extravagance politique
éveille la sympathie à l’étranger. Rencontre avec
un dirigeant haut en couleur.
46 ■ enquête Journalistes en ordre de
bataille Pour couvrir les conflits, les reporters doivent
parer à toute éventualité. Voilà pourquoi l’armée
canadienne propose des stages où ils apprennent à
se protéger, mais aussi à ne pas gêner le déroulement
des opérations sur le terrain.
RUBRIQUES
6 ■ les sources de cette semaine
8 ■ l’éditorial Guerres de religion,
par Philippe Thureau-Dangin
8
8
11
11
56
■
■
■
■
■
l’invité Oswaldo Paya, The Washington Post
le dessin de la semaine
à l’affiche
ils et elles ont dit
voyage A Waco, sur les terres
INTELLIGENCES
49 ■ économie dossier formations
scientifiques Toyota nouveau coach de la police de
Los Angeles • Dans la jungle des universités d’entreprise
• Apprendre à se mettre dans la peau du client
52 ■ technologie
de George W. Bush
63 ■ insolites Sarko, Bayrou, Ségo
Haïti : toujours la terreur
ou le roi de France ?
p. 24
É N E R G I E Pleins feux sur le
thermosolaire MODE D ’ EMPLOI Une centrale pour 200 millions
d’euros ■ La santé vue d’ailleurs Haro sur l’huile
essentielle d’arbre à thé
54 ■ écologie DÉMOGRAPHIE Des villes au bord de
la congestion
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
13 ■ france POLITIQUE Le cœur de Le Pen bat au Sud
SPÉCIAL SALON DU LIVRE
Le peuple a pris le pouvoir SOCIÉTÉ Deux candidats
dans un pays plein de contradictions DÉLOCALISATIONS Après
le plombier polonais, l’ouvrier macédonien
TÉLÉVISION
indi a
16 ■ europe P O L O G N E - A L L E M A G N E Le redoux a un
prix : le respect de la fierté polonaise HONGRIE Au nom de
tous les Hongrois, bravo, monsieur le Président ! I TA L I E
Venise s’exile sur le continent G R A N D E - B R E TA G N E La
démocratie par les lords U K R A I N E Les deux Viktor, Ioulia
et le baron de Münchhausen R U S S I E Le Tatarstan et la
Tchétchénie rentrent dans le rang constitutionnel R U S S I E
Quand les gangs de jeunes sèment la terreur
22 ■ amériques É TAT S - U N I S Les étranges aveux
59 ■ Du 22 au 27 mars, l’Inde est à l’honneur
A Waco, chez George W. Bush
p. 56
au Salon du livre. A cette occasion, Courrier
international propose un rendez-vous quotidien
avec la littérature et la culture indiennes. Avec
Courrier India, découvrez l’Inde comme vous ne
l’avez jamais lue.
de Khaled Cheikh Mohammed ÉTATS - UNIS Obama, la Bible
et le Coran É TAT S - U N I S Le ministre de la Justice en
mauvaise posture COLOMBIE Les mauvaises fréquentations
des firmes étrangères H A Ï T I Un pays otage de la terreur
C U B A Ces gisements pétroliers qui font rêver les
Américains
Sur RFI
Retrouvez CI
tous les jeudis
dans l’émission
Les Visiteurs du jour,
animée par Hervé
Guillemot.
Cette semaine,
“Obama, la Bible
et le Coran”,
avec Bérangère
Cagnat. Cette
émission sera
diffusée en direct
sur 89 FM
le jeudi 22 mars
à 10 h 15, puis
disponible sur le site
<www.rfi.fr>.
26 ■ asie
C H I N E A quand des députés élus par la
population ? PAKISTAN Branle-bas de combat pour un juge
J A P O N Tokyo toujours en délicatesse avec son passé
■ Le mot de la semaine “gôman”, l’arrogance P R O C È S
Takafumi Horie, l’icône déchue P H I L I P P I N E S Des élections
qui sentent déjà le roussi S É C U R I T É La police sur le quivive I N D O N É S I E - S I N G A P O U R Un grain de sable dans les
relations bilatérales
31 ■ moyen-orient I S R A Ë L Les Palestiniens
n’oublient pas Jérusalem PALESTINE L’heure de vérité pour
le Hamas É G Y P T E Moubarak est-il soluble dans la démocratie ? C R O I S S A N C E Un pays en plein boom économique
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
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DU 22 AU 28 MARS 2007
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l e s s o u rc e s
●
PA R M I L E S S O U R C E S C E T T E S E M A I N E
ABC 267 000 ex., Espagne,
quotidien. Journal monarchiste
et conservateur depuis sa création
en 1903, ABC a un aspect un peu
désuet unique en son genre :
une centaine de pages agrafées,
avec une grande photo à la une.
THE AGE 230 000 ex., Australie, quotidien. Fondé en 1854 et toutes ses
dents, dures de préférence. A Melbourne, rivale intellectuelle, artistique et financière de Sydney, il fait
autorité.Très australo-australien,
plutôt culturel, il s’aventure parfois
sur le terrain international.
à l’“extrême centre”. Imprimé dans
six pays, il réalise 83 % de ses ventes
à l’extérieur du Royaume-Uni.
ELET ÉS IRODALOM 21 000 ex.,
Hongrie, hebdomadaire. Fondé
en 1957, “Vie et Littérature” rassemble l’intelligentsia dite “libérale
de gauche”. Quant à son contenu,
poèmes, nouvelles et autres critiques littéraires côtoient analyses
politiques et articles d’opinion.
ASIA SENTINEL
<www.asiasentinel.com/>, Hong
Kong. Créé en 2006, ce site publie
des analyses et des éclairages rédigés par des spécialistes de l’Asie.
On y retrouve des signatures issues de grands titres de la presse
hongkongaise anglophone disparus ces dernières années.
THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR
70 000 ex., Etats-Unis, quotidien.
Publié à Boston mais lu “from
coast to coast”, cet élégant tabloïd
est réputé pour sa couverture des
affaires internationales et le sérieux
de ses informations nationales.
THE DAILY STAR 25 000 ex., Egypte,
quotidien. The Daily Star égyptien
est une publication émanant du
Daily Star libanais, et plusieurs
articles paraissent simultanément
dans les deux quotidiens. Edité
au Caire depuis mai 2005, le titre
est aujourd’hui le seul quotidien
d’expression anglaise en Egypte. Il
se veut indépendant et moderniste.
DNEVNIK 30 000 ex., Bulgarie, quotidien. Après le succès de l’hebdomadaire Kapital, référence pour
l’analyse économique et politique,
ses éditeurs créent en 1999 ce
quotidien rapidement reconnu
pour son indépendance politique
et son sérieux journalistique. Destiné au milieu des affaires, il propose également une page sofiote
culturelle bien fournie.
DZIENNIK 350 000 ex., Pologne, quotidien. A son arrivée sur le marché
de presse en Pologne, en 2006,
“Le Quotidien” n’avait qu’un seul
objectif : faire de la concurrence à
Gazeta Wyborcza. Créé par le
groupe allemand Axel Springer, il
se positionne résolument à droite.
THE ECONOMIST 1 009 760 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Véritable
institution de la presse britannique, le titre, fondé en 1843 par
un chapelier écossais, est la bible
de tous ceux qui s’intéressent
à l’actualité internationale.
Ouvertement libéral, il se situe
INDIA TODAY 445 000 ex., Inde, hebdomadaire. Fondé en 1982, ce
magazine est aujourd’hui l’hebdomadaire de langue anglaise le plus
lu en Inde, avec un lectorat qui
dépasse les 3,5 millions de personnes. India Today, qui se caractérise par une position plutôt conservatrice, est apprécié pour son sérieux.
LOS ANGELES TIMES 851 500 ex., EtatsUnis, quotidien. Cinq cents
grammes de papier par numéro,
2 kilos le dimanche, une vingtaine
de prix Pulitzer : c’est le géant
de la côte Ouest. Créé en 1881,
il est le plus à gauche des quotidiens
à fort tirage du pays.
HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien.
Premier journal publié en hébreu
sous le mandat britannique,
en 1919. “Le Pays” est le journal
de référence chez les politiques
et les intellectuels israéliens.
ASHARQ AL-AWSAT 200 000 ex., Arabie
Saoudite, quotidien. “Le MoyenOrient” se présente comme le
“quotidien international des Arabes”.
Edité par Saudi Research and
Marketing, présidé par le prince
saoudien Salman, frère du roi,
il connaît depuis 1990 un succès
croissant et est distribué aussi
bien au Moyen-Orient que dans
le Maghreb.
presse irlandais Tony O’Reilly, il
reste indépendant et se démarque
par son engagement proeuropéen,
ses positions libérales sur des problèmes de société et son illustration.
E MAGAZINE 70 000 ex., Etats-Unis,
bimensuel. Lancé en janvier 1990,
il se donne pour vocation d’éduquer ses lecteurs à l’écologisme
éclairé. Il s’est imposé OutreAtlantique comme le “magazine
de l’environnement”.
EUROZINE
<http://www.eurozine.com>,
Autriche. Cette revue culturelle
en ligne est composée d’articles
provenant de plus de 60 publications
européennes, mais aussi turques
et israéliennes. Elle a été fondée
en 1998 par les responsables
de six revues prestigieuses dans
le but de créer “un nouvel espace
pour le débat transnational”.
FINANCIAL TIMES 432 500 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de
référence, couleur saumon, de la
City et du reste du monde. Une
couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management.
THE GUARDIAN 50 000 ex., Nigeria,
quotidien. Depuis sa naissance
en 1983, c’est le quotidien de référence des intellectuels nigérians.
Interdit par le dictateur Sani Abacha
au printemps 1994, il a fait
sa réapparition dans les kiosques
de Lagos un an plus tard.
THE HINDU 700 000 ex., Inde, quotidien. Hebdomadaire fondé en
1878, puis quotidien à partir de
1889. Publié à Madras et diffusé
essentiellement dans le sud du
pays, ce journal indépendant est
connu pour sa tendance politique
de centre gauche.
HINDUSTAN TIMES 1 032 000 ex., Inde,
quotidien. Le titre, fondé en 1924,
est de loin le journal le plus populaire à New dehli, et il reste le
grand rival du Times of India. Si
son ton sobre explique sans
conteste son succès, il se distingue
depuis quelques années par une
ligne éditoriale assez proche du
pouvoir.
THE INDEPENDENT 252 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986,
ce journal s’est fait une belle place
dans le paysage médiatique. Racheté en 1998 par le patron de
Offre spéciale
d’abonnement
Bulletin à retourner
sans affranchir à :
MAGYAR HÍRLAP 37 000 ex., Hongrie,
quotidien. Organe du pouvoir jusqu’en 1989, repris par le Britannique Maxwell puis par le groupe
suisse Ringier, “La Gazette hongroise” était proche de l’Alliance
des démocrates libres (SZDSZ), alliée libérale des socialistes au pouvoir depuis 2002. Le journal a fermé ses portes le 5 novembre 2004...
avant de réapparaître, à la fin du
même mois, avec la même rédaction désormais propriétaire du titre.
MLADINA 40 000 ex., Slovénie, hebdomadaire. Fondé en 1943 en tant
qu’organe de l’Alliance des jeunesses socialistes, “La Jeunesse”
est devenu “alternatif”, mordant
et dérangeant au début des
années 1980, au point de voir ses
responsables arrêtés lors du “Printemps slovène”. Après les élections
libres, en avril 1990, Mladina a été
privatisé, mais reste toujours aussi
irrévérencieux et courageux
(un de ses journalistes a été tué
à Sarajevo en juin 1992).
EL MUNDO 100 000 ex,Venezuela, quotidien. L’un des seuls quotidiens du
soir au Venezuela. Fondé en 1958, il
adopte une ligne éditoriale de
gauche, défendant les valeurs de la
démocratie sous ce slogan : “Je préfère une liberté dangereuse qu’un
esclavagisme tranquille”. Aujourd’hui plus modéré, il reste critique
face au gouvernement.
AN-NAHAR 55 000 ex., Liban, quotidien. “Le Jour” a été fondé en
1933. Au fil des ans, il est devenu
le quotidien libanais de référence.
Modéré et libéral, il est lu par l’intelligentsia libanaise.
THE NATION 25 000 ex., Pakistan,
quotidien. C’est le principal quotidien de langue anglaise de Lahore,
capitale culturelle du Pakistan.
La rubrique Opinion est célèbre.
Le titre est accompagné d’un
supplément culturel quotidien,
The Nation Plus.
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.
(1 700 000 le dimanche), EtatsUnis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et
plus de 80 prix Pulitzer, c’est de
loin le premier quotidien du pays,
dans lequel on peut lire “all the
news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée).
NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., PaysBas, quotidien. Né en 1970, le
titre est sans conteste le quotidien
de référence de l’intelligentsia
néerlandaise. Libéral de tradition,
rigoureux par choix, informé sans
frontières.
EL NUEVO HERALD 90 000 ex., EtatsUnis, quotidien. Fondé en 1987,
en tant que supplément du Miami
Herald, “Le Nouveau Herald” est
devenu un titre à part entière en 1988.
Véritable référence pour la communauté latino-américaine de Miami, il appartient comme son grand
frère au groupe Knight Ridder.
OGONIOK 57 200 ex., Russie, hebdomadaire. Après plus d’un siècle
d’une histoire mouvementée,
“La Petite Flamme” se présente
aujourd’hui comme un magazine
d’informations générales et de reportages richement illustré.
OUKRAÏNSKA PRAVDA <http://www.pravda.com.ua>, Ukraine. Le journal
en ligne “Vérité ukrainienne”, a été
créé en 2000 par le journaliste
Guéorgui Gongadzé, assassiné au
cours de la même année alors qu’il
enquêtait sur la corruption au sein
du pouvoir. Le titre, qui traite de
sujets exclusivement nationaux, a
néanmoins su préserver son impartialité et son indépendance.
OUTLOOK 250 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en octobre 1995, le
titre est très vite devenu l’un des
hebdos de langue anglaise les plus
lus en Inde. Sa diffusion suit de
près celle d’India Today, l’autre
grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions nettement libérales. L’édition en hindi
a été lancée en octobre 2002.
Courrier international
TEMPO 160 000 ex., Indonésie, hebdomadaire. Publié pour la première
fois en avril 1971 par P.T. Grafitti
Pers, dans l’intention d’offrir au
public indonésien des matériaux
nouveaux de lecture de l’information, avec une liberté d’analyse et le
respect des divergences d’opinion.
RÉDACTION
EL TIEMPO 250 000 ex., Colombie,
quotidien. Créé en 1911, c’est le
plus important des quotidiens nationaux. Informé et bien écrit, il
constitue une référence de la presse latino-américaine. Couvrant autant l’actualité nationale qu’internationale, il propose aussi des cahiers supplémentaires.
6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13
Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01
Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02
Site web www.courrierinternational.com
Courriel [email protected]
Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin
Assistante Dalila Bounekta (16 16)
Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98)
Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54),
Claude Leblanc (16 43)
Chef des informations Anthony Bellanger (16 59)
TYZDEN 25 000 ex., Slovaquie, hebdomadaire. Créé à Bratislava en
2004 pour apporter “un nouvel
éclairage sur la scène médiatique
slovaque”, le titre de tendance
droite modérée est considéré comme l’un des magazines les plus sérieux du pays.
Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25)
Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)
Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59),
Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique,
16 22), Philippe Randrianarimanana (Royaume-Uni, 16 68), Daniel Matias
(Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Rasmus
Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce,
Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro
(Suisse) Europe de l’Est Alexandre Lévy (chef de service, 16 57), Laurence Habay
(chef de rubrique, Russie, Caucase, 16 79), Iwona Ostapkowicz (Pologne,
16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Iulia Badea-Guéritée
(Roumanie, Moldavie), Alda Engoian (Caucase), Agnès Jarfas (Hongrie), Kamélia
Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie),
Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova
(Rép.tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine) Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord,
16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marianne Niosi (Canada), Christine
Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Catherine André (Amérique
latine, 16 78), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil)
Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de
rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51),
Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Alda Engoian (Asie centrale),
Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie),
Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié
(chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte,
16 35), Nur Dolay (Turquie), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran),
Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre
Cherruau (chef de service, 16 29), Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe
Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda Saliby (Maroc, Soudan, 16 35),
Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique), Fabienne
Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Pascale
Boyen (chef de service, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie,
sciences, technologie Eric Glover (chef de service, 16 40) Insolites Claire
Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona
Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)
UTRINSKI VESNIK 5 000 ex., Macédoine, quotidien en langue macédonienne. Edité à Skopje, le “Journal
du matin” se définit comme indépendant tout en étant proche des
sociaux-démocrates (anciennement communistes).
VATAN 250 000 ex., Turquie, quotidien. Créé en 2003, ce journal
orienté vers la gauche libérale et
qui se distingue par sa grande indépendance a néanmoins réussi
à figurer parmi les quatre plus
grands titres de la presse turque.
LA REPUBBLICA 650 000 ex., Italie,
quotidien. Né en 1976, le titre se
veut le journal de l’élite intellectuelle et financière du pays. Orienté à gauche, avec une sympathie
affichée pour les Démocrates de
gauche (ex-Parti communiste), il
est fortement critique vis-à-vis de
l’ancien président du Conseil, Silvio Berlusconi.
SAN FRANCISCO CHRONICLE 519 000 ex.,
Etats-Unis, quotidien. Charles et
Michael de Young ont tout juste
17 et 19 ans, et 20 dollars en
poche, lorsqu’ils publient en 1865
le premier numéro du Daily Dramatic Chronicle. Grâce à une équipe de 500 journalistes, le titre est
aujourd’hui l’un des poids lourds
de l’information de la côte Ouest.
Site Internet Marco Schütz (directeur délégué, 16 30), Olivier Bras (16 15), Anne
Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (webmestre, 16 61), Pierrick
Van-Thé (webmestre, 16 82)
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62)
DIE TAGESZEITUNG 60 000 ex., Allemagne, quotidien. Ce titre alternatif, né en 1979 à Berlin-Ouest,
s’impose comme le journal de
gauche des féministes, des écologistes et des pacifistes... sérieux.
THE WALRUS 50 000 ex., Canada, mensuel. Créé en 2003, “Le Morse”
joue la carte du style et des idées,
inspiré par ses cousins américains
Harper’s,The NewYorker ou The Atlantic Monthly. Les meilleures
plumes canadiennes y sont conviées
pour traiter de sujets politiques, littéraires ou de société, illustrés par
des photographies soignées.
TEHELKA 100 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en 2000, Tehelka
était à l’origine un journal en ligne
connu pour son indépendance.
Devenu magazine en 2004,
il a bâti sa réputation grâce
à ses enquêtes sur la corruption
et est devenu une référence
en révélant les scandales liés au
trucage des matchs de cricket.
THE WEEK 200 000 ex., Inde, hebdomadaire. Fondé en 1982, le titre
est apprécié pour son choix éditorial, souvent décalé par rapport à
l’actualité immédiate et dominante. Il appartient à Malayala Manorama, un groupe de presse régional installé dans l’Etat du Kerala,
connu pour son très fort taux d’alphabétisation (91 %).
THE TELEGRAPH 212 000 ex., Inde,
quotidien. Lancé en 1982 à Calcutta, ce journal indépendant est
le premier quotidien anglophone
de l’est du pays. Il est réputé pour
la qualité de ses pages locales et de
ses divers suppléments (science,
loisirs, enfants).
YAZHOU ZHOUKAN 95 000 ex., Chine
(Hong Kong), hebdomadaire.
Newsmagazine du groupe Ming
Pao, “Semaine d’Asie” se dit le
“journal des Chinois du monde
entier”. Il se focalise intensément
sur l’Asie-Pacifique, avec un fort
penchant pour la Chine.
Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain,
16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle
Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois),
Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage
Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Olivier Ragasol
(anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe
Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne
Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès
Mangin (16 91)
Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey,
Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller,
Jonnathan Renaud-Badet Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie
Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie
Yukari Fujiwara Informatique Denis Scudeller (16 84)
Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi
de 15 heures à 18 heures
Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage :
Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg
Ont participé à ce numéro Chloé Baker, Marie Bélœil, Gilles Berton, Marc-Olivier Bherer,
Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Valérie Brunissen, Régine Cavallaro, Hélène
Chatrousse, Alice Claramunt, Lucy Conticello, Fabienne Costa, Caroline Lelong, Françoise
Liffran, Timothee Mickus, Marina Niggli, Stéphanie Saindon, Isabelle Taudière, Anne Thiaville,
Emmanuel Tronquart, Zaplangues
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Sophie Jan (16 99), Agnès Mangin. Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust
(16 05). Comptabilité : 01 48 88 45 02
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Guyader (16 73) et Fatima Johnson
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publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud.Chef de
produit: Jérôme Pons (01 57 28 3378, fax : 01 57 28 21 40).Promotion : Christiane Montillet
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(13 46), Claire Schmidt (13 47). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97).
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COURRIER INTERNATIONAL N° 855
6
n° 855
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.
Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président
et directeur de la publication ; Chantal Fangier
Conseil de surveillance : Jean-Marie Colombani, président, Fabrice Nora, vice-président
Dépôt légal : mars 2007 - Commission paritaire n° 0707C82101
ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
60VZ1102
855p06
DU 22 AU 28 MARS 2007
Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by Courrier
international SA at 1320 route 9, Champlain N.Y. 12919. Subscription price
is 199 $ US per year. Periodicals postage paid at Champlain N. Y. and at
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l’invité
ÉDITORIAL
Guerres
de religion
Oswaldo Paya Sardiñas, ABC, Madrid
D’accord, l’image est forte, presque
insoutenable. Pourtant, ces deux
mains d’un chiite après la procession de l’Achoura ne menacent
pas : elles se recueillent après le
sacrifice et l’autoflagellation. Ainsi
en est-il des principales religions
constituées : elles ont deux faces. L’une de conquête,
d’intolérance, de prosélytisme parfois violent ;
l’autre, de recueillement, d’élévation, d’exercice spirituel. Le dernier hors-série de Courrier international traite principalement de la première face, la plus
sombre, celle qui fait le plus souvent l’actualité. Il
n’est pas de semaine, en effet, où un attentat islamiste ne vienne troubler Bagdad ou Casablanca, où
des mouvements armés n’agissent “au nom de
Dieu” en Asie ou ailleurs.
L’Europe elle-même, dont on célèbre cette semaine
le 50e anniversaire (voir notre dossier pp. 36 à 43), n’est
pas indemne. Au sein de l’Union, on s’interroge sur
l’héritage judéo-chrétien, on s’inquiète du devenir
de la laïcité face à la poussée communautariste, on
fantasme sur une possible islamisation de la société…
C’est pour mesurer ces enjeux, sur les cinq continents, que nous avons réuni dans ce hors-série de
nombreux reportages, enquêtes, témoignages et portraits des leaders spirituels.
Force est de constater que les principales rivalités,
sanglantes ou non, opposent d’abord les religions
du Livre : évangéliques contre catholiques, musulmans entre eux ou face aux juifs et aux chrétiens, etc.
Mais certains conflits impliquent aussi les hindouistes
ou des pouvoirs
idéologiques forts :
ainsi, le Parti communiste chinois,
qui n’a aucune
indulgence pour
u n m o u ve m e n t
spirituel comme le
Falungong. Il faut
nous y résoudre,
les guerres de religion ne font que
commencer.
Philippe
Thureau-Dangin
L E S
M A R D I S
●
DE LA HAVANE
sonnement arbitraire. Peu importe qu’ils aient été condamnés à l’issue de procès puisque ceux-ci étaient injustes et menlusieurs détenus de Kilo 8, une prison dantesque
songers, et pour la plupart en vertu de lois illégalement applisituée dans la province de Camagüey, sont en grèquées. Il suffit de lire les minutes de ces jugements sommaires
ve de la faim depuis le 5 mars. Parmi eux, citons
pour comprendre que les raisons qui leur ont valu d’être
Juan Carlos Herrera Acosta et José Daniel Ferrer,
inculpés n’ont rien à voir avec les accusations officielles.
prisonniers du “printemps cubain” [le 18 mars
On a malheureusement de plus en plus tendance à parler des
2003, 90 opposants dont 27 journalistes avaient
mauvais traitements réservés à ces prisonniers sans rien dire
été arrêtés ; 20 journalistes sont encore en prison].
de la cause de leur emprisonnement, comme s’ils étaient vicLe “printemps de 2003” a eu lieu quelques jours
times de la malchance et non d’un régime qui use injusteaprès l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés. Proment de la force. La communauté internationale doit savoir
fitant de la fumée des premiers combats qui aveuglait la comqu’ils ont été arrêtés pour avoir défendu les droits de l’hommunauté internationale, les forces de sécurité cubaines s’en
me par des moyens pacifiques. Nombre d’entre eux étaient
sont prises à des familles sans défense, ont violé leurs dodes journalistes indépendants
miciles, agressant notamment
qui ont exprimé leurs opinions
des femmes, des enfants et des
et leurs critiques dans la plus
personnes âgées. Les procès et
grande transparence. D’autres
les condamnations sommaires
ont pris part à des projets en
n’ont pas tardé à suivre, avec
faveur des droits humains et
pour certains des peines allant
syndicaux. D’autre encore ont
jusqu’à vingt-huit ans d’empriparticipé à des organisations
sonnement. Les détenus du
qui réclamaient des change“printemps cubain” ont été emments pacifiques et démocraprisonnés dans des établisseCoordinateur
du
Mouvement
chrétien
■
tiques. La majorité des priments pénitentiaires éparpillés
de libération, Oswaldo Paya Sardiñas
sonniers du printemps cubain
de Pinar del Rio, à l’ouest, à
est né le 29 février 1952 à La Havane.
étaient et restent encore les orla prison de Guantánamo, à
Il est l’instigateur du projet Varela, qui
ganisateurs du Projet Varela*,
l’autre extrémité du pays, une
vise à préparer une transition pacifique.
une pétition de citoyens pour
prison connue pour ses traiteIl a reçu en 2002 le prix Sakharov de la
le changement – légale, en verments inhumains. Je ne fais pas
liberté de pensée.
tu de l’article 88G de la Constilà référence aux prisonniers de
tution cubaine, qui permet aux électeurs [s’ils sont plus de
diverses nationalités enfermés depuis des mois, sans juge10 000 signataires] de soumettre un texte à l’Assemblée nament, par les Etats-Unis sur la base navale de Guantánamo,
tionale et de demander la tenue d’un référendum. [Oswaldo
un fait selon moi inique et qui a scandalisé à juste titre l’opiVarela a remis au Parlement cubain en 2002, puis en 2003,
nion internationale. Je veux plutôt parler de l’autre Guantáune pétition signée par 14 384 personnes dont le gouvernamo, le scandale qui précisément n’a scandalisé personne.
Cet autre Guantánamo est réparti en de nombreux établisnement n’a pas tenu compte.]
sements de la province de Guantánamo et un peu partout
Je ne défends pas un projet particulier. Je défends les droits
à Cuba, y compris sur l’île des Pins.Toutes ces prisons se disdes citoyens et l’aspiration légitime du peuple cubain à troutinguent par une alimentation de type concentrationnaire, le
ver une solution pacifique. C’est pour cette raison que la cammanque d’eau, une hygiène déplorable et la surpopulation,
pagne se poursuit – et également parce que nos frères empriainsi que des conditions et des traitements inhumains inflisonnés qui ont lancé la campagne continuent de la soutenir.
gés aux détenus. La santé de la plupart des prisonniers poliOn a dit beaucoup de choses sur le printemps cubain, mais
tiques cubains – et pas seulement ceux du printemps cubain –
cet article est écrit non pas pour le commémorer mais au
s’est détériorée, et beaucoup en subiront les conséquences
contraire pour le dénoncer. Car il ne s’agit pas de parler de
jusqu’à la fin de leur vie. Certains activistes non violents,
l’injustice d’il y a quatre ans mais bien de l’injustice qui dure
comme Francisco Chaviano, sont derrière les barreaux depuis
depuis quatre ans dans l’autre Guantánamo, celui qui n’est
plus de dix ans. Les personnes arrêtées lors du printemps
pas encore devenu un scandale.
cubain viennent d’entamer leur cinquième année d’empri* Voir son site <oswaldopaya.org>.
P
L’autre
Guantánamo
DR
20/03/07
Benjamin Kanarek
855p08
L E
D E
Le rendez-vous
du film documentaire
étranger avec MK2
L’Erreur boréale
des cinéastes canadiens
Richard Desjardins
et Robert Monderie
Mardi 3 avril 2007
à 20 h 30
Débat en présence de R. Desjardins
MK2 Quai de Seine
19, quai de Seine
75019 Paris
D E S S I N
D E
L A
S E M A I N E
■ “Et
maintenant…
je l’accroche !!”
Le Conseil de
sécurité de l’ONU
devait voter ces
jours-ci de
nouvelles sanctions
contre l’Iran,
en raison du refus
de celui-ci
de suspendre
son programme
d’enrichissement
de l’uranium.
Dessin de Horsch
paru dans
Der Standard,
Vienne
La destruction de la forêt canadienne vue par un poète
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
Sur www.courrierinternational.com, retrouvez chaque jour un nouveau dessin d’actualité,
et près de 2 000 dessins en consultation libre.
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DU 22 AU 28 MARS 2007
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à l ’ a ff i c h e
Pologne
●
Simplement juste
’Oskar Schindler polonais est une
femme, et elle habite dans une maison de retraite. Contrairement à
l’industriel allemand, elle n’a jamais
eu à sa disposition de moyens matériels et financiers. Pourtant, cette
ancienne employée de la santé publique a sauvé deux fois plus de juifs
des horreurs de l’Holocauste. Près de
2 500 enfants ont échappé au ghetto de Varsovie et à une mort quasi certaine dans les
camps de concentration grâce à Irena Sendlerowa, aujourd’hui âgée de 97 ans, présentée pour le prix Nobel de la Paix.
Mme Sendlerowa a transporté des bébés
et des enfants juifs dissimulés dans des sacs,
les a fait passer par des canalisations ou les
a cachés sous des civières dans les ambulances. Puis ils ont été placés dans des
familles d’accueil non juives, où on leur a
donné de fausses identités, appris à parler
polonais et à ânonner des prières chrétiennes
afin de leurrer la Gestapo. “L’instinct de survie nous pousse à nous sauver nous-mêmes.Elle,
elle a sauvé les autres”, affirme Elzbieta
Ficowska, l’une des rescapées.
Alors que l’Europe sombrait dans la
guerre, en novembre 1940, Elzbieta et près
de 400 000 autres juifs polonais étaient parqués dans une zone à peu près de la taille
de Central Park, le ghetto de Varsovie.
Dans la Pologne occupée, quiconque
aidait les juifs risquait la peine capitale, ce
qui n’a pas suffi à dissuader l’employée des
services de santé, qui, par ses fonctions, était
autorisée à pénétrer dans le ghetto. “On m’a
élevée dans l’idée qu’il faut sauver quelqu’un
de la noyade, quelles que soient sa religion ou sa
nationalité”, explique-t-elle.
Au beau milieu du tumulte de la guerre,
Irena eut la présence d’esprit de dresser une
PERSONNALITÉS DE DEMAIN
KYLE MAYNARD
Combatif
DR
L
IRENA SENDLEROWA, 97 ans. Cette modeste
Polonaise a sauvé des milliers d’enfants du ghetto
de Varsovie pendant la Seconde Guerre mondiale. Son pays vient enfin de lui rendre hommage.
liste méticuleuse de ceux qu’elle avait sauvés, afin de leur permettre de retrouver les
leurs plus tard. Mme Sendlerowa recopia soigneusement les informations concernant
chaque enfant sur du papier à cigarettes, en
deux exemplaires pour plus de sécurité. Ces
précieuses données furent ensuite conservées dans deux bouteilles de verre scellées,
enterrées dans le jardin d’un collègue.
Mme Sendlerowa travaillait sous les auspices de Zegota (une organisation secrète
soutenue par le gouvernement polonais en
exil), mais elle était la seule en charge de
la protection des archives des enfants. Ce
qui n’allait pas sans risques. Elle frôla la
catastrophe en octobre 1943, quand une
escouade de soldats nazis débarqua chez elle
à l’aube, mit la maison sens dessus dessous
et emmena Irena au siège de la Gestapo.
Des officiers la torturèrent afin de lui extorquer des informations, allant jusqu’à lui briser les os des jambes et des pieds, mais elle
resta muette.
“Je porte encore sur moi les cicatrices de
ce que ces ‘surhommes allemands’ m’ont fait à
l’époque, raconte-t-elle. J’ai été condamnée à
mort… mais, à part ça, j’étais aussi rongée par
l’angoisse à l’idée que la seule trace de ces enfants
disparaîtrait si je mourais.” Ses collègues de
Zegota réussirent à corrompre un officier
allemand, qui accepta de fermer les yeux
sur son évasion en échange d’un sac de dollars. Elle fut dès lors contrainte de vivre dans
la clandestinité, sous de fausses identités,
dans l’impossibilité de rentrer chez elle.
Mme Sendlerowa était l’une des premières personnes recrutées par Zegota. L’organisation avait été créée en 1942 afin de
coordonner et d’accentuer les efforts entrepris pour sauver les juifs. Pourtant, bien des
habitants de Varsovie n’avaient jamais
entendu parler de ce groupe, jusqu’à ce que,
il y a environ dix ans, une plaque de marbre
soit inaugurée en son honneur près de l’ancien ghetto. Le régime communiste de
l’après-guerre favorisait l’antisémitisme :
aussi l’histoire de ces gens simples, mais
d’un extraordinaire courage, fut-elle presque
oubliée. La semaine dernière, les autorités
ont officiellement fait amende honorable en
reconnaissant l’action d’Irena. Le Parlement
l’a proclamée héros national et a salué sa
nomination au prix Nobel de la Paix.
“J’ai essayé de leur faire comprendre
que trois enfants c’était le nombre
idéal pour une famille. J’aimerais
qu’ils arrêtent d’adopter.” Angelina
Jolie vient de finaliser l’adoption de
Pax Thien, un petit Vietnamien. La
nounou épuisée s’occupe déjà de
Maddox, de Zahara et Shiloh, les
trois enfants du couple d’acteurs.
(Dateline Hollywood, Los Angeles)
D’ici à 2015, pas un coin de Russie ne doit rester privé de réseaux
de téléphonie fixe, mobile et d’accès à Internet”, a lancé celui que
l’on considère comme l’un des deux
dauphins de Poutine. Il a regretté
la dépendance du pays à l’égard
des équipements en télécommunication de production étrangère, et
il a rappelé que 10 % seulement de
la population russe avait accès à
Internet.
(Gazeta.ru, Moscou)
SERGUEÏ IVANOV, premier
vice-Premier ministre de Russie
■ Révolutionnaire
MOISHE ARYE FRIEDMAN,
rabbin autrichien antisioniste
■ Imperturbable
MONICA SORENO,
nounou du couple Jolie-Pitt
■ Excédée
“Il faut faire notre
révolution de l’information, réaliser
une percée civilisationnelle radicale.
Dessin de paru dans
Die Welt, Berlin.
En pèlerinage à Lezajsk, dans le sud
de la Pologne, où se trouve le tombeau d’un célèbre tsadik, il a été
tabassé par d’autres juifs orthodoxes qui lui reprochent son attitude
face à Israël. “C’est un pays agressif qui ne devrait pas exister. Plus
vite il se désintégrera, mieux ce sera.
Son existence est une offense faite
à Dieu”, explique-t-il.
(Rzeczpospolita, Varsovie)
CHEIKH ALI GOMAA, mufti d’Egypte
■ Opportuniste
“Une musulmane ne doit pas porter le voile dans les pays où le port
du voile n’est pas généralisé”, a-til recommandé aux femmes égyptiennes qui se rendent à l’étranger.
Le but est de “ne pas causer de problèmes politiques”, a-t-il ajouté.
(Al-Wafd, Le Caire)
DAVID FAIRHURST,
DRH de McDonald’s en Europe
■ Offensé
“Nous pensons que c’est démodé,
sans lien avec la réalité et, plus
important, insultant pour les gens
talentueux et travailleurs qui servent
le public chaque jour”, a-t-il déclaré,
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
DAVID MILIBAND
L’héritier
11
DR
expliquant pourquoi McDonald’s
tente de faire changer l’acception
du mot “McJob” dans l’Oxford
English Dictionary, qui le définit
comme “un travail mal payé, pas stimulant, avec peu de perspectives”.
(Financial Times, Londres)
ARNALDO OTEGI,
porte-parole de Batasuna
■ Distancié
“C’est une erreur de construire un
Etat indépendant au Pays basque
par la lutte armée”, a déclaré, le
20 mars, le leader indépendantiste
basque, désavouant la voie suivie
par ETA depuis plus de quarante
ans. Par ces propos apaisants, il
tente d’une part de relancer le processus de paix et, d’autre part, d’obtenir que sa formation, interdite
depuis 2003, puisse se présenter
aux municipales de mai prochain.
(Catalunya Radio, Barcelone)
DU 22 AU 28 MA RS 2007
hez les travaillistes britanniques,
il apparaît comme le
seul concurrent possible de Gordon Brown
pour succéder l’été
prochain à Tony Blair
au poste de Premier
ministre. Ses supporters font valoir qu’il a pour lui la jeunesse
– 41 ans – alliée à l’expérience – il est ministre
de l’Environnement, après avoir été titulaire du
portefeuille des Communautés et du Gouvernement local, et sous-secrétaire d’Etat à l’Education. Et, comme l’écrit le Financial Times,
“il n’est pas la moitié d’un idiot”. Fils de l’historien marxiste Ralph Miliband, David a étudié
les sciences politiques, la philosophie et l’économie à Oxford. Il est ensuite passé par le Massachusetts Institute of Technology, à Boston,
puis a rejoint l’Institut de recherche en politiques publiques, un think tank londonien proche
du Labour. C’est Tony Blair, alors dans l’opposition, qui l’a recruté en 1994 pour en faire son
conseiller politique. Généralement vu comme
l’héritier de Blair, David Miliband est toutefois
“plus social-démocrate que celui-ci”, estime le
quotidien britannique ; “il est particulièrement
attaché à la justice sociale”. Le jeune ministre,
marié à une violoniste du London Symphonic
Orchestra et père d’un garçon de 3 ans, vient
d’affirmer sa stature en présentant un audacieux
projet de loi visant à réduire de 60 % les émissions de CO2 du Royaume-Uni d’ici à 2050.
C
Claire Soares,
The Independent (extraits), Londres
ILS ET ELLES ONT DIT
e sportif de
21 ans joue au
football américain,
monte à cheval et a
remporté plusieurs
tournois de lutte libre.
Du haut de ses
1,20 m, cet étudiant
à l’université de Géorgie est un champion hors norme. Kyle Maynard
est né sans bras ni jambes, mais, bien plus que
son handicap, c’est sa volonté farouche de refuser ses limites, de ne se laisser arrêter par rien
et surtout pas par cette absence de membres
qui le rend exceptionnel. Le quotidien espagnol El Mundo publie des extraits de sa biographie, Sin escusas [Sans excuses]. “Même
si je suis né avec les extrémités beaucoup plus
courtes que les autres, j’ai tout de suite su que
je n’étais pas né pour être inférieur. Je suis né
pour triompher.” On y apprend également que
Kyle est recordman du monde d’haltérophilie
adaptée, avec 163 kilos soulevés – soit trois
fois son poids. Le gouverneur Arnold Schwarzenegger et le présentateur vedette de CNN
Larry King comptent parmi ses plus fervents
suppporteurs et admirateurs. En Espagne, son
livre est préfacé par une autre figure emblématique, Irene Villa. Victime d’un attentat d’ETA,
elle a dû subir une amputation d’une jambe.
“Kyle a fait le pari de la vie. Il nous apprend
qu’avec un peu d’amour, pas besoin de bras
ni de jambes. Merci”, écrit-elle.
C
DR
855p11 à l'affiche
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f ra n c e
●
P O L I T I QU E
Le cœur de Le Pen bat au Sud
Pour l’envoyée spéciale du Guardian, la patrie FN a Nîmes pour capitale. Elle y a rencontré des militants motivés
qui comptent bien, comme en 2002, faire voter massivement pour le candidat d’extrême droite.
THE GUARDIAN
Londres
DE NÎMES
ucien Ruty, ancien officier
de marine à la retraite,
contemple fièrement son
salon transformé en sanctuaire à la mémoire de Napoléon. Les
murs sont couverts de vitrines remplies
de petits soldats, de vases provenant
de la tombe de l’Empereur à SainteHélène ou d’échantillons de la terre de
Waterloo. Sa femme porte en permanence un pendentif en or à l’effigie de
Napoléon et, sur les murs, entre les
bustes de Bonaparte et un gigantesque
drapeau tricolore, les tableaux représentent des soldats défendant leur
espace vital. Seul intrus dans ce musée
patriotique du bonapartisme, le portrait – sur de clinquantes flûtes à champagne de style moderne – du chef de
l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen.
“La victoire est à nous”, lit-on sur la
dédicace du chef.
Situé derrière les arènes de Nîmes,
l’appartement de Lucien Ruty est le
cœur du Front national dans le sud de
la France. Cette belle vallée du Rhône
est ponctuée de villages pittoresques
mais en voie de disparition où vivent
des communautés d’immigrés nordafricains et d’anciens combattants des
guerres coloniales, où le chômage des
jeunes atteint un niveau inquiétant et
où bon nombre de gens se sentent
assiégés et ne font plus confiance aux
partis majoritaires.
Certains de ces villages ont voté
à 40 % pour le candidat FN en 2002.
Ce sont eux qui ont créé la surprise de
la présence de Le Pen au second tour.
Cette année, les intentions de vote en
faveur de celui qui prêche “La France
L
Dessin de Glez,
Ouagadougou.
Passion
“La France vit
la campagne
présidentielle dans
une effervescence
hors du commun”,
annonce El Mundo
dans un grand
article. Le quotidien
madrilène s’étonne
de voir les “salles
de meeting pleines
à craquer, les débats
télévisés battre
des records
d’audience et
les livres des
candidats atteindre
les sommets
des classements
des ventes”. Sans
oublier Internet.
“Un internaute
sur deux s’informe
des programmes
des candidats par
ce biais.”
aux Français !” sont estimées à près de
14 %, un niveau supérieur aux sondages de la dernière présidentielle.
“SOUTENIR LE PEN EN PUBLIC
RESTE UN TABOU”
Avec un tiers de la population qui
pense que l’extrême droite est “en
phase” avec les inquiétudes des Français, l’électorat FN est un élément
essentiel des scrutins qui s’annoncent.
Nicolas Sarkozy sait que bon nombre
de ces électeurs pourraient se reporter
sur lui au second tour. Le discours de
Le Pen sur l’immigration s’est immiscé
dans le débat national, et Sarkozy s’est
inspiré de certaines de ses idées,
notamment avec sa récente proposition de créer un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale.
“On nous diabolise. Soutenir Le Pen
publiquement est toujours tabou”, affirme
Evelyne Ruty dans les bureaux nîmois
du Front national. Et elle nous explique que des marchands de légumes
bio qui avaient voté pour Le Pen doivent s’en cacher devant leur clientèle
de gauche.
Sur le mur, un poster avec le mot
d’ordre “Défendons notre avenir” montre
trois images de femmes sur une plage
française. Dans un costume de bain en
1890, puis insouciante en bikini et les
seins nus en 1990, enfin en scénario
catastrophe en 2010 : deux adultes et
un enfant, figés dans leurs burqas sur
la Côte d’Azur. Mme Ruty, conseillère
régionale FN, sera candidate aux élections législatives de juin. Elle a foi en
la défense de la France contre l’islamisation. “Je ne suis pas contre l’immigration, mais les gens doivent respecter
la loi française.” C’est une grande admiratrice de Marine Le Pen, la blonde et
charismatique fille du leader frontiste,
qui gère la campagne de son père et
a changé son image en lissant son discours pour dépasser son électorat masculin traditionnel et attirer les femmes
et quelques immigrés des deuxième et
troisième générations.
“Certains immigrés disent qu’ils voteront pour nous parce qu’ils en ont assez
de la délinquance, déclare Lucien Ruty.
On a tendance à faire des amalgames : tu
es arabe, donc tu es un délinquant. Mais
ce n’est pas vrai, certains Arabes ont porté
l’uniforme français et se sont battus pour
ce pays. Ils aiment la France.”
Le meilleur endroit pour sonder
l’opinion est Beaucaire, petite ville
pittoresque sur les rives du Rhône, où
la présence de yachts de luxe contraste
avec le dédale de rues de son centreville du XVIIe siècle, que les locaux surnomment la “casbah” en raison de la
population immigrée qui le fréquente.
En 2002, c’est dans ce haut lieu touristique que l’on a voté le plus massivement pour l’extrême droite. Le sentiment d’insécurité avait été un élément
déterminant pour les électeurs. Aujourd’hui, l’atmosphère reste tendue. Dans
un café, Olivier Seassau, électricien au
chômage, prend l’apéritif. Il craint que
des dealers de drogue ne viennent terroriser la ville. Dans un mois, il votera
de nouveau Le Pen au premier tour,
“pour faire comprendre à ceux qui gouvernent ce pays que j’en ai assez d’eux”.
Chez un coiffeur d’une rue huppée de Nîmes, un serveur s’inquiète
du comportement de ses amis, que la
simple vue de Maghrébins sur le trottoir d’en face suffit à énerver et qui
pourraient voter pour Le Pen. “Moi, je
voterai Sarkozy parce qu’il partage beaucoup de ses idées, mais en un peu moins
extrême.”
Angelique Chrisafis
TÉLÉVISION
Le peuple a pris le pouvoir
■ Les “juges” – au nombre desquels figurent un ouvrier, un homme
d’affaires et un étudiant à la
recherche d’un emploi – sont assis
sous des rampes de projecteurs.
A 20 h 50 précises, un son strident
emplit le studio. Tous les par ticipants se redressent sur leur siège.
Les caméras commencent à tourner. De la gauche de la scène, la
candidate Ségolène Royal avance à
grands pas vers un podium. Elle sourit, la tête haute, avant de se soumettre, pendant deux heures, à l’interrogatoire des juges citoyens. Le
pouvoir au peuple ! Voilà bien une
manifestation de la démocratie
directe. C’était en tout cas l’idée du
dernier A vous de juger de France 2,
diffusé en direct le 15 mars. Comme
dans toute une série de nouvelles
émissions, la chaîne faisait appel à
de “vraies gens”, plutôt qu’à des
journalistes ou des experts, pour
interroger les candidats à l’élection
présidentielle. Même si ces émissions sont très populaires, puisqu’elles peuvent réunir jusqu’à
9 millions de téléspectateurs, leur
caractère participatif a banalisé un
débat censé être sérieux et profond
sur des questions extrêmement
importantes.
Dans une campagne déjà largement critiquée pour son caractère superficiel et médiatique, cette
tendance à inviter des gens de la
rue aux émissions politiques pour
qu’ils exposent leurs problèmes
personnels a été très contestée. Le
plus souvent, les participants utilisent leur temps de parole pour se
plaindre de leurs retraites trop
modestes au lieu de cuisiner les
personnalités politiques sur la dette
publique. “Cette élection est entièrement médiatisée. Les candidats sont
devenus des figures emblématiques des
médias”, remarque le sociologue
Erwan Lecœur, directeur scientifique de l’Observatoire du débat
public [un groupe d’analyse et de
veille politique]. Lors des campagnes présidentielles précédentes,
les passages des candidats à la télévision étaient plus conventionnels,
le soin de poser les questions reve-
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
13
nant à des journalistes et à des éditorialistes. Le grand événement
était le traditionnel débat en direct
entre les deux vainqueurs du premier tour.
Cette fois-ci, la tendance est
aux campagnes virtuelles, sans
intervention de journalistes et d’experts. Tous les candidats ont un
site, sur lequel sont diffusés des
extraits vidéo de leurs prestations,
et presque tous rédigent un blog,
où ils répondent personnellement
aux questions posées en ligne.
Selon des observateurs mécontents, il n’y a guère de différences
entre le dialogue par blogs interposés et les séances de questions
posées par des panels de citoyens
DU 22 AU 28 MA RS 2007
lambda. “Dans les médias, la démocratie participative n’est qu’un moyen
efficace pour les politiciens d’échapper à la confrontation”, affirme
Christophe Barbier, rédacteur en
chef de L’Express. On note aussi
une certaine grogne parmi les journalistes des chaînes publiques. En
février, un groupe a lancé une pétition nationale pour réclamer des
débats en face-à-face conduits par
des journalistes. En laissant le
public interroger les candidats, les
médias fournissent à ces derniers
une tribune de fortune pour deux
heures de discours galvaudés et de
monologues ininterrompus.
Susan Sachs, The Christian Science
Monitor (extraits), Boston
855p13-14 france
20/03/07
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f ra n c e
SOCIÉTÉ
Deux candidats dans un pays plein de contradictions
A un mois du premier tour de l’élection présidentielle, le quotidien australien The Age s’attarde sur la France
et ses spécificités. Sa conclusion : Sarkozy est le personnage le plus intéressant du moment.
THE AGE (extraits)
Melbourne
n février dernier, c’est un certain mode de vie à la française qui a disparu. Imitant
la majorité des pays développés, l’Hexagone a interdit de fumer
dans les lieux publics.Terminé, la philosophie dans d’épaisses volutes de
fumée : adieu* Jean-Paul Sartre. Sur
les Champs-Elysées, ce sont les cafés
eux-mêmes qui disparaissent. L’emblématique avenue parisienne est envahie par les mégastores étrangers, tels
Gap, Adidas, Disney ou Planet Hollywood. Pendant ce temps, les anglicismes continuent de polluer le langage : le marketing, le meeting, le boss, le
web, la cover (d’un magazine), le think
tank**, etc. En 2003, l’Académie française avait décidé que le terme correct
pour désigner un courrier électronique
était “courriel”. Autant prêcher dans
le désert. De nombreux peuples craignent de perdre leur identité dans la
mondialisation. Mais rares sont ceux
qui s’en inquiètent autant que les Français. Pendant deux siècles, ils se sont
considérés comme une nation unique
et favorisée, appelée par sa tradition
révolutionnaire à montrer la voie au
reste du monde. C’est aujourd’hui le
monde qui fait changer la France, et
sa façon de réagir à ces changements
est un enjeu incontournable de la campagne présidentielle.
Il y a quelques semaines, Eric
Besson quittait ses fonctions de
conseiller économique auprès de Ségolène Royal, déclarant que la campagne
“mal conduite” de la candidate socialiste n’expliquait en rien où elle comptait trouver les 35 milliards d’euros de
nouvelles dépenses qu’elle a promis de
mettre en œuvre si elle gagne en mai
prochain. Voilà une inquiétude qui
paraît bien normale à un Australien.
Mais, pour les Français, c’est une pre-
E
Dessin de Sarah
Nayler paru dans
The Independent,
Londres.
■
Héros
“Bayrou ? C’est
Poupou, le Poulidor
de la politique !”
Bernardo Valli,
envoyé spécial
à Marseille du
quotidien romain
La Repubblica,
s’est plongé durant
quelques jours dans
ce qu’il appelle la
“France profonde”.
Au bar Le Mistral,
nombreux sont
ceux qui font
la comparaison
entre le candidat
UDF et le dauphin
de Jacques Anquetil.
“Il est le héros des
éternels seconds,
des oubliés”,
estime le journaliste
italien. Ce dernier
est reparti de
la cité phocéenne
convaincu
que François Bayrou
peut battre
Ségolène Royal au
premier tour. Après,
tout est possible.
Car “une élection
présidentielle
n’est pas le Tour
de France”.
mière. Leurs candidats leur ont toujours promis la lune. Les contraintes
budgétaires, les promesses non tenues,
ils laissaient ça à plus tard. Aujourd’hui,
les journaux sollicitent des économistes
pour passer au peigne fin les programmes des candidats. Aussi peu
romantique que ce soit, quand près
d’un jeune sur cinq est au chômage et
que le pays est passé du 6e au 17e rang
de l’OCDE en termes de PIB par habitant depuis 1980, donner des chiffres
est peut-être la meilleure façon qui soit
de parler de la France.
Le candidat de droite Nicolas Sarkozy semble avoir en la matière un projet plus concret. Il est lui aussi accusé
de faire des promesses mirobolantes,
mais, alors que Ségolène Royal évoque
une vague relance de la croissance pour
financer ses cent mesures, il promet
de faire des coupes claires dans les
dépenses de l’Etat en ne remplaçant
pas la moitié des départs en retraite
dans la fonction publique. Les idées de
Sarkozy s’inscrivent dans cet espace
étroit où la France est à l’unisson du
monde.
Mais Nicolas Sarkozy est un personnage bien plus complexe que ça. Il
propose des mesures de discrimination
positive à l’embauche, inspirées du
modèle américain, il souhaite que les
mosquées bénéficient de fonds publics
afin d’éviter que les musulmans n’aillent chercher des fonds à l’étranger – et
des idéologies fondamentalistes.
Autant d’idées tout sauf françaises.
L’idée de l’affirmative action est en
contradiction avec les principes d’égalité et de non-discrimination. En théorie, les principes français sont sublimes.
Mais ils ne fonctionnent pas toujours
en pratique, et Nicolas Sarkozy l’a
compris. Nombre d’études ont montré que les employeurs français étaient
beaucoup trop nombreux à jeter systématiquement les CV portant le nom
de Mohammed. C’est précisément
pourquoi ce que les Français appellent
la discrimination positive est sans doute
la seule solution.
Ségolène Royal est une candidate
plus traditionnelle, ce qui n’était pas le
cas au début de la campagne. L’année
dernière, elle avait su éveiller l’intérêt
de l’électorat en promettant d’en finir
avec l’orthodoxie. La candidate du PS
avait ainsi déclaré que les 35 heures
avaient eu des résultats mitigés, pour
ne pas dire plus. Elle pensait que la
France devait s’inspirer de Tony Blair,
notamment dans la redynamisation
des services publics et la réduction du
chômage des jeunes.
Ne craignant pas d’emprunter à la
droite, elle parlait de renforcer les
valeurs familiales et prônait un encadrement militaire pour les jeunes délinquants. Ces propositions avaient profondément choqué les socialistes. Mais,
depuis le début de l’année, Ségolène
Royal a chuté dans les sondages et, du
même coup, repris les positions socialistes traditionnelles dans l’espoir de
conserver les suffrages de la gauche.
Elle promet donc d’améliorer le système de retraite des fonctionnaires,
d’augmenter les prestations chômage,
de maintenir les impôts à un niveau
élevé et d’étendre les 35 heures.
Certes, de nombreuses interrogations subsistent au sujet de Nicolas Sarkozy. Fils d’immigré, il prône pourtant
la sévérité sur les questions d’immigration, sans doute pour séduire des
électeurs d’extrême droite. De nombreux Français ne lui font pas
confiance, le jugeant prêt à tuer père
et mère pour entrer à l’Elysée. Mais le
candidat de l’UMP incarne mieux
qu’aucun de ses adversaires les contradictions de la France et sa place dans
le monde. C’est ce qui fait de lui le personnage le plus intéressant de la campagne actuelle.
James Button
* En français dans le texte.
** En franglish dans le texte.
D É L O C A L I S AT I O N S
Après le plombier polonais, l’ouvrier macédonien
nvestissez en Macédoine, le nouveau paradis des affaires en
Europe” : c’est sous ce slogan que
le gouvernement de Skopje a lancé,
dans plusieurs journaux français,
une campagne de promotion du
pays. Cette initiative est devenue
l’objet d’une polémique et s’est rapidement invitée dans le débat électoral français. Plusieurs hommes
politiques ont critiqué le gouvernement macédonien en l’accusant de
pratiquer le dumping social afin de
rendre le pays intéressant pour les
investisseurs étrangers. Certains
ont estimé qu’en faisant de la publicité sur la faible taxation (10 %) des
entreprises étrangères et en vantant
I
sa main-d’œuvre qualifiée et bon
marché la Macédoine ne pouvait se
réclamer de “l’Europe”.
Dans l’une des émissions les plus
écoutées de la radio privée RTL,
l’avocat parisien Rodolphe Bosselut
a établi un parallèle entre l’offre du
gouvernement macédonien et le
fameux “plombier polonais”, qui était
devenu l’épouvantail et le symbole
d’une Europe trop libérale lors du
référendum sur la Constitution européenne, en 2005. Au moment où
plusieurs sociétés françaises (dont
la plus connue est Airbus) présentent des plans sociaux accompagnés
de fermetures de sites et de réductions d’effectifs, les pourfendeurs
des délocalisations ont joué la carte
de la campagne publicitaire macédonienne pour faire pression sur les
hommes politiques.
Un mois avant le premier tour de
l’élection présidentielle, certains candidats n’ont pu s’empêcher de montrer du doigt la Macédoine comme
un exemple de la concurrence
déloyale provenant des pays de l’est
de l’Europe. Le premier à le faire
publiquement a été l’ex-candidat
Nicolas Dupont-Aignant, qui se réclame du gaullisme. Il reproche à
l’Europe de ne pas avoir instauré un
taux minimal d’imposition des sociétés avant l’entrée des pays de l’Europe centrale et orientale. Dans un
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
14
entretien accordé à la radio publique
France Inter, Nicolas Dupont-Aignant
a renouvelé ses attaques et désigné
l’offre macédonienne aux investisseurs comme un “parfait exemple
de la régression sociale de l’Europe”.
La Macédoine est ainsi devenue un
argument pour ceux qui demandent
une Europe plus sociale et qui rejettent la vision libérale, mais aussi
pour ceux qui estiment que l’élargissement de l’Union est à l’origine
des problèmes économiques auxquels leur pays est confronté – d’autant plus que, si le plombier polonais a été inventé de toutes pièces
par les partisans du non à la Constitution européenne, la campagne
DU 22 AU 28 MARS 2007
publicitaire “Investissez en Macédoine” était bien réelle et bien visible
dans les journaux français.
Si elle a autant intéressé les politiques et les polémistes français,
elle a dû également attirer l’attention des investisseurs et des entrepreneurs, sans qu’il soit possible
pour l’instant de se prononcer sur
les fruits que le pays en récoltera.
Mais une chose est sûre : aussi
sévères soient les réactions des
hommes politiques, elles n’ont que
peu d’impact sur les décisions des
investisseurs, qui sont davantage
guidés par le profit que par les préoccupations sociales.
Toni Glamcevski, Utrinski Vesnik, Skopje
Publicite
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e u ro p e
●
POLOGNE-ALLEMAGNE
Le redoux a un prix : le respect de la fierté polonaise
Si Angela Merkel a obtenu des concessions de la part de Varsovie, c’est parce qu’elle n’a pas traité les Polonais
avec désinvolture, comme des cousins pauvres, se félicite un quotidien proche du pouvoir.
DZIENNIK (extraits)
Varsovie
n quittant la Pologne, Angela
Merkel doit estimer avoir
rempli sa mission avec succès ; plus encore, elle peut
considérer avoir toutes les raisons de
se réjouir.Varsovie s’est engagé à signer
la déclaration de Berlin en donnant son
accord pour que le Traité constitutionnel actuel soit la base des négociations sur la future Constitution européenne. Pouvait-elle attendre plus de
la part des Polonais ? Cette visite est
un succès incontestable pour la chancelière allemande, mais nous ne devons
pas non plus nous considérer comme
perdants, bien au contraire. L’ambiance de cette visite, son déroulement
et la liste des sujets abordés ont démontré avec force que, pour l’Allemagne,
nous ne sommes plus un cousin pauvre
de l’Est, mais sommes devenus l’un
des pays les plus importants du continent, doté d’une voix prépondérante
sur des questions essentielles concernant l’avenir de l’Union européenne
et la sécurité de ses membres.
Le président Chirac, qui jadis
nous conseillait de nous taire quand
nous avons soutenu l’invasion américaine en Irak, et le chancelier Schröder, qui préférait faire les yeux doux
à la Russie au lieu d’entretenir des
relations fraternelles avec la Pologne
dans le cadre de l’UE, n’ont visiblement pas senti l’esprit du temps. Ils
se sont enfoncés dans les stéréotypes
du passé. Les arrogants, dont les yeux
sont restés fixés sur leur puissance
E
Dessin de
Miroslaw Owczarek
paru dans
Rzeczpospolita,
Varsovie.
■
Vu de Berlin
“La Pologne fait
un pas en direction
de l’Allemagne.
L’offensive
de charme de Merkel
a réussi”, salue
la Frankfurter
Allgemeine
après la visite
de la chancelière
à Varsovie. Berlin
– qui préside l’UE –
est soulagé qu’un
rapprochement avec
la Pologne ait
pu avoir lieu
sur les questions
européennes. Mais
le projet américain
de bouclier
antimissile, qui
“risque de diviser
l’Europe”, reste
un sujet d’inquiétude
majeur. Toutes
les tensions
ne pouvaient être
levées, constate
Die Welt, “en l’espace
d’une visite,
si réussie soit-elle”.
passée, n’ont pas vu que le monde et
l’Europe avaient changé.
Mais avec Angela Merkel, c’est une
autre Europe qui est venue à Varsovie.
Une autre Allemagne aussi. Madame
la chancelière a obtenu de nous tout
ce qu’elle voulait. A présent, l’Allemagne peut s’attribuer le mérite
d’avoir convaincu les Polonais d’approfondir leur intégration européenne.
Mais Angela Merkel n’aurait pas
obtenu tout cela si elle était venue les
mains vides. Dans son discours à l’université de Varsovie, elle nous a bercés
de paroles agréables. Elle a souligné
le rôle joué par le syndicat Solidarnosc
dans les changements sur venus
en Europe de l’Est. Elle a parlé de la
réconciliation germano-polonaise en
la comparant avec la
réconciliation
franco-allemande,
fondement et condition indispensables à la
naissance de la Communauté européenne.Mme Merkel
s’est rendue chez un partenaire
important, bien disposé à écouter avec
reconnaissance de tels propos, mais qui
a aussi posé des questions sur des choses
concrètes. Mme Merkel s’est comportée
comme une bonne négociatrice et
non comme un oncle riche qui rend
une visite à un neveu désargenté et
lui tape sur l’épaule en lui glissant
quelques euros dans la poche, mais
sans avoir la moindre envie de
connaître ses plans pour l’avenir.
Mme Merkel a annoncé que l’Union
serait solidaire de la Pologne au sujet
de l’embargo russe sur la viande polonaise [en cours depuis plus d’un an].
Cela signifie que Moscou ne peut
plus compter sur un assouplissement
des positions polonaises ou espérer
conclure séparément des accords avec
quelques grands
pays de l’Union.
Dès à présent, Moscou devra affronter
une UE unie autour de
la défense de nos intérêts. Avant, nous ne pouvions que rêver d’un tel
soutien, et tôt ou tard, nous
allions céder devant la pression exercée par Moscou, face à l’indifférence d’Allemands exaspérés par
la résistance polonaise.
Lors des négociations avec Lech
Kaczynski, Angela Merkel nous a
donné matière à espérer – d’une
manière délicate, il est vrai – que la
solidarité énergétique pourrait être
inscrite dans la future Constitution
européenne. L’annonce d’un accord
économique avec les Etats-Unis a
aussi été très agréable à l’oreille polonaise dans la mesure où il pourrait
être suivi par un partenariat politique. Bref, c’était une visite très
réussie. Maintenant, il faut espérer
que les jours obscurs du schrödérisme ne reviendront plus jamais, et
que l’Allemagne n’agira plus comme
un éléphant teuton égaré dans le
magasin de porcelaine européen.
Andrzej Talaga
W W W.
Toute l’actualité internationale
au jour le jour sur
courrierinternational.com
HONGRIE
Au nom de tous les Hongrois, bravo, monsieur le Président !
Alors que des fachos gâchaient
la fête nationale et que les officiels
se faisaient huer à Budapest,
un seul était digne de la nation
et de sa fonction : le président Sólyom.
elon la Constitution hongroise, la personne du président de la République
exprime l’unité de la nation. Mais comment
peut-on exprimer une chose qui n’existe
pas ? [Après la signature du traité de Trianon, en 1920, un tiers des Hongrois se
sont retrouvés hors des frontières, soit
2 millions de personnes, dont 1,2 million
en Roumanie et 500 000 en Slovaquie.]
Voilà le problème que, le 15 mars dernier,
jour de la fête nationale, László Sólyom a
résolu, et brillamment. Il n’a pas manqué
d’irriter ses ennemis, qui, rageurs, se
demandaient pourquoi il se rendait en Transylvanie, pourquoi il n’était pas à la place
où on l’attendait. En tant que chef de l’Etat,
S
pourquoi n’est-il pas celui qui donne le signal
du départ de la parade du kitsch et de la
haine ? Pourquoi se singulariser ? Comment
ose-t-il se soustraire aux huées, aux renversements de piédestal, aux profanations ?
Le président était à sa place. C’est-à-dire
là où l’on avait le plus grand besoin de sa
présence. Ces jours-là, on peut même dire
qu’il était la seule personne à sa place.
A Cluj-Napoca, le premier 15 mars [fête
nationale] suivant l’entrée de la Roumanie
dans l’UE, un homme politique hongrois
a rappelé à son auditoire que, “dans l’espace commun et ouvert de l’UE”, les minorités hongroises pouvaient prétendre à la
“totalité de leurs droits”, y compris à l’autonomie territoriale.
Au nom de la nation, il a annoncé – et non
pas revendiqué – des faits. Il a dit cela sur
un ton modeste, avec des mots simples,
en se référant au droit international et sans
blesser qui que ce soit. Il a profité d’une
occasion qui ne reviendra pas. Il a préconisé une stratégie nationale unitaire ; il s’est
rendu à Cluj-Napoca afin que nous comprenions bien de quoi il s’agissait. Le pays,
tout chamboulé, n’écoutait pas ses paroles.
Il nous a prévenus que la fête de la Liberté
ne pouvait être qu’une fête de la Vérité. Particulièrement celle du 15 mars : l’anniversaire du jour où s’est manifestée une force
magique provenant de la liberté de parole,
de la presse et de rassemblement.
Si c’est pour passer en revue les forces
policières et les tribuns des divers partis
qui n’ont plus la flamme de l’esprit du
15 mars, les Hongrois n’ont plus aucune
envie de célébrer ce jour. Attention, je suis
un grand par tisan des manifestations,
sur tout là où les canaux de la démocratie
représentative sont désespérément bouchés. Mais je ne confisquerai jamais la
manifestation d’un autre. Et cette fête est
celle de Sándor Petöfi, Mór Jókai, Pál
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
16
DU 22 AU 28 MARS 2007
Vasvári [poètes et écrivains nationaux qui
ont pris part activement à la révolution de
1848]. Pour le dire tout net : cette fête
n’appar tient pas aux hommes politiques
actuels. C’est une fête populaire, une fête
civile. Je ne distribuerais même pas de
décorations à cette occasion. Si quelqu’un
doit rester à la maison ce jour-là, c’est bien
l’Etat : qu’il enfile ses pantoufles, allume
la télé et ne se montre pas publiquement.
Dans la longue liste des fêtes du 15 mars
gâchées, cet anniversaire en était un parmi
d’autres. L’Histoire ne retiendra que son
ser viteur veillant sur l’unité de la nation,
qui a agi, fidèle à ses attributions et aux
acquis de 1848, et qui, le 14 mars 2007,
a proclamé l’union (européenne) avec la
Transylvanie. Il a fait son travail. Si tout
le monde en faisait autant, les fêtes
seraient plus joyeuses dans ce pays.
Andras Lanyi*, Magyar Hírlap, Budapest
* Ecrivain, essayiste et cinéaste.
855p17 europe venise/gb
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e u ro p e
I TA L I E
R O YAU M E - U N I
Venise s’exile sur le continent
La démocratie
par les lords
Sous la pression des touristes et des milieux économiques, les Vénitiens quittent leur
ville pour Mestre, tandis que le maire et le patriarche s’affrontent dans les palais.
LA REPUBBLICA (extraits)
Rome
une époque encore récente,
parmi les Vénitiens, seules
partaient pour Mestre les
personnes âgées contraintes
de vendre leur maison. Elles chargeaient leurs meubles sur des péniches,
et partaient mourir de l’autre côté du
pont de la Liberté [qui relie Venise à la
terre ferme] – de tristesse ou de solitude, ou renversées par une voiture.
Aujourd’hui, le pont est emprunté
chaque soir par des bandes de jeunes
Vénitiens qui vont vivre leur vie et
s’amuser. Ils recherchent une vie normale, avec des pubs, des boîtes de nuit,
des pizzerias abordables, des centres
commerciaux, des salles de sport et des
cinémas (la prétendue “capitale du
cinéma” ne possède que deux salles).
Vers 2040, si rien ne change, le dernier Vénitien mourra ou s’installera sur
le continent. Née pour fuir les invasions barbares, Venise risque de
s’éteindre à cause des invasions de touristes. Aux dernières élections, la ville
a été confiée pour la troisième fois à
l’indépendant de gauche Massimo
Cacciari. Le partage du pouvoir n’a
pas changé depuis le XVIe siècle : d’un
côté, il y a le doge ; de l’autre, le patriarche. Cacciari et le cardinal Angelo
Scola. Dernier des grands Vénitiens,
ce professeur et philosophe doit jouer
tous les personnages illustres de la ville.
Il est le doge incontesté depuis 1993,
mais, par sa réputation de libertin
intellectuel (entre autres), il incarne
également le deuxième mythe de la
ville : Casanova. Et il se prépare, en
effectuant plusieurs voyages en Chine,
à personnifier le troisième Vénitien
mythique, Marco Polo.
En dehors de la juridiction du
maire, il ne reste que la curie et son
patriarche. Le problème est que Cacciari ne s’appuie pas sur une classe dirigeante ni sur une base sociale susceptibles de lui permettre de fonder un
projet pour l’avenir. La classe ouvrière
s’est éteinte, et les derniers capitalistes
ont vendu leurs biens ou vivent de leurs
rentes, comme la famille Coin, les
Rossi, chausseurs et propriétaires d’Il
Gazzettino [le quotidien de Venise],
et le roi du textile Pietro Marzotto.
Dans le berceau de l’ouvriérisme italien, la lutte des classes s’est conclue
Dessin
de Kopelnitsky,
Etats-Unis.
A
Aéroport
Marco Polo
Mestre
Vers
Padoue
Pont de la Liberté
Porto
Venise
Marghera
Lagune
de Venise
0
MOSE
(digues
mobiles)
10 km
de manière surprenante : les concurrents ont déclaré forfait et la victoire
est revenue à une petite bourgeoisie de
boutiquiers, qui n’a aucune vision
générale de la situation.
DR
AUCUNE DÉCISION N’ÉTAIT PRISE
SI CACCIARI S’Y OPPOSAIT
DR
Massimo
Cacciari, le maire
de Venise.
Le cardinal
Angelo Scola,
patriarche de Venise.
Le doge me reçoit dans le palais du
Rialto, splendide et inconfortable.
Depuis des années, je me demande ce
qui pousse ce philosophe talentueux,
grand séducteur, célèbre et estimé, à
se lever à 7 heures du matin et à commencer sa journée en accueillant le
défilé des marchands ambulants. Cacciari soupire, et m’explique pour la
énième fois pourquoi le projet MOSE
[le système de digues mobiles censé
faire obstacle aux marées qui submergent périodiquement Venise] est une
erreur technique. Les thèses pour et
contre le MOSE ont un avantage : elles
ne peuvent pas être démontrées. Idéal
pour nourrir un débat sans fin, tant les
marées dépendent de phénomènes tels
que l’effet de serre, les changements
climatiques ou la fonte des glaciers.
Depuis des années, ces questions divisent âprement la communauté scientifique internationale, dont les débats
rappellent les discussions théologiques.
Qu’importe de savoir qui a raison : de
toute façon, le MOSE verra le jour.
C’est la première défaite du doge en
vingt ans.
A Venise, auparavant, aucune décision
n’était prise si Cacciari s’y opposait,
y compris lorsqu’il n’était pas maire.
Aujourd’hui, beaucoup de gens pensent qu’il sera contraint de démissionner. La moitié de la ville tremble
à cette idée : pour elle, le doge est le
dernier bastion contre la métamorphose de Venise en Disneyland du
XVe siècle. L’autre moitié de la ville
complote et se prépare à fêter l’abdication du maire : des personnalités
prêtes à s’allier avec le gouverneur de
la région, le berlusconien Giancarlo
Galan, et avec des capitaux étrangers
pour mettre la main sur les palais en
ruine, sur les terrains de l’Arsenal, et,
surtout, sur les gigantesques zones
constructibles des anciennes installations chimiques de Porto Marghera et
les nœuds de communication straté-
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
17
giques de Mestre. Cette autre Venise
du travail et des affaires aime opposer à l’inertie présumée du doge l’activisme du patriarche. Le cardinal
Angelo Scola est le prêtre-entrepreneur
lombard typique multiplié par cent.
Intelligence brillante et pragmatisme.
Il n’est sans doute pas aussi séduisant
que Cacciari dans le débat sur le mystère de l’Immaculée Conception, mais
il est plus habile pour mettre d’accord
les acteurs de l’économie.
Tandis que la municipalité et la
région se disputent depuis des années
sur la rénovation de Punta Dogana [qui
fait face à la place Saint-Marc] – le
maire voudrait la confier à la fondation
Palazzo Grassi-Pinault et Galan à la
fondation Guggenheim ; résultat : rien
ne bouge – , le patriarche est en train
de récupérer, à deux pas de là, grâce à
des donations, le magnifique collège
de la basilique Saint-Marc. Il a transformé la curie de Saint-Marc, à l’abandon, en un véritable bijou, où il se rend
du reste très rarement, puisqu’il est
sans cesse en déplacement. Son dernier voyage l’a mené à New York, à
l’ONU, où il a présenté son œuvre d’un
grand raffinement : Oasis, la première
revue catholique dont il existe une version bilingue en arabe. “Le dialogue avec
toutes les religions, explique-t-il, est une
tradition du patriarcat.” On pourrait
ajouter que le patriarcat a toujours eu
également pour tradition de produire
de futurs papes. Au siècle dernier,
il y en eut au moins trois : Pie X,
Jean XXIII et Jean-Paul Ier.
Tandis que les puissants se combattent dans les palais, habitants et touristes se livrent à une guérilla dans les
calli [les rues]. L’art vénitien de la vengeance envers les étrangers peut
atteindre divers degrés de cruauté : elle
passe par les “spaghettis aux palourdes
fraîches” décongelées plusieurs fois,
le vin ayant un arrière-goût de pisse, la
torture des bed and breakfast sauvages
qui ont poussé comme des champignons et d’où sortent, tous les matins,
des familles de Coréens et d’Allemands
anéanties par l’humidité. La seule solution est de prendre le bus avec les
jeunes Vénitiens et de débarquer à
Mestre, où se déroule la vraie vie et se
joue l’avenir.
Curzio Maltese
DU 22 AU 28 MA RS 2007
es membres de la Chambre
des lords, auguste assemblée
de pairs en robe écarlate et
pour la plupart nommés, ont choisi le
14 mars de résister aux pressions qui
voudraient faire de leur institution un
organe intégralement issu des élections. Certes, personne ne s’attendait
à ce que les lords votent en faveur de
cette énième demande de changement
venue de la Chambre des communes.
Mais, en entrant dans sa phase finale,
qui sera sans doute longue, cette bataille séculaire entre aristocratie et roturiers a mis au jour un concept qui va
à l’encontre du sens commun : plus
d’élections ne signifie pas forcément
plus de démocratie. Ce serait même
plutôt l’inverse.
Depuis 1999, la Chambre des lords
s’est opposée aux Communes (et donc
au gouvernement de Tony Blair) sur
pas moins de 350 sujets. Nombre de
ces points de friction concernaient des
lois sur les libertés civiles et sur le
contre-terrorisme, jugées répressives
par les lords. Autrement dit, la
Chambre haute a été le champion
improbable des opprimés contre un
gouvernement travailliste qui revendiquait jadis le costume libertaire. Ce faisant, les lords ont démontré la courageuse indépendance qu’autorise un
mandat à vie permettant de se tenir
à distance des considérations électoralistes. Indépendance hors élection
contre légitimité électorale, tels sont
désormais les termes de la bataille. Les
députés souhaitent remplacer quelque
600 pairs à vie, nommés selon des procédures diverses, ainsi que les 92 derniers pairs héréditaires, par des lords
élus sur liste pour un seul mandat de
quinze ans. “La promesse de légitimité
démocratique est un leurre”, estime
Bruce Ackerman, professeur de droit
et de sciences politiques à Yale, dans la
London Review of Books. “L’absence de
réélection prive l’électorat du levier essentiel qui, en démocratie, lui permet de
demander des comptes : la peur qu’a le
politicien de ne pas être reconduit par ses
électeurs.” Comme l’a résumé le député
travailliste Tom Levitt, “ce n’est pas
l’élection qui fait la démocratie, mais la
réélection”.
Le gouvernement, lui, propose
que les candidats à la pairie soient élus
selon un système de listes, ce qui
accroîtrait encore la capacité des partis politiques à récompenser les plus
fidèles et à faire taire les contestataires.
Le Premier ministre Tony Blair avait
quant à lui plaidé pour une Chambre
mixte, mi-élue, mi-nommée, mais son
projet s’est retourné contre lui lorsque
la Chambre des communes a opté
pour la voie la plus radicale. Les lords
(et les ladies) n’étaient d’ailleurs pas
franchement enthousiasmés par cette
idée. Une chambre hybride “n’est une
garantie de démocratie”, confirme la
baronne Symons of Vernham Dean,
membre travailliste de la Chambre des
lords. “C’est la garantie de l’incertitude
constitutionnelle et de l’iniquité électorale.”
L
Alan Cowell,
The New York Times (extraits), New York
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e u ro p e
UKRAINE
Les deux Viktor, Ioulia et le baron de Münchhausen
Opposition et gouvernement continuent de se livrer à une guerre de façade au Parlement. Mais sans grandes
conséquences, car les décisions importantes se prendront, comme toujours, dans les coulisses.
OUKRAÏNSKA PRAVDA
Kiev
omme on le sait, Karl
Hyéronimus, baron de
Münchhausen, était toujours fier non d’avoir volé
jusqu’à la Lune, mais du fait qu’il
n’avait jamais menti.Toutefois, pour
réussir à adresser un ultimatum à
l’Angleterre, puis à refuser d’entrer
en guerre avec elle, le tout sans
mentir, il devait être passé maître
dans l’art de comprendre les subtilités des relations internationales. Et,
le 13 mars dernier, on a pu croire un
instant que l’opposition parlementaire ukrainienne avait repris à son
compte les principes du célèbre baron
allemand.
Deux semaines plus tôt, l’opposition [représentée au Parlement par
une nouvelle alliance entre les partis
de Ioulia Timochenko et du président
Viktor Iouchtchenko] avait intensifié
sa lutte contre la coalition au pouvoir
[dirigée par le Premier ministre prorusse Viktor Ianoukovitch]. Laquelle
s’attendait au pire, au point de ne
même plus écarter la possibilité d’une
dissolution de l’Assemblée, envisageant des élections présidentielle et
parlementaires anticipées, voire de se
battre physiquement pour défendre
la Rada [Parlement ukrainien].
Bien sûr, rien de tout cela ne s’est
produit. L’opposition, loin de rechercher un affrontement direct, a fait
tout le contraire. Adressant un ultimatum en dix-sept points à la majo-
C
Dessin de Krauze
paru dans Prospect,
Londres.
rité, elle a quitté le Parlement. Non
que la coalition au pouvoir ait été en
mesure de répondre à l’une ou l’autre
de ces revendications, d’ailleurs. En
réalité, ces dernières tenaient davantage du slogan politique que du projet de loi. Des slogans qui, en outre,
ne concernaient guère le législatif,
puisqu’ils portaient aussi bien sur
l’ajustement de la TVA que sur les
quotas pour les exportations céréalières, sur la dénonciation des traités
de fourniture de gaz par la Russie ou
encore sur le limogeage du ministre
actuel de l’Intérieur. Autant de questions qui dépendent du gouvernement, et non du Parlement.
Chacun des dix-sept points de l’ultimatum était très exactement fait pour
être ignoré par la majorité parlementaire. Ils n’avaient donc d’autre but
que de servir de prétexte à la démarche
ostentatoire de l’opposition.
Toutefois, la réaction de la coalition au pouvoir a pris l’opposition au
dépourvu. Même le Premier ministre
Viktor Ianoukovitch s’est montré
modéré dans son évaluation de la
situation. Il a même promis de prendre
toutes les revendications en considération et de s’efforcer de parvenir
à un compromis, dans la mesure
du possible.
et son emprise sur le pays. Ce n’est
pas un problème pour la majorité : ils
peuvent toujours les satisfaire aujourd’hui, et les contourner plus tard. Et
une partie de l’opposition, ayant entretemps obtenu de nouveaux avantages,
penchera cette fois en faveur de
l’équipe Ianoukovitch. En réalité, personne ne tient à ce qu’il y ait des élections anticipées ; elles risqueraient de
perturber le marchandage en cours. Il
est difficile ne pas voir dans ces développements les signes d’une nouvelle
conspiration, d’un complot des élites
contre les citoyens ukrainiens. Le
cynisme de la situation réside dans
le fait que tous s’efforceront de présenter le dénouement comme un
“compromis national” œuvrant en faveur de l’“unification du pays”.
Enfin, quoi qu’il en soit, nos
Münchhausen de l’opposition, au
moins, n’ont pas menti, cette fois ! Ils
avaient promis de ne pas laisser de
répit à la majorité, et ils l’ont fait !
Hourrah !
Irina Pohorelova
UN ULTIMATUM BIDON,
UN COMPROMIS DE FAÇADE
Tous les représentants de la majorité
se sont empressés de rappeler qu’il
était essentiel de maintenir le dialogue
avec l’opposition.
Encore quelques mots sur ce fameux
ultimatum de l’opposition. Soulignons que les revendications adressées à la coalition pourraient, si elles
étaient satisfaites, compromettre véritablement le pouvoir de cette dernière
RUSSIE
Le Tatarstan et la Tchétchénie rentrent dans le rang
l y a longtemps que la Tchétchénie et le
Tatarstan – “les deux Républiques les plus
problématiques de la Fédération de Russie”,
comme les qualifie le quotidien Vremia Novostieï – donnent des migraines aux dirigeants
russes. Au début des années 1990, elles
furent les fers de lance de la célèbre “parade
des souverainetés”. Aujourd’hui, l’actualité
les rapproche à nouveau : après douze ans
de guerre pour l’une, et autant d’années
de “statut privilégié” pour l’autre, ces deux
importantes entités musulmanes de Russie
semblent résignées (ou condamnées) à rentrer dans le rang. Fin février, les sénateurs
russes ont refusé de ratifier le renouvellement du “traité de décentralisation” entre
Moscou et le Tatarstan ; début mars, le nouveau président tchétchène, Ramzan Kadyrov,
déclarait quant à lui qu’il renonçait à tout
traité de décentralisation avec Moscou,
contrairement à ce qu’exigeait la Constitution tchétchène adoptée en 2003.
En 1991, Boris Eltsine, qui avait lui-même
décrété la “souveraineté de la Russie par rapport à l’URSS”, n’avait pas trouvé mieux que
I
d’encourager les Républiques fédérées à
“prendre autant d’autonomie qu’elles le pourraient”, afin de les retenir au sein de la Fédération. En effet, les mouvements centrifuges
qui allaient conduire à l’éclatement de l’URSS
menaçaient l’intégrité de la Russie elle-même.
Les proclamations de souveraineté avaient
alors déferlé. Tout le monde avait ensuite fait
allégeance à Moscou – sauf les susnommées, qui refusèrent de signer le traité fédéral de Russie de 1992, et d’adopter la Constitution fédérale de 1993.
Les destins ultérieurs des deux Républiques
bifurquèrent radicalement : après avoir proclamé son indépendance, la Tchétchénie sombrait dans la guerre civile puis dans l’engrenage de la répression exercée par les forces
fédérales, avec pour conséquences douze
années de conflit sanglant. Le Tatarstan
adopta lui aussi sa propre Constitution, mais
parvint à maintenir une stabilité intérieure,
sans doute grâce à la personnalité du président Mintimer Chaïmiev, qui fut toujours
d’une loyauté inflexible vis-à-vis du Kremlin.
La situation socio-économique de cette Répu-
blique musulmane enclavée au cœur de la
Russie était en outre fort différente de celle
de la Tchétchénie : économiquement riche
et puissante, elle avait des atouts efficaces
pour négocier et éviter la guerre. En 1994,
le président Chaïmiev et Boris Eltsine signèrent donc un traité de décentralisation, qui
octroyait aux Tatars des avantages politiques,
fiscaux, militaires et économiques inouïs.
A partir de 2003, avec le renforcement de
la “verticale du pouvoir”, qui s’est accompagné de mesures de recentralisation (abolition de l’élection au suffrage universel des
dirigeants régionaux, regroupement territorial en sept superrégions), un énorme travail administratif a été réalisé pour remettre
les législations régionales en totale conformité avec la fédérale.
La Constitution tatare fut alors largement
modifiée et enrichie de la mention de son
“indéfectible appartenance à la Russie”. Il
n’y a qu’en Tchétchénie que, après dix ans
de guerre, les dirigeants locaux ont estimé
qu’ils devaient au minimum obtenir un statut spécifique (incluant la jouissance de leurs
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
18
DU 22 AU 28 MARS 2007
ressources naturelles, notamment le pétrole).
D’aucuns pensent que Ramzan Kadyrov a
troqué sa récente désignation à la présidence
de la Tchétchénie contre l’abandon du traité
de décentralisation. D’autres, que ce renoncement lui ménage des marges de manœuvre
plus impor tantes que s’il était lié par un
contrat. De fait, “il a obtenu carte blanche
pour diriger sa République à sa guise”, précise Vremia Novostieï. Quant à la dernière
mouture du traité de décentralisation entre
le Kremlin et le Tatarstan proposé à la ratification du Sénat, son contenu n’avait plus
qu’une portée symbolique : le président de
la République devait parler le tatar en plus
du russe, les passeports arborer le blason
tatar aux côtés de l’emblème de la Russie, etc. C’était encore trop pour les sénateurs. Quinze ans après l’éclatement de
l’URSS, le Kremlin finit de solder ses comptes
avec la politique “libérale” de Boris Eltsine.
Mais le pouvoir russe, quel qu’il soit, doit toujours composer avec la mosaïque nationale
que constitue la Russie, encore hantée par
le spectre de l’implosion.
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RUSSIE
Quand les gangs de jeunes sèment la terreur
Plusieurs quartiers populaires de la petite ville d’Oulianovsk, dans la région de la Volga, sont désormais
sous le contrôle de bandes d’adolescents extrêmement violentes. Le reportage d’un journaliste venu de Moscou.
Leurs parents ne pouvaient pas s’occuper
d’eux, ils étaient eux-mêmes trop occupés à gagner de l’argent pour survivre. Et
les enfants ont été livrés à eux-mêmes.”
Avec l’inspectrice Elena Golikova,
chargée des mineurs, nous faisons la
tournée des jeunes qu’elle supervise.
Mme Golikova en a 70 à sa charge. Au
total, 304 adolescents sont inscrits sur
le registre de la salle pour enfants au
poste de police de Jeleznodorojny.
Mme Golikova vit à Oulianovsk depuis
quatre ans. Auparavant, elle travaillait
comme inspectrice chargée des mineurs en Tchétchénie.
OGONIOK (extraits)
Moscou
D’OULIANOVSK
vetlana Grigoreva, 36 ans, qui
habite le quartier Jeleznodorojny, commence sa journée
par une prière. Elle demande
à Dieu de protéger son fils de 13 ans
contre les bandes de jeunes. Le garçon
fréquente l’école n° 47, un des huit établissements chroniquement perturbés
par des bagarres entre jeunes. “Il part
en cours, et je ne sais pas s’il va revenir
vivant, dit la jeune femme. Cet
automne, à l’école n° 48, des voyous ont
fait irruption pendant un cours et agressé
les élèves. Récemment, à côté de l’école
n° 40, un jeune homme a été tué. Ils sévissent aussi chez nous. Ils coincent les garçons près de l’école, leur extorquent de l’argent et tabassent tous ceux qui refusent
d’intégrer leurs rangs.” En janvier, les
parents d’élèves d’Oulianovsk ont écrit
une lettre au gouverneur de la région,
Sergueï Morozov, au président Vladimir Poutine et au ministre de l’Intérieur, Rachid Nourgaliev, pour leur
demander de mettre fin au chaos. Svetlana a elle aussi signé la lettre, mais
maintenant elle refuse de se faire photographier car elle a peur pour ellemême et pour son fils. Rien qu’en janvier, une vingtaine d’adolescents se
sont retrouvés à l’hôpital avec divers
traumatismes après des bagarres.
“Selon les statistiques, il n’y a eu que
trois g rosses bagar res en dix ans”,
explique Vassili Zima, adjoint du procureur de la région d’Oulianovsk. “La
première en 1998, la deuxième en 2004
– quand ‘ceux d’Azatov’et ‘ceux de Molodov’ se sont partagé le territoire – et la dernière en mars 2006 – entre ‘ceux de Kouzine’ et ‘ceux du Centre Kamaz’ –, au
cours de laquelle trois personnes ont trouvé
la mort et quinze autres ont été blessées.”
En attendant, tout écolier de
13 ans sait bien que la bande de Molodov contrôle Novo-Oulianovsk, la
bande d’Azatov la petite ville de banlieue de Kriouché, la bande de Varapaevo la partie centrale du quartier de
Zasviajski, et la bande de Starodomansk la partie périphérique. Les
membres de la bande de Sopli se
réunissent près du cinéma Louna, et
ceux du Centre Kamaz sur la perspective Gaï. Au total, selon les données
de la police, neuf bandes comptant
entre 100 et 200 membres sévissent
à Oulianovsk. Les gamins, âgés de 13 à
18 ans, sont de la “chair à canon”, de
bons petits soldats déjà bien heureux
d’avoir été admis dans l’organisation.
Désormais, la bande est là pour les
défendre.Tout offenseur sera puni.
“Il n’y a pas longtemps, j’ai eu un
problème. Des types genre gros durs s’en
sont pris à moi. J’ai passé un coup de fil
et nous avons vite réglé nos comptes”, se
vante Sergueï, 15 ans. La nuit, il garde
le parking de la rue Promychlennaïa,
qui appartient à sa bande. Selon les
données de l’administration régionale,
S
Banque, école.
Dessin de Iolkine
paru dans
les Izvestia, Moscou.
■
Pauvreté
Mi-mars, lors
de la présentation
des orientations
budgétaires
du pays, le président
Poutine a insisté
sur l’urgence
de “réduire le fossé
qui sépare les riches
et les pauvres” et a
annoncé la création
d’un Fonds pour
les générations
futures alimenté
par les revenus
du pétrole.
Pour les Izvestia,
il s’agit
d’une véritable
“révolution”.
En cette fin d’hiver,
la presse russe
évoque
régulièrement
la question
des bezprizorniki,
ces enfants
des rues qui fuient
la misère
(économique
et morale) à
laquelle sont réduits
leurs parents.
Car, d’après
les travailleurs
sociaux cités par
le quotidien Novyé
Izvestia, il ne s’agit
pas d’orphelins.
L’immense majorité
d’entre eux ont
des parents mais ne
veulent plus rentrer
chez eux. Surtout
visibles à Moscou,
où ils se regroupent
dans les grandes
gares, on
les rencontre aussi
dans les grandes
villes de province,
qui drainent
les gamins
des campagnes.
D’après
le quotidien,
ils seraient
“des millions”
à travers le pays.
LES GANGS AURAIENT VOULU
DÉCRÉTER LE COUVRE-FEU
on dénombre dans la ville 150 parkings
de nuit, dont 100 ne sont pas enregistrés et ne peuvent être légalisés, car ils
coupent des voies d’accès ou sont
situés trop près des immeubles. Tous
sont placés sous la protection des
bandes de jeunes.
La journée, de nombreux parkings
ne sont pas visibles. Mais, le soir, des
voitures surgissent littéralement de
terre et s’entassent dans les quartiers
dortoirs. A leurs côtés vont et viennent
des adolescents qui encaissent l’argent.
Le prix à payer pour la surveillance est
de 20 roubles par nuit. De fait, chaque
propriétaire de voiture à Oulianovsk
participe d’une manière ou d’une autre
au financement des bandes.
LES ENFANTS DES ANNÉES 1990 :
UNE GÉNÉRATION SACRIFIÉE
Environ 10 000 roubles provenant du
parking de la rue Promychlennaïa passent chaque nuit entre les mains de
Sergueï. Les brigades de la bande ont
en tout dix aires de stationnement. On
comprend donc pourquoi les bandes
de jeunes d’Oulianovsk gardent les parkings comme la prunelle de leurs yeux
et pourquoi ces parkings continuent à
fonctionner sans interruption, même
au plus fort des guerres intestines les
plus sanglantes. Les gamins les plus
âgés ont désigné Sergueï pour surveiller
le parking il y a un mois. Il est fier de
son nouveau statut. Maintenant, ce
n’est plus un membre ordinaire, mais
“un soldat qui touche une solde”.
Pour chaque nuit passée un bâton
dans les mains et muni d’un téléphone
portable avec lequel il peut appeler
pour avoir du secours, le garçon reçoit
150 roubles. Avec cet argent, Sergueï
achète de la nourriture et des cigarettes.
Il n’a pas de père et sa mère, alcoolique, s’est désintéressée de lui. Ici,
entre les gamins, il y a une véritable
fraternité.
Cette fraternité se scelle par le sang.
Ceux qui essaient d’aller contre les lois
de la bande sont sévèrement punis.
En 2004, un terrible crime a secoué les
habitants d’Oulianovsk.Vingt adoles-
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
20
cents d’une des bandes de Zasviajsk,
âgés de 14 à 18 ans, ont violé une jeune
fille de 17 ans parce qu’elle avait parlé
d’une manière peu obligeante d’un de
leurs camarades, avec qui elle était sortie auparavant. L’enquête a duré six
mois. Mais, au tribunal, la jeune fille,
craignant pour sa vie, est revenue sur
sa déposition.
La Russie a déjà traversé ce genre
d’épreuve. Il y a une trentaine d’années, à Kazan, des enfants désœuvrés
des banlieues s’étaient regroupés en
gangs. La ville était submergée par la
criminalité. Le Bureau politique du
Comité central du Parti communiste,
réuni en séance, s’était même penché
sur la situation. Pour lutter contre TiapLiap, la bande la plus puissante de ces
années-là, le ministère de l’Intérieur
de l’URSS avait même détaché un
groupe d’intervention composé de
15 personnes. C’est à ce moment-là
qu’est née la célèbre formule : “Interdiction de se réunir à plus de trois personnes”. Mais le djinn de la violence
adolescente courait à travers tout le
pays : des petits délinquants de la
région de la Volga venaient à Moscou
pour se fringuer, c’est-à-dire dépouiller
les passants. Ces louveteaux à la recherche de proies arpentaient la ville, se distinguant des foules bigarrées par leur
uniforme : de larges pantalons, une
casquette noire et une doudoune. Les
délinquants pouvaient tuer sans réfléchir pour de belles baskets. Leurs collègues de la bande des Lioubertsi [du
nom d’un quartier du sud-est de Moscou] n’étaient pas moins cruels, et les
bagarres avec les hard-rockeurs et les
hippies leur avaient conféré un statut
de combattants idéologiques. L’économie de marché a fait perdre aux
gangs leur vernis idéologique : au
milieu des années 1990, ils s’étaient
dissous dans le milieu de la mafia.
“Le pays a vu grandir une nouvelle
génération sacrifiée, qui se regroupe à nouveau en meutes”, estime Konstantin
Dolinine, le directeur de L’Assemblée
des parents, une ONG d’Oulianovsk.
“Ce sont les enfants des années 1990.
DU 22 AU 28 MARS 2007
“Les enfants d’ici sont plus difficiles que
les petits Tchétchènes. Là-bas, les gamins
ne fumaient pas, même les plus durs.Alors
que, ici, on ne compte plus les toxicomanes,
les alcooliques. Mais le plus terrible, c’est
le rapport des parents avec leurs enfants.
Dans le fond, mes pupilles ne sont pas de
mauvais gars. Seulement, leurs pères et
leurs mères n’en ont rien à faire d’eux,
et ils poussent comme des herbes folles. Et,
ensuite,les bandes les récupèrent.” “Récemment, un bruit a couru dans le quartier
selon lequel les bandes de jeunes avaient
l’intention de décréter le couvre-feu. A ce
qu’ils disent, après 10 heures du soir, ils
tabasseront tous ceux qui montreront le
bout de leur nez”, raconte Svetlana
Zavrajnaïa, 40 ans, habitante de la rue
Lokomotivnaïa. “Ça fait déjà assez peur
de sortir comme ça,il y a toujours une foule
de gens qui veillent dehors. La police ne
s’y frotte pas, elle-même en a peur.”
Pour mettre fin aux désordres provoqué par les adolescents, 90 membres
des OMON [forces spéciales] seront
prochainement déployés pour patrouiller dans les rues de la ville. Mais
on ne sait pas si cela va porter ses fruits.
“La jeunesse a changé, elle est devenue cruelle. Avant, nous ne faisions que
nous battre. Mais eux ne se battent pas,
ils tuent”, chuchote Evgueni Andriouchine, 45 ans. Ces derniers jours, il ne
dort presque plus, fume cigarette sur
cigarette ou reste assis près du lit de
son fils cadet Alexandre, en regardant
le lit voisin, vide. Il n’y a pas longtemps,
son fils aîné de 19 ans, Sergueï, y
dormait encore. Mais il a été enterré
pendant les fêtes de fin d’année. Le
28 décembre, Sergueï est allé avec ses
amis à l’école n° 40 pour offrir des
cadeaux de nouvel an à ses anciens
professeurs. Ils n’ont pas eu le temps
d’arriver au perron qu’une meute de
jeunes armés de barres de fer s’en est
prise à eux. La bagarre a duré quarante
secondes. Sergueï a eu le crâne fracturé. Selon la version des enquêteurs,
Sergueï aurait lui-même cherché à
régler des comptes à l’école. Mais son
père n’y croit pas et ne veut plus
qu’une chose : que les bandes de jeunes
disparaissent des rues pour que son fils
Sanka, resté seul, puisse marcher sans
peur dans les rues d’Oulianovsk.
Guerman Petrov
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amériques
●
É TAT S - U N I S
Les étranges aveux de Khaled Cheikh Mohammed
Le maître d’œuvre présumé des attentats du 11 septembre a-t-il réellement fait tout ce dont il s’accuse ?
Et a-t-il vraiment rédigé lui-même sa déposition ? Deux questions qui méritent d’être posées.
THE NEW YORK TIMES
New York
es aveux auxquels s’est livré
le cerveau des attentats du
11 septembre 2001 jettent
un nouvel éclairage et modifient les poursuites visant treize autres
dirigeants d’Al-Qaida transférés l’année dernière de différentes prisons
secrètes de la CIA à la base navale de
Guantanamo, à Cuba. En reconnaissant, le 10 mars dernier, son rôle dans
plus d’une trentaine d’attentats et de
complots terroristes, Khaled Cheikh
Mohammed a sans aucun doute simplifié le travail de l’accusation à son
égard, et a peut-être signé par avance
sa condamnation à mort à l’issue du
procès militaire qui l’attend.
Ces aveux, rendus publics quatre
jours plus tard par le Pentagone, pourraient toutefois compliquer les poursuites contre ses comparses. Alors qu’il
s’exprimait devant un tribunal militaire
seulement chargé de se prononcer sur
la question de savoir s’il est approprié
de qualifier les détenus de Guantanamo de “combattants ennemis”,
M. Mohammed a mis un tel empressement à revendiquer sa responsabilité
que les autres accusés pourraient être
en mesure de se servir de ses déclarations pour étayer leur propre défense.
Dans la transcription de sa déposition,
M. Mohammed revient également sur
des informations qu’il avait données
à des interrogateurs de la CIA au sujet
de ses complices, ce qui pourrait là
encore aider ses coaccusés.
On ne sait pas encore très bien si
M. Mohammed a effectivement trempé
dans autant de complots terroristes
qu’il l’affirme, ou s’il ne fait que satisfaire un penchant personnel à se mettre
en scène en s’attribuant le rôle principal.
L
Sa déposition pourrait toutefois avoir
un impact significatif sur le reste
de la procédure. Plusieurs avocats
ont d’ores et déjà annoncé que
ses déclarations allaient pouvoir être
utilisées contre lui au cours de
futures audiences.
“Cette déposition est recevable et sape
de manière substantielle la capacité de la
défense à soutenir qu’il n’est pas coupable”,
estime David B. Rivkin, qui a occupé
des postes de responsabilité sous Reagan et sous Bush père. “Ses défenseurs
pourront toujours prétendre que le pauvre
homme était tellement stressé à la suite du
traitement qu’on lui a fait subir avant
Guantanamo qu’il ne sait plus très bien ce
qu’il dit.Mais cet argument fera long feu.”
John Sifton, chercheur auprès de
l’organisation de défense des droits de
l’homme Human Rights Watch, se
demande quant à lui si la déposition
de M. Mohammed lue par son représentant reflète vraiment la vision des
choses du détenu. “Sur le seul plan de
la grammaire, si on compare celle de sa
déposition avec la façon dont il s’exprime
en anglais, on ne peut
s’empêcher de penser
qu’on a rédigé le texte à
sa place, remarque
M. Sifton. J’ai eu l’impression de lire un document tout droit sorti de la MaisonBlanche.” Pourtant, M. Mohammed a
parfois rectifié le texte de sa déposition,
puis l’a ensuite pleinement assumé, précisant à l’intention du tribunal qu’il
n’était soumis à aucune pression ou
coercition. Plus tard, il a évoqué spontanément divers aspects de ses activités
terroristes à l’occasion d’un long monologue prononcé durant son audition.
Dans sa déposition, M. Mohammed précise qu’il s’est livré à de
fausses déclarations devant des “gens
Khaled Cheikh
Mohammed.
“... Et aussi en 1912
pour le naufrage
du Titanic…”
Dessin de Hachfeld
paru dans Neues
Deutschland,
Berlin.
de la CIA”. Il en fournit quelques
exemples dont les détails ont cependant été supprimés par les autorités
militaires. Bien que ces transcriptions
aient été révisées, certaines précisions
indiquent que M. Mohammed a été
soumis à des interrogatoires assez rudes
au cours des trois années où il est resté
sous la garde de la CIA.
Elles ont également montré certaines des limites de la procédure
actuelle. M. Mohammed s’est ainsi vu
priver de ce qui serait considéré dans
une procédure criminelle comme ressortissant aux droits fondamentaux,
dont celui d’avoir un avocat. Le “représentant personnel” fourni à M. Mohammed par les autorités militaires, un lieutenant-colonel de l’Air Force dont le
nom n’a pas été divulgué, a récité une
déclaration en trente et un points dans
laquelle M. Mohammed avoue de
nombreux crimes. Il est probable que,
dans de telles circonstances, un avocat
criminel aurait au contraire conseillé à
son client de ne rien dire. Les deux
rôles sont tout à fait différents, pointe
Jumana Musa, une spécialiste juridique
d’Amnesty International. “Un représentant personnel n’est pas un avocat,
insiste-t-elle. Il ne peut pas nouer de relation privilégiée avec son client, mais peut
en revanche communiquer toute information qu’il recueillerait de la bouche du
détenu, que cette information soit disculpante ou incriminante.”
Les avocats de certains détenus de
Guantanamo ont demandé à la Cour
suprême des Etats-Unis d’entendre
leurs arguments contre la Military
Commissions Act [loi sur les tribunaux
militaires d’octobre 2006]. Celle-ci
empêche ces détenus de mettre en
question la légalité de leur détention
devant des tribunaux civils, et ce en
refusant toute pétition pour des
demandes d’ordre d’habeas corpus.
Menées tambour battant, les audiences du récent week-end concernant
la question du statut des détenus ont
peut-être été organisées pour montrer
à la Cour suprême qu’une procédure
alternative existe et qu’elle fonctionne.
Le professeur Yoo, un des architectes de la riposte juridique mise en
place après le 11 septembre, maintient quant à lui que le système militaire est adapté à la situation et parfaitement approprié. “Le processus des
CSRT [Combatant Status Review Tribunals, tribunaux militaires chargés
d’examiner l’éventuel statut de combattant des inculpés], dit-il, est le meilleur
moyen de répondre en temps de guerre au
besoin d’exploiter les renseignements que
détient Khaled Cheikh Mohammed tout
en assurant dans le même temps le processus permettant de déterminer s’il doit
rester en détention.”
Adam Liptak
É TAT S - U N I S
Obama, la Bible et le Coran
Durant son enfance en Indonésie, le candidat
démocrate a été nourri de christianisme et
d’islam. Une double culture religieuse qui
pourrait ne pas plaire à certains électeurs.
u cours des années d’enfance qu’il a passées en Indonésie, Barack Obama a allègrement surmonté le fossé des religions :
à l’école primaire, il adressait ses prières à
un saint catholique, tandis qu’à la mosquée
de son quartier, il se prosternait devant Allah.
Cette double expérience de l’islam et du christianisme pourrait être un formidable atout
pour quelqu’un qui brigue la présidence des
Etats-Unis à une époque où les pays musulmans et les islamistes radicaux sont au cœur
des questions de sécurité nationale. Mais
A
c’est aussi la première fois qu’un candidat à
une élection présidentielle américaine présente un tel profil. Les quatre années que Barack Obama a passées en Indonésie montrent en tout cas à quel point son parcours
est différent de celui des anciens candidats
à la Maison-Blanche, dont la plupart n’ont jamais vécu à l’étranger. Mais personne ne sait
comment les électeurs vont réagir face à un
candidat qui a été exposé très jeune à l’islam, religion qui reste étrangère à beaucoup
d’Américains. C’est pourquoi l’équipe de campagne d’Obama a d’abord mis l’accent sur
les convictions chrétiennes du candidat.
“Soyons clairs : le sénateur Obama n’a pas
été élevé dans la religion musulmane. C’est
un chrétien engagé qui fréquente l’Eglise unie
du Christ, à Chicago”, déclarait, en janvier dernier, son porte-parole. Dans un communiqué
du 14 mars, les responsables de sa campagne ont cependant opté pour une formulation légèrement différente. “Obama n’a jamais été un musulman pratiquant”, déclarentils, tout en reconnaissant qu’enfant Obama
fréquentait le centre musulman de son quartier. Barack Obama est né à Honolulu en
1961. Il avait 2 ans lorsque son père, Barack
Hussein Obama Sr., un Kényan, et sa mère
Ann Dunham, originaire du Kansas, ont divorcé. Sa mère s’est ensuite remariée à Lolo
Soetoro, un musulman. En 1967, la famille
s’est établie à Jakarta, où Obama a vécu
de l’âge de 6 à 10 ans. A l’époque, il était
connu sous le nom de Barry Soetoro. Ses an-
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
22
DU 22 AU 28 MARS 2007
ciens instituteurs ainsi que plusieurs amis
d’enfance affirment que sa famille l’avait inscrit comme musulman dans les deux écoles
qu’il a fréquentées. De ce fait, pendant au
moins deux années, le jeune Barack a eu deux
heures hebdomadaires d’instruction religieuse
islamique. Dans son autobiographie, Dreams
from my Father [Rêves de mon père], Obama
évoque d’ailleurs ses études coraniques et
parle de l’école publique qu’il a fréquentée à
Jakarta comme d’“une école musulmane”.
Rappelons tout de même que l’Indonésie était
réputée, dans les années 1960, pour son islam ouvert sur le monde. Cela ne fait que
quelques années que le pays connaît une forte progression de l’extrémisme.
Paul Watson, Los Angeles Times, Etats-Unis
855p23-23 AME
20/03/07
15:48
Page 23
amériques
É TAT S - U N I S
Le ministre de la Justice en mauvaise posture
Majoritaires au Congrès, les démocrates multiplient les enquêtes sur le gouvernement.
Dernier scandale en date, le limogeage – pour des raisons politiques – de huit procureurs fédéraux.
SAN FRANCISCO CHRONICLE
San Francisco
ix années durant, le président
Bush est toujours sorti indemne
de multiples scandales :
écoutes téléphoniques non
autorisées, sévices dans la prison irakienne d’Abou Ghraib, incompétence
des autorités fédérales face aux dégâts
causés par l’ouragan Katrina, etc.Tout
cela grâce à un Congrès dominé par
les républicains, qui n’étaient guère
pressés de lancer des enquêtes approfondies contre le gouvernement. Mais,
moins de trois mois après la prise de
contrôle effective du Sénat et de la
Chambre des représentants par les
démocrates, de hauts responsables ont
été mis sur la sellette devant des commissions parlementaires et même
renvoyés afin de limiter les dégâts.
Aujourd’hui, c’est au tour du ministre
de la Justice, Alberto Gonzales, de tout
faire pour essayer de sauver sa tête.
Pour les démocrates, c’est le signe d’un
retour à l’équilibre entre le pouvoir
exécutif et le pouvoir législatif dans
la capitale du pays, après six années de
domination sans partage d’un seul
parti. “Nous avons décidé de faire du
Congrès un endroit auquel l’exécutif, c’està-dire le gouvernement fédéral, doit rendre
des comptes”, martèle Chris Van Hollen, le représentant démocrate du
Maryland.
Une série de scandales ont éclaté
ces dernières semaines, notamment
celui concernant les soins inappropriés
dispensés aux soldats blessés en Irak à
l’hôpital Walter Reed de Washington,
et dernièrement celui sur le renvoi
controversé de huit procureurs fédéraux. En raison du rééquilibrage des
pouvoirs à Washington, la MaisonBlanche a vu la situation lui échapper.
Car toonists & Writers Syndicate
S
Et, la polémique ne cessant d’enfler,
elle met sur la défensive une équipe
gouvernementale d’habitude si sûre
d’elle-même.
Lorsque TheWashington Post a rapporté, le 18 février dernier, qu’à l’hôpital Walter Reed des soldats blessés
en Irak étaient contraints de vivre au
milieu des rats et de la moisissure, la
première réaction du Pentagone a été
de nier ou de minimiser les faits. Mais,
à mesure que les révélations se succédaient, la colère de l’opinion a
grandi et les parlementaires des deux
partis ont commencé à exiger des
réponses. En quelques semaines, le
secrétaire de l’Armée de terre a été
renvoyé et un général deux étoiles
relevé de son commandement. Puis
ce fut au tour du chef du service de
santé de l’armée de terre, le général
Kevin Kiley, de démissionner.
Mais l’exemple le plus frappant
du changement de ton à Washington
est le scandale, qui ne cesse d’enfler,
concernant la révocation de huit procureurs fédéraux, des renvois dont les
Sur l’estrade,
George W. Bush
et le ministre
de la Justice Alberto
Gonzales, s’adressant
à un procureur
fédéral :
“ Vous n’existez
que par la volonté
du président.”
Dessin d’Ann
Telnaes, Etats-Unis.
motivations politiques semblent maintenant avérées. D’ores et déjà, le chef
de cabinet du ministre de la Justice,
Kyle Sampson, a démissionné, et nombreux sont ceux qui pensent qu’Alberto Gonzales sera le prochain à partir.
Il y a quelques années, les faits
seraient passés inaperçus. Lorsque,
début décembre, le gouvernement a
limogé huit procureurs fédéraux, il a
mis en cause leurs compétences pour
justifier sa décision. Mais les démocrates n’ont guère été convaincus. Des
citations à comparaître ont été lancées ;
des archives fédérales requises ; et
les procureurs visés, entendus. Puis
des fuites dans les médias ont laissé
penser que des ténors républicains au
Congrès avaient fait pression sur certains de ces magistrats pour qu’ils
enquêtent sur des démocrates. “En
temps normal, cette affaire aurait été tout
bonnement enterrée”, affirme Debbie
Wasserman Schultz, représentante
démocrate de Floride. “Le gouvernement aurait simplement essayé de l’étouffer. Mais aujourd’hui, avec un Congrès à
majorité démocrate, ce n’est plus possible.”
LE CONSEILLER DU PRÉSIDENT
KARL ROVE EST IMPLIQUÉ
Au ministère de la Justice, on a commencé par nier que la politique ait joué
un quelconque rôle dans ces renvois,
mais selon plusieurs courriels internes,
dès 2005 la conseillère juridique de la
Maison-Blanche de l’époque, Harriet
Miers, avait demandé le limogeage de
tous les procureurs fédéraux – 93 au
total –, le ministre de la Justice Alberto
Gonzales préférant, lui, en renvoyer un
nombre plus restreint.Toujours selon
ces courriels, Karl Rove, le conseiller
politique de George W. Bush, se serait
plaint de certains procureurs fédéraux
et aurait décidé de remplacer celui de
l’Arkansas par l’un de ses anciens collaborateurs,Timothy Griffin. Karl Rove
aurait également participé aux débats
sur la révocation de tous ou de seulement quelques-uns de ces magistrats.
Alors que le scandale prend de
l’ampleur, la présidence voit ses soutiens s’effriter, même chez les républicains. Le sénateur du New Hampshire
John Sununu, se joignant aux démocrates, réclame désormais la démission
du ministre de la Justice. Même Dan
Rohrabacher, le très conservateur
représentant républicain de Huntington Beach, en Californie, lui a emboîté
le pas, dénonçant “l’arrogance habituelle
de ce gouvernement”.
Les démocrates plastronnent aujourd’hui en affirmant qu’ils tiennent
leur promesse électorale de restaurer
la responsabilité du gouvernement
devant le Congrès. Lors d’une récente
conférence de presse, Rahm Emanuel, l’un de leurs chefs de file à la
Chambre des représentants, s’est félicité que, “en trois semaines seulement,
plus de responsables aient dû quitter leurs
fonctions que durant les six années précédentes de ce gouvernement”. Mais les
démocrates pourraient s’aliéner les
électeurs s’ils donnaient l’impression
de s’acharner sur la Maison-Blanche,
mettent en garde les politologues.
“Ils risquent de pousser trop loin leur
avantage”, prévient Thomas Mann,
un expert de la Brookings Institution.
“Jusqu’ici, ils ont utilisé à bon escient
leur pouvoir et ils se sont surtout intéressés aux questions liées à la guerre en
Irak. La polémique sur le renvoi des procureurs fédéraux est d’un tout autre ordre
et il vaudrait mieux procéder avec précaution et équité – avec la participation
des républicains.”
Zachary Coile
COLOMBIE
Les mauvaises fréquentations des firmes étrangères
a multinationale de la banane Chiquita
Brands a écopé, le 14 mars, d’une
amende de 25 millions de dollars [18,8 millions d’euros] après avoir reconnu devant
une cour américaine qu’elle avait financé les
groupes paramilitaires d’extrême droite colombiens [inscrits sur la liste des “organisations
terroristes étrangères” du ministère des
Affaires étrangères des Etats-Unis]. C’est
aujourd’hui au tour de Drummond d’être mis
en cause. Le juge fédéral Karon Bowdre, en
effet, vient d’annoncer l’ouverture, le 14 mai
prochain à Atlanta, d’un procès contre cette
entreprise minière. Drummond, qui exploite
le charbon colombien, est accusé de l’assassinat de trois de ses salariés syndicalistes en Colombie, avec la complicité de
groupes paramilitaires. Le témoin vedette
de ce procès est Rafael García, l’ancien direc-
L
teur informatique du Département administratif de sécurité [DAS, les services secrets
colombiens], actuellement emprisonné. C’est
lui qui a, en partie, lancé le scandale de la
“parapolitique” en révélant les noms de plusieurs dirigeants politiques désormais poursuivis par la justice colombienne pour collusion avec les groupes paramilitaires [voir
CI n° 852, du 1er mars 2007]. Interrogé en
mai 2006, il a aussi déclaré avoir assisté
à une réunion au cours de laquelle Augusto
Jiménez, président de Drummond Limited, la
filiale colombienne de Drummond, avait
apporté une valise contenant 200 000 dollars en espèces destinés aux chefs paramilitaires. D’après Rafael García, cet argent
devait être versé au chef paramilitaire Rodrigo
Tovar Pupo, alias “Jorge 40”, pour “assassiner des employés syndicalistes de Drum-
mond”, Valmore Locarno et Víctor Hugo Orcasita. Les deux hommes ont effectivement été
tués en 2001. Ils étaient respectivement président et vice-président du syndicat Sintramienergetica. Gustavo Soler, qui leur a succédé
à la tête de l’organisation syndicale, a lui aussi
été assassiné un peu plus tard.
Bien que toutes les charges contre Drummond et sa branche colombienne n’aient pas
été retenues par manque de preuves, le juge
a accepté d’ouvrir un procès pour les “torts”
causés par la mort de Locarno, d’Orcasita
et de Soler. Pour les avocats de Sintramienergetica, le témoignage de Rafael García
est crucial parce qu’il prouve que l’entreprise
a commandité les assassinats. Mais William
Jeffress, l’avocat de Drummond, a déclaré
que l’ex-fonctionnaire mentait. Le juge Bowdre
a fait dire aux deux parties qu’il ne prendrait
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
23
DU 22 AU 28 MA RS 2007
en compte le témoignage de García que si
celui-ci pouvait être interrogé par les avocats
et les juges. Le témoin étant actuellement
en prison, l’interrogatoire pourrait avoir lieu
par téléconférence ou sur place si les avocats se rendent en Colombie. Mais cela pourrait retarder le procès. Une chose est cependant acquise : l’affaire Drummond n’est pas
close. Car, malgré les dénégations de l’entreprise, la décision du juge de renvoyer l’affaire devant le tribunal prouve bien ce qui, en
Colombie, est un secret de Polichinelle, à
savoir que les paramilitaires et la guérilla ont
infiltré non seulement la sphère politique,
mais aussi les multinationales présentes
dans le pays. Des actions en justice analogues ont également été intentées contre
Coca-Cola, Nestlé et Del Monte.
Sergio Gómez Maseri, El Tiempo, Bogotá
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amériques
HAÏTI
Un pays otage de la terreur
Un an après l’élection présidentielle, et malgré la présence de l’ONU, le pays le plus pauvre de la région
s’enfonce chaque jour davantage dans le chaos.
THE WASHINGTON POST (extraits)
Washington
DE PORT-AU-PRINCE
es ravisseurs sont venus
chercher Petit-Frère Désilus
en début d’après-midi, alors
qu’il quittait son bureau en
voiture. La rue était animée et il n’était
qu’à quelques mètres du bureau bien
gardé où il travaille à la facturation. “Ils
m’ont eu quand même”, se souvient
M. Désilus. Quand il raconte la scène,
sa voix et ses mains tremblent encore.
Deux hommes jeunes, aux visages durs
et déterminés, ont pointé leur arme sur
lui. Quand il s’est retourné, il a vu
quatre autres types qui le tenaient en
joue. Les gens qui passaient par là se
sont contentés de faire un détour.
“Allonge-toi et ferme-la, lui ont-ils
ordonné. Aujourd’hui, c’est ton tour.”
Plaqué sur la banquette arrière, M. Désilus a vu son calvaire commencer.
Ce genre d’épreuve est devenu
monnaie courante dans la capitale haïtienne. L’élection présidentielle avait
suscité beaucoup d’espoirs, mais, un
an plus tard, Port-au-Prince est une
ville où règne la terreur. Malgré la présence de milliers de soldats de l’ONU
et une nouvelle offensive militaire destinée à éradiquer les gangs, les bandes
armées continuent de faire la loi dans
les collines de la capitale, où la plupart
des 2 millions d’habitants vivent dans
des taudis faits de bric et de broc [voir
CI n° 851, du 22 février 2007]. La
recrudescence des enlèvements fait
régner un climat de terreur et effraie
les investisseurs étrangers.
En décembre 2006, après l’enlèvement d’écoliers et une prise d’otages
dans un car scolaire, des dizaines
d’écoles ont été fermées. Ce mois-là,
au moins 100 personnes ont été enlevées, un record depuis août 2006,
quand 115 personnes avaient été kidnappées. Selon les associations de
Car toonists & Writers Syndicate
L
Dessin
de Cummings,
Canada.
■
Corruption
L’ONU mène
actuellement
une enquête
sur la corruption
au sein des forces
de police haïtiennes,
qui pourrait conduire
à la révocation
de 1 000 de
ses membres, selon
The Washington
Post. Elle supervise
également
une opération
militaire de grande
envergure, la plus
importante depuis
son arrivée dans
l’île, en 2004, afin
de mettre en échec
les groupes armés.
défense des victimes, ce chiffre pourrait être bien plus élevé car, une fois
libérés, les gens n’osent pas aller porter plainte. Le gouvernement haïtien
est incapable d’enrayer cette crise.
D’après les experts internationaux, le
chaos et la corruption qui règnent au
sein des forces de police et des instances judiciaires sont les principaux
obstacles à la paix civile. Cette épidémie d’enlèvements – qui a commencé
en 2004, après le renversement du président Jean-Bertrand Aristide, et a culminé ces six derniers mois – est l’une
des nombreuses tragédies qui émaillent
l’histoire de cet Etat instable, devenu
le pays le plus pauvre du continent
américain.
Après l’élection, en février 2006,
du président René Préval, un agronome modéré, qui avait déjà été président de 1996 à 2001 et qui a promis
la réconciliation aux quelque cent partis politiques, les Haïtiens avaient repris
espoir. Malheureusement, la crimina-
lité a augmenté sous son mandat et ce
sont les plus modestes qui paient le
plus lourd tribut à la délinquance. Ils
n’ont pas les moyens de payer les rançons ni de s’offrir les gardes du corps
ou les véhicules blindés qui protègent
les moindres mouvements de l’élite
haïtienne coupée du monde.
Originaire des bidonvilles, M. Désilus, 42 ans, s’en était sorti et avait
trouvé un emploi décent. Il avait même
réussi à devenir propriétaire d’un petit
studio où il vivait avec sa femme et trois
de ses six enfants. Ses ravisseurs l’ont
emmené à Cité Soleil, un bidonville où
vivent plus de 200 000 personnes soumises à la loi des gangs. Ils l’ont enfermé dans un appartement équipé de
barreaux aux fenêtres, transformé en
cellule de fortune. Il y a été battu et
humilié. Ensuite, selon le mode opératoire habituel, les ravisseurs ont
appelé toutes les personnes du répertoire de son téléphone portable et ont
menacé de tuer M. Désilus si elles ne
payaient pas les 100 000 dollars de rançon, équivalant à vingt ans de salaire
pour M. Désilus. Le lendemain, ils
s’étaient mis d’accord pour 4 800 dollars et l’ont libéré. Traumatisé, il a
demandé à son patron s’il pouvait lui
trouver un autre poste où il aurait
moins à se déplacer. Son patron l’a renvoyé. Peu après, les amis et les collègues
de M. Désilus, qui avaient payé sa rançon, ont commencé à lui réclamer leur
argent. Il a dû vendre son appartement,
mais aussi un petit lopin de terre qu’il
possédait à la campagne. Il a fini par
vider son compte en banque. Sans
logement, il a été contraint d’aller vivre
avec sa femme et ses enfants chez un
cousin, et a dû retirer de l’école quatre
de ses enfants car les écoles publiques
sont payantes à Haïti. M. Désilus a
absolument tenu à ce que justice lui
soit rendue. Il a donc essayé à plusieurs
reprises de s’adresser à la police. Mais
les policiers ont refusé d’enregistrer sa
plainte.
En 2006, pour éviter les soldats de
l’ONU, les ravisseurs ont commencé
à étendre leur terrain de chasse à l’ensemble de la ville, alors qu’ils se cantonnaient jusque-là aux quartiers
pauvres. Désormais, les jeunes gens et
les cadres quittent en masse le pays.
Selon certaines estimations, plus de
50 000 personnes ont quitté Haïti ces
dernières années. Mais, pour certaines
victimes, quitter le pays n’est même
pas envisageable. Emmanuel Poncet,
professeur de mathématiques à Portau-Prince, a passé les cinq mois qui ont
suivi son enlèvement à essayer d’obtenir un visa pour les Etats-Unis. C’est
son frère – un prêtre catholique – et un
groupe d’amis qui ont réuni près de
14 000 dollars pour sa libération. Une
semaine après sa libération, il recevait
un coup de fil d’un autre groupe de
ravisseurs. Ils détenaient son beau-frère
en otage. Et ils voulaient de l’argent.
Manuel Roig-Franzia
CUBA
Ces gisements pétroliers qui font rêver les Américains
a guerre pour le pétrole cubain est engagée au Capitole. Deux sénateurs viennent
de présenter un projet de loi sur l’énergie, le
Safe Energy Act 2007, afin d’autoriser les
compagnies pétrolières nord-américaines à
participer à l’extraction du pétrole cubain. Un
autre sénateur, Mel Martínez, a pour sa part
proposé de refuser des visas à tous les étrangers qui investiraient dans l’industrie pétrolière cubaine par un amendement à la loi
Helms-Burton. [Connu sous les noms de ses
promoteurs, le Cuban Liberty and Democratic Solidarity Act a été voté en 1995 pour renforcer l’embargo contre Cuba.] Cette loi prévoit déjà des sanctions de ce genre pour tout
entrepreneur américain qui commerce avec
Cuba. Mais aucune administration, depuis
L
que la loi a été signée par Bill Clinton, en
mai 1996, n’a jamais appliqué cette clause.
Le Safe Energy Act 2007, présenté par le
sénateur démocrate Byron Dorgan et son collègue républicain Larry Craig, voudrait favoriser l’accès aux réserves de pétrole et de
gaz naturel aux environs du plateau continental de l’est du golfe du Mexique, au large
des côtes de Floride.
Le projet de loi propose que les compagnies
pétrolières et gazières américaines puissent
prospecter dans cette zone, située à
45 milles des côtes américaines. Le forage
se tiendra éloigné de la plate-forme continentale, dans les eaux territoriales cubaines
et américaines, précise le projet de loi. La
Havane et Washington ont signé en 1977 un
accord pour se partager les eaux du détroit
de Floride afin de préserver leurs intérêts
économiques, en vue notamment d’éventuels
forages pétroliers. Avec la flambée des prix
du pétrole, les compagnies pétrolières ont,
ces dernières années, intensifié la prospection pétrolière à proximité du marché américain, comme à Cuba, dont le sous-sol, selon
le Service géologique des Etats-Unis, pourrait receler jusqu’à 4,6 milliards de barils de
pétrole. En riposte au Safe Energy Act, le
sénateur Mar tínez veut “enrayer tous les
efforts de Cuba destinés à développer son
industrie pétrolière”. “Le message est clair.
Quiconque essaiera de faciliter l’exploration
pétrolière cubaine sera soumis à des sanctions sérieuses. Aider le régime de Castro à
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
24
DU 22 AU 28 MARS 2007
développer son extraction de pétrole brut est
contraire à la politique américaine et dangereux pour notre sécurité nationale”, a-t-il
ajouté.
On ignore le nombre exact d’entrepreneurs
américains qui souhaiteraient investir dans
l’industrie pétrolière cubaine, où sont déjà
associées des entreprises étrangères comme
la canadienne Sheritt International. “Etant
donné qu’il est légalement impossible de
forer à Cuba, personne n’a jamais vraiment
manifesté le désir de le faire”, explique Karen
Matusic, porte-parole de l’American Petroleum Institute. Mais, “avec 85 % de nos côtes
interdites à l’extraction, nous sommes toujours ravis de pouvoir aller voir ailleurs”.
Rui Ferreira, El Nuevo Herald, Miami
Publicite
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asie
●
PA K I S TA N
CHINE
A quand des députés élus par la population ?
La session parlementaire vient de se clore, et l’on reparle de démocratisation.
Est-ce possible avec des délégués non élus ? demande un chercheur chinois.
YAZHOU ZHOUKAN
Hong Kong
’est bien par des avancées
du système électoral que
doit passer le développement de la démocratie en
Chine, estime Li Fan, directeur de
l’institut de recherche pékinois Le
monde et la Chine. De là découlera
l’amélioration du système politique
chinois dans son ensemble, ainsi que
le progrès de la démocratie en Chine.
Depuis plusieurs années, Li Fan
emploie son énergie à promouvoir les
élections de base et à peser de tout son
poids en faveur de la création d’une
société citoyenne. Répondant à notre
interview pendant la session parlementaire, il nous a confié qu’il jugeait
trop élevé le nombre de fonctionnaires
parmi les délégués, une caractéristique
marquante de l’Assemblée populaire
nationale (ANP) actuelle. De plus, les
autorités ont limité aux deux tiers de
l’ensemble des représentants le nombre
de membres du Parti, ce qui prouve
qu’en de nombreux endroits le quota
est dépassé. Selon Li Fan, l’élection
des députés cache mal le fait qu’ils sont
purement et simplement nommés par
les différentes organisations du Parti
et par les gouvernements locaux. Légalement, les candidats sont censés être
proposés par des formations politiques.
Et, à partir des échelons supérieurs à
celui de la municipalité, les postulants
ne peuvent pas être élus sans la recommandation d’un parti [régime de parti
unique dans les faits, la Chine compte
cependant des partis dits “démocratiques” autres que le Parti communiste]. Aussi les délégués de l’ANP des
trois échelons supérieurs à celui de la
municipalité sont-ils en réalité dans
l’obligation d’obéir aux ordres des
instances supérieures.
C
LES DÉLÉGUÉS UN PEU TROP
ZÉLÉS SONT ÉVINCÉS
Pour illustrer ses propos, Li Fan évoque
plusieurs cas : celui de Yao Xiurong,
représentante de la province du Hunan
à l’ANP, qui, il y a deux ans, s’était
mise en avant pour plaider la cause du
peuple, avant de disparaître de la scène
à la suite du renouvellement de l’Assemblée ; il ne lui reste plus qu’à se présenter aux élections législatives directes
au niveau du district et du canton.
Quant à Liang Jianguo, représentant
de la province du Hubei à la 9e ANP,
c’était un paysan qui au Parlement n’a
cessé de défendre ses pareils ; de nombreux ruraux victimes d’injustices
venaient le trouver de différentes
régions. Pour eux, M. Liang dépensait
chaque année plusieurs milliers de
yuans uniquement en frais de téléphone et d’affranchissement postal.
Mais, en 2003, il fut évincé au moment
du renouvellement de l’Assemblée. Au
Dessin de Farzat,
Syrie.
■
Emeutes
A Yongzhou, bourg
de la province
du Hunan, 10 000
à 20 000 habitants
se sont violemment
affrontés avec
la police armée,
qui a imposé
le couvre-feu
le 12 mars,
quatre jours avant
la fin de la session
parlementaire
à Pékin.
Le conflit résultait
d’une hausse
des tickets de bus
décidée
inopinément
par une compagnie
privée locale
en situation
de monopole,
a expliqué
le quotidien
hongkongais
Wenweipo.
Zhejiang, la chef d’entreprise Zhou
Xiaoguang, représentante de la province à l’ANP, avait fait aménager à
ses frais un bureau pour recevoir la
population, mais elle non plus n’a pu
garder son siège à l’issue du renouvellement de l’Assemblée. Tous ces
parlementaires ne devaient pas leur
élection au suffrage populaire, mais
agissaient en faveur de la population,
uniquement poussés par leur bon
cœur. En définitive, ils n’ont pu obtenir un nouveau mandat, ce qui prouve
bien que les représentants aux assemblées populaires nationales, provinciales et municipales ne sont pas choisis par le peuple et que leur ancrage
ne se situe pas là. Pendant leur mandat, ce n’est pas devant le peuple
qu’ils ont à répondre et ils ne peuvent
pas parler en son nom.
Certains chercheurs ont suggéré
de renforcer le rôle des assemblées
populaires locales pour permettre à
leurs députés d’intervenir pour résoudre les problèmes en concertation
avec les gouvernements locaux. Pour
Li Fan, actuellement, le problème est
que les représentants aux assemblées
populaires locales ne sont pas élus par
le peuple et qu’ils n’ont aucun pouvoir.
Ils se réunissent une fois par an, voilà
tout. Ils n’ont pas de budget, pas de
locaux et pas le droit de procéder à des
enquêtes indépendantes. Dans ces
conditions, il leur est très difficile de
jouer un rôle de supervision et de
contrebalancer l’action des instances
gouvernementales. Or il va de soi que,
si l’on parvenait à résoudre les problèmes des habitants au niveau local
en renforçant le rôle des assemblées,
les plaignants n’auraient plus de raison d’aller porter leurs doléances en
haut lieu. “Si les fonctionnaires locaux
étaient élus directement, comment oseraient-ils encore agir à l’encontre des intérêts de leurs administrés ? C’est pourquoi
je considère que renforcer le rôle des députés n’est pas la solution idéale ; seule la
généralisation des élections directes de
dirigeants politiques peut véritablement
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
26
résoudre les problèmes.Ainsi, dans la commune de Buyun, dépendant de la municipalité de Suining, au Sichuan, ou encore
dans certains bourgs ruraux du Yunnan,
on ne relève quasiment plus de plaintes en
haut lieu de la part des habitants depuis
qu’ils ont la possibilité d’élire directement
leurs cadres dirigeants”, expose Li Fan.
PRENDRE NOTE DES OPINIONS
SANS S’ENGAGER
Actuellement, en certains endroits, on
a mis en place des réformes visant à
renforcer le rôle des représentants aux
assemblées populaires. Par exemple, la
ville de Wenling, au Zhejiang, encourage depuis quelques années ses habitants à “parler à cœur ouvert de façon
démocratique”. Chaque fois que la
municipalité a cerné une question
sujette à débat, elle invite des personnes
sélectionnées au sein de la population
à venir discuter du sujet “à cœur ouvert”
avec des cadres dirigeants. Li Fan
demande pourquoi on ne permettrait
pas au peuple de proposer directement
des sujets de discussion auxquels il participerait sur la base du volontariat. Si
une majorité estimait qu’il faille faire
une chose, le gouvernement devrait
le faire, et non pas se contenter de
prendre note de l’opinion émise sans
s’engager pour autant. De telles discussions démocratiques à cœur ouvert
seraient promises à un bel avenir.
Li Fan estime que la réforme des
assemblées populaires doit porter sur
deux domaines : l’organisation d’élections et le renforcement du rôle joué
par les assemblées afin de les dynamiser. Nous avons aujourd’hui l’impression que le décor est planté et que les
assemblées populaires peuvent contrebalancer le pouvoir des différents gouvernements. Mais les députés actuels
ne sont pas à la hauteur ; ils n’ont pas
été choisis à l’issue d’élections directes.
A l’instant le plus crucial, ils n’utilisent
pas leur droit d’interpeller les instances
gouvernementales et, au moment du
vote, ils donnent tous leur voix comme
des moutons de Panurge. Jiang Xun
DU 22 AU 28 MARS 2007
Branle-bas
de combat
pour un juge
a vie du pays est perturbée
depuis la suspension d’Iftikhar
Chaudhry, le président de la
Cour suprême, décidée le 9 mars.
Depuis cette annonce, qui s’apparente
à l’imposition de la loi martiale, chacun suit le déroulement des événements rivé à son poste de télévision. Il
est difficile de résumer les semaines
passées, dont les points culminants
auront été le saccage [par la police] des
bureaux d’une chaîne de télévision privée et l’affrontement entre avocats et
forces de l’ordre au palais de justice de
Lahore le 17 mars. Nul ne sait quand
cette crise se terminera ni comment
elle évoluera. Manifestement secoué et
démoralisé, le gouvernement semble
bien démuni, ne pouvant qu’invoquer
une conspiration contre le gouvernement Musharraf pour justifier sa décision initiale. Il faut rendre hommage
aux avocats qui, par leur mobilisation,
ont paralysé le pays et même mis la
police à genoux. Leurs actes de bravoure sont débattus dans tous les
salons et devraient interpeller certains
habitants, y compris les responsables
politiques. On a rarement vu au Pakistan une telle solidarité. Elle continue
à grandir, et les organisations internationales de défense des droits de
l’homme et les associations de juristes
ont elles aussi exprimé leur préoccupation. Les avocats, toujours très
remontés, ont proclamé une grève illimitée dans tout le pays. A la télévision,
on les voit escorter tout émus le juge à
la salle d’audience, scander des slogans, le couvrir de pétales de fleurs et
embrasser le pare-brise de sa voiture
en signe de soutien.
Devant ces événements troublants,
la population se demande à bon droit
si Musharraf est encore maître de la
situation. Un journaliste qui recevait
le président lui a même demandé si le
raid contre la chaîne de télévision était
à son avis une conspiration contre lui.
“Il est prématuré de répondre à cette question”, lui a rétorqué le chef de l’Etat,
une réponse considérée comme provoquante. Je ne peux pas dire comment
la situation va évoluer, mais une chose
est certaine, elle aura des conséquences
profondes. Le président est en train
d’assembler les pièces du puzzle, et l’on
s’attend à des changements dans la
composition comme dans le fonctionnement du gouvernement. Les citoyens
s’attendent d’ores et déjà à voir tomber des têtes. On a du mal à savoir qui
détient véritablement l’autorité au
niveau fédéral. L’éparpillement du
commandement, qui n’est déjà pas une
bonne chose en général, l’est encore
moins en temps de crise. Nul ne sait
d’où est venu l’ordre de faire une descente dans les bureaux de la chaîne de
télévision. Sans doute de la même personne ou des mêmes personnes qui
avaient auparavant conseillé au président de s’en prendre violemment à l’un
des piliers de l’Etat.
Nadeem Syed,
The Nation (extraits), Lahore
L
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LE MOT DE LA SEMAINE
JAPON
“GÔMAN”
Tokyo toujours en délicatesse avec son passé
L’ARROGANCE
En niant la responsabilité du pays dans l’esclavage sexuel de femmes asiatiques pendant
la guerre, le Premier ministre se met à dos la communauté internationale.
ASAHI SHIMBUN
Tokyo
es déclarations du Premier
ministre Shinzo Abe concernant les “femmes de réconfort” de l’armée impériale
japonaise [esclaves sexuelles venues
principalement de Chine et de Corée]
continuent à faire des vagues. Il a
notamment affirmé qu’“il n’y avait pas
eu d’enrôlement forcé et que les militaires
n’étaient pas entrés de force chez les habitants pour les emmener”. Il n’est donc
pas étonnant de voir The New York
Times titrer en première page : “La
négation des faits a rouvert les anciennes
blessures des ex-femmes de réconfort” et
publier des témoignages touchants de
certaines survivantes. De la même
façon, le projet de résolution déposé à
la Chambre des représentants aux
Etats-Unis demandant au Japon de
présenter des excuses officielles rassemble de plus en plus de voix.
Par ailleurs, certains parlementaires
appartenant au Parti libéral-démocrate
[au pouvoir] ont réclamé l’ouverture
d’une enquête pour vérifier les faits qui
avaient étayé les excuses et les regrets
à l’égard des victimes prononcés par
l’ancien secrétaire général du gouvernement,Yohei Kono, en 1993. En se
faisant l’écho de ce mouvement, une
partie des médias jette de l’huile sur le
feu, tant au Japon qu’à l’étranger.Tout
cela est déplorable. Il convient aujourd’hui de faire la part entre ce qui est
essentiel et ce qui ne l’est pas. Les propos tenus par Shinzo Abe rappellent
les raisonnements de tous ceux qui ont
critiqué jusqu’à maintenant la déclaration de M. Kono. Ils soutiennent que
ce n’est pas l’armée japonaise qui a
enlevé les femmes, mais des recruteurs
privés, déchargeant ainsi l’Etat de sa
responsabilité. Le fait que, cette fois,
une partie des médias affirme que “le
cœur du problème est de déterminer s’il
y avait eu acte de coercition de la part des
autorités de l’époque” s’inscrit dans la
même logique. Ceux qui raisonnent
ainsi ne détournent-ils pas les yeux
du vrai problème ? La façon dont ces
L
e mal n’est pas en nous. Il ne
saurait être du côté du Japon,
nation “digne”. Tel est en substance
le message que tente de faire passer le Premier ministre Shinzô Abe
lorsqu’il conteste, comme il vient
de le faire (voir article ci-contre),
le caractère oppressif de la mise en
place de bordels militaires en Asie
durant la Seconde Guerre mondiale.
La mise entre parenthèses du mal
– démission morale qui refuse le
face-à-face avec la vulnérabilité
humaine inscrite en chacun de
nous – conduit à la pire des arrogances. Le chef de gouvernement
nie la souffrance des ianfu, ces
femmes dites “de réconfort”, dont
les témoignages ont pourtant été
officiellement pris en compte dans
la déclaration Kôno de 1993, par
laquelle l’Etat japonais reconnaissait l’implication directe et indirecte
de l’armée impériale dans l’organisation de leur exploitation sexuelle.
L’arrogance procède d’une cécité
qui ne touche pas seulement Shinzô
Abe. Tout le débat actuel pour déterminer s’il y a eu ou non à l’époque
coercition – même un quotidien respectable comme le Nihon Keizai
Shimbun, dans son édition du
11 mars, s’interroge sur le bienfondé d’une procédure consistant
à établir la vérité, en l’absence de
documents écrits, à par tir de la
parole des victimes – relève d’une
forme d’aveuglement qui oublie que
l’Asie orientale, en par ticulier la
péninsule coréenne, était placée
sous domination coloniale japonaise. La situation coloniale en tant
que telle fonctionnait, il va sans dire,
comme une machine à opprimer.
De fait, les Coréennes n’avaient
aucun moyen de se soustraire à une
violence sexuelle collectivement
organisée. La dignité, de toute évidence, passe par la prise en charge,
pleine et entière, des failles de la
modernité japonaise, ces impensés
qui continuent de blesser.
L
Kazuhiko Yatabe
Calligraphie de Kyoko Mori
“Ce n’est pas
par la force, mais
par la sollicitation.”
Dessin de No-río,
Aomori.
■
Réactions
Si la Corée du Sud
continue à critiquer
le gouvernement
Abe, la Chine
préfère calmer
les esprits.
En effet, la majorité
des médias chinois,
à commencer par
l’agence de presse
officielle Xinhua,
a rapporté
le 12 mars
les excuses que
le Premier ministre
a présentées
aux ex-esclaves
sexuelles lors
d’une intervention
à la télévision
publique japonaise.
Les autorités
chinoises ne veulent
pas envenimer
leurs relations
avec Tokyo
à l’approche
de la visite officielle
au Japon
du Premier ministre,
Wen Jiabao, prévue
pour le 11 avril,
estime l’Asahi
Shimbun.
Asiatiques ont été recrutées, envoyées
au front et soumises aux ordres diffère
certes d’une région et d’une époque à
l’autre. Cependant, dans l’ensemble,
on ne peut nier que les femmes dans
les pays colonisés et les territoires
occupés ont été enlevées contre leur
gré et contraintes de répondre aux
besoins sexuels des officiers et soldats
de l’armée impériale. En reconnaissant
que “l’honneur et la dignité de nombreuses
femmes avaient été profondément blessés
avec la participation de l’armée”, la
déclaration de M. Kono fut une preuve
d’intégrité. Au lieu de chercher à se justifier en s’attachant à des détails insignifiants, le Japon devrait admettre
qu’il s’agit d’un problème relatif aux
droits fondamentaux des femmes et
des peuples, et regarder l’Histoire en
face. N’est-ce pas l’attitude d’un Etat
agissant avec dignité ?
Il convient toutefois de souligner
les idées fausses engendrées par cette
question à l’étranger. Le projet de résolution déposé à la Chambre des représentants américaine, par exemple, pose
comme préalable que le Japon n’a
jamais présenté d’excuses officielles.
Or, à l’initiative du gouvernement japonais, un Fonds asiatique en faveur des
femmes a été créé en 1995 grâce à une
collecte nationale. Il a permis de verser des “réparations” aux victimes et
de leur adresser une lettre exprimant
au nom du Premier ministre “les excuses
et les regrets”du Japon.Considérant que
la question des dommages de guerre
avait déjà été réglée entre les Etats, le
gouvernement de l’époque a préféré
créer ce Fonds en faisant appel à la
générosité des citoyens. “Nous aurions
souhaité une indemnisation directe de ces
femmes par l’Etat, mais, à défaut, il s’agit
de la solution la plus acceptable”, avionsnous écrit dans un éditorial publié à
l’époque. Il est donc faux de dire que
le Japon n’a rien fait.
Shinzo Abe a affirmé à plusieurs
reprises que son gouvernement ne
revenait pas sur la déclaration de
M. Kono, avant d’ajouter que “poursuivre davantage la polémique serait stérile”. Néanmoins, il incombe au Premier ministre d’effacer la défiance et
les doutes qu’il a lui-même suscités.
Le Japon cherche le soutien de la communauté internationale dans l’affaire
des ressortissants japonais enlevés par
la Corée du Nord [voir CI n° 852, du
1er mars 2007]. Mais comment peutil se montrer convaincant s’il ne reconnaît pas ses propres manquements dans
le domaine des droits de l’homme ?
JAPON
Takafumi Horie, l’icône déchue
e 16 mars, le tribunal de Tokyo
a condamné à deux ans et
demi de prison ferme Takafumi
Horie, ancien patron du por tail
Internet Livedoor, arrêté en janvier 2006 pour une malversation
financière. L’ancien gourou de la
nouvelle économie a immédiatement décidé de faire appel et a été
libéré après avoir versé une caution de 500 millions de yens
[3,2 millions d’euros]. La nouvelle
L
a fait la une de tous les quotidiens
nationaux. Aujourd’hui âgé de
34 ans, celui qui fut l’idole de la
jeunesse nippone a été jugé pour
avoir truqué les résultats financiers
de son entreprise et pour avoir diffusé de fausses informations dans
le but de manipuler le cours des
actions. Il y a un peu plus d’un an,
il s’était rendu célèbre en affirmant
que “tout peut s’acheter avec de
l’argent”. Il était devenu la coque-
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
28
luche des médias et symbolisait
cette nouvelle race d’entrepreneurs
capables de “défier le système de
valeurs établi”, pour reprendre les
termes du Nihon Keizai Shimbun.
D’après le quotidien économique,
Takafumi Horie est désormais un
contre-exemple pour les jeunes
générations. Interrogé par le journal, un étudiant de la prestigieuse
université de Tokyo, membre d’un
club d’investisseurs, affirme que
DU 22 AU 28 MARS 2007
“l’affaire Livedoor lui a offert l’occasion de réfléchir à la notion d’investissement” et de découvrir “ce
que contribuer à la société pouvait
signifier”.
Ce changement de perception est
confirmé par un professeur d’économie, selon lequel “les étudiants
ont aujourd’hui compris l’importance de la morale de l’entreprise.
En ce sens, le cas Horie a été
primordial.”
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PHILIPPINES
Des élections qui sentent déjà le roussi
L’incendie du siège de la Commission électorale envenime la campagne pour les législatives et ravive les
soupçons à l’égard du pouvoir. D’autant que la présidente Arroyo risque, selon les sondages, de perdre sa majorité.
ASIA SENTINEL
Hong Kong
n temps normal, quand un
incendie détruit un vieux bâtiment décrépit dont on sait
depuis longtemps qu’il est
vulnérable à la moindre étincelle, on
serait tenté d’en arriver à une conclusion logique : c’était une catastrophe
annoncée. Mais nous sommes aux
Philippines. Et, à deux mois d’une élection [les élections législatives de mimandat sont prévues le 14 mai prochain], il se trouve que le bâtiment
dévasté par les flammes n’est autre que
le siège de la Commission électorale
(COMELEC). Les temps n’ont donc
rien de normal.
L’immeuble de deux étages, situé
derrière les murailles croulantes du
quartier espagnol du vieux Manille, a
pris feu à l’aube du 11 mars, au beau
milieu de la campagne pour les législatives. Le feu aurait pris au rez-dechaussée du bâtiment principal et, pour
une raison inconnue, les pompiers, dont
la caserne se trouve de l’autre côté de
la rue, ont mis du temps à intervenir,
de sorte que les flammes se sont propagées au premier étage, alimentées par
une fuite d’essence venant d’un générateur qui se trouvait à proximité.
Les locaux de la COMELEC
étaient encombrés de documents jaunis empilés du sol au plafond et le système électrique était pour le moins
vétuste. De quoi expliquer le sinistre.
Mais, dans le climat politique surchauffé du moment, on ne peut s’empêcher d’avoir des soupçons. Les
cendres n’avaient pas encore refroidi
que des rumeurs d’affaires étouffées,
de fraudes et d’un immonde complot
visant à annuler le scrutin circulaient
dans la capitale.
Les candidats de l’opposition ont
aussitôt pointé du doigt le gouvernement. En apprenant la nouvelle, le sénateur de l’opposition Jamby Madrigal
s’est demandé si le gouvernement de
la présidente Gloria Arroyo ne préparerait pas le terrain pour “un scénario zéro élection”. L’hypothèse n’est pas
totalement saugrenue car Mme Arroyo
et ses alliés ont fait pression jusqu’en
décembre dernier pour obtenir des
changements constitutionnels qui auraient reporté les élections à novembre
E
prochain au plus tôt. Les responsables
de la COMELEC se sont toutefois
empressés d’affirmer que l’incident
n’affectera en rien la préparation du
scrutin de mai prochain, car la plupart
de ses principaux bureaux et de ses
antennes ont été réinstallés dans un
bâtiment voisin. Mais l’immeuble
détruit abritait entre autres choses le
service des archives du bureau des élections et la Commission de contrôle,
qui enquête sur les fraudes. Des documents relatifs à des procès en cours
sont partis en fumée.
Dessin
de Mayk paru
dans Sydsvenskan,
Malmö.
secoué l’Imprimerie nationale début
mars. Le quotidien Philippine Daily
Enquirer a révélé que des employés
avaient été surpris à recopier des numéros de série de bulletins de vote officiels à l’imprimerie.
Les retombées du scandale “Hello
Garci” jettent aussi de l’huile sur le
feu : en 2005, l’enregistrement d’une
conversation téléphonique entre Gloria
Arroyo et le commissaire de la COMELEC de l’époque,Virgilio Garcillano,
avait été rendu public. Apparemment,
les deux protagonistes discutaient de
la falsification des résultats du scrutin de 2004. [Gloria Arroyo a remporté
le scrutin avec une assez courte majorité. Elle a été accusée d’avoir falsifié
les résultats]. L’affaire a fait beaucoup
de bruit et a provoqué plusieurs tentatives de destitution de la présidente,
mais il n’y a jamais eu de procès grâce,
surtout, à la solide majorité dont dispose Mme Arroyo à la Chambre des
représentants.
“Si la COMELEC n’est même pas
capable de protéger ses locaux contre un
simple incendie, alors qu’elle porte un soin
tout militaire à la sécurité,qu’elle a embauché des vigiles privés et qu’elle est à deux
LA CRÉDIBILITÉ DU SCRUTIN
EST MISE EN CAUSE
Comme il fallait s’y attendre, la crédibilité déjà ternie de la Commission n’a
pas été épargnée. Le candidat John
Osmeña soupçonne un “gros poisson”
qui aurait quelque chose à cacher. Et
ce “gros poisson”, laissait-il entendre,
ne serait autre que la COMELEC.
Visiblement piquée au vif, la Commission a riposté par la voix de son
porte-parole, James Jimenez : “Je tiens
à déclarer catégoriquement que nous ne
sommes pas à l’origine de cet incendie.
Agiter des épouvantails ne sert à rien,
sinon à saper la crédibilité de la COMELEC, et, croyez-moi, nous n’avons pas
besoin de ça en ce moment. Qui pourrait
penser que nous sommes assez bêtes pour
prêter ainsi le flanc à la critique ?”
L’incendie survient en outre dans
le sillage des controverses qui ont
SÉCURITÉ
La police sur le qui-vive
■ Selon le quotidien Philippine Daily Inquirer, la présidente Gloria Arroyo a ordonné
à la police de résoudre le plus rapidement
possible les affaires qui pourraient remettre en cause les élections. Les forces
de l’ordre doivent s’attaquer aux milices
privées et aux individus qui menaceraient
le déroulement paisible de la campagne
électorale, a indiqué le porte-parole de la
présidence. Dans un contexte de méfiance
vis-à-vis des hommes en uniforme accusés d’avoir éliminé des militants de
gauche, des observateurs s’inquiètent
que ces directives sécuritaires soient utilisées comme un prétexte pour accuser
certains membres de l’opposition.
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
29
DU 22 AU 28 MA RS 2007
pas d’une caserne de pompiers, alors comment l’électeur lambda pourrait-il être
assuré que la COMELEC est en mesure
d’éviter que son bulletin soit falsifié ?” s’est
interrogé le porte-parole de l’opposition, Adel Tamano.
Fidèle à la grande tradition philippine qui veut que l’on nomme une
commission pour résoudre un problème, une nouvelle agence interministérielle – baptisée Groupe de travail
contre les incendies criminels – a été
immédiatement mise en place avec,
pour seule mission, d’enquêter sur
l’incendie. Il y a fort à parier que, dans
quelques semaines, le groupe de travail annoncera les résultats d’une
“enquête approfondie” démontrant
que le fait que le bâtiment vétuste soit
parti en flammes était bel et bien un
accident. Quelles que soient les conclusions, les électeurs ont pratiquement
toutes les chances de ne jamais savoir
qui est le coupable – à supposer que
coupable il y ait –, car, s’il est une chose
qui ressort de tout cela, c’est que la crédibilité du processus électoral du pays
est aussi décrépite que cette vieille
bâtisse.
Jet Damazo
Page 30
Un grain dans les relations
bilatérales
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INDONÉSIE-SINGAPOUR
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20/03/07
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855 p.30 indonésie
Les Singapouriens sont en colère, car les Indonésiens
refusent de leur vendre du sable.
TEMPO
Jakarta
n décidant d’interdire toute
exportation de sable, le ministère du Commerce indonésien a provoqué la colère
de nombreux élus à Singapour. Ho
Geok Choo, un élu de la circonscription de West Coast, a affirmé que cette
mesure était motivée par une “politique
de jalousie”, ajoutant que Singapour
devrait donc ralentir sa croissance économique uniquement pour “sauver la
face à son voisin !” “Si les Indonésiens
s’inquiètent vraiment de la destruction de
leur environnement provoquée par l’extraction du sable, nous pouvons aussi faire
en sorte qu’ils s’inquiètent davantage des
fumées de leurs forêts en feu”, a ajouté
cyniquement Sin Boon Ann, un autre
député.
Ces tensions entre l’Indonésie et
Singapour ont pour origine une réunion de coordination des ministres
indonésiens des Affaires intérieures, de
la Justice et de la Sécurité nationale à
la mi-janvier, réunion qui avait pour
ordre du jour les îles situées aux frontières de l’archipel indonésien. Deux
problèmes majeurs ont été discutés.
Premièrement, le problème de la destruction de l’environnement des îles
des cantons de Moro, Karimun et
Kundur, dans la province indonésienne
de Riau [constituée d’un archipel].
L’extraction aveugle et sauvage du
sable a transformé ces îles en une zone
criblée de trous. “Les très nombreux rapports concernant le trafic de sable constituent le second gros problème”, rappelle
Saut Hutagalung, le directeur du
Centre de statistiques et d’informations du ministère de la Mer et de la
Pêche. Les statistiques font état d’un
trafic à grande échelle. C’est à l’Indonésie que Singapour achète en
grande majorité le sable nécessaire à
ses polders. Or, sur 1 000 milliards de
roupies [81,3 millions d’euros] que
la cité-Etat dépense pour ces achats,
seuls 85,55 milliards de roupies vont
dans les caisses de l’Etat.
E
Mer de Chine
méridionale
A la suite de la réunion interministérielle, le ministre du Commerce,
Mari Elka Pangestu, a donc annoncé
le gel de toute exportation de sable et
de terre.Toutefois, le ministre n’a pas
évoqué le problème de l’environnement comme raison principale de
cette mesure. Il a mis en avant le problème des frontières, estimant que “la
modification de la configuration des îles
dans la province de Riau a une incidence
grave sur les frontières de notre pays”.
L’Indonésie et Singapour ne sont en
effet toujours pas d’accord sur le tracé
de leurs frontières. Les négociations
relatives au secteur ouest – entre l’île
indonésienne de Nipah et l’île singapourienne de Teluk Tuas – sont prévues avant fin mars dans la cité-Etat.
En ce qui concerne le tracé des frontières orientales, entre l’île indonésienne de Batam et l’île singapourienne de Changi, il faut attendre que
soit réglé le litige territorial entre
Singapour et la Malaisie.
Cependant, avant de s’asseoir à la
table des négociations, il est impératif de définir la base juridique qui servira à déterminer ces tracés. Le gouvernement indonésien souhaite que
les discussions s’appuient sur la
convention du droit de la mer des
Nations unies de 1982, selon laquelle
les frontières maritimes doivent être
fixées à partir du littoral d’origine,
avant la construction de polders.
La question du sable est aussi liée
à un autre différend entre les deux
pays voisins, celui portant sur la
conclusion d’un traité d’extradition.
L’Indonésie en exige un avec Singapour depuis que de très nombreux
hommes d’affaires indonésiens poursuivis pour corruption se sont enfuis
pour s’installer en toute tranquillité
à Singapour avec des sommes colossales. Mais Singapour hésite à prendre
une décision sur ce problème épineux,
car tout le monde sait que l’argent sale
des Indonésiens fructifie très bien
dans la cité-Etat.
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N É S I E
Jakarta
1 000 km
PROVINCE
DE RIAU
Kundur A R C H I P E L
D E R I AU
INDONÉSIE
ÎLE DE
S U M AT R A
Equateur
Dès le 21 Dès
mars,
le programme
le tout
21 mars,
tout le programme
du Salon du Livre
l’édition
de
Salondans
du Livre
dansparisienne
l’édition parisienne
de
855p31 MO/Israel/palestine
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●
ISRAËL
Les Palestiniens n’oublient pas Jérusalem
La Ville sainte revêt une importance bien plus grande pour les Palestiniens que la question des réfugiés
ou des colonies, affirme Ha’Aretz. Pourtant, elle est en train de leur échapper.
HA’ARETZ
Tel-Aviv
orsqu’on lit les titres de la
presse palestinienne, il ne
fait pratiquement plus de
doute que Jérusalem est la
question clé.Tantôt il est question des
restrictions imposées aux musulmans
qui veulent prier à la mosquée AlAqsa ; tantôt ce sont les achats de nouvelles propriétés palestiniennes par des
mouvements de colons religieux. Et,
pas plus tard que la semaine dernière,
ce qui était sur toutes les lèvres, c’était
le mécontentement des musulmans
à la suite des travaux [israéliens] de
rénovation du pont des Maghrébins
[l’une des entrées de l’esplanade des
Mosquées, où sont effectuées aussi
des fouilles archéologiques], ainsi que
les manifestations violentes au barrage
de Qalandiya et au passage sécurisé de
Bethléem, soit respectivement au nord
et au sud de la Ville sainte. Les photos
qui illustraient ces reportages montraient toutes de jeunes et agiles Palestiniens escaladant le mur de séparation
et y plantant un drapeau palestinien.
Du point de vue palestinien, le problème essentiel n’est ni la reconnaissance d’Israël, ni les implantations
juives de Cisjordanie, ni la violence, ni
le terrorisme, ni même la question des
réfugiés et du droit au retour : non,
le problème est celui de Jérusalem.
Tout comme l’Etat d’Israël ne pourrait pas survivre si le droit au retour
des réfugiés était reconnu, un Etat
palestinien ne pourrait exister sans
Jérusalem-Est pour capitale. C’est dans
ce contexte que les protestations
L
Dessin
de Selcuk Demirel
paru dans The New
York Times,
Etats-Unis.
Méfiance
“Plus du quart
des Arabes
israéliens sont
convaincus que
l’Holocauste n’a pas
eu lieu, et près
des deux tiers
des Juifs israéliens
évitent d’aller dans
les villes arabes”,
révèle un sondage
effectué par
une équipe
de sociologues
de l’université
de Haïfa et publié
dans Ha’Aretz.
Un sondage qui
souligne le climat
de méfiance
et la peur qui
existent en Israël
entre la majorité
juive et les citoyens
arabes.
déclenchées par les premiers travaux
israéliens à la porte des Maghrébins
doivent être jugées, qu’elles viennent
des musulmans en général ou des
Palestiniens en particulier. Certes, les
plans israéliens ne menacent en rien
l’intégrité des lieux saints islamiques.
Certes, les manifestations de ces dernières semaines exploitent l’extrême
sensibilité qui entoure ces questions
religieuses pour mener le combat contre
le gouvernement israélien. C’était déjà
le cas lors des émeutes suscitées par
l’affaire du tunnel, en 1996 [en septembre 1996, l’ouverture par la municipalité israélienne du tunnel archéologique du mont du Temple entraîne
une explosion de violences], et lors de
la visite d’Ariel Sharon au mont du
Temple, en septembre 2000. Et ç’a été
le cas chaque fois qu’Israël a rompu le
statu quo théoriquement en vigueur
dans la vieille ville de Jérusalem.
Chaque action que les porte-parole
israéliens présenteront comme une
mesure destinée à affermir l’emprise
d’Israël sur sa capitale sera immanquablement perçue par les Palestiniens
comme s’inscrivant dans une politique
de judaïsation.
Les Palestiniens ont de bonnes raisons de se montrer extrêmement sensibles au sujet de Jérusalem, tout simplement parce que cette ville est en
train de leur échapper. Les travaux
d’édification des murs et des clôtures
de séparation autour de Jérusalem-Est
sont pratiquement terminés. La raison
avancée par les Israéliens pour justifier
ces travaux, c’est la sécurité. Mais, tandis qu’Israël clame haut et fort qu’il
n’est pas question de frontière politique, les procédures sécuritaires en
vigueur tout le long de l’ouvrage s’apparentent chaque jour un peu plus
à des procédures en vigueur le long
d’une frontière internationale.
Les protestations palestiniennes
quant à la situation de Jérusalem n’ont
jamais cessé, mais d’un point de vue
israélien elles sont devenues simplement supportables. On peut, sans trop
se risquer, soutenir qu’il existe aujourd’hui une collaboration israélo-jordanienne à Jérusalem. Dans le traité de
paix signé entre les deux Etats en 1994,
Israël avait promis de donner la priorité aux Hachémites dans la protection
des lieux saints islamiques. Et il semble
bien que cette promesse soit parfaitement tenue.Tant les autorités israéliennes que jordaniennes font tout pour
n’accorder aucune position décisive
à l’Autorité palestinienne dans les
mécanismes de sécurisation du périmètre d’Al-Aqsa, tandis qu’elles coopèrent pour saper le pouvoir moral du
chef du Mouvement islamique en
Israël, le cheikh Raad Saleh, lequel
caresse le rêve de devenir le “patron”
des lieux saints. La mainmise croissante d’Israël sur Jérusalem-Est estelle d’une quelconque aide à l’avancement du processus de paix au
Moyen-Orient ? La réponse est non,
évidemment. Sans Jérusalem-Est, un
Etat palestinien ne verra jamais le jour
et le rêve d’une solution fondée sur
“deux peuples, deux Etats” sera définitivement enterré. Danny Rubinstein
PALESTINE
L’heure de vérité pour le Hamas
La formation du nouveau gouvernement
palestinien d’union nationale va-t-elle
pousser le mouvement islamiste
à plus de réalisme politique ?
e Premier ministre israélien Ehoud Olmert
a appelé à boycotter le nouveau gouvernement palestinien qui vient d’être formé
par le Hamas et le Fatah. Heureusement,
il n’a guère été entendu. Même les Américains ont déclaré qu’ils auraient des
contacts, même s’ils souhaitent les limiter
aux ministres du Fatah. C’est ainsi que les
Israéliens doivent regretter le temps où un
gouvernement entièrement dominé par le
Hamas offrait un merveilleux argument pour
résister aux pressions et pour refuser l’établissement d’un Etat palestinien. Tout en
provoquant des déchirements entre Palestiniens, cela mettait les Israéliens à l’abri
des critiques internationales.
L
Maintenant que le Hamas a accepté de céder
un peu de terrain et de former un gouvernement d’union nationale avec le Fatah, nous
ne pouvons qu’espérer qu’il aille jusqu’au
bout de sa démarche et entre dans le consensus arabe, c’est-à-dire qu’il accepte l’initiative de paix adoptée au sommet de la Ligue
arabe en 2002 à Beyrouth [proposant la
reconnaissance d’Israël par tous les pays
arabes en contrepartie du retrait israélien de
tous les territoires occupés depuis 1967].
Le Hamas a essayé pendant un an d’imposer son agenda politique, de rompre tous
les engagements passés et de s’inscrire en
rupture par rappor t aux gouvernements
palestiniens qui l’avaient précédé, tout en
voulant bénéficier de leur prestige et de leurs
ressources. Cette attitude était incohérente.
Quand on lui avait reproché de ne pas avoir
de projet alternatif à celui du Fatah pour
améliorer le sort du peuple palestinien, il
se contentait de dire que le boycott international l’empêchait d’agir à sa guise.
Aujourd’hui, une nouvelle étape commence,
avec ce gouvernement hybride à la tête
duquel se trouve le Hamas et qui avance
avec les pieds du Fatah.
Certes, le mouvement islamiste aurait pu
camper sur ses positions de vainqueur des
élections, mais il a accepté de s’associer au
Fatah. Il a donc fait un pas considérable et,
à mon avis, plus grand que ce qu’on pouvait
lui demander. Cela étant dit, les sourires
qu’on affiche aujourd’hui n’empêcheront pas
les conflits sanglants de reprendre demain.
Car ce qui compte, ce n’est pas qu’il y ait
quelques ministres du Fatah, mais que le
Hamas clarifie sa position. Jusqu’à maintenant, il n’a pas osé la guerre tout en refusant
la négociation. Désormais, il faudrait qu’il
tranche pour savoir s’il veut la guerre ou la
paix. S’il veut la guerre, qu’il lance les com-
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DU 22 AU 28 MA RS 2007
bats, que tout le monde puisse voir où cela
mènera les Palestiniens ; s’il veut la paix,
qu’il s’y engage sans se cacher derrière le
Fatah. A la fin, le Hamas pourra toujours faire
ce que font tous les gouvernements démocratiquement élus, c’est-à-dire soumettre les
résultats des négociations à référendum.
S’ils sont adoptés par le peuple, ils s’appliqueront ; s’ils sont rejetés, personne ne
pourra les imposer. Rappelons au passage
que, afin de restreindre la marge de manœuvre du Hamas, le Fatah avait tout fait
pour saboter les contacts discrets que celuici pouvait avoir avec les Européens. Il n’empêche que, grâce à la médiation européenne,
le mouvement islamiste était sur le point d’accepter le principe des négociations. Or il n’a
pas trouvé le courage de le reconnaître et
a donc préféré coucher avec le Fatah plutôt
que de prendre le thé avec les Israéliens.
Abderrahman Al-Rached, Asharq Al-Awsat, Londres
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ÉGYPTE
Moubarak est-il soluble dans la démocratie ?
Le président égyptien promet le pluralisme politique tout en multipliant les arrestations dans les rangs
de l’opposition islamiste. Un durcissement qui a manifestement reçu la bénédiction des Américains.
THE DAILY STAR
Le Caire
u cours des trois derniers
mois, près de 300 membres
des Frères musulmans,
principal mouvement d’opposition islamiste du pays et premier
groupe d’opposition, ont été arrêtés
en Egypte et inculpés de blanchiment
d’argent ou d’actes de terrorisme,
outre les accusations habituelles visant
la participation à une organisation
interdite. Si depuis les années 1980
le président Hosni Moubarak a eu
recours à plusieurs reprises à la répression et à l’intimidation à l’encontre des
islamistes, l’offensive actuelle diffère
des précédentes par deux aspects.Tout
d’abord, elle survient après une période de réforme politique, entre 2002
et 2005, qui a permis aux Frères musulmans de participer librement aux
élections parlementaires de 2005 et de
remporter près de 20 % des sièges de
l’Assemblée.
En outre, le régime s’attaque cette
fois aux membres chargés de gérer
les finances du mouvement. Ainsi, le
28 février dernier, un tribunal criminel du Caire a confirmé la décision du
procureur de l’Etat de geler les avoirs
de 29 cadres du mouvement, soit
300 millions de dollars [225 millions
d’euros]. Malmenant la Constitution,
Moubarak s’est servi des pouvoirs que
lui confère l’état d’urgence pour faire
comparaître 41 dirigeants des Frères
musulmans devant un tribunal militaire alors qu’ils avaient été acquittés
par un tribunal criminel.
Ce durcissement du régime survient à un moment critique. Sur le
A
Le président
Moubarak.
Dessin de Steve
Brodner paru dans
The New Yorker,
Etats-Unis.
plan politique, Moubarak a présenté
des amendements constitutionnels afin
de faciliter l’arrivée au pouvoir de son
fils Gamal. En décembre 2006, il a demandé au Parlement de modifier
trente-quatre articles de la Constitution égyptienne. Des amendements
qui visent à préparer sa succession au
moment où son fils émerge au premier
rang du Parti démocratique national,
actuellement au pouvoir. L’objectif est
également de limiter l’influence des
Frères musulmans, devenus trop audacieux, en gravant dans le marbre de la
Constitution l’interdiction de toute
activité politique en lien avec la religion et en remplaçant l’actuel système
électoral, centré sur le candidat, par
un système de listes de partis. Cette
manœuvre permettrait de soumettre
la participation électorale des Frères
musulmans, légalement interdits, au
bon vouloir des partis autorisés.
Le régime de Moubarak profite
d’un moment propice sur le plan international. L’attention de Washington
étant détournée de la question du respect des principes démocratiques, le
régime peut librement réprimer son
opposition sans compromettre ses relations avec les pays occidentaux. Historiquement, le traitement réservé aux
Frères musulmans n’a jamais inquiété
les Etats-Unis. Pourtant, les mesures
de répression, même à l’encontre des
Frères musulmans, ont risqué de coûter cher au régime égyptien quand
l’administration Bush s’est mise à
examiner de plus près la vie politique
égyptienne dans le cadre de son plan
de promotion de la démocratie au
Moyen-Orient. Mais, aujourd’hui, la
situation est différente. Plusieurs autocrates sunnites comme Moubarak ont
profité du relâchement de Washington, accaparé par l’Iran et l’Irak, pour
se repositionner en tant qu’alliés des
Américains.
Les Frères musulmans ont beau
avoir l’habitude de la répression gouvernementale, le coup a été plus dur
cette fois et ils ont entrepris de contre-
attaquer. Le mouvement essaie de
communiquer sur la vacuité des
charges retenues contre ses membres
en dénonçant l’autoritarisme du gouvernement en place. Au Parlement, les
députés des Frères musulmans ont
férocement combattu les amendements constitutionnels de Moubarak.
Ils ont mis en évidence l’intention du
régime de vider de son sens le processus de réforme en abolissant le
contrôle judiciaire des élections et en
ciblant les “candidats indépendants”.
Cette manœuvre de Moubarak ne
servira ni les Egyptiens ni les Américains. Même s’il parvient à museler
les Frères musulmans, le régime met
en péril sa propre stabilité en claquant
la porte au nez d’un mouvement
populaire de plus en plus engagé dans
un processus d’opposition politique
pacifique. D’anciens membres pourraient trouver un exutoire dans le
militantisme actif contre le gouvernement, comme cela s’est passé dans
les années 1980 et 1990. L’assassinat
[en 1981] du prédécesseur de Moubarak, le président Anouar El-Sadate,
nous rappelle les tragiques répercussions que peuvent engendrer des
troubles intérieurs.
En réprimant ouvertement les
Frères musulmans, le raïs se moque
de la volonté américaine de promouvoir la démocratie au Moyen-Orient.
En fermant les yeux sur cette manœuvre, les Américains discréditent
encore un peu plus leur engagement
pour la démocratisation de la région.
Cela conforte également les Egyptiens
dans leur sentiment que les régimes
autocratiques ont la bénédiction de
Washington.
Amr Hamzawy et Dina Bishara
CROISSANCE
Un pays en plein boom économique
Après des années de léthargie,
l’Egypte renoue activement avec
la croissance. Et la mondialisation
ne semble pas effrayer Le Caire,
souligne l’économiste libanais
Marwan Iskandar.
uand on arrive au Caire, on est
Q
frappé par le dynamisme et l’activité effrénée qui y règnent. Ce n’est
pas seulement parce que les hôtels
grouillent de touristes venus du
monde entier – des Arabes, mais
aussi des légions d’Européens, de
Japonais et d’Américains en voyage
organisé. C’est aussi parce que tous
les indicateurs économiques sont
au vert. Les investissements sont
abondants, la croissance est de
presque 7 %, la livre égyptienne s’est
appréciée de près de 12 % face au
dollar en une année et la balance
des paiements est excédentaire de
6 milliards de dollars [4,5 milliards
d’euros]. D’immenses projets d’investissements immobiliers sont en
cours, notamment sur les côtes. Car,
au-delà du tourisme culturel, on mise
de plus en plus sur le tourisme balnéaire. C’est ainsi que des investisseurs venus des Emirats arabes
unis sont en train de créer, près de
la frontière libyenne, une cité balnéaire avec port de plaisance d’une
superficie de 15 kilomètres carrés
tandis que des investisseurs koweïtiens sont à l’œuvre pour un projet
semblable à l’autre bout du pays,
sur la mer Rouge. Dans le SudOuest, on installe des systèmes d’irrigation dans le cadre du développement de l’agriculture ; cela aura
l’avantage d’absorber les chômeurs,
qui pourront s’installer dans des
villes nouvelles. Ailleurs, c’est l’industrie automobile qui se développe
à un rythme soutenu. Les voitures
de milieu de gamme qu’achètent les
Egyptiens sont désormais assemblées localement sous les marques
Mercedes, Peugeot et BMW. En
collaboration avec un constructeur
coréen, on a même créé un prototype spécialement destiné au marché égyptien, doté d’un moteur japonais, d’une suspension britannique
et dont la ligne a été dessinée par
des Italiens. Au même moment, les
transports en commun se développent, avec notamment la construction d’une nouvelle ligne de métro
au Caire afin de relier le centre-ville
aux quar tiers périphériques, en
pleine expansion. Cela aurait considérablement amélioré le trafic chaotique et limité la pollution de l’air
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
32
si les ventes de voitures n’avaient
pas parallèlement augmenté. Quant
au secteur des hydrocarbures, on
note une hausse des exportations
de gaz et la croissance de l’industrie du raffinage.
Contrairement à l’époque de l’économie socialiste [jusqu’au milieu des
années 1970], plus de la moitié d’un
journal égyptien est faite aujourd’hui
d’annonces commerciales, touristiques et immobilières, ce qui montre
que la logique de compétition économique est entrée dans les mœurs
et que les Egyptiens ont le sentiment
qu’il faut profiter des opportunités
offertes par la croissance. L’Egypte
a su attirer les investisseurs étrangers, y compris arabes, en modernisant son appareil législatif, en
simplifiant les procédures et en poursuivant les privatisations. Quant à
DU 22 AU 28 MARS 2007
l’imposition des bénéfices des entreprises, elle a été assouplie et limitée à 20 %, avec possibilité de
déduire les investissements productifs. Et la Bourse du Caire a été
la plus performante de toutes les
places financières arabes au cours
de ces deux dernières années.
L’Egypte a fait le choix de jouer le jeu
de la mondialisation en s’ouvrant à
la concurrence internationale et en
misant sur les technologies modernes.
Ainsi, après douze années de libéralisation continue et obstinée, la population semble avoir surmonté le
pessimisme pour retrouver, pour la
première fois depuis bien longtemps,
le goût de l’avenir. La seule chose qui
pourrait menacer son développement
serait qu’on laisse l’extrémisme religieux dominer la vie politique.
Marwan Iskandar, An-Nahar, Beyrouth
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T U R QU I E
Tayyip Erdogan et l’ivresse du pouvoir
Le Premier ministre islamiste sera-t-il élu président au mois de mai ? Remportera-t-il les élections générales
en novembre ? La presse d’opposition s’inquiète. Et craint de voir naître sous ses yeux un nouveau Poutine.
les voix de 367 députés [deux tiers
de l’Assemblée]. Or l’AKP [Parti de
la justice et du développement] ne
dispose que de 354 sièges. Si l’opposition n’est pas présente à la séance
plénière, elle pourra ensuite saisir
la Cour constitutionnelle. Est-ce
que le Parlement n’est pas libre
d’élire qui il veut ? Qui peut contrarier s a volonté ? Entre-temps,
toute l a Turquie sera ballottée
comme un bateau ivre dans une
violente tempête.
Si Erdogan décide de retirer sa
candidature et que son parti trouve
un compromis avec le CHP pour élire
un autre candidat à la présidence, le
pays va pouvoir respirer jusqu’aux
élections générales de novembre.
Mais, si Erdogan gagne ses élections,
il sera notre Vladimir Poutine. Le président russe a redessiné son pays à sa
guise, il a créé sa propre Russie, avec
ses capitaux, ses hommes d’affaires,
ses bureaucrates, ses médias.
Erdogan donne des signaux dans
ce sens depuis un an et demi. Rappelez-vous combien il était timide en
2003, au début de son premier mandat. Il gardait une certaine distance
avec les hommes d’affaires, il respectait les médias, car il n’avait pas encore
mesuré son pouvoir, il ne connaissait
pas bien l’appareil d’Etat. Au fur et à
mesure, il a pris conscience de son pouvoir. Il a alors commencé à attaquer le
Conseil de l’enseignement supérieur,
à sermonner les recteurs des universités, à traiter les journalistes de “traîtres
à la patrie”, à ignorer l’opposition, et à
réagir violemment à la moindre critique, comme lorsque, dans un mee-
VATAN
Istanbul
’interrogation du jour : que
va-t-il se passer si Tayyip
Erdogan est élu président
de la République en mai ?
Et que va-t-il se passer s’il ne se présente pas mais reste à la tête de son
parti ? Je vous donne la réponse tout
de suite : s’il est élu président de la
République, nous allons tout droit
vers une crise du système politique ;
s’il ne se présente pas mais gagne les
élections générales de novembre prochain et demeure Premier ministre,
il pourra faire ce qu’il veut, à la façon
d’un Poutine.
Les troubles commenceront le
jour même où Erdogan annoncera sa
candidature à la présidence. La société
civile organisera des manifestations,
des marches de protestation, des meetings, et de nombreuses actions se
poursuivront. Admettons qu’Erdogan
résiste à tout cela, est-ce que le calme
va revenir ? Pas du tout ! Car, dès le
premier tour du vote au Parlement
[c’est le Parlement qui élit le président
de la République], un débat juridique
passionné va éclater. Deniz Baykal,
le leader du CHP [Parti républicain
du peuple, social-démocrate], a déjà
annoncé son intention de saisir la Cour
constitutionnelle pour faire annuler
cette élection. Pour la première fois de
notre histoire, c’est la Cour constitutionnelle qui va décider si le président
de la République est vraiment président ou non. Et nous, on va attendre
en se demandant si Erdogan est vraiment élu ou non.
L
Dans toute l’histoire de la Turquie, on n’a jamais vécu une situation pareille. Pourquoi y a-t-il un
problème avec Erdogan ? Est-ce dû
à son personnage ? Non. Mais, pour
pouvoir être élu, il faut qu’il obtienne
Le Premier
ministre Tayyip
Erdogan. Dessin
de Perez d’Elias
paru dans ABC,
Madrid.
ting, il a lancé à un citoyen mécontent :
“Ta mère ! Va-t’en avec ta mère !”
S’il accapare tous les pouvoirs, il
va faire passer les lois qu’il n’a pas pu
faire passer à cause du veto présidentiel. Ensuite, il va dresser la liste des
fonctionnaires à destituer, qui seront
remplacés par ceux qu’Erdogan appelle
“les nôtres”. Cela ira du président du
Conseil de l’enseignement supérieur
(YÖK) aux ambassadeurs, en passant
par les préfets et les chefs de la police.
Sans oublier sa mainmise sur la justice.
Les hommes d’affaires eux aussi vont
passer à la casserole. Ceux qui seront
obéissants auront la voie libre : ils
seront plus “chanceux” dans les appels
d’offres et les autres seront éliminés
par les rouages de la bureaucratie. Les
capitaux étrangers aiment les pays où
tout dépend du bon vouloir d’un seul
homme. N’aiment-ils pas Poutine ? Un
régime où les bureaucrates n’osent
jamais rappeler au chef que telle ou
telle décision est une erreur.
On peut raisonnablement penser
qu’Erdogan ne se présentera pas à la
présidence, mais qu’il y poussera un
homme de paille prêt à avaliser toutes
les décisions de son gouvernement. Son
prochain objectif, dans ce cas, serait
plutôt de gagner les élections générales
de novembre 2007.
Mehmet Tezkan
W W W.
Toute l’actualité internationale
au jour le jour sur
courrierinternational.com
DIASPORA
Ces Turcs qui quittent Amsterdam
De plus en plus de Néerlandais
d’origine turque repartent
en Turquie. Car ils trouvent
la terre de leurs ancêtres beaucoup
plus dynamique et tolérante !
e nombre de Turcs qui quittent
les Pays-Bas a plus que doublé
en cinq ans, c’est ce qu’indiquent
les chiffres du Bureau central des
statistiques néerlandais. Tous ne
repartent pas en Turquie, même si
c’est le cas de la plupart d’entre
eux. Et ce ne sont plus seulement
les personnes âgées qui par tent
en Turquie pour leur retraite, mais
aussi la deuxième et la troisième
génération de Turcs qui veulent se
construire une vie et une carrière.
Dans une certaine mesure, on peut
parler d’une fuite des cer veaux,
nous dit Erdinç Saçan, de l’Association des étudiants turcs aux
Pays-Bas. “Ils choisissent une vie
sociale plus riche. Aux Pays-Bas,
L
la vie s’arrête à 18 heures. En Turquie, c’est à ce moment que tout
commence.”
La plupar t des jeunes qui s’en
vont choisissent de s’installer à
Istanbul, la capitale économique
du pays. C’est là que Savas Avci,
37 ans, dirige depuis cinq ans un
bureau de services pour la société
d’assurances en soins Agis, où travaillent une cinquantaine de personnes. Le bureau aide des Turcs
et des Néerlandais à régler les
soins assurés en Turquie, comme
des opérations de la cataracte
ou de la prostate. Avci trouve la
Turquie “plus dynamique” que les
Pays-Bas. “Là-bas, à Amsterdam,
les magasins ferment à 18 heures,
alors qu’ici, à Istanbul, personne
ne refuse jamais de vendre, ça
tourne vingt-quatre heures sur
vingt-quatre.” Il y a aussi des
inconvénients. Il est difficile à Avci
de trouver en Turquie le calme qu’il
a connu aux Pays-Bas : “Remplir
son frigo le samedi et se relaxer
le dimanche, ça n’existe pas, ici,
on ne sait jamais quand on va se
reposer.”
Avci se considère comme un Néerlandais immigré en Turquie. Il a
vécu aux Pays-Bas de l’âge de
10 ans à celui de 32 ans. Mais
la distance avec son pays d’adoption s’est creusée. “Quand je suis
aux Pays-Bas, j’entends à la radio
des trucs sur ‘les allochtones ceci,
les allochtones cela’. Et ça se rappor te fréquemment au foulard.
Dans les soirées, je dois encore
souvent expliquer tout ça. On n’a
plus envie qu’on nous en parle.”
Avci connaît beaucoup de jeunes
Néerlandais turcs qui ont quitté les
Pays-Bas pour cette raison. “Ils ne
veulent pas faire par tie d’une
société où ils sont différents.”
Et Savas Avci trouve ça grave.
“Avant, je m’inquiétais pour l’image
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
33
de la Turquie aux Pays-Bas. A présent, je m’inquiète pour l’image
des Pays-Bas en Turquie.”
Bahadir Felek trouve aussi que les
Pays-Bas ont mal évolué : “Je dois
énormément de choses aux Néerlandais. Quand je suis arrivé, à
l’âge de 18 ans, on ne me faisait
pas continuellement sentir que
j’étais turc. Alors que, maintenant,
c’est très souvent le cas. Aujourd’hui, les gens sont incertains de
leur avenir et cherchent des boucs
émissaires.”
La Turquie ne va pas attendre éternellement l’Union européenne,
pense Felek. Les pays candidats
devraient pouvoir se voir octroyer
une sor te de statut de semimembres. Mais les Turcs ne veulent pas être mis à l’épreuve jusqu’à ce qu’ils puissent devenir
membres à part entière. Pour lui,
“l’Europe est sur le point de perdre
la Turquie. Et ça continue à porter
DU 22 AU 28 MA RS 2007
sur le fait que nous sommes
musulmans.”
Quelques jours avant la visite de
la reine Beatrix en Turquie [début
mars], la télévision turque a
concentré son attention sur les
Pays-Bas. Le sujet ne concernait
d’ailleurs pas tant la reine que
Geert Wilders, le député du Parti
de la liber té [extrême droite islamophobe]. Wilders pense que les
députés néerlandais ne doivent
avoir qu’une seule nationalité : celle
des Pays-Bas. Et les Turcs néerlandais Savas Avci et Bahadir Felek
lui donnent raison. “C’est évident :
si tu sièges au gouvernement néerlandais, il faut que tu abandonnes
ton passepor t turc”, dit Savas.
Mais ils ne comprennent pas pourquoi Wilders refuse que des musulmans puissent siéger au gouvernement. “S’il y a des musulmans,
ils doivent aussi être représentés.”
Merel Thie, NRC Handelsblad, Rotterdam
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afrique
●
ZIMBABWE
Mugabe frappe un grand coup contre l’opposition
Harcelé depuis des mois par le régime, le principal opposant, Morgan Tsvangirai, a été arrêté et tabassé par la police.
Il rapporte son expérience traumatisante et son désir de poursuivre le combat contre un système politique ubuesque.
THE INDEPENDENT (extraits)
Londres
oir un poste de police, un
lieu censé être un sanctuaire
des droits des citoyens,
transformé en enfer fut un
véritable traumatisme. Voir des officiers de police fouler aux pieds leurs
devoirs constitutionnels pour brutaliser des citoyens exerçant simplement
leurs libertés fondamentales fut tout
aussi éprouvant. Certes, ils m’ont
blessé dans ma chair. Mais jamais ils
ne briseront ma volonté. Je me battrai
contre vents et marées jusqu’à la libération du Zimbabwe.
Je m’étais rendu en voiture à
Highfield, une banlieue de la capitale
Harare, pour participer à un rassemblement de prière organisé par des
églises locales. Bien que Mugabe ait
interdit les réunions publiques et les
rassemblements de l’opposition, jamais
je n’aurais cru qu’il pouvait aller
jusqu’à écraser impitoyablement un
paisible groupe de prière. Alors que
j’arrivais à Highfield et me dirigeais
vers le lieu du rendez-vous, les Zimbabwe Grounds, j’appris qu’il avait été
bouclé et interdit au public. La police
antiémeute était partout, interdisant
l’accès. Ironie de l’histoire, c’est aux
Zimbabwe Grounds, en 1980, que
Mugabe nous avait promis une liberté
absolue avant de prendre le pouvoir.
J’ai très vite senti le danger et compris
que les policiers étaient en position de
force, car beaucoup plus nombreux
que ne le seraient jamais les partici-
V
pants à la prière. L’expérience m’ayant
montré par ailleurs qu’ils pouvaient
s’en prendre à des citoyens pacifiques
s’ils tentaient de les défier, je décidai
de battre en retraite. Le gouvernement
Mugabe est d’un ridicule achevé lorsqu’il affirme que c’est moi qui fus le
premier à me montrer violent. Je ne
crois pas à la violence. Il est de notoriété publique que je suis souvent
accusé d’être un mauvais chef de l’opposition pour avoir, à de nombreuses
occasions, empêché mes partisans de
se livrer à des violences. Il est également de notoriété publique que,
lorsque Mugabe a truqué la présidentielle de 2002 au vu et au su de
tous et a été unanimement condamné
pour cette fraude, mes partisans ne
demandaient qu’à descendre dans la
rue pour le défier et renverser son
régime. Je les en ai empêchés parce
que je ne crois pas à la violence, mais
à la protestation pacifique.
J’ai donc quitté les Zimbabwe
Grounds et repris la route de mon
domicile. Je n’étais pas arrivé qu’on
m’avait déjà informé que tous les hauts
responsables de mon parti ainsi que les
autres leaders de la société civile ayant
voulu assister malgré tout à la prière
avaient été arrêtés et emmenés au poste
de police de Machipisa, à Highfield.
J’ai immédiatement rebroussé chemin. Je suis arrivé au poste de police
et l’enfer s’est ouvert sous mes pieds.
Après m’avoir tiré de ma voiture,
deux hommes solidement charpentés, vêtus d’uniformes de la police,
m’ont frappé la tête contre le mur
“Je vais prendre
3 membres
de l’opposition marinés,
2 journalistes
rôtis et 1 diplomate
occidental bouilli…”
Dessin de Gado
paru dans le Daily
Nation, Nairobi.
■ Inquiétudes
sud-africaines
La crise de régime
qui sévit à Harare
fait la une
de la presse
de Johannesburg.
L’Afrique du Sud
voit avec inquiétude
son voisin sombrer
dans le chaos,
car plusieurs
millions
de Zimbabwéens
se sont réfugiés
dans les pays
voisins. Selon
le Mail & Guardian,
Thabo Mbeki,
le président
de l’Afrique du Sud,
ne fait pas
suffisamment
pression
sur son homologue
zimbabwéen
pour le conduire
à “changer
de politique”.
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
34
avant de me faire entrer dans le local
des forces de l’ordre. Mon chauffeur
ainsi que d’autres assistants ont subi
un traitement semblable. Ce passage
à tabac ultraviolent a continué une fois
que nous avons tous été regroupés au
poste. Mes assaillants me frappaient
surtout à la tête. Les coups ont duré
longtemps encore, agrémentés d’insultes obscènes envers moi, ma famille,
mon parti, le Mouvement pour le
changement démocratique (MDC), et
mes partisans.
“LEURS COUPS M’ONT INSUFFLÉ
UNE ÉNERGIE NOUVELLE”
On aurait dit un cauchemar. Alors que
les coups de fouet continuaient, je ne
cessais de penser à la spoliation incessante de nos institutions publiques par
ce régime abominable et prêt à tout
pour se maintenir. J’avais l’impression
qu’on m’avait fendu le crâne en deux.
J’ai perdu connaissance à trois reprises,
m’ont dit par la suite trois témoins. J’ai
perdu énormément de sang et ai reçu
plus tard une transfusion de un litre.
Je ne me rappelle pas grand-chose de
ce qui s’est passé après mon dernier
évanouissement. Je me souviens m’être
retrouvé dans une cellule bondée,
étouffante, crasseuse et infestée de
cafards. J’ai appris plus tard que c’était
au poste de police de Borrowdale. La
suite appartient désormais à l’Histoire.
Aujourd’hui, alité et convalescent,
je suis atterré par la criminalisation
de nos institutions nationales, notamment des forces de police, que mène
Mugabe, qui les a réduites à de simples
prolongements du parti au pouvoir.
Dans quel pays, si ce n’est au Zimbabwe, entend-on des officiers de
police déclarer qu’ils ne prennent
d’ordres que de leurs supérieurs et ne
reconnaissent pas la loi, ne respectent
pas les décisions de justice et n’ont que
faire de protéger les biens et les vies
humaines ? Les Zimbabwéens se sont
longtemps distingués par leur respect
DU 22 AU 28 MARS 2007
de la police. Dans une région reculée, un policier pouvait conduire un village entier jusqu’au poste, à 80 kilomètres de là, si les habitants avaient
besoin d’aide. Un opportunisme politique a sonné le glas de ce professionnalisme et de ce respect. Désormais,
entre les forces de police et les Zimbabwéens, la défiance règne.
Il faudra à notre pays des années
de formation de la police et un changement radical des mentalités pour
rétablir cette confiance. Ma volonté est
de voir se concrétiser une nouvelle pratique politique qui permettra le respect
et l’extension continue des libertés
individuelles et la libération du potentiel dont est porteur chaque citoyen,
pour le bénéfice de l’ensemble du
Zimbabwe. Mon objectif est une transformation intégrale de notre société
afin de rétablir la démocratie et l’Etat
de droit et de réparer les dégâts que
Mugabe a fait subir à nos institutions,
pour qu’apparaisse un Zimbabwe nouveau qui retrouve sa place d’honneur
au sein des nations civilisées. Ces objectifs sont à portée de main. Le changement démocratique au Zimbabwe est
à portée de main. Loin d’avoir broyé
ma volonté, leurs coups m’ont insufflé une énergie nouvelle. Je ne veux pas
être érigé en martyr. Je ne cherche qu’à
instaurer un ordre nouveau dans mon
pays, pour que les citoyens puissent y
vivre librement et dans la prospérité.
Nos efforts ont bien évidemment
besoin de l’appui du monde entier.
Aidez-nous à mener à bien un changement démocratique. Je suis reconnaissant à la communauté internationale du soutien qu’elle nous a apporté
pendant cette épreuve. Les messages
de solidarité que nous avons reçus de
partout me donnent du courage. Je suis
reconnaissant à tous les diplomates présents lors de nos comparutions devant
les tribunaux. Aidez-nous à maintenir
la pression sur le régime de Mugabe.
Morgan Tsvangirai
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afrique
K E N YA
Folie spéculative à Nairobi
Avec la croissance vertigineuse de la Bourse, les Kényans se sont pris de passion pour ce nouveau “sport”.
Certains petits éleveurs en viennent à vendre leur bétail pour acheter des actions...
obtenaient des rendements bien supérieurs en jouant en Bourse. Aussi, en
juin 2006, ils ont commencé à acheter
des actions et jusqu’ici ils ont gagné
50 000 shillings [environ 500 euros],
soit près de deux fois son salaire mensuel à lui. L’expérience de M.Wachira
montre combien les comportements
ont changé dans le pays. La plupart
des Kényans avaient jusqu’à présent
l’habitude de garder leurs économies
sous le matelas. Les plus riches achetaient du bétail, ouvraient une échoppe,
achetaient un matatu [minibus-taxi],
ou, encore mieux, un bien immobilier.
“C’est l’ensemble du système de valeurs
qui change rapidement. Les jeunes ne se
sentent plus obligés d’investir dans la terre
pour prouver qu’ils ont réussi”, note le
Pr Chege Waruingi, président de l’Autorité des marchés financiers. D’après
lui, des réformes s’imposent néanmoins. Le NSE reste un club très
fermé, les grandes opérations demeurant le domaine réservé d’une poignée
d’investisseurs qui ont le bras long.
Le marché manque également de
transparence et de liquidités : seules
50 sociétés figurent à la cote. M.Waruingi exhorte l’Etat à vendre ses participations dans des entreprises matures
THE GUARDIAN (extraits)
Londres
e spectacle le plus couru au
Kenya a lieu tous les matins,
dans un auditorium, au premier étage d’un immeuble
de bureaux du centre de Nairobi. Au
moment de l’ouverture des portes, à
10 h 30, c’est la cohue. Hommes d’affaires et chauffeurs de taxi se bousculent ; des femmes équipées du dernier modèle de portable cherchent à
se faire une place parmi des paysans
venus de la campagne. Tous les yeux
sont rivés sur l’écran installé sur la
scène. Un immense tableau apparaît,
rempli de chiffres qui changent lentement. Geoffrey Wachira, un cambiste
de 27 ans, sourit. “Mes actions sont de
nouveau en hausse”, murmure-t-il.
Un vent de folie souffle sur le
Kenya. L’incroyable performance du
Nairobi Stock Exchange (NSE), la
Bourse de Nairobi, est le sujet de
toutes les conversations. De 2002 à
2007, le principal indice du NSE a
bondi de 787 % en valeur, selon la
société d’analyse du marché boursier
Standard & Poor’s, ce qui en fait l’un
des marchés les plus performants du
monde. “Nous avons plusieurs milliardaires grâce à la Bourse [1 milliard de
shillings kényans équivaut à 10 millions
d’euros]. Quant aux multimillionnaires,
on ne les compte plus”, se félicite Jimnah Mbaru, président du NSE.
Les récits de fortunes bâties du jour
au lendemain suscitent un énorme
engouement pour les actions chez des
personnes qui n’avaient jamais investi
en Bourse auparavant. Lorsque la
grande compagnie publique d’électricité KenGen a ouvert son capital, l’année dernière, les gens ont fait la queue
chez les courtiers dans tout le pays. Les
médias rapportent des histoires de
petits éleveurs qui ont vendu leur bétail
pour acheter des actions. Les banques
se sont soudain mises à proposer des
“prêts pour achat d’actions” à une
clientèle qui avant ne les intéressait pas.
L’offre KenGen a été sursouscrite trois
fois, et 70 000 personnes se sont vu
attribuer des actions. Le cours a quadruplé dès la première séance de cotation. Pour d’autres grandes introductions en Bourse de l’année dernière
– notamment le fabricant de piles Eveready et l’agence de publicité Scanad –,
l’offre s’est également révélée insuffisante. A la fin de l’année, 126 millions
d’euros d’argent frais avaient été injectés dans le marché, et l’indice avait fait
un bond de 60 %. Selon l’Association
des courtiers, près de 1 million de
Kényans détiennent des actions. “Jouer
en Bourse est soudain devenu une activité
populaire et non plus réservée à l’élite”,
constate Amish Gupta, le président de
l’association. La plupart de ces nouveaux investisseurs appartiennent à
la tranche d’âge 22-40 ans, note-t-il.
“Des hommes et des femmes avisés qui
cherchent des gains rapides.”
L
Le NSE a entamé sa renaissance
vers la fin du régime notoirement corrompu du président Daniel Arap Moi.
Quand il est devenu évident qu’il allait
passer le témoin pacifiquement, en
décembre 2002, l’indice NSE 20 des
valeurs vedettes est sorti d’un marché
baissier qui avait duré neuf ans. D’un
plus-bas de 1 000 points, il a plus que
doublé au cours de la première année
au pouvoir du président Mwai Kibaki.
LA DIASPORA KÉNYANE
ENVOIE BEAUCOUP D’ARGENT
La tendance à la hausse s’est poursuivie avec la bonne santé de l’économie.
La croissance s’établit régulièrement
autour de 5 % par an. Les taux d’intérêt ont baissé et l’inflation s’est stabilisée. Les recettes fiscales ont quasiment doublé. Le shilling kényan s’est
apprécié face au dollar. Enfin, la diaspora envoie beaucoup d’argent, non
seulement pour subvenir aux besoins
de la famille, comme auparavant, mais
également pour investir, contribuant
ainsi pour la première fois à pousser
l’indice NSE au-delà du seuil des
6 000 points. L’effervescence sur le
marché boursier se reflète sur Internet, où de nombreux blogs sont consacrés au marché. Tandis que les courtiers en veste rouge se penchent sur
l’écran de leur ordinateur, Geoffrey
Wachira quitte la salle. Le moment est
venu pour lui de céder sa place : la
demande de sièges est telle que le
public est renouvelé toutes les heures.
Avec le premier argent que lui et sa
femme Patricia, une marchande de
fruits, ont réussi à mettre de côté, ils
ont acheté un terrain. Mais leurs amis
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DU 22 AU 28 MA RS 2007
afin de dynamiser le second marché.
Aly-Khan Satchu, un Kényan qui a
travaillé à la City de Londres pendant
vingt ans et qui vient de publier
Anyone Can Be Rich [Tout le monde
peut devenir riche], un livre sur la
Bourse de Nairobi, estime que c’est
dans cette direction que doit évoluer
le NSE.
Il compare la décision de vendre
des actifs de l’Etat comme KenGen et
l’introduction en Bourse de l’opérateur téléphonique Telkom, prévue pour
cette année, à la vague de privatisations
lancée par Margaret Thatcher dans les
années 1980, lorsque des entreprises
publiques comme British Telecom et
British Gas ont été mises sur le marché, élargissant considérablement l’actionnariat. “Ces nouvelles émissions bénéficient d’une décote, ce qui satisfait les
investisseurs”, note M. Satchu, qui se
targue d’engranger plus de gains ici
qu’il ne l’a jamais fait à l’époque où
il était un jeune loup de la City. “Et,
grâce à l’Etat, des investissements à perte
sont devenus rentables. C’est une situation
gagnant-gagnant pour le pays.”
Xan Rice
Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.
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e n c o u ve r t u re
Mike Ottink/Amo
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●
Le drapeau européen, composé des couleurs nationales des Etats membres, vu par l’artiste
néerlandais Mike Ottink, d’après une réalisation multimédia de l’architecte Rem Koolhaas.
Ils rêvent d’une autre
EUROPE
■ Le 25 mars 1957, six pays signaient à Rome le traité instaurant la Communauté
économique européenne. Cinquante ans plus tard, les Vingt-Sept traversent
une crise de confiance engendrée par l’échec du projet de Constitution. ■ Alors,
comment relancer l’idée européenne ? ■ Par la culture, plaident l’écrivain
György Konrád et le cinéaste Wim Wenders. En s’ouvrant à toutes les influences,
assure l’écrivain Ilia Troïanov. Et, surtout, comme le propose le romancier
Gueorgui Gospodinov, en réinventant notre “désir d’Europe”.
Les Vingt-Sept, racontez-moi une histoire !
Cinquante ans après le traité de Rome, l’Union
élargie doit redonner un sens au projet européen,
estime l’historien britannique Timothy Garton Ash.
THE GUARDIAN (extraits)
Londres
e 1er janvier, l’empire silencieux s’est à
nouveau étendu. Ses nouvelles colonies
ont salué leur incorporation comme une
libération. Il y a vingt ans, leurs ressortissants étaient pauvres et vivaient sous
la dictature. Aujourd’hui, ils sont citoyens
de la communauté de démocraties libérales la
plus vaste et la plus intégrée du monde. Malgré la corruption, le chômage et d’autres dysfonctionnements de leurs actuelles démocraties très imparfaites, c’est un progrès.
“Intégrez-nous, s’il vous plaît !” implorent
dans le même temps les pays qui se trouvent
aux marches de l’empire. Quel autre empire de
l’Histoire peut en dire autant ? Car l’empire
silencieux est également un empire volontaire,
une communauté de consentement.
Avec ses vingt-sept pays, l’Union européenne est le meilleur exemple de changement
pacifique de régime de notre époque. Plus de
la moitié de ses Etats membres étaient il n’y a
pas si longtemps encore des dictatures. Leur
progression vers la démocratie libérale s’est faite
L
Dessin d’António
paru dans l’Expresso,
Lisbonne.
■
de concert avec leur progression vers l’adhésion à l’UE. D’un bout à l’autre du continent,
les gens vivent mieux et sont plus libres qu’il
y a un demi-siècle.
Il y a cinquante ans, au plus fort de la guerre
froide, six pays d’Europe de l’Ouest fondaient
une Communauté économique européenne en
signant ce que l’on appelle le traité de Rome.
Si, en 1957, quelqu’un avait dit aux signataires
qu’en 2007 l’Europe ressemblerait à ce qu’elle
est aujourd’hui, il se serait probablement fait
traiter de rêveur ou de fou. Et si [le chance-
lier allemand de l’époque] Konrad Adenauer
ou Paul-Henri Spaak [l’un des pères de l’Europe et inspirateur du traité de Rome] étaient
encore parmi nous, ils diraient : alors, vous allez
célébrer les choses en grande pompe le 25 mars.
Officiellement, c’est ce que nous allons faire.
Comme l’Allemagne occupe la présidence tournante de l’UE, il y aura une fête à Berlin – et
une “déclaration de Berlin” pour marquer l’anniversaire. Tout le monde sait pourtant que,
derrière les apparences, l’Europe politique n’est
pas d’humeur festive. La communauté est
Pistes
Dans le mensuel
Prospect, Timothy
Garton Ash répond
lui-même à l’injonction
qu’il lance dans
The Guardian.
“Je propose que nous
tissions notre nouvelle
histoire avec six fils
représentant chacun
un but européen
commun, écrit-il.
Ces fils sont la liberté,
la paix, le droit,
la prospérité,
la diversité
et la solidarité.”
AGENDA
Déclaration et festivités
■ Les 24 et 25 mars, cinquante ans après la signature du traité de Rome, plusieurs festivités sont
organisées à travers l’Europe, notamment à Berlin,
où seront accueillis les chefs d’Etat et de gouvernement des vingt-sept pays membres de l’UE. Ces
derniers se retrouvent d’abord le 24 mars, avec
2 000 autres invités, à la Philharmonie pour écouter la 5e Symphonie de Beethoven. Le lendemain,
au Musée historique allemand, la chancelière
Angela Merkel, le président la Commission José
Manuel Barroso et le président du Parlement HansGert Pöttering signeront au nom des trois pouvoirs
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DU 22 AU 28 MARS 2007
européens une déclaration approuvée auparavant
par les vingt-sept pays membres.
Le gouvernement allemand a par ailleurs prévu à
cette occasion une “fête citoyenne” à laquelle plusieurs centaines de milliers de personnes sont
attendues. L’avenue Unter den Linden accueille,
elle, une exposition temporaire de photos racontant les cinquante dernières années en Europe.
Enfin, un site internet (www.traitederome.fr) recense
toutes les manifestations prévues et propose de
nombreux documents d’époque, récits et éclairages
sur cet “acte fondateur” de l’UE.
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ANNIVERSAIRE
Un peu d’euro
et pas de Constitution
Le 25 mars, les Vingt-Sept
commémorent le traité de Rome
par une déclaration. Mais comment
vont-ils s’accorder sur le contenu ?
DE BRUXELLES
our fêter le cinquantenaire du
traité de Rome, le 25 mars à Berlin, les Vingt-Sept vont accomplir une
petite révolution. La révolution ne sera
pas tant dans le contenu de la déclaration de Berlin que dans la façon
dont ce texte a été rédigé.
Pour la première fois depuis longtemps, une déclaration de l’UE n’aura
pas l’air d’un énième communiqué
accablé du jargon favori de l’organisation, qui “se félicite” de ses
propres décisions, “exprime son
inquiétude” face aux crises mondiales
ou “condamne” tel ou tel méfait “avec
la plus grande fermeté”. L’Allemagne
a organisé dans la plus grande discrétion des “confessionnaux” [rencontres bilatérales] avec les autres
Etats membres. L’objectif ? Elaborer
une déclaration “lisible” et “bien
écrite”. Une grande première.
Cette fois, les Vingt-Sept ne se sont
pas assis autour d’une table comme
à l’accoutumée pour débattre de la
moindre virgule. Chaque Etat membre
a pu envoyer deux émissaires qui
ont présenté à Berlin leurs
priorités. Reprenant les idées
les moins controversées, la
déclaration sera rédigée
par un seul auteur, qui,
dit-on de source diplomatique, serait un professionnel de la littérature ou du journalisme.
Tel est le projet de la
chancelière allemande
Angela Merkel, qui reste à l’écoute
de toutes les propositions pour les
trois volets du texte : le premier, bref,
rappellera les réussites de l’UE, le
deuxième ses valeurs et le troisième
les défis qui se présentent à elle.
L’Espagne souhaite que la déclaration de Berlin évoque l’euro parmi les
réussites de l’Union – ce à quoi les
Britanniques se sont farouchement
opposés – et que la Constitution
figure parmi les défis à venir.
Les “ayatollahs” (c’est ainsi que les
Anglo-Saxons désignent les plus fervents partisans du Traité constitutionnel et de l’intégration européenne,
comme l’Espagne, le Luxembourg ou
l’Allemagne) sont disposés à se
contenter d’une phrase allusive sur
la nécessité de réformes institution-
P
morose et ne sait pas très bien où elle va. Individuellement, la plupart des Européens vivent
mieux qu’auparavant, mais, collectivement,
ils n’ont pas une bonne opinion de leur empire
volontaire. Rarement une entreprise aussi réussie aura été à ce point rongée par le doute.
Ces doutes sont en partie la conséquence
du succès lui-même. L’élargissement est le
triomphe historique de l’UE. Mais élargissement signifie changement, et le changement
est toujours perturbant. A long terme, dans
l’ensemble, il accroîtra notre prospérité. Mais,
à court terme, cela signifie – ou semble signifier – que les immigrés d’Europe de l’Est prennent les emplois des autochtones ou pèsent sur
les services sociaux. D’où les réactions de rejet
contre les “plombiers polonais” en France et
les regrettables restrictions à l’entrée des Roumains et des Bulgares qui souhaitent travailler
en Grande-Bretagne. Les institutions conçues
à l’origine pour une communauté de six
membres et qui fonctionnaient à peine à quinze
deviennent ingérables à vingt-sept. C’est en
partie à cause des peurs suscitées par l’élargissement que le Traité constitutionnel a été
rejeté en France et aux Pays-Bas. La candidature de la Turquie fait craindre une perte de
cohérence culturelle. Les questions de l’immigration, de la criminalité, du terrorisme et
de l’intégration des musulmans dans les sociétés européennes sont agitées par la presse populaire et les politiciens populistes.
Au-delà de telle ou telle mesure politique
se pose la question de l’histoire globale que
l’Europe souhaite raconter.Tout ce que la Com-
munauté européenne a accompli de la fin des
années 1950 au début des années 1990 s’inscrivait dans un récit historique plus large. Bien
sûr, chaque pays avait sa propre façon de raconter la place qu’il tenait en Europe et la place
que l’Europe occupait chez lui, mais il y avait
suffisamment de dénominateurs communs chez
deux générations de dirigeants politiques façonnés par le souvenir de la guerre. Ce n’est plus
le cas. Pour être efficace, un récit politique doit
faire le lien entre l’histoire qu’on a vécue et une
vision stimulante de l’avenir vers lequel on va.
C’est ce qui manque à l’Europe aujourd’hui.
Pour les célébrations du cinquantième anniversaire, nous avons un logo dessiné par un étudiant polonais. Un méli-mélo de lettres utilisant
des graphies et des accents de différents pays
européens proclame “Tögethé® since 1957”
[Ensemble depuis 1957]. C’est très sympa, mais
on a déjà objecté que le mot together est anglais
et non français, par exemple, que l’aspect hétéroclite du logo est à l’opposé de l’idée d’ensemble qu’il est censé rendre et que, de toute
façon, comme le savent les Polonais, nous ne
sommes pas ensemble – ni même tögethé® –
depuis 1957, puisque la Pologne (et la moitié
de l’Europe) se trouvait à ce moment-là de
l’autre côté du Rideau de fer. En fait, les VingtSept ne sont ensemble que depuis 2007. Alors,
retour à la planche à dessin ! Le dramaturge italien Luigi Pirandello a écrit une pièce intitulée
Six Personnages en quête d’auteur. L’Union européenne d’aujourd’hui, ce sont vingt-sept Etats
en quête de récit.
Timothy Garton Ash
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DU 22 AU 28 MARS 2007
nelles. “Elle doit être très courte, très
politique et très claire”, estime l’un
des deux représentants espagnols,
Alberto Navarro.
Pour ce dernier, il est inutile d’engager dès maintenant la polémique, car
“les négociations les plus tendues
[sur l’avenir de l’Europe] débuteront
le 6 mai prochain”, quand les Français auront élu leur nouveau président de la République et pris position
sur l’avenir du traité. “A nos yeux, il
est nécessaire de tourner la page.
Nous avons rejeté le texte, mais nous
sommes ouverts à une réforme institutionnelle, même si elle ne porte
pas le nom de Constitution”, explique
le porte-parole de la Représentation
permanente de la France auprès de
l’UE, Nicolas de La Grandville, qui lui
aussi plaide en faveur d’une référence
à la monnaie unique : “L’euro a
changé la vie des Européens, nous
ne voyons aucune raison de le passer sous silence.”
Les Britanniques, eux, souhaitent que
la déclaration soit la plus solennelle
et la plus vide possible. “La déclaration ne doit pas être une simple
autocélébration des vieux Etats
membres. Elle doit inclure l’autre partie de l’Europe, avec son évolution
parallèle depuis la Seconde
Guerre mondiale”, déclarait fin février le représentant polonais Marek
Cichocki. “Elle doit aussi
rappeler la part d’ombre
de la politique européenne. Dans les
années 1990, quand
l’UE enregistrait ses
grandes réussites, nous
avons connu un grave
conflit dans les Balkans.”
La Pologne souhaite également, à
l’instar de l’Irlande, que la déclaration fasse référence aux valeurs chrétiennes, ce que Français et Espagnols
jugent superflu. Ces derniers font en
revanche par tie des neuf Etats
membres qui ont demandé à
Angela Merkel une mention de
“l’Europe sociale”.
A trop chercher le consensus, la chancelière allemande pourrait se retrouver avec une liste de propositions bien
courte, réduite à la liberté et à la solidarité au chapitre des valeurs communes et, côté défis, au changement
climatique et à la mondialisation.
María Ramírez,
El Mundo (extraits), Madrid
Dessin de Mayk, Suède.
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e n c o u ve r t u re
L’Europe a une âme, c’est sa culture
Assez d’économie et de politique ! Le cinéaste
Wim Wenders exhorte les Européens à se réapproprier
l’esprit et l’image qui font leur rayonnement. Extrait
d’un discours prononcé à Berlin en novembre dernier*.
SIGNANDSIGHT
Berlin
“Qu’est-ce que l’Europe ?”
“Comment va l’Europe ?”
n pourrait dire que l’Europe est fucked,
à l’état d’épave, foutue**, quand on
repense au désastre de la Constitution,
à l’influence politique réelle de l’Europe,
au manque d’enthousiasme pour l’idée
européenne dont ont fait preuve les
citoyens ces derniers temps. Les Européens en
ont jusque-là de l’Europe…
D’un autre côté, quand on l’observe de l’extérieur, l’Europe est le paradis sur terre, la Terre
promise. Depuis deux mois, je l’observe de Chicago et de New York, de Tokyo et de Rio, d’Australie et du cœur de l’Afrique, du Congo, et, la
semaine dernière, de Moscou.
Je vous le dis : de partout l’Europe paraît sous
un jour différent, mais toujours comme un paradis, comme un rêve de l’humanité, un berceau
de paix, de prospérité, de civilisation.
Ceux qui vivent en Europe depuis longtemps
en sont fatigués. Ceux qui ne sont pas ici, qui
vivent ailleurs, veulent nous rejoindre à tout prix.
Je peux me poser la question : pourquoi
l’Europe me paraît-elle si “sacrée” quand je
la contemple de loin ? Et pourquoi me semblet-elle aussi profane, triviale, presque ennuyeuse
dès que j’y reviens ?
Quand j’étais jeune, je rêvais d’une Europe
sans frontières. Aujourd’hui, je voyage ici et là,
sans montrer mon passeport, en payant avec
la même monnaie (même si son nom se prononce partout différemment). Mais où est passée mon émotion ?
O
■
Cinéma
“Sexy, l’Europe
institutionnelle ?
Si l’on s’en tient au
cinéma, la réponse
est clairement non”,
constate La Libre
Belgique, qui ne voit
pratiquement que
L’Auberge espagnole
comme “exception
à cette europhobie
cinématographique”.
“Il faudra peut-être
attendre la première
génération de
réalisateurs ayant
véritablement grandi
aux quatre coins
des 27 pays
de l’Union pour voir
émerger un cinéma
qui soit européen
non seulement
dans ses sources
de financement,
mais également
dans ses thèmes”,
estime le quotidien
bruxellois.
Ici, à Berlin, je suis allemand, toujours, de
tout mon cœur. Mais à peine arrive-t-on en
Amérique qu’on ne dit plus que l’on vient d’Allemagne, de France ou d’ailleurs. On vient
“d’Europe”, ou on y retourne. Pour les Américains, l’Europe est synonyme de culture, d’histoire, de style et de savoir-vivre*. C’est la seule
chose qui les fasse se sentir étrangement inférieurs. Et de façon permanente.
Même depuis l’Asie et d’autres coins du
monde, l’Europe est vue comme un foyer de l’histoire humaine, de la dignité et, oui, encore une
fois : de la culture. L’Europe a bien une âme.
Inutile d’en chercher une. Elle est déjà là. Ce
n’est ni sa politique ni son économie. C’est
d’abord sa culture.
Mais je suis inquiet. Pour ses citoyens
comme pour le reste du monde, l’Europe apparaît toujours d’abord comme une puissance économique, dotée d’armes politiques et financières, jamais culturelles. L’Europe ne se bat
pas sur le terrain de l’émotion ! Mais qui donc
aime son pays pour sa politique ou son économie ? Personne !
A cent mètres d’ici, comme dans toutes les
capitales européennes, se trouve un des showrooms de l’Union européenne. Qu’y voit-on ?
Des cartes, des brochures, des guides économiques, des quantités de chiffres sur l’histoire
européenne. Quel ennui ! Qui donc essaie-t-on
d’atteindre ou d’ennuyer à mourir ?
Nous vivons à l’ère de l’image. Aujourd’hui,
aucun domaine n’a autant de pouvoir que
l’image. Les livres, les journaux, le théâtre… Rien
ne rivalise avec le pouvoir de l’image animée du
cinéma et de la télévision. Pourquoi aujourd’hui,
en Europe comme ailleurs, “aller au cinéma” estil synonyme de “voir un film américain” ? Parce
que les Américains ont compris depuis longtemps
ce qui émeut les gens, ce qui les fait rêver. Et
ils ont mis en pratique ce savoir de manière radicale.Tout le “rêve américain” est une invention
du cinéma dont le monde entier s’est mis à rêver.
Il ne s’agit pas de discréditer cette idée, mais de
poser la question : qui rêve du rêve européen ?
Un exemple concret et récent me revient à l’esprit. Dans les deux prochains mois, près de
20 millions, 30 millions ou même 50 millions
d’Européens vont aller voir le même film. Ça
a commencé l’autre jour, dans toutes les émissions, dans tous les journaux, sur toutes les
chaînes – j’ai fait le tour des chaînes européennes –, on parlait de la première d’un film
à Londres.Vous l’avez probablement deviné, il
s’agissait d’un James Bond, où le gentleman au
service de Sa Majesté combat l’injustice et
sauve le monde depuis près de quarante ans.
Vous souvenez-vous de ce formidable Ecossais
qui a incarné ce héros européen, sir Sean
Connery ? Ou de cet Irlandais élégant et cultivé, Pierce Brosnan ?
Cette année, entre Noël et le jour de l’an, des
millions d’Européens vont voir en même temps
une espèce de petit gangster, qui ressemble, permettez-moi de le dire, à Vladimir Poutine comme
deux gouttes d’eau. Ce nouveau James Bond est
plus brutal et impitoyable. Que veut nous dire
cette production américaine ?
D’accord, j’exagère peut-être, mais le cœur
du problème n’en reste pas moins vrai : nos
mythes ne nous appartiennent plus. Rien ne
marque l’imaginaire contemporain aussi profondément et aussi durablement que le cinéma.
Mais nous n’en avons plus le contrôle, il ne
nous appartient plus. Nos propres inventions
nous échappent.
Le cinéma européen existe – malgré tout !
– dans une cinquantaine de pays, mais les films
européens n’ont plus le même poids. Les images
de ce cinéma européen pourraient aider toute
une nouvelle génération à se reconnaître, elles
pourraient définir l’Europe, avec émotion, avec
force et sur la durée. Ces films pourraient être
le relais de la pensée européenne dans le monde,
mais nous nous sommes laissé prendre cette
arme des mains.
Je dis bien le mot “arme”, car les images
sont les armes les plus puissantes du XXIe siècle.
Il n’y aura pas de “conscience européenne”, pas
d’émotion pour ce continent, pas de future iden-
IDÉES
Faire éclore de nouveaux Shakespeare
■ “Si on veut donner une âme à l’Europe,
il faut changer de cap”, écrit dans Die
Tageszeitung Helga Trüpel, vice-présidente
de la Commission de la culture au Parlement européen. “Le nouveau programme culturel pour 2007 fixe trois
objectifs : mobilité des ar tistes et des
acteurs de la culture, mobilité des biens
culturels et promotion du dialogue interculturel”, explique l’eurodéputée ver te
allemande. “Il est doté de 400 millions
d’euros pour 27 Etats membres, ce qui
est en soi ridicule : cela représente environ 60 millions d’euros annuels pour l’ensemble de l’Europe chaque année – c’està-dire le montant des subventions que
reçoivent chaque année deux grandes
institutions d’opéra allemandes.”
Quelques initiatives existent pourtant pour
faire vivre la culture européenne. “Le site
berlinois Signandsight.com a créé un
espace culturel européen numérique”, se
félicite ainsi Helga Trüpel. “Il met en ligne
des ar ticles impor tants issus de toutes
les pages culturelles et de tous les journaux européens en traduction anglaise et
dans la langue du pays d’origine. Il offre
ainsi, le même jour, une plate-forme culturelle qui couvre toute l’Europe et invite à
un débat ouver t sur les questions culturelles européennes.”
De même, “l’acteur Norber t Kentrup a
conçu le projet EuroGlobe. Il s’agit d’un
théâtre mobile qui s’inspire du ‘woo-
den O’de Shakespeare. On peut déjà en
voir une maquette à l’opéra de Düsseldor f. L’EuroGlobe passera tous les six
mois de pays en pays, de capitale en
capitale, au gré des présidences tournantes du Conseil. Il comprendra une
salle contenant mille spectateurs et une
scène ouver te. On y jouera Shakespeare, le plus grand dramaturge européen, en version originale et dans la
langue du pays de résidence – en coopération avec des ar tistes, des acteurs et
des établissements d’enseignement
locaux. On constituera ainsi un réseau
culturel européen. L’EuroGlobe comprendra en outre un atelier-théâtre, où
de jeunes auteurs du pays de résidence
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
38
DU 22 AU 28 MARS 2007
présenteront des pièces consacrées à
des thèmes européens. Un jur y choisira
la meilleure d’entre elles, qui sera représentée et traduite dans toutes les
langues européennes.”
D’autres projets sont possibles, lance
Helga Trüpel, qui propose par exemple de
“remplacer un diplomate sur deux par un
chargé de mission culturel et mener ainsi
une politique culturelle sérieuse et un dialogue avec les forces sociales des autres
pays du monde. Les acteurs culturels
européens pourraient travailler au sein
d’instituts communs – Goethe Institut,
British Council, Institut français, Instituto
Cervantes – et favoriser ainsi les contacts
avec les citoyens.”
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ILS RÊVENT D’UNE AUTRE EUROPE
●
HUMOUR
Magritte
chez les eurocrates
Dessin de Vlahovic
paru dans NIN,
Belgrade.
■
tité européenne, pas de lien réel, tant que nous
ne parviendrons pas à donner à voir nos propres
mythes, notre histoire et nos sentiments.
L’Espagne n’a pas de meilleur ambassadeur
que Pedro Almodóvar, la Grande-Bretagne que
Ken Loach et la Pologne qu’Andrzej Wajda ou
Roman Polanski. Bien qu’il soit mort depuis
treize ans, Federico Fellini incarne toujours l’âme
italienne.Voilà ce que fait le cinéma : il crée et
donne forme à notre conscience de nous-mêmes
et des autres ! Il crée une idée européenne, une
volonté européenne, cette “âme” européenne
dont tout le monde parle.
Mais regardez la place que nous accordons
à notre trésor, quel rôle nous lui laissons dans la
vie culturelle européenne, avec quelle négligence,
aujourd’hui comme hier, la politique européenne
traite le cinéma et la culture en général. Pourtant, c’est le ciment, la colle, qui soude les émotions européennes ! Tous ces pays qui se languissent de l’Europe, tous les nouveaux et les
futurs pays membres de l’Est, auraient d’une
part la possibilité de se présenter, de nous parler d’eux, de nous plaire, et pourraient d’autre
part s’enthousiasmer pour l’idée européenne,
pour l’âme européenne, si nous soutenions
davantage nos ambassadeurs mutuels, si l’Europe voulait bien croire au pouvoir de l’image.
Nous faisons une grave erreur. Nous nous
battons avec des armes politiques et économiques, mais pas avec nos émotions. A côté, dans
le showroom de l’Europe, les cartes du monde
les plus ennuyeuses sont accrochées aux murs
pendant que, dans nos principales ambassades,
dans les cinémas et à la télévision, les Etats-Unis,
superpuissance de l’image, fascinent le public, y
compris le public européen.
Cette jeune génération que l’on prive d’Europe adressera un jour d’amers reproches aux
politiciens européens. “Pourquoi avez-vous laissé
l’Europe devenir ennuyeuse ? Pourquoi n’avez-vous
parlé que de politique, au lieu de nous montrer et
de nous faire aimer notre beau continent ?”
L’Europe a une histoire culturelle, sa vie
culturelle contemporaine, sa politique culturelle. C’est ce que George Soros appelle la
“société ouverte”. Parce que l’Amérique,
explique-t-il, a échoué ces derniers temps à
incarner ses valeurs morales et politiques, l’Europe est aujourd’hui un modèle encore plus
important aux yeux du monde.
Mais ce modèle est malade, il ne croit plus
en la force de ses propres images ! La société
ouverte, cher monsieur Soros, n’entraînera, n’enthousiasmera, n’inspirera personne tant qu’elle
ne sera qu’une idée abstraite. Elle doit être rattachée à des émotions. Ces émotions européennes sont là devant nous, à portée de main,
les citoyens n’attendent qu’elles, mais nous les
laissons de côté et nous abandonnons le terrain de l’image au reste du monde.
J’espère que l’Europe prendra conscience
avant qu’il ne soit trop tard de l’importance de
ce champ de bataille que nous sommes sur le
point d’abandonner sans résistance…
Wim Wenders
* Dans le cadre de la conférence “Une âme pour l’Europe”.
** En français dans le texte.
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Langues
“Aujourd’hui, l’Islande
est le seul pays
européen unilingue et
dépourvu de minorités
nationales. Tous les
autres possèdent des
minorités nationales
historiques”,
remarque le quotidien
finlandais suédophone
Vasabladet, qui
a reçu des journalistes
appartenant
à des minorités
linguistiques
européennes. “L’idée
émane de MIDAS,
l’Association
européenne des
quotidiens en langues
régionales et
minoritaires, qui
regroupe trente et un
quotidiens européens,
dont six journaux
finlandais de langue
suédoise.” “Nous
autres Européens
ne sommes pas aussi
différents les uns
des autres que nous
le croyons, estime
Vasabladet.
S’il est une chose
dont la future Europe
aura besoin, c’est
bien de citoyens
multilingues. Car
si le broken English
est aujourd’hui
la langue dominante
dans le monde,
il n’est pas suffisant.
Trois, quatre, parfois
cinq langues :
pour les membres
des minorités
linguistiques,
le plurilinguisme
est une nécessité
et une évidence,
ce qui n’est pas le cas
pour les locuteurs de
la langue majoritaire.
Or les compétences
linguistiques ne
sont pas un handicap
dans la mosaïque
européenne. Elles
sont une chance.”
WEB+
Plus d’infos sur
courrierinternational.com
Retrouvez
l’intégralité de l’article
de Vasabladet
DU 22 AU 28 MARS 2007
■ L’Union européenne, qui est de plus en plus surréaliste, ne pouvait choisir meilleur endroit pour
s’établir que Bruxelles, la ville où le peintre René
Magritte a passé la plus grande partie de sa vie.
Lors d’un récent sommet de l’UE, j’ai entendu dans
un couloir un diplomate énervé répliquer vertement
à un journaliste : “Ce n’est pas un non-paper.” L’expression était plaisante et rappelait vaguement
le Ceci n’est pas une pipe de Magritte.
Dans le contexte de l’UE, l’expression “ce n’est
pas un non-paper” a une signification bien précise.
Un non-paper, en jargon diplomatique, désigne
un document non officiel qui peut être utilisé pour
aborder un sujet controversé. La rumeur courait
qu’un document de ce type était en cours d’élaboration à propos d’une éventuelle initiative de l’UE
en direction de la Syrie. Comme je n’ai pas pu creuser la question plus avant, je ne peux confirmer la
non-existence de ce non-paper.
Mais le surréalisme de l’incident va bien au-delà
du langage. Supposons que le non-non-paper soit
devenu un non-paper, puis un texte, puis une proposition, puis une politique. Et après ? Eh bien,
rien. Les chances qu’une initiative diplomatique
européenne en direction de la Syrie change quoi
que ce soit dans le monde réel avoisinent le zéro.
Cet incident est symptomatique d’un problème
plus large, qui est le rappor t de l’UE à la réalité. Car la vérité, c’est que l’Union s’apprête à
consacrer les cinq prochaines années à des
débats douloureux sur des choses qui ont de
moins en moins de probabilités d’arriver – l’adhésion de la Turquie et l’adoption d’une nouvelle
Constitution. Les non-papers sont le moindre des
problèmes : c’est l’UE tout entière qui risque de
se transformer en non-événement.
Officiellement, l’UE reste décidée à poursuivre des
négociations (de plus en plus tendues) avec la Turquie. L’Allemagne est résolue à ressusciter la
Constitution. Certains des esprits les plus brillants
de Bruxelles planchent également sur le problème.
D’après un haut fonctionnaire européen, la solution est de rassurer le public en dépouillant la
Constitution de tout élément suggérant qu’on est
en train de construire un Etat européen. On voudrait même remplacer le mot “Constitution” par
l’expression “traité amendant les traités sur les
Communautés européennes et l’Union européenne”. “Qui pourrait y voir une objection ?”
demande-t-il en riant aux éclats.
Le fait que la Constitution et l’adhésion de la Turquie semblent toutes deux condamnées à être bloquées par l’opinion publique n’empêchera pas les
responsables politiques et les diplomates européens d’y consacrer énormément de temps et
d’énergie en débats et négociations.
Mettre fin au processus maintenant serait reconnaître que les référendums français et néerlandais
ont modifié le projet européen de façon irréversible.
Comme l’a un jour remarqué quelqu’un, l’humanité
ne supporte pas très bien la réalité.
Le surréalisme est souvent défini comme “un état
semblable au rêve, différent mais finalement ‘plus
vrai’ que la réalité quotidienne”. Quiconque a assisté
à un sommet européen reconnaîtra la justesse de
cette description.
Gideon Rachman, Financial Times (extraits), Londres
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e n c o u ve r t u re
Le continent où le verbe est roi
L’écrivain hongrois György Konrád rend hommage
aux traducteurs, ces passeurs de langues et de culture.
ELET ÉS IRODALOM (extraits)
Budapest
epuis que la Hongrie est devenue
membre de l’Union européenne, nous
savons où nous sommes. Nous pouvons
nous dire, avec une réelle joie intérieure :
“Après avoir quitté cet entre-deux, nous
avons enfin repris la place qui était la nôtre,
nous sommes rentrés à la maison, chez nous, dans la
grande famille européenne.”
S’il faut répondre à la question “Qu’est-ce
qui rassemble l’Europe ?”, je réponds sans hésiter : sa culture symbolique, les arts, l’écriture et,
à l’intérieur de cela, la littérature religieuse et
laïque, qui a pris forme il y a des centaines et des
milliers d’années. Le débat public sera sans doute
de plus en plus centré sur les relations de l’Europe avec les autres parties du monde, du moins
avec d’autres grandes puissances. Pour ce qui est
de l’ancienneté de la civilisation et de la taille de
la population, autrement dit du point de vue des
ressources humaines, ce sont la Chine et ses voisins d’Asie du Sud-Est qui sont les pays les plus
forts. Du point de vue de la possession d’une
force armée sachant faire respecter sa volonté,
et d’une puissance économique et scientifique,
D
■
* György Konrád
Ce texte reprend des
extraits d’un discours
prononcé au Palais
des arts de Budapest,
devant la Société
internationale de l’art
de l’interprétation.
■ **Guéorgui
Gospodinov
*Né en 1968,
Guéorgui Gospodinov
est considéré comme
l’un des écrivains
les plus prometteurs
de sa génération.
Ses livres sont traduits
dans plusieurs langues
européennes, dont
le français : Le Roman
naturel (Phébus,
2002), L’Alphabet des
femmes (Arléa, 2003).
les Etats-Unis sont évidemment à la première
place. En revanche, du point de vue de la pluralité, de l’urbanité, du niveau de vie et de l’héritage artistique, c’est l’Europe.
L’Europe, en revanche, a chuté deux fois
durant le siècle dernier, avec les deux guerres
mondiales, et elle s’est couchée dans le lit des
tyrannies les plus répugnantes. L’Europe n’a
aucune raison ni aucun droit de se pavaner. Il
suffit de passer en revue mes expériences et celles
de mon entourage proche et lointain pour que
je ne tombe pas dans le panneau de l’autoportrait collectif vantant nos mérites. Je dois évoquer aussi le revers de l’autocongratulation :
les procédés infâmes, les mésententes mesquines,
l’éclipse des valeurs, l’ersatz d’idées en lieu et
place d’une véritable politique humaniste.
Seule une minorité de l’humanité vit dans
des Etats de droit démocratique. Il faudrait que
les membres de la minorité démocratique de
l’humanité se serrent les coudes et réfléchissent,
de la façon la plus ouverte qui soit, à leurs biens
communs, à leurs responsabilités et à leur stratégie. Les droits de l’homme sont en corrélation
avec l’aisance, même relative. Si les Etats démocratiques veulent aider les pays pauvres, ils doivent alors soutenir, dans ces derniers, le processus de démocratisation pour que l’aide ne se
volatilise pas et ne file pas, au profit de la dictature, en corruption, en achats d’armes, en
bureaucratisation, bref en toutes choses qui ne
RÉACTION
Réinventer un désir d’Europe
A peine entrés dans l’Union, les Bulgares succombent
à la lassitude. Le jeune écrivain Guéorgui Gospodinov
s‘interroge sur cette curieuse indifférence.
appelons-nous combien 2007 devait être une année pas
comme les autres. Rappelons-nous, parce qu’au bout d’à
peine quelques mois de cette fameuse année, nous avons déjà
oublié de quoi il était question. Ouvrez le journal d’aujourd’hui,
celui d’hier, celui d’avant-hier et vous y trouverez le même vide.
Si quelqu’un a loupé le 1er janvier 2007 pour cause de gueule
de bois sévère et ne s’est réveillé que le 2, il ne saura jamais
qu’il s’est passé quelque chose d’important à cette date.
Ce vide, cette absence dans notre vie publique et privée, a un
nom : l’Europe. Ce même mot qui, tel un bonbon mentholé, a
roulé dans nos bouches pendant des années,
un mot fourre-tout qui à la fois nous faisait peur
et nous rassurait, ce mot-là est aujourd’hui paradoxalement absent. Les échos de l’Ode à la joie
se sont estompés depuis la nuit du réveillon, mais
ce n’est pas de cela que je voudrais parler. Dans
nos journaux, il est question de l’UE uniquement
dans la rubrique des faits divers, comme si notre
entrée dans l’Europe était un quelconque caprice
de la nature.
Comment expliquer cette réaction ? Une des explications est dans l’utilisation répétée de la formule
“L’UE exige que…” plutôt que “Pour vivre comme
les Européens, nous exigeons de nous-mêmes
de…” La nuance est importante et affecte notre
motivation du tout au tout. En suivant la fausse
route du “L’UE exige”, nous avons facilement repro-
R
duit les stéréotypes socialistes de notre passé. Nous allons baisser la tête, nous allons changer, nous allons faire semblant…
On lavera les vitres, on accrochera à la va-vite un drapeau européen, et puis, une fois dedans… Maintenant, nous avons compris que nous nous trompions. Ce qui marchait du temps de Jivkov [leader du régime communiste de 1971 à 1989] ne marchera
pas cette fois-ci. Parce qu’en ces temps d’avant le changement
la tricherie était un sport national ; mentir à l’Etat faisait partie d’un pacte secret conclu avec ce dernier. “Vous allez mentir en disant que vous avez foi dans le socialisme et, en retour
nous vous mentirons en disant que nous vous croyons.” Parce
qu’en ces temps, comme on le sait, les usines produisaient
davantage d’idéologie que de biens matériels. Autre temps,
autres mœurs. Pourquoi, pendant toutes ces années, pendant
ce qu’on appelle la période de transition, n’avonsnous pas eu le courage d’admettre qu’il fallait
changer. Aujourd’hui, nous réalisons que nous
aurions au moins dû faire notre boulot les cinq ou
six dernières années, plutôt que de continuer à
mentir comme nous l’avons fait.
Il se peut aussi que nous n’ayons jamais vraiment
voulu entrer dans l’UE. Il se peut que nous nous
soyons dit : avec nous, sans nous, peu importe
– ce sont ceux d’en haut qui en décideront, et c’est
tant mieux. Et c’est avec cette mentalité – inutile
de préciser de quelle époque elle date – que nous
nous réveillons un beau matin, dans l’UE. Alors,
tournons-nous vers nous-mêmes et réinventons,
ou plutôt inventons pour la première fois notre
propre désir d’Europe. Notre désir d’Europe à nous.
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Guéorgui Gospodinov**, Dnevnik, Sofia
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DU 22 AU 28 MARS 2007
font qu’augmenter la dette sans réduire la pauvreté. L’Europe va user de ce qu’elle a : sa capacité intellectuelle fondée sur la pluralité. Elle sera
obligée d’aimer sa diversité, car c’est sa force :
l’homme à plusieurs niveaux, opposé à l’homme
à un seul niveau. Quant à ce que nous avons
appris de la liberté de penser, nous ne devons
jamais nous en départir, sous peine de nous attirer la honte et le ridicule.
C’est ici, en Europe, que l’on trouve le plus
de créations humaines et de monuments historiques par kilomètre carré. C’est ici que le moi
pensant est devenu l’objet principal de la pensée. Ce qui est absolu ailleurs se révèle ici relatif. Chez nous, en Europe, un peu plus de mots,
de réflexions, de citations et d’analyses entourent l’amour, la table, la politique et la littérature. C’est un continent verbal. Nous pensons
en recourant à notre héritage textuel et iconographique. Nous vivons dans la mythologie que
nous ont léguée ceux qui nous ont précédés sur
ces terres. Nous nous reposons sans cesse les
mêmes questions.
Les vrais Européens, ce sont les traducteurs.
C’est grâce aux traducteurs que l’Europe multilingue a pu devenir, ici et là, un tissu culturel.
Les traducteurs devraient donc être les enfants
chéris de la politique culturelle européenne.
Grâce à la curiosité des individus et aux traductions, la culture européenne est une culture
d’accueil. L’Europe doit son statut de superpuissance à sa culture, au fait que ses habitants
lisent relativement beaucoup et que l’on trouve
toujours parmi eux des lecteurs passionnés. La
culture européenne n’a pas de frontières, elle est
partout dans le monde : dans les universités, les
bibliothèques, les musées, les théâtres et les salles
de concert. Son rayonnement est plus universel que celui de la politique européenne.
Mais une politique culturelle n’a de succès
que si elle favorise la connaissance mutuelle des
individus et des communautés, au-delà des frontières des Etats et des langues. Je compare la tâche
de la politique culturelle européenne à celle de
planter, de soigner et de nourrir une fleur rare :
celle de la curiosité mutuelle. Au XIXe siècle, des
écrivains et leurs collègues artistes ont inventé
les cultures nationales. Aujourd’hui, nous devons
répondre au défi d’avoir une idée de la culture
européenne. Nous ne sommes qu’au début de
l’assemblage de l’Europe.
La littérature européenne existe depuis très
longtemps – elle existait des siècles avant que
l’idée d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier ne germe dans les esprits. L’UE
n’est pas une condition nécessaire à l’existence
de la littérature et des arts européens, mais, puisqu’elle existe, pourquoi ne pas en tirer profit ?
Si vous voulez l’Union, vous devez vouloir vous
mettre, de temps en temps, dans la peau d’un
autre Européen – éventuellement à travers des
livres. Sans une gymnastique de l’esprit européen, nous assisterons au grand abrutissement.
Nous vivons sur un continent loquace, où les
hommes parlent beaucoup et volontiers, où ils
aiment formuler la réalité de mille et une
manières. Nous pouvons rougir à cause de ce
flot verbal, mais nous pouvons également en être
fiers. Reconnaissons notre complexité et réjouissons-nous-en.
György Konrád*
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ILS RÊVENT D’UNE AUTRE EUROPE
●
Dessins de Krauze
paru dans The
Guardian, Londres.
■
Tout a commencé
en Asie Mineure
L’Europe doit avoir une identité
ouverte, plaide l’écrivain Ilia
Troïanov. Elle ne peut vivre qu’au
croisement de multiples influences.
DIE TAGESZEITUNG (extraits)
Berlin
“Et je te dirai autre chose.Il n’est pas d’entrée à l’existence ni de fin dans la mort funeste, pour ce qui est
périssable ; mais seulement un mélange et un changement de ce qui a été mélangé.Naissance n’est qu’un
nom donné à ce fait par les hommes.”
Empédocle
ù est la marge, où se situe le centre ?
Tout cela dépend seulement de l’endroit où l’on se trouve. Et vers où l’on
se dirige. Il fut un temps où la Méditerranée n’était pas l’ourlet de l’Europe, un ourlet qu’il faut doubler et
plier trois fois avant de le coudre, mais bien son
centre créatif et productif, un entrelacs de relations et de nouvelles créations.
Nous avons tendance à interpréter le bleu
cartographique de l’océan comme une frontière, alors qu’il a longtemps plutôt représenté
un pont fluide. Sans la qualité perméable, changeante, parfois même symbiotique des lisières,
les principes de la culture européenne n’auraient pas été possibles. Malgré tout, nous per-
O
cevons les formes mouvantes, les identités
instables et les définitions floues comme autant
de problèmes. Le discours public exige une clarification catégorique des symboles de l’appartenance : comme si l’on pouvait procéder à
un tri qui séparerait ce qui est européen de ce
qui ne l’est pas. Si nous voulons nous armer
pour l’avenir, nous devrions considérer les frontières comme des confluents qui nous ont fertilisés par le passé, terrains de jeux de cultures
métissées qui sont d’une importance capitale
pour le développement du continent. Car ce
qui sépare n’est que différence momentanée,
volatilité de l’Histoire.
Qu’est-elle donc, cette Europe que nous
avons chaque jour à la bouche sans en avoir une
image claire, ce qui n’a d’ailleurs rien d’inhabituel : n’invoquons-nous pas aussi souvent
“Dieu” ? L’Europe est la seule presqu’île du
monde qui s’est érigée en continent. Elle porte
le nom d’une princesse phénicienne, fille du
roi Agénor, lui-même rejeton de Poséidon, tourné
par conséquent vers la mer, qui quitta l’Egypte
pour s’installer au pays de Canaan. Selon la
nomenclature moderne, Europe serait donc libanaise ou israélienne, ce qui explique peut-être
pourquoi Israël participe à l’Eurovision et le Maccabi Tel-Aviv à la Ligue des champions.
Ce qui est étonnant, dans le mythe d’Europe, c’est que la princesse n’est pas passée à
la postérité pour ses propres actes mais pour ce
qu’elle a subi. Ce qui ne correspond guère à
l’Europe des grands empires, mais qui peut être
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
41
Humeur
Plutôt que d’essayer
de trancher la querelle
entre Strasbourg
et Bruxelles,
l’UE devrait installer
son parlement en
Europe centrale, estime
Tyzden de Bratislava.
“Ce qui était
parfaitement justifié
dans les années
1950 et 1960,
quand la Communauté
européenne
ne comptait que
six membres,
devient aujourd’hui
un anachronisme.
Avec ses 27 membres,
répartis de la Suède
à Chypre en passant
par les Etats baltes,
l’Union européenne
ne peut continuer
à avoir un Parlement
migrant entre deux
sièges qui se trouvent,
comme par miracle,
dans deux pays
francophones
de l’UE”, poursuit
l’hebdomadaire.
“On dit que Strasbourg
est un symbole,
celui de la
réconciliation francoallemande. Et pourquoi
Cracovie n’en serait
pas un aussi, celui
de la réconciliation
germano-polonaise ?
Ou Budapest, comme
symbole de la fin
de la guerre froide ?
Ou Ljubljana et
Bratislava, comme
symboles d’une Europe
réunifiée après la chute
du Rideau de fer ?”,
s’interroge Tyzden.
“Et si un jour
le démantèlement
du siège strasbourgeois
du Parlement européen
se réalise, il serait
salutaire de profiter
de cet élan
révolutionnaire
des eurodéputés
et de faire la même
chose à Bruxelles”,
conclut le journal.
DU 22 AU 28 MARS 2007
interprété comme une vision prophétique de la
faiblesse de l’UE au XXIe siècle en matière de
politique étrangère.
Non seulement celle qui nous a donné son
nom vient de l’extérieur de nos frontières, mais
les origines de la civilisation européenne ne correspondent pas à ses frontières actuelles. Le berceau tant chanté de l’Antiquité n’appartient à
l’Europe ni sur le plan géographique ni sur le
plan politique. Des fouilles récentes ont mis en
lumière le fait que l’impulsion culturelle dans la
Grèce classique est partie essentiellement de
cités-Etats situées dans cette région que les Européens nommèrent très tôt l’Asie Mineure.
Ces cités n’étaient pas seulement plus prospères que celles d’Europe, elles entretenaient
également des contacts plus étroits avec les cultures et les traditions de l’Orient. C’est précisément ce mélange intense, qui a duré plusieurs
siècles, qui a contribué de façon décisive à l’éclosion de la civilisation hellénique primitive.
L’œuvre d’Homère vient d’Ionie, aujourd’hui
dans l’ouest de la Turquie. Quant à Thalès, dont
Aristote fait le père de la philosophie européenne, il était citoyen de Milet, à l’époque principal centre intellectuel d’Asie Mineure. Et
Alexandrie, l’archétype de la métropole culturelle, nœud spirituel entre l’Asie, l’Afrique et
l’Europe, lieu de fermentation intellectuelle sans
pareil, était en Egypte.
Des sadhus indiens y débattaient avec des
philosophes grecs, des exégètes juifs et des architectes romains. Le résultat a fait la fierté de l’Europe : Euclide y rédigea son traité sur la géométrie ; Eratosthène, directeur de sa grande
bibliothèque, y calcula la circonférence de la Terre
(et ne se trompa que de 88 kilomètres) ; Ptolémée y dessina ses cartes ; et une équipe de 72 juifs
hellénisés y compila la Septante, première traduction grecque de l’Ancien Testament.
C’est par le biais de deux exorcismes que l’on
peut au mieux définir la souveraineté de l’Europe : la défaite des “mahométans” à Poitiers, en
732, et devant Vienne, en 1683. L’Europe hésite
à reconnaître l’islam comme une partie de son
patrimoine et comme un occupant à part entière
de la région. Or, autrefois, même selon les canons
actuels, il régnait une formidable tolérance. Ainsi
le rabbin Samuel Ha-Nagid, homme de Dieu
qui ressuscita l’hébreu en tant que langue littéraire, était-il en même temps vizir à la cour de
Grenade. Imaginez si l’imam de la mosquée de
Mannheim était nommé ministre !
Dans les périodes de prospérité, la culture
en Europe a toujours été plurielle. Elle n’est
jamais restée immuable. La seule chose qui soit
éternelle, c’est le changement, comme le dit un
vieux proverbe. Qui, par conséquent, cherche
à isoler l’Europe croit en la fin de l’Histoire – et
croit que notre système est le système ultime,
le meilleur, que notre culture est bouclée, terminée. Il est voué à la mort. Et je te dirai autre
chose. Pour l’Europe, il n’est pas d’entrée à l’existence ni de fin dans la mort funeste ou dans
l’UE ; mais seulement un mélange et la séparation de ce qui a été mélangé. Elargissement et
frontières ne sont que des noms donnés à ces
processus par les mortels.
Ilia Troïanov*
* Né en Bulgarie en 1965, l’écrivain a fui son pays et
trouvé asile en Allemagne, avant de partir vivre en
Afrique, puis en Inde. En 2003, il a émigré au Cap.
Troïanov se considère comme un nomade parcourant
toutes les cultures et religions du monde. Dernier
ouvrage paru : Der Weltensammler (Le collectionneur
de mondes, éd. Hanser, 2006).
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e n c o u ve r t u re
Un roman aux normes communautaires
L’écrivain hongrois György Spiró s’est amusé à imaginer
à quoi ressemblerait une œuvre littéraire estampillée
UE. Extraits de son projet de règlement.
EUROZINE (extraits)
Vienne
’Union des écrivains hongrois a été informée par une source à Bruxelles de l’imminence d’un accord sur des normes littéraires obligatoires dans tous les Etats
membres de l’Union européenne (UE).
Notre correspondant a pu se procurer
l’avant-projet du chapitre portant sur le roman,
dont voici certains articles.
L
CHAPITRE CVIII. FICTION EN PROSE
(ROMAN ET GENRES ASSOCIÉS)
Les critères officiels des formes narratives
dites “prose” devront à l’avenir être compris
comme suit :
ARTICLE PREMIER
Un volume de texte n’étant pas inférieur à
116 pages et n’excédant pas 367 pages sera
appelé “roman”. Tout texte plus court est une
“nouvelle” et, en tant que telle, ne bénéficiera
pas d’une subvention de l’UE. Tout texte plus
long cessera d’exister.
ARTICLE 7
Les mots utilisés dans un roman doivent se
conformer à 99 % au fonds de mots usuels de
la langue concernée. […] Chaque Etat membre
de l’Union européenne a droit à un maximum
de 5 000 mots usuels.
Dessin
de Marc Taeger paru
dans La Vanguardia,
Barcelone.
tente ; 3) la paix entre les peuples d’au moins
deux Etats membres de l’Union européenne. En
l’absence de l’un de ces thèmes ou de la combinaison de ces trois thèmes, le roman ne pourra
bénéficier d’une subvention, même s’il remplit
tous les autres critères.
D. Personnages principaux positifs particulièrement recommandés :
a) Une grand-mère qui a traversé de terribles
épreuves avant l’avènement de l’UE, mais qui
a su préserver son intégrité spirituelle et morale,
et qui élève maintenant seule ses petits-enfants
de façon qu’ils deviennent d’honnêtes citoyens
de l’Union européenne respectueux des lois.
b) Un universitaire d’origine juive qui a été incarcéré par les nazis et/ou les bolcheviques, mais qui
a été sauvé par les idées de l’économie de marché et du christianisme, qui adopte au moins
deux orphelins africains ou asiatiques et les élève
de façon qu’ils deviennent des citoyens de
l’Union européenne respectueux des lois.
c) Un jeune homme ou une jeune femme originaire d’une minorité ethnique d’un Etat
membre de l’UE, qui parvient à faire accepter
sa minorité par le groupe ethnique dominant de
l’Etat membre en question, contribuant ainsi à
apaiser des conflits ethniques larvés. Les personnages de jeunes membres ambitieux et optimistes de la minorité rom sont particulièrement
recommandés aux Etats ayant rejoint l’Union
européenne après 2004.
Dans ce type de roman les
rappeurs et les chanteurs folk-
loriques d’origine rom des pays ayant adhéré à
partir de 2004 doivent faire de brillantes carrières
et être des objets d’admiration, surtout de la part
de la jeunesse du groupe majoritaire dans les pays
concernés.
d) Les romans érotiques ou sexuels doivent avoir
comme personnages principaux positifs des prostitué(e)s qui, durant leur enfance, ont été
contraints par la violence et la torture à fournir
des services sexuels, dont le passeport a été
confisqué, mais qui réussissent à échapper à leurs
bourreaux, aident la police à les arrêter, et délivrent leurs camarades de souffrance.Tout roman
sexuel dont le personnage principal est un(e)
immigré(e) asiatique, africain(e), latino-américain(e), russe, ukrainien(ne), kazakh(e) ou turkmène aura droit à une subvention majorée de
20 %. Les romans de ce type doivent impérativement comporter des instructions détaillées sur
la protection contre le sida.Tout roman ne remplissant pas ce critère ne pourra prétendre à une
subvention.
E. Un roman subventionné par l’UE peut traiter de thèmes hors UE sans restrictions de
contenu, mais seulement dans la mesure où il ne
heurte pas les sensibilités d’un Etat extérieur à
l’Union européenne. Exemple : le roman ne doit
pas éveiller de sentiments antirusses ou antiaméricains. Dans les romans de ce type, un total
de 5,6 % de personnages hors UE peuvent être
des personnages négatifs. Parmi les personnages
hors UE positifs recommandés, citons les présidents Kennedy et Lincoln, le dernier des Mohicans, Louis Armstrong, le président Gorbatchev, le tsar Pierre le Grand, etc. Exemples
de personnages hors UE négatifs : Lee Harvey
Oswald, Ivan le Terrible, Staline.
ARTICLE 13 — CRITÈRES DE CONTENU
ARTICLE 15
A. Le roman doit comporter des personnages prenant part à l’action. Un maximum de 33,33 % des personnages peuvent être négatifs ; les 66,66 % restants
doivent être positifs. Ce pourcentage doit
être calculé en tenant compte du nombre
de fois par page où il est fait mention de
chaque personnage et en fonction de la longueur de cette mention. Les monologues extérieurs ou intérieurs, quelle que soit leur longueur,
doivent entrer dans le calcul du pourcentage relatif à chaque personnage. Sont considérés comme
négatifs les personnages suivants : fondamentalistes musulmans, kamikazes, extraterrestres,
nazis, fascistes, bolcheviques, bandits armés et
meurtriers, auteurs de massacres, profanateurs
de sépultures, pédophiles et manifestants antiUE. Les personnages ne figurant pas dans la liste
précitée sont des personnages positifs.
B. Les personnages principaux (ou protagonistes)
sont des personnages intervenant dans plus de
50 % de l’action. Les personnages dont la fréquence d’apparition est inférieure sont des personnages secondaires. La proportion de personnages négatifs parmi les personnages
principaux ne devra pas excéder 25 %. La proportion de personnages négatifs parmi les personnages secondaires peut être plus élevée, sans
toutefois excéder 40 %.
C. Le roman doit obligatoirement inclure les
thèmes suivants : 1) la réconciliation ; 2) l’en-
Dans la mesure où l’Union européenne procède
à la réécriture de l’histoire de ses pays membres,
l’adaptation ou la réécriture d’anciens romans
populaires sera subventionnée à 90 %. Exemple :
dans la version remaniée de Guerre et Paix, de
Tolstoï, Napoléon fera preuve de commisération
envers le peuple russe ; Moscou ne sera pas
incendié ni rasé ; la défaite française sera attribuée exclusivement aux températures extrêmes
de l’hiver russe. Le travail de réécriture des
romans anciens doit être confié à des lauréats du
prix Nobel de littérature.
ARTICLE 18
Les dossiers de subvention doivent inclure un
synopsis du roman (sur un maximum de
2 pages), une description des personnages (sur
un maximum de 4 pages) et un résumé de son
message positif (sur un maximum de 3 pages),
rédigés dans n’importe quelle langue officielle
de l’UE. Le demandeur prendra à sa charge les
frais de traduction dans toutes les autres langues
de l’UE. L’attribution des premiers 15 % de la
subvention sera décidée sur la base de la description des personnages et du message. La
somme totale sera versée à l’éditeur après agrément du manuscrit achevé.
György Spiró*
* Dramaturge, romancier et essayiste hongrois. Son
dernier roman, Fogság, est paru en 2005 (voir CI n° 765,
du 30 juin 2005).
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DU 22 AU 28 MARS 2007
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ILS RÊVENT D’UNE AUTRE EUROPE
●
Etats
fondateurs
de la Communauté
économique européenne
(CEE) en 1957
Les étapes de l’élargissement
de l’Union européenne
IDÉES
Etats
ayant adhéré :
en 1973
FINLANDE
SUÈDE
en 1981
ESTONIE
en 1986
IRLANDE
*En 1990
l’ex-RDA est réunifiée
à la RFA et donc intégrée
dans la CEE.
En 1992 la CEE
devient Union européenne.
POLOGNE
ALLEMAGNE*
1
2
RÉP. TCHÈQUE
AUTRICHE
FRANCE
en 1995
en 2004
LITUANIE
PAYS-BAS
ROYAUMEUNI
Etats ayant vocation
à adhérer à l’Union
européeene.
LETTONIE
DANEMARK
De la difficulté d’écrire
une histoire commune
Micro-Etats faisant partie
de facto de l’UE (Andorre,
Monaco, Saint-Marin, Vatican).
ITALIE
PORTUGAL
3 4
SLOVAQUIE
HONGRIE
ROUMANIE
ESPAGNE
en 2007
BULGARIE
5
Etats candidats
à l’adhésion
MALTE
0
GRÈCE
CHYPRE
1 000 km
Courrier international
1. Belgique.
2. Luxembourg.
3. Slovénie.
4. Croatie.
5. Macédoine (“FYROM”)
TURQUIE
2057, une centenaire heureuse
A quoi ressemblera l’Europe dans cinquante ans ?
The Economist l’imagine prospère,
puissante… et forte de cinquante membres.
THE ECONOMIST (extraits)
Londres
’est avec une satisfaction paisible que
l’UE fête son centième anniversaire.
Quand elle a eu cinquante ans, certains
avaient prédit qu’elle serait condamnée
à être insignifiante dans un monde
dominé par les Etats-Unis, la Chine et
l’Inde. Ils étaient loin du compte. Le tournant a
été l’éclatement de la bulle immobilière aux EtatsUnis et l’effondrement du dollar au tout début
de la présidence de Barack Obama, en 2010.
Mais les efforts entrepris un peu plus tard dans
cette décennie par l’Allemagne et la France, respectivement gouvernées par Angela Merkel et
Nicolas Sarkozy, pour imposer des réformes économiques ont joué un rôle plus crucial encore.
Ces réformes ont entraîné une forte baisse
du chômage, alors même que l’Europe commençait à bénéficier d’un pic de productivité lié
à la diffusion des technologies de l’information.
Cela a eu finalement pour résultat une pénurie
croissante de main-d’œuvre, qui n’a trouvé de
solution qu’avec l’entrée de la Turquie et de
l’Ukraine comme membres à part entière
en 2025. L’adhésion, peu après, du premier pays
d’Afrique du Nord, le Maroc, a contribué à
prolonger le boom européen.
Bien sûr, tout cela ne s’est pas fait sans mal.
La grande crise italienne de 2015, quand le gouvernement de Gianfranco Fini [le chef d’Alliance
nationale, droite] est sorti de la zone euro au
moment précis où la Grande-Bretagne de David
Miliband [actuel ministre de l’Environnement]
se préparait à y entrer, a eu des répercussions
durables. Mais, bien que les petits porteurs
C
■
Noyau dur
Pour remettre
l’Europe en marche,
après
les non français et
néerlandais au Traité
constitutionnel, une
nouvelle Constitution
ne suffira pas,
estime Limes. Pour
cette revue italienne
de géopolitique,
“seuls un noyau dur
d’Etats membres
déterminés
à avancer sur la voie
du fédéralisme
et un gouvernement
européen
de l’économie élu
au suffrage universel
pourront sortir
du blocage actuel”.
italiens en aient subi les contrecoups et que l’économie italienne ait été dépassée par celle de l’Espagne, les marchés financiers ont résisté. Le gouvernement de Walter Veltroni [actuel maire de
Rome, gauche] a ainsi pu réintégrer l’euro assez
rapidement. Depuis, aucun pays ne s’est risqué
à répéter la douloureuse expérience italienne.
L’autre source de satisfaction paisible tient
à la politique étrangère de l’UE. Pendant la
deuxième décennie du siècle, époque de dangers
au cours de laquelle Vladimir Poutine a obtenu
un troisième mandat de président de la Russie
et été sur le point d’envahir l’Ukraine, c’est
l’Union qui a poussé le gouvernement Obama à
brandir la menace de représailles nucléaires massives. La crise ukrainienne a été un triomphe pour
le ministre des Affaires étrangères de l’UE, Carl
Bildt [actuel chef de la diplomatie suédoise],
et il s’en est suivi une nouvelle vague d’adhésions. Ironie du sort, moins de dix ans plus tard,
la Russie elle-même faisait acte de candidature.
Dans le même temps, les politiciens de
Bruxelles et de Washington, aux prises avec le
processus de paix toujours enlisé au ProcheOrient, ont eu une inspiration soudaine. Le statut de membre avait fini par fonctionner pour
Chypre, réunifiée en 2024. Pourquoi ne pas
recommencer ? C’est ainsi qu’Israël et la Palestine
sont devenus les 49e et 50e membres de l’Union.
Que faire de la Russie ? Tel est le grand défi
auquel il faut désormais faire face. Sa candidature est à l’étude depuis quinze ans. Certains
affirment que c’est un pays trop vaste, trop pauvre
et pas assez européen pour pouvoir entrer dans
l’UE. Mais, aujourd’hui que la monarchie tsariste a été symboliquement restaurée, la Russie
est dotée d’un gouvernement irréprochablement
démocratique. C’est un tsar qui avait sauvé l’Europe de Napoléon, il y a de cela presque deux
cent cinquante ans. Quelle meilleure façon de
célébrer cet anniversaire que d’accueillir à nouveau la Russie dans le giron européen ?
■
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
43
DU 22 AU 28 MARS 2007
■ L’Allemagne, qui préside actuellement l’Union
européenne, a lancé l’idée d’un manuel d’histoire commun qui, à la différence de l’ouvrage
franco-allemand lancé en 2006, couvrirait l’ensemble des pays faisant aujourd’hui par tie de
l’Union européenne. “On veut se convaincre de
parler uniquement du futur alors que notre regard
continue à se tourner vers cette masse inquiétante qu’est le passé, note Lluís Bassets dans
El País. Le fait que les historiens européens
veuillent écrire un manuel commun présente un
intérêt certain. Avant tout parce qu’il ne pourra
pas traiter de mythes ou de mémoire collective,
pas plus qu’il ne sera une histoire mimétique des
vieux récits propres à chacune des nations européennes, c’est-à-dire une histoire nationaliste
d’une nation insaisissable. Au contraire, ce doit
être une histoire de faits, fondée sur l’indispensable présomption qu’il n’existe qu’une vérité :
celle des faits. Des œuvres de ce type constituent les chemins les plus authentiques et les
plus efficaces contre le relativisme.”
A l’est de l’Europe, l’initiative se heurte cependant à un certain scepticisme. “Mettre en avant
nos racines socialistes ou communistes pour
promouvoir l’intégration européenne n’est sans
doute pas encore très populaire dans un grand
nombre de pays européens”, polémique Tomas
Haas dans Neviditelny Pes, de Prague, en déplorant que l’Europe semble se détourner de ses
pères fondateurs comme Adenauer, De Gasperi
ou Schuman au profit de personnalités comme
Jean Monnet et Altiero Spinelli – “un communiste
italien qui a eu Staline pour mentor” – et se dirige
de plus en plus vers un modèle de “super-Etat
fédéral et socialiste”. “Le projet de manuel commun veut servir cette idée. Ce projet échouera,
mais après l’expérience du nazisme et du communisme nous savons que chaque tentative idéologique visant à créer un ‘homme nouveau’ laisse
derrière elle beaucoup de déchets dont les effets
seront nuisibles pendant encore de longues
années”, prévient Haas.
“Chaque peuple a sa propre vision de l’Histoire”,
remarque de son côté l’historien slovaque Marius
Kopcsay dans le quotidien Pravda de Bratislava.
“En Hongrie, le traité de Trianon (qui lui a fait
perdre une bonne par tie de son territoire) est
interprété comme une décision qui a injustement
amputé la patrie florissante. En Slovaquie, en
revanche, on souligne les millénaires de ser vitude (sous le joug hongrois) qui auraient empêché les Slovaques de réaliser quoi que ce soit
de significatif.” Heureusement, poursuit Marius
Kopcsay, “on peut aujourd’hui en débattre et
admettre que des événements puissent être
interprétés différemment. Un grand pas en avant
serait déjà fait si cette prise de conscience était
mise à profit pour améliorer les manuels scolaires dans chaque pays.”
WEB+
Plus d’infos sur courrierinternational.com
L’idée de noyau dur selon la revue Limes.
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p o r t ra i t
Janez Drnovsek
Un mutant à la tête de la Slovénie
MLADINA (extraits)
Ljubljana
Sur un bâtiment, à Ljubljana,
un graffiti proclame : “L’OTAN est
le bras armé du capital” – souvenir
du temps où la Slovénie se montrait
sceptique à l’égard de l’Alliance atlantique. Rien qu’un
souvenir, puisque, depuis, l’OTAN est devenue une
banalité, une réalité que personne ne remet plus en
question [la Slovénie est entrée dans l’OTAN en 2004].
Personne, vraiment ? Fin novembre 2006, sur le site
Internet du Mouvement pour la justice et le développement [www.gibanje.org], un certain Janez D. a abordé
ce sujet. Ses propos étaient bien différents de ceux qu’il
tenait, il y a quelques années, lorsqu’il était encore Janez
Drnovsek. Les questions que posait en novembre
dernier Janez D. étaient les mêmes que celles que scandaient les opposants à l’adhésion, il y a quatre ans, dans
les rues de Ljubljana. A cette époque, Drnovsek quittait le poste de Premier ministre, qu’il occupait depuis
1992, et s’apprêtait à briguer le mandat de président.
Il y a quatre ans, il faisait la sourde oreille à ces questions ; aujourd’hui, c’est lui-même qui les pose.
La distance qui sépare le Janez Drnovsek d’alors
de Janez D. se mesure en années-lumière. Janez D. ne
vit plus sur la terre, du moins plus sur la terre de la
plupart des hommes politiques et qui fut autrefois
la sienne. Il s’en est allé ailleurs, même s’il veut propager la raison, la bonté, la conscience positive ici, sur
cette terre. “Le monde dans lequel nous vivons ne pourra
facilement être changé et amélioré. Mais cela vaut la peine
d’essayer. C’est seulement par un niveau de conscience
accru qu’il sera possible de mettre fin à tous les déséquilibres de ce monde”, écrit-il.
Le président de la République n’est plus un homme
politique, il est avant tout un guide spirituel, quelqu’un
qui veut rendre le monde meilleur. Il a tout de même
gardé quelques traits de son caractère d’antan. Il est
toujours persuadé d’avoir raison, pragmatique dans ses
relations conflictuelles avec le gouvernement, contradictoire dans ses décisions. Il est peut-être vrai, comme
l’a écrit un jour The Guardian, de Londres, que Drnovsek
est un bon exemple de l’imprévisibilité humaine et que
sa nouvelle image contribue grandement à la diversité
de la démocratie européenne. Mais il est vrai également
que, depuis un an, le président de la Slovénie est devenu
le plus grand contempteur de la politique qu’il a menée
lui-même. Janez D. est aux antipodes du Premier
ministre qu’il a été.
C’est fin 2005 qu’a commencé la mue de Drnovsek.
Le président a révélé qu’il était le père d’une jeune
femme d’une vingtaine d’années. Il l’a présentée aux
médias, à Brodi [son chien légendaire], et n’a pas hésité
à s’afficher avec elle en public. Dans la foulée, il a quitté
le LDS [son Parti libéral-démocrate, longtemps au
pouvoir], amnistié Danilo Kovacic [homme d’affaires
condamné pour malversations], congédié, puis partiellement réembauché la moitié de ses collaborateurs
(le bruit court qu’il mettait fin aux contrats de travail par SMS). Ses actes insolites ont irrité une partie
de la classe politique. Il a affronté le gouvernement pour
la première fois en mars, au sujet de la loi sur le droit
d’asile. Il a décrété qu’il ne signerait pas cette loi, qui
lui semblait mauvaise, anticonstitutionnelle, et qui représentait un pas en arrière dans les “normes éthiques et
démocratiques”. Son opposition à ce texte avait une
grande valeur symbolique. Il a fini par signer, la Constitution ne prévoyant pas que le chef de l’Etat puisse
opposer son veto à une loi.
Son conflit avec le gouvernement s’est envenimé.
La bataille suivante s’est déroulée en mars 2006, quand
le gouvernement a annoncé qu’il voulait organiser un
défilé militaire pour fêter le quinzième anniversaire de
l’indépendance du pays. Le président – devenu pacifiste – s’y est opposé, au motif que
“la Slovénie doit se présenter, aujour■ Bio
d’hui et à l’avenir, comme un pays de
1950 Naissance
paix œuvrant pour une résolution pacide Janez Drnovsek
à Celje, en Slovénie,
fique des conflits”. L’opposition du
alors partie intégrante
chef des armées à une démonstrade la Yougoslavie
tion de force militaire a pris de court
de Tito.
un gouvernement toujours impré1989-1990 Juste
gné du mythe de l’indépendance. Le
avant l’éclatement
défilé n’a pas eu lieu, mais, pendant
du pays, Drnovsek
la cérémonie, Drnovsek a été pris
occupe les fonctions
d’un malaise. Ce dernier n’aurait pas
de président de la
été provoqué par ses problèmes de
Fédération yougoslave.
santé [il souffre depuis plusieurs
1992 Il est élu au
poste de Premier
années d’une forme rare de cancer
ministre de la Slovénie,
du rein], mais par les obligations proen tant que président
tocolaires et la chaleur humide de
du parti Démocratie
cette soirée estivale.
libérale slovène (LDS,
Cela n’a pas empêché le bras de
héritier du Parti
fer avec le gouvernement de dégéde la jeunesse
nérer un peu plus. Le Premier
socialiste slovène).
ministre Janez Jansa jugeait en effet
1999 Il est opéré
que le président de la République,
d’un cancer du rein.
dans son rôle schizophrène de
Deux ans plus tard,
les médecins
Janez D. et de chef de l’Etat, ne
découvrent
pourrait que nuire à la popularité du
des métastases.
gouvernement. Et il n’avait pas tort.
2002 Il est élu
Fort de son statut de guide spiprésident de
rituel, le président n’a pas ménagé
la République. Dans
ses coups. A l’occasion de la Journée
une interview
de la presse, il a déclaré à la téléviau New York Times,
sion nationale qu’en Slovénie la colil affirme que c’est
lusion entre la politique, les affaires
la lutte contre
sa maladie qui lui
et les médias était chose courante.
a permis de “prendre
Durant l’été 2006, Janez D. a frappé
de la distance” par
encore plus fort, et la guerre froide
rapport à sa vie d’avant.
entre le gouvernement et lui s’est
Il devient végétalien,
transformée en guerre chaude. Le
rejette la médecine
président a d’abord déclaré que le
conventionnelle au
gouvernement essayait de “mettre au
profit des remèdes
pas certaines institutions,des entreprises,
naturels et de la vie
les médias”, mais qu’il ne parvienen plein air.
drait pas à faire la même chose avec
l’institution présidentielle, du moins pas tant que lui
exercerait cette fonction. On a compris le sens caché
de cette déclaration quelques semaines plus tard. La
présidence de la République avait épuisé son budget
de fonctionnement et le ministère des Finances avait
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
44
refusé de lui accorder une rallonge budgétaire. Une
visite officielle en Espagne avait dû ainsi être annulée, et la Slovénie s’était trouvée dans une situation
absurde, où le président et le Premier ministre s’accusaient mutuellement de tromperie.
La plupart des critiques adressées au président de
la République concernent ses activités sur la scène internationale : son initiative pour résoudre le problème du
Kosovo, la visite en Slovénie du prince héritier de la
couronne yougoslave Alexandre Karadjordjevic, la mission de paix au Soudan qui s’est soldée par un échec
et, surtout, l’arrestation et la libération très médiatisées
de son émissaire,Tomo Kriznar. [Ce célèbre militant
des droits de l’homme avait été chargé par le président
de se rendre au Darfour afin d’aider les rebelles et le
gouvernement soudanais à trouver un terrain d’entente.
Arrêté et condamné à deux ans de prison pour avoir
franchi la frontière soudanaise sans visa, il n’a été libéré
qu’après d’intenses efforts diplomatiques.]
Après avoir culminé pendant l’été 2006, le conflit
entre le président et le Premier ministre s’est (provisoirement) apaisé en septembre, après une rencontre
entre les deux hommes. Depuis lors, le “combat contre
les méchants” mené par le président a également perdu
de sa vigueur. Janez D. s’est mis à écrire sur l’environnement, la foi et la consommation. Janez Drnovsek,
quant à lui, n’a plus entrepris d’initiatives isolées sur le
terrain diplomatique. Qui plus est, lors de l’expulsion
honteuse de la famille Strojan [cette famille de Roms
avait dû fuir son village, chassée par les habitants (voir
CI n° 840, du 7 décembre 2006), Drnovsek, le Premier
ministre Jansa et [le président de l’Assemblée nationale] France Cukjati ont lancé un appel commun à
la tolérance en Slovénie.
Si Janez D. n’a pas beaucoup de succès en Slovénie,
son “extravagance” politique suscite de la sympathie à
l’étranger. Dans un long article élogieux, la revue croate
Globus note que Drnovsek a de la chance d’être né en
Slovénie : en Croatie, on n’en aurait fait qu’une bouchée. The NewYork Times, quant à lui, souligne ses initiatives en faveur de la paix et sa sincérité. L’éditorialiste
du Times et lauréat du prix Pulitzer Nicholas D. Kristof
a même suggéré à George W. Bush de suivre l’exemple
du président slovène. Brigitte Bardot, la vedette française vieillissante, lui a adressé une lettre de louanges
[pour le remercier de l’intérêt qu’il porte au bien-être
des animaux], aussitôt mise en ligne sur son site Internet. Ce que son entourage a oublié de dire, c’est que
cette admiratrice célèbre a un côté sombre : elle attaque
les musulmans de France et critique les homosexuels…
La mission entreprise par Janez D. est titanesque :
il veut débarrasser le monde des guerres, de la famine
et de l’énergie négative. Contrairement à d’autres
hommes politiques, pour lui, ce ne sont pas que des
mots et il essaie de mettre ses idées en pratique,
d’une manière certes maladroite, mais tout de même…
Le dernier livre en date de Janez Drnovsek, intitulé
Réflexions sur la vie et la conscience, a trouvé sa place
dans les rayons des librairies quelque part entre
l’occultisme et l’éthique. C’est là que se situe actuellement Janez D.
Jure Trampus
DU 22 AU 28 MARS 2007
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■ Avec
le dalaï-lama lors
de la visite de trois
jours du chef
spirituel en Slovénie,
en juillet 2002.
■ Janez Drnovsek
lors de l’inauguration
de son Mouvement
pour la justice
et le développement,
en mai 2006.
■ Au côté
de Tomo Kriznar, son
émissaire au Darfour.
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
45
DU 22 AU 28 MA RS 2007
F. A. Bobo
■ … et avec
son fidèle
compagnon, Brodi,
mort récemment.
Srdjan Zivulovic/Reuters
Srdjan Zivulovic/Files (Slovenia)/Reuters
Srdjan Zivulovic/Files (Slovenia)/Reuters
●
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enquête
●
Ilkka Uimonen/Magnum Photos
Un journaliste
de la télévision
américaine s’apprête
à intervenir
en direct. Bagdad,
28 mars 2003.
AVEC LES MILITAIRES DU CAMP MEAFORD
Journalistes en ordre de bataille
THE WALRUS
Toronto
ous pouvez y aller, mais les femmes restent avec moi”,
lance un soldat à mes compagnons masculins.
Nous avons été arrêtés à un poste de contrôle
au milieu de nulle part. Je suis allongée face contre
terre dans un fossé, les mains derrière la tête, le cœur
battant dans mon gilet pare-balles, l’autre femme journaliste de notre groupe à mes côtés. Des soldats en
armes se tiennent au-dessus de nous. Nous leur avons
proposé de les prendre en photo et de raconter leur histoire au monde, en vain. Ils ont trouvé des cartes dans
notre voiture. En dépit de la mention “TV” sur le parebrise, ils nous accusent d’être des espions. C’est dans
ces moments que l’on se demande s’il était vraiment
judicieux d’aller travailler dans une zone de conflit.
Peut-être est-ce d’ailleurs le but de la manœuvre.
Car nous ne sommes pas encore dans une zone de
conflit. Nous nous trouvons à Meaford, dans l’Ontario, et le soldat du poste de contrôle est un membre de
l’armée canadienne (en dépit de son faux accent russe).
Nous sommes au dernier matin du stage de préparation des journalistes dispensé par l’armée pendant
quatre jours.Tous les journalistes ici présents prévoient
– du moins au début de la formation – de partir en
Afghanistan au cours des prochains mois pour couvrir
l’action des 2 500 soldats canadiens sur place. La femme
allongée dans le fossé à côté de moi part le lendemain
pour la province de Kandahar.
Cela fait quatre jours que, avec vingt et un de mes
confrères venus de tout le Canada, nous vivons dans
V
Pour couvrir les conflits,
les reporters doivent pouvoir
parer à toute éventualité.
Voilà pourquoi l’armée
canadienne propose
des stages où ils apprennent
à se protéger, mais aussi
à ne pas gêner le déroulement
des opérations sur le terrain.
des baraques ou des tentes, nous nous nourrissons
de rations de survie et nous levons à 5 heures du matin
pour écouter des présentations ou nous entraîner à des
exercices destinés à nous préparer à travailler en zone
de combat. Notre groupe est constitué de correspondants de chaînes de télévision, de journalistes de presse,
de cameramen et de photographes. Mon travail m’amènera peut-être à voyager, mais pour l’heure c’est la façon
dont nous obtenons les informations qui m’intéresse
et l’impact que cela a sur le contenu des journaux. Les
journalistes peuvent-ils garder leur objectivité en travaillant et en vivant “sur le front” avec les soldats qui
les protègent et leur permettent de raconter leur histoire ? C’est pour répondre à ces questions que je suis
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
46
à Meaford cette semaine. Le danger pour les journalistes est bien réel. Pendant que je suivais ce stage,
les combats dans le sud de l’Afghanistan ont atteint
une intensité sans précédent depuis 2001 et les journalistes sont devenus des cibles. “Je veux dire aux journalistes qu’à l’avenir, s’ils utilisent de fausses informations
émanant des forces de la coalition ou de l’OTAN, nous
les prendrons pour cibles. Nous avons le droit en tant que
musulmans de tuer ces journalistes et de frapper ces médias”,
expliquait un chef taliban dans un entretien à l’Associated Press le jour où je suis arrivée à Meaford. Dans
de telles conditions, il ne faut guère s’attendre à voir
beaucoup de journalistes sortir de la zone protégée de
la base aérienne de Kandahar, où sont stationnées les
troupes canadiennes.
Malgré la polémique actuelle, la pratique consistant à “embarquer” des journalistes avec l’armée n’est
pas nouvelle. Dans les guerres précédentes, les journalistes portaient souvent l’uniforme et soumettaient
leurs textes à l’examen des militaires avant de les faire
publier. Pourtant, depuis la guerre du Vietnam, c’est le
journalisme “unilatéral”, où les reporters travaillent indépendamment de l’armée, qui a pris le dessus. Ainsi, les
guerres des Balkans ont majoritairement été couvertes
par des journalistes indépendants, et nous avons pris l’habitude de lire des récits émanant de différents points
de vue. Mais la nature de l’actuel conflit dans le sud
de l’Afghanistan et les menaces à l’encontre des médias
expliquent qu’une très large majorité des journalistes
dans cette région soient embarqués avec l’armée.
Le programme canadien de la base de Kandahar
accueille quinze journalistes à la fois, pour un maxi-
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Alex Majoli/Magnum Photos
La journaliste
Janine Di Giovanni
en compagnie
de soldats kosovars,
à Padesh, en 1999.
mum de six semaines, et les demandes ne cessent d’augmenter. Pour l’armée canadienne, il s’agit d’embarquer
un nombre sans précédent de journalistes. Les forces
canadiennes devant se maintenir jusqu’en 2009, les
organes de presse et les médias vont devoir faire en
sorte que se succèdent dans le pays un grand nombre
de collaborateurs, et bon nombre n’ont aucune expérience en zone de combat. Le fait est que les conflits
ne sont plus exclusivement couverts par des journalistes chevronnés, mais de plus en plus souvent par
des reporters n’ayant aucune ou peu d’expérience
avec les militaires. Outre les cours “Armes nucléaires,
biologiques et chimiques : détection et survie”, nous
avons suivi les formations “Structure et opérations
militaires” (qui nous a, par exemple, appris à reconnaître les grades) et “Armes de guerre, catégories
et utilisation” (incluant les armes de l’ennemi). Autant
de cours destinés aux non-initiés.
L’armée n’impose pas aux journalistes de suivre ce
stage avant leur arrivée, mais la plupart des groupes de
presse insistent pour que leurs correspondants reçoivent une préparation minimale, tant pour garantir leur
sécurité que pour réduire les frais d’assurance. En effet,
les coûts d’assurance pour un journaliste dans une zone
de conflit s’élèvent à 1 000 dollars par jour, ce qui
représente une pression énorme sur les finances déjà
mal en point de nombreux groupes de presse.Toutes
les grandes chaînes de télévision et les principaux
journaux ont au moins un correspondant et un photographe ou un cameraman en Afghanistan, qui opèrent presque tous depuis la base de Kandahar. Les
journalistes sont autorisés à quitter la base à leurs
risques et périls, mais cela devient de plus en plus
dangereux. En outre, Christina Stevens, la correspondante de Global Television qui se trouvait à côté
de moi dans le fossé, m’a expliqué à son retour
de Kandahar : “Les chaînes nous dissuadent de faire de
longues sorties hors de la base, au cas où une nouvelle
urgente tomberait.” De fait, les médias doivent constamment garder l’œil sur le nombre de blessés. Malheureusement, nous n’avons pour l’instant guère d’autres
nouvelles d’Afghanistan.
L’embarquement des journalistes ne date peut-être
pas d’hier, mais cela ne fait que quelques années que
l’armée a commencé à former les médias. Le major Peter
Sullivan, responsable du centre de formation des forces
terrestres à Meaford, nous a accueillis le premier jour
en ces termes : “L’objectif de ce stage est de vous permettre
de rentrer chez vous en vie. C’est aussi simple que ça.” Toutefois, il serait naïf de le croire sur parole. En fait, ce
stage incarne l’approche militaire relativement nouvelle
qui consiste à devancer les besoins des médias. Et c’est
bien là que le bât blesse. Au cours de la même intervention, le général de brigade Guy Thibault, chef des
forces terrestres, s’est montré plus direct : “A mon sens,
c’est un programme très égoïste,dans la mesure où nous attendons quelque chose de vous tous.” Les militaires doivent
s’assurer que les journalistes ne mettent pas en danger leurs opérations. Ils encouragent ceux-ci à accompagner les soldats en patrouille, dans les convois, et même
dans les bases sur le terrain quand cela est possible. Mais,
L’armée espère nous
faire bien comprendre
les enjeux militaires
à cause du risque d’attaques, les journalistes ne sont
plus autorisés à voyager dans les mêmes véhicules que
les militaires. Maintenant, ils roulent à côté des convois.
Les militaires doivent au moins pouvoir être certains
que la présence des journalistes et des photographes ne
risque ni de gêner ni de ralentir une mission.
Les militaires exigent que nous soyons préparés à
la vie sur la base, qui comporte son lot de dangers. A
Meaford, nous passons une nuit dehors sur des lits
de camp installés sous une grande tente. A 2 heures du
matin, nous sommes réveillés par des cris et le bruit
d’explosions assourdissantes. “Debout ! Debout !” nous
lance-t-on. Nous sommes attaqués. Je tâtonne sous
mon lit à la recherche de mes lunettes et de mon casque
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
47
dans l’herbe humide, à moitié endormie, pendant que
les bombes pleuvent de partout. Au milieu des hurlements et de la fumée, j’ai du mal à me rappeler où se
trouve le bunker. Les attaques à la roquette sont fréquentes sur la base aérienne de Kandahar. J’aurais bien
aimé m’exercer davantage à me mettre à l’abri. On nous
a aussi appris à obéir dans les convois, comment nous
comporter dans des véhicules blindés légers, et on nous
a initiés aux actions de riposte des soldats en cas d’attaque. Nous nous sommes exercés à utiliser des masques
à gaz dans des pièces remplies de gaz lacrymogène. J’ai
raté l’exercice et suis sortie en courant, les larmes aux
yeux et la gorge brûlée par les fumées acides. Nous
avons appris à observer notre environnement pour repérer des objets suspects ; aucun d’entre nous n’a repéré
le tireur caché dans l’herbe haute à quelques mètres de
nous. Nous avons même appris à allumer un réchaud
Coleman, car il semblerait que la meilleure façon de se
faire des amis dans un blindé léger consiste à préparer du café pendant que les soldats sécurisent la zone.
L’armée espère également que cette formation nous
fera bien comprendre les enjeux militaires. Le point de
vue des responsables militaires envers les médias a évolué ces dernières années pour passer de la simple tolérance, voire de l’antagonisme, à l’idée selon laquelle les
médias sont “un des acteurs du théâtre d’opérations”,
comme le formule le général Thibault. L’armée s’est
engagée à ne censurer aucune information, sauf les
données représentant un risque pour la sécurité
des opérations (et à l’exception des cas de blessés, où
les communications sont temporairement suspendues
pour permettre d’informer les familles en priorité).
“L’armée canadienne reconnaît votre droit à l’information
sans restriction”, nous dit-on, et les règles existantes “ne
visent en aucun cas à empêcher la publication de récits
critiques ou embarrassants”. A l’ère de la communication
instantanée, une telle vision n’est que pragmatisme,
souligne Thibault. “Nous avons retenu la leçon d’expériences comme la Somalie. Nous avons compris qu’il était
impossible de contrôler l’information dans de telles circonstances”, ajoute-t-il. Les relations avec les médias font
partie intégrante de la formation de base des soldats. DU 22 AU 28 MA RS 2007
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Alexandra Boulat/VII
La journaliste
palestinienne Noor
Odeh, qui travaille
pour la chaîne
qatarie Al-Jazira,
lors d’un reportage
dans la bande
de Gaza, le
14 novembre 2006.
Ils disposent maintenant de petits mémos leur indiquant comment mener les entretiens. Stevens m’explique plus tard que pendant son séjour à Kandahar
les entretiens n’étaient pas censurés, mais que les
officiers “regardaient, écoutaient et recevaient la copie
de tout ce qui était envoyé aux rédactions”. Néanmoins,
les journalistes embarqués travaillent toujours dans
le principe de l’honneur et jusqu’à maintenant la seule
punition pour violation des règles a consisté à renvoyer le journaliste de la base, et seulement après
la publication de son article.
Mais le général Thibault attend plus que cela des
médias, et il n’en fait pas mystère. “Il faut que vous ayez
conscience de ce que nous faisons là-bas, de ce que nous
essayons d’accomplir, et du travail des soldats.” Chargé de
la coordination de l’information en Afghanistan entre
janvier et août 2004, l’homme comprend parfaitement
que le soutien de l’opinion publique à la mission de
l’OTAN s’affaiblit. Il a beau se défendre de vouloir
“utiliser les journalistes de manière inappropriée”, il est
d’avis que les médias sont “essentiels pour conserver
le soutien populaire”. C’est là le nœud du problème :
les journalistes se demandent à juste titre s’ils ne font
pas de la propagande. L’armée n’essaie peut-être plus
de contrôler directement les journalistes, mais un mécanisme plus subtil n’est-il pas en train de se mettre en
place ? Je dois avouer que cette formation est souvent
déconcertante. Le premier matin, on nous apprend à
descendre en rappel, d’abord du haut d’un petit mur,
puis de 12 mètres de hauteur. Je suis gelée, j’ai les jambes
qui tremblent, mais l’officier – au nom improbable
de Ken Gallant – me rassure, patient et souriant. “Regardez-moi dans les yeux, me dit-il, c’est la dernière chose que
vous verrez.” Je le fixe avec gratitude et m’élance. J’attends d’être sur la terre ferme pour comprendre sa
blague. Le stage de Meaford m’a également appris ceci :
il est difficile de faire preuve d’objectivité quand on est
ballotté de tous côtés dans les airs. Nous avons confié
notre sécurité à ces soldats et espérions, en échange,
les impressionner par notre courage. Nous partagions
le sentiment exacerbé d’être tous dans le même
bateau. J’imagine à quel point il doit être difficile
de rester objectif quand votre vie dépend réellement
des soldats qui vous entourent.
Aux Etats-Unis, la décision du Pentagone d’entraîner des journalistes en prévision d’opérations militaires en 2002 avait provoqué un tollé. Les opposants
y voyaient une manœuvre visant à endoctriner les
médias. Chris Hedges, correspondant de guerre qui
a reçu le prix Pulitzer, se gausse de “cette grande foire
pour boy-scouts qui viennent jouer au soldat pendant une
semaine”. Pourtant, les journalistes que j’ai rencontrés
étaient parfaitement conscients des problèmes liés au
reportage embarqué. C’était un sujet de discussion
inépuisable au cours de notre stage de préparation.
Pendant la conférence “Survivre à un enlèvement”,
le médiateur a abordé le problème du syndrome de
Stockholm en détaillant ce sentiment naturel de sympathie susceptible de survenir chez les victimes envers
leurs ravisseurs. Situation assez proche de la nôtre,
comme le souligna avec malice un des journalistes.
Les soldats nous
préparaient à l’impossible:
partir sans armes
Je passe ma dernière heure à plat ventre à ramper
prudemment dans un champ de mines. Alors que nous
rentrons à la base, je remarque l’éclat d’un canon dans
les buissons. Je m’écrie : “Arme en vue !” et baisse la tête.
La suite est très confuse, car je garde les yeux rivés au
sol. La voiture pile. On entend des hommes crier dans
une langue étrangère. Quelqu’un m’extirpe de la voiture, m’encagoule et me lie les mains. On me jette dans
un camion où je reste assise en essayant de ne pas céder
à la panique. Je perds rapidement le compte des virages
que nous faisons. Je n’en reviens pas de la terreur que
suscite cet enlèvement, que je sais pourtant n’être qu’un
exercice. Les nœuds de mes liens ne sont pas serrés fort,
mais le sac sur ma tête est bien réel. L’officier Cushman
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
48
nous interroge ensuite, mais il n’y a pas grand-chose
à dire. Nous n’avions guère d’autre choix que de nous
taire et de rester tranquilles. Ce dernier exercice me rappelle à quel point nous serions vulnérables, seuls sur
le terrain. “N’oubliez pas cela si vous sortez sans nous”,
prévient-il. Nous attendons d’autres instructions, mais
ce sera tout. “Vous êtes prêts à partir”, nous dit-il. Le stage
de préparation des journalistes est terminé.
Au début de la formation, le général Thibault nous
avait dit : “Vous qui allez écrire en partie cette histoire, vous
avez un rôle important à jouer.” En quittant Meaford, ses
paroles me reviennent en mémoire et je me demande
s’il en a saisi toute l’ironie. Devenir partie prenante de
l’Histoire n’est pas exactement le rôle des journalistes.
A Meaford, nous étions entourés d’instructeurs de
première classe, chargés de nous préparer à faire ce
qu’ils nous disaient constamment qu’eux-mêmes ne
feraient jamais : partir en Afghanistan sans armes.
En fait, le respect et l’ouverture d’esprit dont on a
fait preuve à notre égard étaient désarmants. Certains
groupes de presse préfèrent envoyer leurs journalistes
dans des formations privées plus coûteuses et évitent
le stage de l’armée. Pourtant, ces journalistes aussi se
retrouveront probablement à travailler aux côtés de l’armée. Je me demande si le public comprend lorsque les
informations de Kandahar lui disent à quel point la symbiose entre journalistes et militaires est inévitable. Ainsi
que l’explique Christina Stevens, “c’est important de
raconter son histoire, et c’est trop dangereux de le faire autrement”. Voilà tout le paradoxe : il est devenu de plus en
plus difficile pour les médias de couvrir la couverture.
Si l’objectivité reste un élément essentiel dans le
métier de journaliste, il ne fait aucun doute que les reportages adoptent toujours un point de vue. Celui de la
base de Kandahar est certainement capital pour rendre
compte de l’intervention des troupes canadiennes en
Afghanistan, tout comme le sont les points de vue des
soldats au combat. Mais il est aussi évident qu’il y a également d’autres histoires importantes en dehors de la
base canadienne et nous ne savons pas ce que nous
ratons. Peut-être ratons-nous beaucoup.
DU 22 AU 28 MARS 2007
Semi Chellas
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é c o n o m i e D O S S I E R F O R M AT I O N S S C I E N T I F I Q U E S
■ économie
i n t e l l i g e n c e s
Dossier
formations
scientifiques
●
pp. 49-51
■ technologie
Pleins feux
sur le
thermosolaire
p. 52
Une centrale
pour 200 millions
d’euros p. 52
Haro sur l’huile
essentielle
d’arbre à thé
p. 53
■ écologie
Des villes
au bord de
le congestion
p. 54
Toyota nouveau coach de la police
de Los Angeles
i n t e l l i ge n c e s
L’université de Toyota, en Californie,
ouvre ses portes à des entreprises
mais aussi à la police et à l’armée.
Avec, comme doctrine de
management, “penser au plus juste”.
THE WALL STREET JOURNAL (extraits)
New York
uand le commissaire Patrick
Findley a pris la tête des prisons
de la police de Los Angeles [Los
Angeles Police Department,
LAPD], il y a deux ans, les nouveaux
détenus devaient faire la queue pendant des heures avant d’être enregistrés, et les policiers perdaient un
temps précieux tous les soir s à
réchauffer des plats surgelés pour les
repas de ces nouveaux arrivants. Il
a alors décidé de demander conseil
à un coach plutôt surprenant : le
groupe Toyota. Non seulement ce
constructeur automobile est l’un des
plus efficaces et des plus rentables
du monde, mais il a fini par devenir
une sorte de gourou du management. Et il lui arrive même d’ouvrir
les portes de son centre de formation interne, baptisé université de
Toyota, pour accueillir des stagiaires :
maçons, militaires, fonctionnaires
de police.
Deux jours de formation ont suffi
au commissaire Findley pour trouver
le remède à ses migraines : il suffisait
de distribuer des sandwichs. En supprimant les repas chauds du soir aux
nouveaux arrivants, le LAPD pouvait
libérer des policier s à l’un des
Q
Dessin paru
dans De Volkskrant,
Amsterdam.
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
49
moments les plus chargés de la journée.
“Nous avions toujours fonctionné comme
ça, explique Patrick Findley à propos
des repas chauds. Je n’avais jamais
pensé faire autrement.”
Créé en 1998 à Gardena, en
Californie, le programme de Toyota
était au départ destiné à former les
employés du groupe à sa philosophie
d’entreprise et aux principes du lean
thinking [penser au plus juste], appliqués à la fabrication de voitures. Le
système de production du “juste-àtemps” de Toyota organise la fabrication et la livraison des pièces détachées afin qu’elles arrivent à l’usine
quelques heures avant d’être utilisées, au lieu d’être entreposées pendant des jours. De cette façon,Toyota
fait des économies sur le stockage
et, en cas de problème de qualité,
il a moins de pièces à réparer ou
à mettre au rebut.
Le centre de formation, qui se
trouve au huitième étage du Toyota
Plaza [le siège du service des ventes
de Toyota aux Etats-Unis], comporte
plusieurs salles de classe séparées par
des petits salons, où les stagiaires sont
encouragés à circuler librement. Sur
les murs, des posters rappellent les
principes clés de Toyota, comme le
kaizen (amélioration continue) et le
genchi genbutsu (aller voir sur le terrain). Selon le kaizen, un progrès est
le fruit de millions d’idées ajoutées
les unes aux autres, et non celui d’une
seule initiative censée résoudre tous
les problèmes. C’est exactement le
contre-pied de la tendance américaine à valoriser les initiatives audacieuses et les changements drastiques.
Il y a quelques années, Toyota a
décidé d’enseigner ses méthodes à
d’autres. Ses stages pour les entreprises sont payants, mais elle forme
gratuitement la police et l’armée, en
tant que services publics. En 2005,
DU 22 AU 28 MA RS 2007
le ministère de la Défense américain
a ainsi envoyé des représentants de
chaque arme chez Toyota pour améliorer leur préparation au combat.
Les participants ont découvert comment le groupe japonais organisait
ses centres de distribution et ses
entrepôts afin d’accélérer la livraison
des pièces détachées. L’armée a
appliqué certaines de ces idées aux
aéroports par lesquels transite le
matériel destiné à l’Irak. Par exemple,
elle a installé le matériel d’emballage
à proximité du poste de chargement,
ce qui fait économiser aux personnels
quelques pas et une ou deux minutes
chaque fois qu’ils emballent un équipement destiné à être embarqué.
Sur une journée, ces petites améliorations permettent d’économiser
plusieurs heures.
ON COMMENCE PAR JOUER
AVEC DES PETITES VOITURES
Chez Toyota, chaque cours de lean
thinking commence par une simulation de la construction d’un véhicule. Les stagiaires doivent monter
des petites voitures et utiliser des
tables comme postes de travail et
comme parkings pour les automobiles livrées au réseau commercial.
Les élèves font d’abord l’expérience
du système en flux poussés (push system), qui met l’accent sur les objectifs de production et fait travailler les
employés le plus rapidement possible. Et, invariablement, le groupe
se retrouve avec tout un tas de voitures défectueuses chez les vendeurs.
Les stagiaires effectuent ensuite
une simulation du système en flux tirés
(pull system) prôné par Toyota, où n’importe quel employé peut arrêter la
chaîne de montage, même pour régler
le problème le plus mineur. L’objectif de l’exercice ? Montrer que prendre
le temps de résoudre un problème *855 p49-50-51
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économie
puis réaliser quelques rectifications
permet d’accélérer la production et
de la rendre plus efficace.
En 2005, le commissaire Findley
cherchait désespérément des idées pour
rationaliser l’organisation des prisons
du LAPD, où les policiers étaient inefficaces et démoralisés. C’est un de ses
collègues qui lui a recommandé les services de Toyota, dont il avait lui-même
profité. Pour la vingtaine de fonctionnaires de police en formation, le lien
entre la fabrication d’une voiture et
l’enregistrement des délinquants était
loin d’être évident. Matthew May, l’instructeur de Toyota, leur a alors posé
des questions du genre : “Si vous étiez
une pièce de voiture, ce serait laquelle ?”
Au fil de la discussion, les stagiaires ont
alors réalisé que, dans n’importe quelle
machine, la pièce la plus importante
est celle qui est défectueuse.
Quand les policiers ont ensuite présenté leurs idées à leurs supérieurs, ils
ont été reçus, à leur grande surprise,
par dix grands pontes du LAPD. On
leur a alors annoncé que toutes leurs
propositions seraient mises en œuvre.
Selon le LAPD, les dizaines de suggestions qu’ils ont mises au point à
l’université Toyota devraient faire économiser plus de 1 million de dollars
par an. Les méthodes de Toyota ne
vont évidemment pas résoudre tous les
problèmes des prisons de la police.
Mais, selon M. May, le formateur de
Toyota, les progrès du LAPD prouvent
qu’elles peuvent être adaptées à
d’autres secteurs.
Mike Spector et Gina Chon
DOSSIER FORMATIONS SCIENTIFIQUES DOSSIER FORMATION
IN SITU
Dans la jungle des universités d’entreprise
Devant le vaste éventail
des formations proposées
en interne, il n’est pas toujours
facile de s’y retrouver.
e concept d’“université d’entreprise” recouvre à peu près
tout et n’importe quoi. Certaines
ressemblent à s’y méprendre à
des universités classiques dans
la mesure où elles délivrent des
“diplômes” et offrent un cadre
digne des meilleurs campus
– quand il n’est pas carrément
luxueux, comme l’Allianz Management Institute, installé dans une
vaste demeure près d’un lac, à
proximité de Munich. D’autres ne
sont que des centres de formation
qui ne disent pas leur nom. Certaines sociétés vont même jusqu’à
qualifier d’“université” un malheureux site Intranet de ressources
humaines, alors que ces établissements vir tuels font généralement appel à des inter venants
extérieurs pour assurer leurs
formations. Dans le très haut de
gamme, on trouve tout de même
une poignée d’universités d’entreprise qui travaillent sur des
questions concernant toutes les
L
activités de l’entreprise, ou mènent
des recherches qui jusqu’à présent
étaient l’apanage exclusif des
écoles de commerce. C’est notamment le cas de General Electric, de
Disney ou d’AT & T. Le phénomène
s’est même propagé au secteur
public, avec comme exemple le
plus remarquable l’université du
Service national de santé (NHS)
en Grande-Bretagne.
Le taux de mortalité élevé de ces
structures, dont la survie dépend
souvent du bon vouloir des dirigeants de l’entreprise concernée,
ne fait qu’ajouter à la difficulté de
définir précisément ce qu’elles font.
Autre problème, ces sociétés très
polyvalentes ont toutes des objectifs et des ambitions très variés
pour leur université. Si certaines
cherchent uniquement à peaufiner
les compétences de leur encadrement supérieur, d’autres espèrent
former d’une façon ou d’une autre
l’ensemble de leur personnel. L’université DaimlerChrysler est même
associée aux grandes décisions
de gestion de l’entreprise. Pour les
sociétés internationales qui ont
des filiales aux quatre coins de la
planète, un établissement de
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
50
formation centralisé peut également faire office de “sas de décontamination”, en permettant de
réunir les cadres du monde entier
pour leur apprendre à parler d’une
même voix. Alcatel utilise ainsi son
université centralisée afin d’assurer une cohérence dans ses quinze
universités, disséminées dans le
monde entier.
Il est donc difficile de déceler des
tendances communes entre les différentes universités d’entreprise
existant dans le monde. Tim Morris, doyen adjoint du département
de formation des cadres à la Saïd
Business School, à Oxford, a sa
petite idée sur la question. “En
Europe, les universités d’entreprise
sont une sor te de réponse à un
phénomène américain. Mais je ne
pense pas que l’Europe se soit réellement engagée sérieusement
dans cette voie, car l’idée de formation et de développement professionnel fait ici beaucoup moins
partie de la culture d’entreprise”,
assure-t-il. Son homologue de la
London Business School, Ian Hardie,
pense, quant à lui, que l’engouement récent pour ces programmes
de formation en interne est retombé.
DU 22 AU 28 MARS 2007
“Il y a encore trois ou quatre ans,
tout le monde disait qu’il fallait
absolument que les grandes sociétés créent leurs propres universités. La course aux talents démarrait, les entreprises devenaient de
plus en plus internationales – et
l’expérience avait si bien réussi à
General Electric qu’on se disait
qu’il fallait faire la même chose.
Aujourd’hui, l’emballement s’est
manifestement calmé, en partie
parce que nombre de grandes
entreprises ont ef fectivement
monté leurs propres établissements”, explique-t-il.
De leur côté, les écoles de commerce reprochent à ces universités de n’enseigner que la propagande de l’entreprise, sans offrir
aux employés les qualifications
transférables que beaucoup souhaiteraient acquérir. Ainsi, Michael
Diekmann, le président du groupe
Allianz, vient régulièrement à l’Allianz Management Institute pour
parler aux cadres supérieurs, et ses
interventions font clairement partie de la formation. Les cours n’accueillent d’ailleurs aucun stagiaire
extérieur à la société. Jon Boone,
Financial Times (extraits), Londres
*855 p49-50-51
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TIONS SCIENTIFIQUES DOSSIER FORMATIONS SCIENTIFIQUES
économie
Apprendre à se mettre
dans la peau du client
Palaces et croisiéristes
paient leur personnel
pour tester leurs
prestations. Une manière
efficace d’améliorer
le service à la clientèle.
INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE
(extraits)
Paris
endant sa semaine à l’hôtel Las
Ventanas al Paraíso, au Mexique,
Cyril Richardson a mangé du
ceviche et des tacos au homard,
frayé avec quelques célébrités et regagné chaque soir sa suite à 650 dollars
la nuit avec vue sur l’océan. Il était payé
pour être là. Son séjour s’inscrivait dans
le programme de formation organisé
par son employeur, Little Dix Bay, un
hôtel affilié, comme Las Ventanas, à la
chaîne Rosewood Resort.
La journée, Cyril Richardson, responsable de restaurant, enfilait un uniforme de Las Ventanas, puis observait
les petits plus proposés, comme les serviettes froides offertes avant le repas
ou l’affectation de plusieurs serveurs à
une même table pour disposer les
entrées devant les convives dans un élégant ballet. “C’étaient des vacances studieuses”, résume Cyril Richardson, qui,
de retour au Little Dix Bay, a fait une
présentation Power Point pour ses collègues. Etre à la place du client est une
expérience qu’il “[n’oubliera] jamais”.
Renouvelant le genre de la formation du personnel, hôtels de luxe,
navires de croisière et spas paient désormais leurs employés pour tester certains de leurs services haut de gamme.
Crystal Cruises planche ainsi sur un
programme qui doit permettre à ses
salariés en contact direct avec la clientèle (serveurs, femmes de chambre,
croupiers) d’expérimenter les soins du
spa, les cours d’œnologie et les excursions touristiques qu’elle propose à ses
clients. Il s’agit de faire découvrir aux
employés ce que c’est que d’être client
pour que disparaisse le réflexe “adressez-vous au concierge” que s’entendent
souvent répondre les clients. Quelle
P
que soit la stratégie de l’entreprise en
matière de services, “elle ne portera pas
ses fruits si vous n’êtes pas capable d’agir
sur les employés en contact direct avec le
client”, estime Thomas Mazloum, en
charge du programme de formation de
Crystal Cruises. Cette année, le croisiériste a placé sur ses bateaux des inspecteurs chargés d’évaluer incognito la
qualité des échanges entre la clientèle
et les membres du personnel.Très compétents dans leur domaine, ces derniers
se montraient nettement moins brillants
dès lors que la question posée concernait un autre service.
Dans le monde du voyage de luxe,
où l’on se livre une concurrence féroce
autour d’une riche clientèle relativement réduite, un service plus soigné
peut faire la différence. “Des télés à écran
plat au mur, c’est à la portée de tout le
monde. Mais, au bout du compte, c’est
l’humain qui détermine le vécu du client”,
insiste Brian O’Connor, porte-parole
de la prestigieuse ligne Cunard du croisiériste Carnival. Celle-ci organise
depuis longtemps des “soirées spa”
pour ses équipages et encourage son
personnel à se rendre aux répétitions
générales des spectacles proposés à
bord pour pouvoir ensuite les décrire
aux clients curieux.
Un personnel ainsi formé peut
donner un véritable coup de fouet au
chiffre d’affaires : en parlant avec enthousiasme d’une excursion à terre ou d’un
massage des pieds, un employé pourra
inciter subtilement son client à dépenser plus. Depuis l’an dernier, le Phoenician, un complexe haut de gamme de
Scottsdale, dans l’Arizona, incite ses
employés à déguster d’excellents vins
dans le but d’en faire des sommeliers.
Une bonne cinquantaine d’entre eux
(dont des maîtres nageurs, un réceptionniste et un comptable) ont déjà
passé un examen international de base
en sommellerie. Et ça marche : le Phoenician sert un plus grand nombre de
boissons, affirme Sean Marron, le directeur des vins. Son prochain objectif ?
Transformer les masseurs en sommeliers. Car, selon lui, “il n’est pas de public
plus captif”qu’un client allongé sur une
table de massage.
Michelle Higgins
Dessin de Paul Slater paru dans The Times
Magazine, Londres.
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DU 22 AU 28 MA RS 2007
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technologie
i n t e l l i g e n c e s
●
Pleins feux sur le thermosolaire
ÉNERGIE En Espagne,
■
Fluide thermovecteur
aux Etats-Unis et
dans quelques autres
pays, l’utilisation
du rayonnement
solaire est prise de plus
en plus au sérieux,
notamment avec
la construction
de plusieurs centrales.
CORRIERE DELLA SERA
Milan
armi les énergies renouvelables,
une technologie semble émerger
et offrir des avantages jusqu’ici
inexploitables. Utilisant le rayonnement solaire, celle que l’on a baptisée “énergie solaire thermodynamique”
compte parmi ses plus importants partisans le Prix Nobel de physique Carlo
Rubbia. Le physicien a participé luimême aux recherches qui ont conduit
à la naissance de la centrale Archimède,
en Sicile. Mais celle-ci est restée inachevée après son renvoi de la présidence
de l’Agence pour les nouvelles technologies, l’énergie et l’environnement
(ENEA)]. Accueilli en Espagne, il collabore actuellement à un programme
prévoyant la construction d’une vingtaine de centrales thermosolaires réparties dans diverses régions de la péninsule Ibérique. Douze d’entre elles sont
déjà en construction. Grâce à cette
nouvelle technologie, le programme
espère produire 1 500 mégawatts d’ici
à 2020, ce qui permettrait de réduire
les importations de pétrole.
Mais le solaire thermodynamique
a également traversé l’Atlantique pour
venir s’implanter aux Etats-Unis, à
Boulder City, dans le Nevada. La
Nevada Solar One, une centrale de
64 mégawatts, fruit du Concentrated
Solar Power Project, qui a remis le
solaire au goût du jour de l’autre côté
de l’Atlantique, devrait bientôt entrer
P
Rayons solaires
Réservoir
de stockage
Tube récepteur
Miroir collecteur
Structure de soutien
Les rayons solaires
rebondissent
sur les miroirs
collecteurs
et frappent
le tube récepteur.
A l’intérieur du tube récepteur
circule un fluide thermovecteur
qui absorbe la chaleur
et converge à travers un système
de conduites dans
des réservoirs de stockage.
Les réservoirs constituent
le système d’accumulation
thermique, qui permet
de stocker
le gaz réchauffé
à haute température.
Source : “Corriere della Serra”
Panneaux solaires
à haute concentration
Echangeur de chaleur
Le mécanisme
de fonctionnement
Générateur
Turbine
Réchauffement
additionnel
Fluide
à réchauffer
Tour de
refroidissement
Vapeur
Depuis les rayons du soleil
jusqu’à la production
d’énergie électrique :
le fluide réchauffé à haute
température actionne les
turbines auxquelles est relié
le générateur d’électricité.
LA TECHNOLOGIE DE LA HAUTE TEMPÉRATURE
la technologie doit encore être développée et améliorée. Pour l’heure, la
contribution de M. Rubbia se concentre
sur l’étude des nouveaux fluides et sur
le stockage thermique. Concernant les
premiers, le scientifique a opté pour
des sels fondus non polluants (contrairement aux huiles utilisées jusqu’ici),
tandis que le procédé de stockage mis
au point permet d’emmagasiner le
fluide à haute température, que l’on
peut ensuite utiliser à différents
moments. Lorsque M. Rubbia dirigeait
l’ENEA, un brevet portant sur le
fameux tube concentrateur avait été
développé, ce qui pourrait être un point
de départ pour s’imposer dans le nouveau paysage technologique. L’ENEL,
en service. Ce sera la première d’une
longue série. Nevada Solar One, dont
le coût s’élève à 220 millions de dollars [166 millions d’euros], a été
conçue par la société Solargenix, ainsi
que par le groupe espagnol Acciona.
Mais les initiatives tant espagnoles
qu’américaines font appel à la technologie allemande du groupe Schott,
qui fabrique ce qui est considéré
comme le cœur même des nouvelles
centrales thermosolaires, un tube à l’intérieur duquel circule le gaz porté à
haute température par les rayons
solaires concentrés obtenus grâce à des
panneaux concaves.
Naturellement, nous sommes encore dans une phase de recherche, et
principale entreprise électrique d’Italie, qui était engagée aux côtés de
l’ENEA dans la centrale sicilienne,
semble toujours intéressée par l’idée,
et d’autres sociétés plus petites pourraient également en tirer quelque profit. En attendant, M. Rubbia continue
de travailler avec les Espagnols sur plusieurs projets. Il a également renoué
des relations avec l’Italie grâce à l’appel du ministre de l’Environnement,
Alfonso Pecoraro Scanio. On peut
donc s’attendre à des résultats concrets
et espérer qu’après les grandes déclarations, les veto et les palabres inutiles
sur les énergies renouvelables, on
puisse enfin commencer à travailler
sérieusement.
Giovanni Caprara
MODE D’EMPLOI
Une centrale pour 200 millions d’euros
Pour le Prix Nobel de physique Carlo
Rubbia, le solaire thermodynamique ouvre
des perspectives intéressantes, notamment
dans les pays en voie de développement.
e caractère innovant du solaire thermodynamique réside principalement dans sa
capacité à permettre à tout moment l’utilisation de l’énergie produite grâce à l’accumulation sous forme de chaleur, à haute température, de l’énergie provenant du soleil,
avec une très grande efficacité et à un faible
coût. De plus, il transforme la nature aléatoire de la lumière solaire et le cycle jour-nuit
en une énergie toujours disponible qui répond
à tous les besoins de l’utilisateur.
Dans le solaire thermodynamique, l’accumulation est déterminée par la différence
L
cyclique de température d’un sel fondu
conservé dans deux récipients (thermostats)
de dimensions adéquates, l’un chaud et
l’autre froid, le sel fondu passant alternativement de l’un à l’autre. Il est transféré du
second au premier pour être réchauffé par
l’énergie solaire, puis du premier au second
pour refroidissement, de manière à générer le travail électrique à l’aide d’un échangeur de chaleur qui alimente une turbine.
Un autre point fort du solaire thermodynamique tient à la grande efficacité de conversion de la lumière solaire en énergie électrique puisque, en conditions optimales,
environ 40 % de l’énergie thermique est
convertie en énergie électrique à l’aide d’un
turboalternateur ordinaire. L’accumulation
thermique est très efficace, si l’on pense que
le sel fondu accumulé par la différence de
température correspond à ce qui serait produit par une chute d’eau de 70 kilomètres !
L’accumulation de 1 mégawatt par heure est
réalisable avec deux récipients d’un volume
de 5 mètres cubes seulement.
Le coût relativement modique, ainsi que la
simplicité et la robustesse remarquables du
système de miroirs utilisé pour concentrer la
lumière solaire sur un mince tube constituent
aussi des atouts non négligeables. Ces centrales n’exigent pas non plus de combustible,
ne font courir aucun risque et ne produisent
pas de déchets. Leur construction peut se
faire en beaucoup moins de temps (environ
trois ans), à un coût d’environ 200 millions
d’euros. Cela reste encore cher comparé aux
sources d’énergie classiques, mais on s’at-
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
52
DU 22 AU 28 MARS 2007
tend à ce que ce système devienne compétitif par rapport au nucléaire, une fois qu’on
en décidera la production de masse. Il est
possible d’envisager deux filières différentes
pour les centrales solaires thermodynamiques : les sites de grandes dimensions,
reliés au réseau électrique international, et
d’autres plus modestes (jusqu’à quelques
mégawatts), adaptés aux régions isolées
et difficiles d’accès, notamment dans les îles
et les pays en développement. On se souviendra enfin que les vastes régions désertiques et ensoleillées de la rive sud de la
Méditerranée sont susceptibles de produire
de très grandes quantités d’énergie électrique
et pourraient être reliées au système de distribution européen.
Carlo Rubbia, Corriere della Sera, Milan
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- © Mano à mano
la santé vue d’ailleurs
Haro sur
l’huile essentielle
d’arbre à thé
e ne verrais pour ma par t aucun
inconvénient à ce qu’on l’interdise
dès demain. J’ai utilisé l’huile essentielle d’arbre à thé une fois, dans un
shampooing. Je ne recommencerai
plus jamais. J’ai pourtant bien aimé
l’odeur de menthol et la sensation de
fraîcheur. Mais au bout de quelques
heures, mon cuir chevelu a commencé
à me gratter, puis à peler. Le lendemain, on aurait dit qu’un gros trafiquant
de drogue colombien avait éternué sur
mes épaules. L’huile essentielle d’arbre à thé [Melaleuca alternifolia, sans
lien avec le thé, Camelia sinensis] est
un produit puissant. Elle connaît une
telle popularité qu’on en a fait un ingrédient des lotions et crèmes contre
l’acné, un antiseptique pour les coupures et les écorchures et un astringent léger pour les shampooings, les
gels douche et les baumes décongestionnants. Une ubiquité qui a fini
par attirer l’attention des scientifiques,
lesquels n’ont pas tardé à tirer la sonnette d’alarme. Selon une analyse
approfondie du Comité scientifique des
produits de consommation de l’Union
européenne, publiée en 2004, la présence d’huile essentielle d’arbre à thé
dans les cosmétiques et les savons a
peu de risques de poser des problèmes tant que sa concentration reste
inférieure à 1 %. En revanche, au-delà
de ce seuil, elle peut provoquer des
irritations cutanées chez certaines personnes. Deux problèmes préoccupent
les chercheurs. Au début du mois de
février, un article du New England Journal of Medicine conseillait aux parents
d’éviter d’utiliser les produits contenant de l’huile d’arbre à thé sur leurs
enfants parce que trois jeunes garçons
avaient présenté une gynécomastie,
un développement excessif des seins.
Le deuxième problème a trait à la stabilité de l’huile essentielle d’arbre à
thé. Elle tend à s’oxyder lorsqu’elle est
exposée à la lumière et à l’air, ce qui
peut augmenter ses effets irritants.
“Notre plus grande inquiétude est
que les substances dangereuses ou
toxiques le deviennent encore plus
– jusqu’à trois fois plus – à température ambiante et en étant exposées à
l’air et la lumière”, précise le Comité
scientifique de l’Union européenne.
Pour certains, ces propos sont exagérés. L’oxydation peut être diminuée
par l’ajout d’antioxydants tels que les
vitamines C et E, ou en modifiant la
composition des produits.
Tony Burfield, de Cropwatch, une organisation de défense des remèdes traditionnels, met en garde contre un
autre danger, qui est de faire le jeu des
grands laboratoires pharmaceutiques.
Selon lui, un rapport sera bientôt remis
aux experts de l’Union européenne et
il devrait apaiser leurs inquiétudes.
Mais, tant que les scientifiques de
Bruxelles n’auront pas obtenu satisfaction, les remèdes ancestraux risquent de ne plus avoir leur place dans
les armoires à pharmacie.
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Jeremy Laurance, The Independent, Londres
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www.arte.tv
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écologie
i n t e l l i g e n c e s
●
Des villes au bord de la congestion
DÉMOGRAPHIE En
risquent fort d’épuiser les ressources
de plus en plus maigres de la Terre, tout
en contribuant grandement à la dégradation de l’environnement. Elles souffrent d’ores et déjà de tout un catalogue
de maux. Une étude conjointe de l’Organisation mondiale de la Santé
(OMS) et du Programme des Nations
unies pour l’environnement (PNUE)
a établi que sept mégalopoles – Mexico,
Pékin, Le Caire, Jakarta, Los Angeles,
São Paulo et Moscou – respiraient un
air chargé de trois fois plus de particules polluantes que la limite fixée par
les directives sanitaires de l’OMS. Dans
chacune des vingt villes étudiées par
l’OMS et le PNUE, au moins un agent
polluant important dépassait le taux
limite acceptable.
■
2050, les deux tiers
de la population
mondiale vivront
en zone urbaine.
Une tendance
qui ne sera pas sans
conséquences sur
l’environnement et
la qualité de vie dans
les cités du futur.
E MAGAZINE
Norwalk (Connecticut)
i les grandes villes font aujourd’hui partie de notre paysage
quotidien, elles relèvent pourtant
d’un phénomène relativement
récent. La plus grande partie de l’histoire de l’humanité concerne des
populations rurales qui vivaient de la
terre. Mais le monde s’urbanise si vite
qu’on ne sait pas très bien si la planète
dispose de suffisamment de ressources
pour gérer cette tendance irréversible.
Qui plus est, l’urbanisation galopante
concerne surtout des villes mal préparées à une évolution aussi rapide.
On parle beaucoup de la “pénurie des
naissances”, mais elle ne touche pas
Dacca, Bombay, Mexico et Lagos, des
villes dont la population ne cesse d’enfler alors que les grandes villes occidentales se dépeuplent.
Les premières villes du monde
sont apparues dans ce qui est aujourd’hui l’Irak, dans les plaines de Mésopotamie, entre les rives du Tigre et de
l’Euphrate. La première à dépasser le
million d’habitants fut Rome à l’apogée de son empire, en l’an 5 de notre
ère. A l’époque, la Terre ne comptait
que de 170 millions d’habitants. La
première grande ville du monde
moderne fut Pékin, qui a dépassé le
million d’habitants vers 1800, suivie
de près par New York et Londres.
Mais, au début du XIXe siècle, le citadin était l’exception. A cette époque,
seuls 3 % de la population mondiale
vivaient en milieu urbain. L’industrialisation, amorcée au XIXe siècle et
qui s’est poursuivie tout au long du
XXe siècle, a accéléré le développement
urbain. C’était en ville qu’il y avait du
travail, et les nouveaux citadins arrivés des campagnes assuraient aux
S
RENDEZ-VOUS
A ne pas manquer
■ Mardi 27 mars, à 20 h 40, sur la chaîne Arte, une soirée spéciale Thema
Futur intitulée “2030 : le big bang
démographique”. Deux heures de
voyage dans l’espace et le temps pour
comprendre les conséquences culturelles et sociales de la poussée démographique. Une émission présentée
par Annie-Claude Elkaïm, en partenariat avec Courrier international.
DES POPULATIONS PLUS
VULNÉRABLES AUX ÉPIDÉMIES
Dessin de Ben,
Allemagne.
■
Evolution
Selon un rapport
des Nations unies
publié le 13 mars,
la population
mondiale
devrait passer
de 6,2 milliards
d’individus
aujourd’hui
à 9,2 milliards
en 2050. Cette
nouvelle estimation
est en hausse
de 100 millions
de personnes
par rapport à celle
de 2004. Elle est
fondée sur
des prévisions plus
optimistes en
matière de décès
liés au sida dans
les 62 pays les plus
touchés par
la maladie.
La population
des pays les moins
développés
devrait passer
de 5,4 milliards
d’habitants
actuellement
à 7,9 milliards.
La population
des pays riches
devrait se stabiliser
à 1,2 milliard
d’habitants.
Quarante-six pays
dont le Japon,
l’Italie, la Corée
du Sud et la plupart
des pays de
l’ex-URSS ainsi que
plusieurs petites
îles devraient voir
leur population
décroître.
usines une main-d’œuvre bon marché
et abondante. Mais ces gens trouvaient
en ville des conditions de vie malsaines
autant dues à la surpopulation qu’au
manque d’hygiène. Comme le souligne le Bureau de référence démographique, jusqu’en 1850 environ, de
nombreuses villes européennes accusaient une forte dépopulation, les
décès dépassant les naissances. Puis
les villes se sont peuplées à la faveur
de vagues successives de migrations,
tant des campagnes que de l’étranger.
Dans la première moitié du
XXe siècle, c’est en Occident que la
croissance urbaine a été la plus rapide.
New York, Londres et d’autres capitales du monde industrialisé ont attiré
des immigrants et dopé le marché du
travail. En 1950, New York, Londres,
Tokyo et Paris se prévalaient d’accueillir les plus vastes populations
métropolitaines du monde.
EN 2050, L’INDE SERA LE PAYS
LE PLUS PEUPLÉ DU MONDE
Pendant ce temps, la population mondiale a augmenté de façon spectaculaire. Au cours du XXe siècle, elle est
passée de 1,65 milliard à 6 milliards.
La poussée démographique la plus
forte s’est produite à la fin des années
1960, avec un gain net de 80 millions
d’individus chaque année. Selon le
Rapport sur la démographie mondiale, la
population de la planète devrait augmenter de 46 % d’ici à 2050, et nous
serons plus de 9 milliards.Tandis que
les pays développés accusent une
baisse démographique due à celle de
la natalité et au contrôle strict de l’immigration, on assiste à une explosion
démographique dans le tiers-monde.
L’Inde devrait ainsi voir sa population
augmenter de 52 % pour atteindre
1,6 milliard d’ici à 2050, ce qui fera
du sous-continent le pays le plus peuplé du monde, devant la Chine. Le
Pakistan voisin atteindra quant à lui à
la même échéance les 349 millions
d’habitants, soit une progression de
134 %. La population de l’Afrique
pourrait doubler pour arriver à
1,9 milliard. Selon un rapport des
Nations unies datant de 1994, sur les
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
54
2,5 milliards de citadins du monde,
1,7 milliard vivaient alors dans des
pays moins développés, qui sont également ceux qui abritent les deux tiers
des mégalopoles. Cette tendance s’accélère rapidement. Selon l’association
britannique People and the Planet, en
2007, 3,2 milliards d’êtres humains
– soit plus que la population mondiale
en 1967 – vivront dans des villes.Voilà
qui promet de déboucher sur un bouleversement à très court terme des
équilibres démographiques dans les
villes du monde, et, à plus long terme,
sur l’émergence de nouvelles mégalopoles que l’on serait aujourd’hui loin
de soupçonner. “On estime qu’en 2050
les deux tiers de la population mondiale
vivront en zone urbaine, ce qui accroîtra la pression sur l’infrastructure de l’espace et les ressources des villes, et mènera
à une désintégration sociale et à une terrible misère urbaine”, prédit pour sa part
Werner Formos, président du Population Institute de Washington.
L’irrésistible ascension des mégalopoles, commente TheWashington Post,
“pose de formidables défis en matière de
services de santé et d’environnement, aussi
bien dans le monde industrialisé que dans
le monde en développement. Les urbains
pauvres des pays en développement vivent
dans des conditions d’insalubrité qui n’ont
rien de commun avec ce qu’ils ont quitté
dans leurs campagnes… A Caracas, plus
de la moitié des logements sont des squats.
A Bangkok, l’économie régionale est inférieure de 2,1 % à ce qu’elle serait sans
le temps perdu en embouteillages. Les
mégalopoles de demain posent d’énormes
problèmes de gestion des déchets, d’usage
de l’eau et de changement climatique.”
Au Caire, en Egypte, les toituresterrasses et d’innombrables immeubles sont envahis de tentes improvisées, de cabanes et d’abris en terre.
Il n’est pas rare de voir une famille préparer son petit déjeuner sur un brasero, tandis qu’aux étages inférieurs
des employés travaillent dans leurs
bureaux cloisonnés. Londres a ainsi
besoin de près de 60 fois sa propre
surface pour approvisionner ses 9 millions d’habitants en produits alimentaires et forestiers. Les mégalopoles
DU 22 AU 28 MARS 2007
La plupart des mégalopoles s’exposent à des difficultés d’approvisionnement en eau potable. Johannesburg,
en Afrique du Sud, est obligé d’aller
puiser son eau à plus de 500 kilomètres, dans les hauts plateaux. A
Bangkok, l’eau salée commence à
pénétrer dans les nappes phréatiques.
Les fondations de Mexico s’enfoncent
inexorablement car la ville a trop
exploité ses réserves d’eaux souterraines. Plus de 1 milliard de Terriens,
soit 20 % de la population mondiale,
n’ont pas accès à une eau courante
saine. “Quand on sait que 5 milliards de
personnes habiteront dans des villes en
2025, il est évident que la demande
urbaine en eau augmentera de façon exponentielle. Et, donc, que toute solution à la
crise de l’eau est étroitement liée à la gouvernance des villes”, assure Klaus Toepfer, directeur exécutif du PNUE.
Les habitants des mégalopoles
entassés dans des bidonvilles insalubres sont également vulnérables à
de graves épidémies. Lima, au Pérou,
qui devrait compter 9,4 millions d’habitants d’ici à 2025, a ainsi connu une
épidémie de choléra à la fin des années
1990, qui, comme le soulignait The
New York Times, s’expliquait en partie par le fait que “des populations
rurales nouvellement arrivées à Lima
[vivaient] dans des maisons sans eau courante et [utilisaient] les latrines qui
[constellaient] les collines au-dessus de
leurs quartiers”. La consommation de
produits périmés ou non comestibles
et d’eau non potable soumet par
ailleurs ces personnes à des problèmes
de diarrhée et de déshydratation qui
peuvent leur coûter la vie. Il est dès
à présent intéressant de se pencher de
très près sur certaines de ces mégalopoles, car leur quotidien a toutes les
chances de concerner la majorité de
la population mondiale. La plupart de
ces villes connaissent d’ores et déjà de
graves problèmes environnementaux,
qu’un afflux massif d’habitants ne
pourra qu’exacerber. Aucune des plus
grandes villes européennes et américaines ne figure toutefois dans notre
classement des centres urbains compromis par le manque d’espace.
Divya Abhat, Shauna Dineen,
Tamsyn Jones, Jim Motavalli,
Rebecca Sanborn et Kate Slomkowski
Publicite
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PUBLICITÉ
855-p56-57 voyages
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voya ge
●
BALADE CHEZ LES COW-BOYS TEXANS
A Waco, sur les terres
de George W. Bush
New York
peine descendu de l’avion, juste après avoir
loué une voiture, la première chose que vous
remarquerez est la présence d’un club de tir
sur le bord de la route qui mène au centreville. Un quart d’heure plus tard, armé d’un fusil,
vous pourrez joyeusement faire exploser des
pigeons d’argile sur un terrain bordé de peupliers,
tout à côté des tours de contrôle. Bienvenue dans
le Far West comme on l’aime, dans cette bonne
vieille ville de cow-boys,Waco,Texas ! Accueillante,
libérée, elle est aussi vaste que les plaines environnantes couvertes d’herbe sèche.
“Nous préférons que les gens nous appellent avant
s’ils veulent louer un fusil”, grommelle Greg Surber, responsable du Waco Skeet and Trap Club,
l’un des plus grands clubs de tir du pays, où le premier venu peut louer un fusil, acheter des munitions et tirer sur des cibles d’argile lancées depuis
des tours qui, fort heureusement, tournent le dos
aux pistes de l’aéroport. Mais, même si vous décidez, comme moi, d’y faire un tour sans crier gare,
Greg et les autres membres du club seront toujours ravis de faire plaisir à un étranger.
Cela fait plus d’un siècle que les derniers cowboys ont traversé les rues animées de Waco et le
fleuve Brazos avec leurs troupeaux pour remonter la piste de transhumance, la Chisholm Trail.
Mais la ville, qui n’a rien perdu de sa tolérance et
de son esprit libertaire, attire toujours des personnages plus vrais que nature, souvent armés jusqu’aux dents. Cet attrait à double tranchant vaut
à la ville le surnom de Wacko [cinglé]. Sa situation
géographique exceptionnelle – une cuvette perdue au milieu des plaines plantées d’ormes du
cœur du Texas – est peut-être la clé de cette contradiction. Depuis le ciel, la ville ressemble à un fort
qui défend la frontière, ce qu’elle était d’ailleurs
à l’origine. De plus près, les plaines se transforment en ondulations qui se terminent par des vallées étroites et profondes, idéales pour abriter des
ranchs à l’abri des regards indiscrets.
Rien d’étonnant, donc, à ce que des personnalités telles que le chanteur de rock Ted Nugent,
le géant du fitness Gary Heavin, le gourou de la
secte des davidiens David Koresh et même le président George W. Bush se soient bâti de luxueuses
propriétés dans la région. [Le ranch de Crawford,
véritable résidence secondaire de George W. Bush
depuis que celui-ci occupe la Maison-Blanche, est
situé à une trentaine de kilomètres au sud-ouest
de la ville.] Ici, on s’adresse souvent aux visiteurs
avec des “sir” ou des “ma’am”, mais on les quitte
toujours en leur disant “hon” [chéri]. Des cabanes
rustiques jouxtent des maisons à colonnade du
XIXe siècle, et des grands restaurants vont parfois se nicher dans des trous miteux. Le musée du
Dr Pepper, doté d’une riche collection d’histoire
et de traditions locales, est l’un des monuments
A
Située en plein cœur du Texas, la ville
a toujours su attirer des personnalités
charismatiques. Parmi elles,
l’actuel président des Etats-Unis,
mais aussi le gourou de la secte
des davidiens, David Koresh.
Le pub Michna,
l’un des nombreux
établissements
typiques de la ville.
incontournables de la ville. En 1885, Charles
Alderton, un pharmacien de Waco, a conçu le soda
Dr Pepper pour que son goût rappelle l’odeur
d’une pharmacie. Aujourd’hui, cette boisson originale est si profondément ancrée dans la culture
locale que les habitants de la ville la boivent
chaude, avec une rondelle de citron, en guise de
café ou de thé. Pour Becky Hodges, gérant d’un
hôtel de la ville, “c’est très rafraîchissant, c’est comme
un grog sans rhum”. A l’intérieur du musée, ins-
Erich Schlegel/The New York Time Syndicate
THE NEW YORK TIMES
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
56
DU 22 AU 28 MARS 2007
tallé dans une ancienne usine de mise en bouteilles, avec des murs de brique et des voûtes, vous
pouvez regarder un film d’animation dans lequel
Alderton raconte l’histoire du Dr Pepper. Les visiteurs font ensuite la queue devant une fontaine
à soda d’époque, en carrelage à damier. Lors de
ma visite, une femme coiffée d’un chapeau blanc
servait sur un comptoir en marbre du Dr Pepper
fabriqué avec du sucre de canne, selon la recette
originale. Des murmures s’élevaient au fur et à
mesure que les visiteurs goûtaient la boisson. “Ce
soda a exactement le même goût que lorsque j’étais
petit”, s’est exclamé un homme d’un certain âge
coiffé d’un Stetson, avant d’emmener sa famille
jusqu’au magasin du musée pour en acheter une
caisse entière.
Plus haut dans la ville, au bord du fleuve,
s’étend le campus de l’université Baylor, l’une des
plus anciennes du Texas. Cet établissement baptiste, célèbre pour avoir formé de nombreux politiciens conservateurs, est aussi un haut lieu de la
poésie. La bibliothèque Armstrong-Browning
recèle en effet une impressionnante collection
consacrée au poète britannique Robert Browning,
à sa femme Elizabeth Barrett Browning et à leur
cercle de connaissances, des libres-penseurs opposés à l’esprit victorien. S’ils avaient été américains,
ils se seraient certainement sentis chez eux dans
ce bâtiment de style néo-Renaissance aux vitraux
immenses où sont exposés nombre de leurs objets
personnels – papiers, tableaux et meubles. Le collectionneur Andrew Armstrong, qu’un portrait en
pied surplombant la salle de lecture représente
portant au doigt la chevalière de Robert Browning, a réuni toutes ces pièces au début du
XXe siècle. En longeant vers le nord les pelouses
de l’université, huit rues plus haut, vous trouverez l’Old Suspension Bridge, un pont aujourd’hui
réservé aux piétons qui enjambe le fleuve Brazos.
Ce n’est pas par hasard qu’il ressemble au pont
de Brooklyn : achevé en 1870, il a été construit
avec des câbles fabriqués par John A. Roebling,
l’architecte du pont de Brooklyn. Mais, lorsqu’on
regarde aujourd’hui les couples d’amoureux blottis l’un contre l’autre, appuyés sur les balustrades
et admirant le coucher de soleil, il est difficile
d’imaginer les cow-boys traversant le pont avec
leurs immenses troupeaux, en direction des grands
marchés du Nord.
En suivant vers l’est la promenade de la River
Walk, vous atteindrez en cinq minutes à peine le
musée des Texas Rangers, qui témoigne de l’univers légendaire des shérifs du vieux Far West :
insignes d’argent, chapeaux de cow-boy blancs et
une profusion d’armes à feu y sont exposés.Vous
y verrez notamment les fusils que les Rangers ont
confisqués à Bonnie Parker et Clyde Barrow après
leur avoir tendu une embuscade. Mais la plus
célèbre tuerie qui a eu lieu à Waco est beaucoup
plus récente. “On nous pose sans arrêt des questions
là-dessus”, m’explique une employée de l’office
855-p56-57 voyages
20/03/07
10:56
Page 57
carnet de route
Le podium
présidentiel dans
les jardins du Prairie
Chapel Ranch,
à Crawford.
George W. Bush
l’a acheté en 1999,
lorqu’il était encore
gouverneur du Texas.
Une vitrine
du musée des Texas
Rangers.
Greg Smith/Corbis Saba
L’incendie
du ranch de la secte
des davidiens,
le 19 avril 1993,
après un siège de
cinquante et un jours
mené par le FBI.
La ville fut
le théâtre d’une
horrible tuerie
SE LOGER
■ De nombreuses chaînes d’hôtels
possèdent des établissements à Waco, mais The
New York Times conseille plutôt aux visiteurs de
séjourner dans deux bed and breakfast : The
Judge Baylor House, 908 Speight Street, ou le
Cotton Palace, 1910 Austin Avenue.
0
57
DU 22 AU 28 MA RS 2007
500 km
NOUVEAUMEXIQUE
Courrier international
En contrebas, le Cameron Park vous attend
avec sa végétation luxuriante et ses kilomètres d’allées sinueuses. Un autre genre de créatures semblent s’y mouvoir. Sur le sentier qui longe les
falaises calcaires du fleuve Brazos, un joggeur
s’élance sur ses jambes grêles, disparaissant dans
les broussailles pour en resurgir un peu plus tard,
mimant une sorte de danse. Des tatous apparaissent et disparaissent. Le chant rythmé des criquets
et la douce lumière du soir rendent l’endroit paradisiaque. Une odeur de bœuf grillé flotte autour
des arbres, montant des feux allumés sur les bords
du fleuve par les habitants de Waco qui s’y réunissent tous les week-ends. Si les cow-boys de la Chisholm Trail devaient revenir aujourd’hui à Waco,
il y a fort à parier qu’ils s’y sentiraient chez eux.
Finn-Olaf Jones
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
A VOIR ■ La ville possède de nombreux musées
plutôt originaux, comme celui du Dr Pepper, consacré au soda éponyme (300 South 5th Street,
www.drpeppermuseum.org. Le musée des Texas
Rangers vaut lui aussi le déplacement (100 Texas
Ranger Trail, www.texasranger.org.). En vous promenant dans la ville, vous ne pourrez pas manquer le Cameron Park, bordé de nombreux édifices datant du XIXe siècle. Parmi ceux-ci, la maison
Earle Harrison est incontournable, (1901 North
5th Street, www.earleharrison.com). Non loin de
là, l’université Baylor mérite bien un petit détour,
ne serait-ce que parce qu’il s’agit de la plus
ancienne université du Texas. C’est un établissement religieux, de confession baptiste. Son
campus abrite la bibliothèque Armstrong-Browning (www.browninglibrary.org), consacrée au
poète britannique Robert Browning et à sa femme,
Elizabeth Barett-Browning.
El Paso
ARKANSAS
T
E
X
A S
Dallas
Ranch de Crawford
Waco
Austin
San Antonio
MEXIQUE
an
LOUISIANE
gée de grandioses édifices néoclassiques borde
le Cameron Park, témoins de la richesse de la
région pendant la seconde moitié du XIXe siècle,
lorsque Waco était la capitale mondiale de la
culture du coton. Parmi la demi-douzaine de
demeures ouvertes au public le week-end, la EarleHarrison House, construite en 1858, est digne du
film Autant en emporte le vent. Lors de mon passage, un samedi soir, un public frénétique se trémoussait dans ses jardins. La plupart des hommes
portaient un smoking et des bottes de cow-boy, le
costume traditionnel des mariages texans, dont
beaucoup se déroulent dans cette demeure.
r
Rio G
du tourisme en me tendant un plan où figure l’emplacement de l’ancien ranch de la secte des davidiens, situé à environ 11 kilomètres à l’est de la
ville. C’est là que David Koresh est mort lors du
suicide collectif des membres de la secte, en 1993.
Aujourd’hui, il ne reste que les fondations de béton
incendiées, perdues au milieu des plaines d’herbe
sèche balayées par le vent. Face aux ruines, quatrevingt-six lilas des Indes couverts de fleurs blanches
rendent hommage aux quatre-vingt-six personnes
qui ont perdu la vie lors des affrontements entre
le FBI et les membres de la secte des davidiens,
la plupart dans l’incendie du 19 avril 1993. “On
trouve encore plein de douilles”, assure Ron Goins,
un habitant du lieu. Il s’est installé à proximité de
l’ancien ranch juste après la tragédie (même s’il
affirme ne pas appartenir à la secte) et il vient parfois saluer les visiteurs arrivant par la route de gravier. Des photos et divers objets sont exposés dans
la chapelle commémorative construite sur les ruines
du bâtiment principal.
Pour ne pas rester sur une sinistre impression,
poursuivez votre route au nord de Waco sur un
peu moins de 6 kilomètres, pour visiter le Homestead Craft Village, où vit un tout autre genre de
communauté religieuse. Ce groupe, fondé en 1973
à New York, compte aujourd’hui un millier de
membres et prône un retour à la simplicité de la
vie agricole et la défense des traditions locales.
“Nous avons des voitures et des téléphones, mais nous
aspirons à la dignité d’un mode de vie simple et autosuffisant, et nous aimons les choses bien faites”, confie
Kevin Durkin, qui, après avoir abandonné ses
études à l’université Columbia, est devenu charpentier pour la communauté. La boulangerie du
village, dirigée par des jeunes femmes, est très
populaire auprès des habitants de Waco. On en
comprend facilement la raison : la plupart des
ingrédients, jusqu’à la mélasse utilisée pour sucrer
les petits pains, sont produits sur place par la communauté. Même si a priori on peut penser le
contraire, avaler un beignet ou un roulé à la cannelle, ici, peut être bon pour la santé. Avec sa forge
et son moulin à blé, le village ressemble à une
apparition tout droit sortie du XIXe siècle. Les
magasins d’artisanat vendent de beaux meubles
fabriqués par la communauté, des savons, des bougies et de superbes poteries teintes avec du cuivre.
En été, vous pourrez regarder les hommes, un chapeau de paille sur la tête, former des meules de
foin à l’aide de grandes fourches. De retour à Waco,
d’autres visions du passé vous attendent : une ran-
Mark Graham/The New York Time Syndicate
Christopher Morris/VII
Y ALLER ■ La ville de Waco n’est dotée que d’un
aéroport régional. Pour vous y rendre, il vous faudra donc prendre un vol à destination de Dallas.
Ensuite, vous pourrez soit louer une voiture et
parcourir les 156 kilomètres qui vous séparent
de Waco, soit prendre une correspondance. Plusieurs vols quotidiens sont assurés à partir de
Dallas par les compagnies aériennes Continental et American Eagle.
Houston
GOLFE
de
DU MEXIQUE
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courrierinternational.com
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20/03/07
16:05
Page 56
PUBLICITÉ
59-63 inde 20/03/07 19:59 Page 59
Retrouvez l’édition quotidienne au Salon du livre
indi a
vous donne un rendezvous quotidien
avec la culture
indienne. ce petit
journal Courrier
REPÈRES
India sera disponible
à l’entrée du Salon
et sur notre
stand (n° 120,
allée F).
Officiellement, l’Inde a deux noms :
Bharat en hindi et India en anglais.
Le premier article de la Constitution est clair sur ce point. Mais, s’il
a des racines culturelles et religieuses fortes, le nom Bharat, il faut
le rappeler, n’en reste pas moins
polémique puisqu’il renvoie avant
tout à une temporalité hindoue.
Littérature du sang,
littérature du sol
■ L’Inde est une marqueterie
de familles et de zones linguistiques
puisqu’on y parle 415 langues différentes. D’après la Constitution
indienne, promulguée en 1950,
le hindi et l’anglais sont les deux
langues of ficielles de l’Union.
Cet état de fait a duré jusqu’en 1965,
date à laquelle le hindi est devenu
l’unique langue officielle. Mais le
système des deux langues officielles a finalement été maintenu
sous la pression des Etats dravidiens du sud du pays, qui refusaient
de se voir imposer une langue indoar yenne et dénonçaient cet impérialisme linguistique du Nord.
Aujourd’hui encore, l’anglais est la
lingua franca. On estime que 30 %
des Indiens en maîtrisent les bases,
tandis que seulement 5 % le parlent couramment.
Pour Nayantara Sahgal,
écrivaine renommée,
la littérature est toujours
profondément nationale.
OUTLOOK
New Delhi
Piyal Adhikar y/Epa/Sipa
I
Un libraire
dans son échoppe
à Calcutta.
Fridolin Furger/Opale
l y a bien des années, alors que je
poursuivais mes études aux EtatsUnis, la plupart des Américains
affichaient une ignorance surprenante
vis-à-vis du reste du monde. Je me souviens avoir écouté un jeu radiophonique où la première personne à donner la bonne réponse recevait une
somme d’argent. L’émission s’est terminée par une question à 64 000 dollars : “Existe-t-il une autre Athènes que
celle située dans l’Ohio ?” Après un long
silence, une personne a levé la main
et répondu : “Oui, en Grèce.” Cette
réponse lui a valu un tonnerre d’applaudissements et le pactole. Aujourd’hui, chaque fois que j’entends dire,
avec une grande autorité, qu’il n’y a
pas d’écrivain indien de valeur en
dehors de la diaspora, ce jeu me revient
à la mémoire. Je repense à tous ces gens
qui connaissaient l’Athènes de l’Ohio,
mais pas la capitale grecque. Nous
vivons vraiment une époque étrange !
Je me rappelle une merveilleuse
phrase que Nirmal Verma [écrivain
hindiphone très renommé] a prononcée au cours d’une interview donnée
il y a une dizaine d’années. Il a affirmé
qu’en dehors des deux grandes épopées hindoues du Ramayana et du
Mahabharata l’Inde en avait une troisième : sa culture. J’ajouterai pour ma
part que, si un produit mérite l’estampille “made in India”, c’est bien
cette culture composite et multidimensionnelle qui n’a pas d’équivalent
ailleurs dans le monde. Si elle est tou-
L’auteur
Nièce de Jawaharlal
Nehru, grand leader
indépendantiste
et premier Premier
ministre de l’Inde
indépendante,
Nayantara Sahgal
est née en 1927.
Elle est l’auteur,
notamment,
d’un essai, de trois
recueils épistolaires
et de cinq romans.
jours là après cinq mille ans d’existence, nous savons que c’est grâce à
son ouverture et à son pouvoir d’assimilation. Pourtant, nous la tenons
pour acquise, nous oublions qu’elle est
le fruit d’un miracle permanent. Personnellement, je ne sais comment je
pourrais me satisfaire d’une uniformité
monoculturelle. Je suis hindoue par un
hasard de naissance, mais à moitié
musulmane par ma culture, sans parler de toutes les influences chrétiennes,
bouddhistes et athées qui font partie
intégrante de mon indianité.
La littérature indienne est bien implantée en dehors de notre pays, et cette migration lui a apporté une dimension fascinante. De nombreux livres
voient en effet le jour sur tous les continents. Mais, si l’art s’est exporté, les
frontières ne disparaissent pas pour
autant. Elles sont toujours là. J’entends
souvent parler d’un “monde unique”,
mais c’est une fable de notre temps.
Notre monde est plus étroitement lié,
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
59
mais l’Etat-nation est encore très présent. Les pays se prêtent à d’intenses
marchandages pour protéger leurs ressources et préserver leur identité. Aussi longtemps qu’il y aura des Etats-nations, il y aura des littératures nationales, chacune issue d’un terreau
particulier et des profondeurs de sa
conscience collective. Jawaharlal Nehru, qui était lui-même écrivain, a décrit notre propre conscience collective en ces termes : “Nous sommes très
vieux et un nombre incalculable de siècles
murmurent à nos oreilles.”
Notre position géographique est ce
qui nous donne notre vision particulière des choses, avec les idées et les
conclusions qui en découlent. Mais il
est beaucoup trop tôt pour dispenser
la littérature d’une empreinte géographique qui lui donne sa vision unique
et relie l’œuvre au sol, même si la théorie communément admise aujourd’hui
nous dit que les liens transculturels sont
plus importants que les origines. DU 22 AU 28 MARS 2007
Taux d’alphabétisation
par Etat (recensement de 2001)
JC
HP
PE
ARP
UT
HA
SI
JH
UP
RA
AS
ME
GU
BI
MP
CH
BO
TR
NA
MAN
MI
OR
MA
ANP
GOA
KA
TN
KE
Moyenne
nationale :
64,8
en %
Plus de 90
De 80 à 89,9
De 70 à 79,9
De 64,8 à 69,9
De 60 à 64,7
De 50 à 59,9
Moins de 50
ANP Andhra Pradesh, ARP Arunachal Pradesh,
AS Assam, BO Bengale-Occidental, BI Bihar,
CH Chhattisgarh, GU Gujarat, HA Haryana,
HP Himachal Pradesh, JC Jammu-et-Cachemire,
JH Jharkhand, KA Karnataka, KE Kerala,
MA Maharashtra, MAN Manipur, ME Meghalaya,
MI Mizoram, MP Madhya Pradesh, NA Nagaland,
OR Orissa, PE Pendjab, RA Rajasthan, SI Sikkim,
TN Tamil Nadu, TR Tripura, UP Uttar Pradesh,
UT Uttaranchal
Source : <www.censusindia.net>
Du 22 au 27 mars,
l’Inde est à l’honneur
au Salon du livre de
Paris. A cette occasion,
Courrier international
59-63 inde 20/03/07 19:51 Page 60
Retrouvez l’édition quotidienne au Salon du livre
visibles en Inde, où il n’y a pas une littérature unique mais une littérature
variant avec les régions, et ce non seulement parce que la langue est différente, mais aussi parce que l’imagination se nourrit autant de l’histoire, de
la mémoire et de la psychologie d’un
lieu que de l’expérience personnelle.
De la même manière, la littérature de
la diaspora recouvre différentes régions
et a ses propres espaces. Un écrivain
expatrié pourra émanciper la langue
anglaise et la doter de tournures acrobatiques exaltantes, tandis qu’un autre
prendra l’Asie comme toile de fond de
ses œuvres. La vie quotidienne en Inde
produit son propre style. Ceux qui
vivent dans notre pays sont confrontés
aux dures réalités d’un environnement
socio-politique qui fait coexister le système des castes, la corruption et l’extrémisme religieux avec les ordinateurs,
les satellites et la révolution sexuelle.
Qui peut s’intéresser le mieux à tout
cela si ce n’est les individus dont la vie
s’en trouve directement affectée ? Les
grandes batailles pour un monde nouveau se livrent sur notre propre sol et
elles consistent en partie à mettre
notre univers en mots. Ces histoires
ne traitent pas de façon abstraite des
conditions sociales ou politiques. Elles
évoquent les saveurs fondantes d’un
plat d’une grand-mère, le bruit de la
pluie sur le toit ou l’amour porté à un
être cher. Elles seraient entièrement
différentes si elles se déroulaient
ailleurs, sous d’autres cieux, dans une
autre société.
Compte tenu des dangers et des
défis auxquels nous sommes confrontés dans notre pays et des changements
que nous devons introduire dans notre
société, nous pouvons nous estimer
heureux d’avoir des romanciers et des
poètes engagés politiquement. L’artiste est un animal politique, surtout
quand les barrières entre le public et
le privé tombent et que des foules de
gens souffrent des conséquences d’événements publics dans leur vie privée.
L’art est incapable de flotter dans le
vide. Il est toujours lié, et extrêmement
réceptif, à son environnement.Où que
l’on se trouve, il y a, bien sûr, des
choses universelles. On n’a pas besoin
d’émigrer pour se sentir exilé ou coupé des autres. En témoigne mon enfance dans l’Inde britannique. J’en étais
arrivée à me sentir étrangère dans ma
propre ville natale car, au cœur d’Allahabad [dans l’Etat d’Uttar Pradesh],
il n’y avait plus aucune trace de mon
pays. Les cinémas ne projetaient que
des films anglais ; le pâtissier était anglais et vendait des gâteaux anglais ;
tous les établissements répondaient aux
besoins d’une clientèle anglaise.Toute révolte contre cet ordre de choses
était passible d’emprisonnement, d’expulsion ou de mort : mon père est l’un
de ceux qui ont payé de leur vie leur
rébellion. Mais pourquoi remonter à
mon enfance dans un pays occupé ? Je
continue, dans une certaine mesure, à
me sentir étrangère dans un monde
dont je n’approuve pas les accords politiques, les priorités économiques et
les solutions militaires. Un certain
nombre d’habitants de cette planète
sont dans un état de marginalisation
permanent, obligés de vivre dans les
conditions établies par ceux qui imposent leur loi.
Inversement, un immigré peut se
sentir profondément enraciné dans le
pays où il s’est installé. L’être humain
a besoin de racines, et c’est naturellement qu’il s’adapte à son environnement et qu’il se laisse influencer par
lui. C’est peut-être pour éviter qu’ils
ne s’identifient à leur nouvel univers
que les diplomates, qui sont des êtres
beaucoup moins sensibles que les écrivains, sont mutés à un nouveau poste
tous les trois ans. Il n’y a donc pas de
ligne de démarcation précise entre l’exil
– ou l’exclusion – et les origines. Et une
telle distinction n’existe pas non plus
en littérature. En dernière analyse, il
n’y a que deux catégories d’œuvres de
fiction : les bonnes et les mauvaises.
Mais ce qui distingue les ouvrages
écrits en Inde de ceux rédigés dans une
autre région du globe, c’est simplement
qu’ils sont le fruit d’une sensibilité
locale. C’est un atout inestimable, dont
nous ne devons pas nous défaire, du
moins tant qu’il existe des Etats-nations
et des littératures nationales.
Nayantara Sahgal
Groupes linguistiques
du sous-continent indien
Our Cac La
dou he da
Do miri khi
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n
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Awadhi
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Gujarati
Bhili
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Gondi
DU
Iles Laquedives
(Inde) Malayalam
Tamoul
0
S-L
Langues
indo-aryennes
G OLFE
B ENGALE
600 km
Conversation avec
un auteur mondialisé
Amitav Ghosh évoque
tour à tour son choix
de l’écriture en anglais,
l’ouverture de l’Inde
au monde et le rapport
entre littérature
et changements sociaux.
THE HINDU (extraits)
Madras
Quelle est votre position sur les
questions concernant l’écriture
en anglais ?
AMITAV GHOSH Je pense que mon
point de vue est différent de celui de
beaucoup d’autres écrivains, car les
choses se passent de façon très différente au Bengale, dont je suis originaire. A Delhi ou à Bombay, un gouffre
gigantesque sépare les auteurs anglophones de ceux qui écrivent en hindi
[langue nationale parlée dans tout le
nord du pays] ou en marathi [langue
régionale du Maharashtra]. Ils vivent
pratiquement dans deux univers distincts. Or cela ne vaut absolument pas
à Calcutta. Tous les grands écrivains
bengaliphones sont des amis très
proches. Je les connais, je lis leurs livres,
je me sens moi-même profondément
influencé par leur travail. Et cela transparaît dans mon œuvre.
FAMILLE DRAVIDIENNE
FAMILLE
AUSTRO-ASIATIQUE
Iles Andaman
(Inde)
Jarawa,
Sentinel,
Onge
Tulu
FAMILLE
INDO-EUROPÉENNE
Lushei
li
Benga
Kui Oriya
Ourdou
Télougou
Kannada
m
yala
Mala
Sanskrit
Parlé dans 2 villages
du Karnataka
et 1 village
du Madhya Pradesh
Aka
Adi Khamti
Abor
BH.
s
amai
Bodo Ass
Garo Khasi
MYANMAR
Ourdou
Marathi
M ER
D’O MAN
Népalais
Maithili
Bihari
Santali
Kurukh
i
Sources : “Inde” (Max-Jean Zins, éd. La Documentation française, coll. Asie plurielle), <www.ethnologue.com>
Marwari
i
Rajasthani
Né en 1956
à Calcutta, Amitav
Ghosh est un auteur
emblématique de la
nouvelle génération
d’écrivains indiens
de langue anglaise.
Ce fils de militaire
a grandi au Sri
Lanka, en Inde,
en Iran et au
Bangladesh, avant
de partir étudier
au Royaume-Uni,
puis aux Etats-Unis.
Il réside actuellement
à New York, où il
enseigne à l’université
Columbia. Son style
et son souci
du détail ont séduit
la critique et tous
ses romans
ont obtenu
de prestigieuses
récompenses,
dont le prix Médicis
étranger pour
Les Feux du Bengale
en 1990. Quatre
de ses cinq romans
et un de ses trois
volumes d’essais
sont disponibles
en français
aux éditions du Seuil.
i
I
ipur
T
NÉPAL
H
■ Biographie
CHINE
Pahari
Pendjabi Garhwali
Kumauni
PAKISTAN
A l’occasion
du Salon du livre,
la maison d’édition
Le Thé des écrivains
publie Tête-à-tête,
un recueil
d’entretiens
avec onze éditrices
indiennes.
Man
AFGHANISTAN
■ Femmes
Ulf Andersen/Gamma
Les effets du sol sur l’écriture sont
Langues
munda
Langues
môn-khmères
FAMILLE
TIBÉTO-BIRMANE
FAMILLE
ANDAMANAISE
Oriya
Une des 22 langues
officielles répertoriées
Pahari Autre langue
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
60
La mondialisation a-t-elle eu un
effet sur votre expérience d’auteur
anglophone ?
Les nouvelles technologies de l’information ont eu un impact extrêmement libérateur ces vingt dernières
années. Je pense qu’elles ont permis à
une nouvelle catégorie de personnes
de rejoindre la bourgeoisie. Ce ne sont
pas des gens qui ont grandi dans le
milieu des clubs ou des pensionnats
chics. Ce sont des individus issus de la
classe moyenne, qui ont étudié sérieusement, travaillé dur et réussi leur
ascension par leur intelligence. Je ne
dis pas que la méritocratie fonctionne
à plein, car il est évident qu’un fils
d’agriculteur ne peut pas gravir tous
DU 22 AU 28 MARS 2007
les échelons de la hiérarchie sociale.
Mais la paysannerie riche et les gros
propriétaires terriens sont très bien
représentés, c’est une évolution considérable de la société indienne.
En tant que romancier, je vois la
différence. Etre écrivain aujourd’hui
n’a rien de commun par rapport à il
y a vingt ans. Pour en revenir à la
question de la langue dans laquelle on
écrit, c’est la vraie différence que je
remarque. Elle ne tient pas tant à
l’écrivain qu’au lecteur. Quand j’ai
commencé à écrire, j’enviais beaucoup
aux auteurs bengaliphones ou hindiphones l’amour que leur portait leur
lectorat. Et je me disais que c’était une
porte qui me serait éternellement fermée : sentir cet amour chez mon lectorat, sentir que j’ai touché une fibre
essentielle de leur être. Mais, aujourd’hui, cela a évolué.
En quoi l’évolution de la société
indienne influence-t-elle l’écrivain aujourd’hui ?
Le modèle du roman en Occident est
lié à une communauté unilingue, ce
qui n’est pas le cas dans notre pays.
Quand j’ai écrit mon premier roman,
Les Feux du Bengale [éditions du Seuil,
1990], qui aborde le thème de la
condition des travailleurs immigrés au
Moyen-Orient, tout le monde s’est offusqué, estimant que ce n’était pas un
“sujet littéraire”.Voilà pourquoi je pense que la littérature indienne de langue
anglaise a été novatrice : elle ne s’est
pas limitée à un seul et unique Etatnation ou à un seul et même endroit,
et j’ai l’impression que cela continue
aujourd’hui… J’ai beaucoup voyagé à
l’étranger et j’ai pris conscience que
l’Inde n’était pas un lieu qui se trouve uniquement sur le territoire national. Cela a beaucoup contribué à
m’ouvrir les yeux sur mon pays. Depuis maintenant deux cents ans, les
Indiens émigrent partout dans le monde, à l’île Maurice, en Malaisie ou en
Birmanie [Myanmar], par exemple.
Et c’est cela qui m’intéresse le plus
maintenant, la manière dont l’Inde
en est arrivée à être, d’une certaine
façon, aussi dispersée.
Subash Jeyan
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Retrouvez l’édition quotidienne au Salon du livre
Coup de jeune chez les écrivains indiens
■ Altaf Tyrewala,
l’auteur de Aucun
dieu en vue.
Une nouvelle génération,
plus audacieuse que la
précédente, est apparue
sur la scène littéraire.
Regard sur quatre
auteurs qui bousculent
les traditions.
THE HINDU (extraits)
u
centre d’appels, où des légions sans
cesse plus nombreuses de jeunes
Indiens urbains bardés de diplômes
gâchent leurs talents et leurs connaissances. L’action se passe à Gurgaon,
une ville nouvelle à 35 kilomètres de
Delhi, où de monstrueux centres
commerciaux et centres d’appels annoncent un XXIe siècle version indienne. Bhagat, qui travaillait auparavant dans le secteur de l’informatique,
dénonce ce nouveau mode de vie, dans
lequel il voit une recolonisation de son
pays – à ceci près que celle-ci opère
non par la violence, mais en exploitant
les désirs charnels de ses concitoyens.
Stylistiquement, ce roman se distingue
par son usage d’un anglais argotique,
véritable lingua franca des classes
moyennes urbaines, et par son renoncement à la diction recherchée caractéristique des ouvrages de nombreux
auteurs de la génération précédente.
Les nouvelles parutions indiennes
relatent des expériences de vie très
différentes et les genres et sous-genres
se multiplient – la bande dessinée et
surtout la fantaisie et la science-fiction –, ce qui constitue un indicateur
fiable de la professionnalisation du
marché du livre. Dans l’ensemble, on
remarque surtout un nouvel élan. Ce
que confirme Nilanjana Roy, une critique littéraire de 34 ans qui vit également à Delhi et suit depuis plusieurs
années les changements de la littérature indienne de langue anglaise.
Elle ne voit qu’une explication à cette
évolution : les contenus purement
“indiens”, jadis incontournables, ont
petits jardins du Tamil Nadu. J’ai par
exemple une amie qui, en l’espace de un
an, a eu des rapports sexuels avec seize
garçons. Et elle est incapable de se rappeler par lequel elle a commencé. Nous
sommes loin de l’image traditionnelle de
la jeune femme du nord de l’Inde. Mais
son expérience fait partie intégrante de la
biographie et de la partition de la ville,
nous parle de la façon dont la vie palpite.”
Chetan Bhagat, né à Delhi en
1974, a, lui, trouvé la voix de toute une
génération avec one night @ the call center [Une nuit @thecallcenter, éd. Stock,
2007]. Son roman, qui s’est vendu à
1 million d’exemplaires – un record
absolu dans un pays où un best-seller ne dépasse jamais les 5 000 exemplaires –, se déroule dans l’univers d’un
■ Chetan Bhagat,
l’auteur de Une nuit
@thecallcenter.
■ Sarnath
Banerjee.
Johann Rousselot
DR
que le pays cherche à se donner par
des slogans aussi ronflants que “L’Inde
qui brille” [un des slogans de campagne
pour les législatives de 2004] ou
“L’Inde qui monte”.
Ces visions contradictoires sont
fréquentes dans les œuvres de la jeune
génération d’écrivains. Avec Corridor,
Sarnath Banerjee, qui est né à Calcutta
en 1972 et vit à Delhi, a par exemple
publié il y a trois ans le premier roman
graphique de l’Inde. Il s’est surtout
attaché à associer le thème de la vie
urbaine à une quête passionnée des
milieux sociaux et des arômes locaux,
qui, selon lui, sont condamnés à disparaître avec la mondialisation et
l’homogénéisation de l’Inde. “Nous
voulons redécouvrir nos propres voix,
explique-t-il. C’est-à-dire raconter l’histoire de notre propre vie. On ne se retrouve
vraiment pas dans les récits habituels couvrant trois générations ou dans des histoires de cannelle et de papaye dans les
■ Rana Dasgupta,
et son premier roman
Tokyo : vol annulé.
Basso Cannarsa/Opale
ne nouvelle génération d’écrivains
semble s’être imposée dans le
secteur littéraire anglophone, et
la voie qu’elle emprunte laisse penser
qu’une rupture est en train de se produire. Ils ont tous entre 25 ans et
35 ans, ce qui, en soi, représente déjà
une petite révolution dans un pays où
l’aura de l’écrivain chevronné et bien
établi a toujours fixé la norme. Tous
ont grandi dans une Inde où l’accès au
reste du monde n’était qu’à un clic de
souris et tous sont parfaitement à l’aise
face aux cultures les plus diverses. Et
ils jouent également avec ce réseau
interculturel dans leur œuvre littéraire.
Ils n’en sont pourtant pas moins étonnamment ancrés dans ce pays et ils parlent de ce sentiment d’appartenance
de façon nouvelle et novatrice, et parfois surprenante. On assiste ainsi à une
très nette évolution vers le localisme
ou, plus justement, vers la représentation du petit univers dans lequel ils évoluent, vers l’histoire des petites villes
où vivent ces auteurs. En termes littéraires, ce retour au local s’accompagne
d’une ouverture vers la littérature de
genre et vers ce que l’on pourrait appeler la “petite forme”.
Aucun auteur n’incarne mieux
cette tendance qu’Altaf Tyrewala, qui,
à 30 ans, a publié son premier roman,
No God in Sight [Aucun dieu en vue,
éd. Actes Sud, 2007]. Sur à peine
170 pages (en version originale), ce
mince roman inflige un camouflet à la
tradition du “grand roman indien”,
forme favorite de la littérature angloindienne dont se réclament Shashi
Tharoor et Salman Rushdie, par
exemple. Dans ce cadre limité, et dans
une langue aussi spontanée que
condensée,Tyrewala réussit à saisir la
vie intérieure de Bombay, la ville
indienne la plus volontiers décrite.
Tyrewala lui-même y est né en 1977,
et il y vit toujours après un intermède
à New York, car, de son propre aveu,
il a besoin de cette métropole pour
écrire. A travers une série de courtes
vignettes, il décrit la face cachée d’une
métropole brillant de mille feux, où
des gens ordinaires – et a priori sans
intérêt – évoluent dans un monde glamour et clinquant. Son Bombay est
avant tout la ville des classes moyennes
musulmanes, dont les membres luttent pour leur survie et leur dignité
dans un paysage politique totalement
bouleversé par le parti fondamentaliste hindou local, le Shiv Sena. Indirectement, un roman comme Aucun
dieu en vue laisse entrevoir des fissures
dans l’image monolithique de réussite
Basso Cannarsa/Opale
Madras
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
61
perdu leur caractère obligatoire. L’esprit de liberté qui mêle avec tant d’aisance le local au mondial est particulièrement flagrant dans le premier
roman de Rana Dasgupta, Tokyo Cancelled [Tokyo : vol annulé, éd. BuchetChastel, 2007]. Il s’est rapidement
imposé en tête des dix meilleures
ventes indiennes. Ici, toute trace qui
laisserait supposer que l’action se
déroule en Inde a été pratiquement
gommée, bien que, du haut de ses
35 ans, l’auteur se plaise à souligner
combien il est important pour lui
d’écrire de Delhi, où il vit depuis 2001.
Entre-temps, les journaux indiens
anglophones ne tarissent pas d’éloges
sur des auteurs comme Basu, Bhagat,
Tyrewala et Banerjee. Depuis peu, les
médias orchestrent des campagnes
marketing plus agressives pour promouvoir les auteurs, et la profession
littéraire dans son ensemble se retrouve
auréolée d’un glamour inédit. Aujourd’hui, Basu et sa génération semblent
être en mesure de vivre de leur plume,
ce qui était loin d’être le cas de leurs
aînés. Une autre nouveauté : la façon
DU 22 AU 28 MARS 2007
dont ces écrivains en sont venus à former une véritable petite communauté
artistique, favorisant les échanges
d’idées sur les nouveaux ouvrages. A
Delhi, par exemple, Basu, Banerjee
et quelques-uns de leurs collègues
encore inconnus se retrouvent deux
fois par mois au British Council. Là
ont lieu des lectures et des discussions
dans une atmosphère de transparence
et d’ouverture.
Dans les années à venir, les choses
risquent de changer encore davantage. Alors que, par le passé, la domination de l’anglais semblait menacer
d’homogénéisation le paysage littéraire indien, il existe désormais un antidote que personne n’avait vu venir :
Internet. Cet outil, qui hâte inexorablement la percée de l’anglais, permet
à de nouvelles voix de se faire entendre
– des voix qui ne viennent plus exclusivement de Delhi, Bombay, Madras
et Calcutta. De plus, les classes
moyennes se sont approprié l’écriture,
avec tout ce que cela comporte de bon
et de mauvais. Les magazines littéraires
en ligne et les blogs se multiplient, en
anglais, mais aussi, dans la foulée, dans
les langues régionales. Dans ce contexte, nous ne pouvons qu’attendre impatiemment les chemins nouveaux et
inattendus qui ne manqueront pas de
s’ouvrir dans le paysage de la littérature indienne.
Claudia Kramatschek
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Les flâneries de Sarnath Banerjee
À LA UNE
The Little Magazine
Inlassable conteur,
l’auteur du premier
roman graphique indien
propose un voyage
extraordinaire dans un
Calcutta haut en couleur
et plein de fantaisie.
Jugeant que les
médias indiens ne
reflétaient pas suffisamment la vie intellectuelle du pays
et de la région, un
groupe de jeunes
journalistes a fondé, en l’an 2000,
le bimensuel The Little Magazine
[“Le Petit Magazine”], qui, contrairement à ce que son nom laisse entendre, donne beaucoup à lire… Antara Dev Sen, ancien membre de la
rédaction en chef de l’Hindustan
Times, et Pratik Kanjilal, qui a appartenu à The Indian Express, choisissent avec soin les nouvelles, extraits de roman, poèmes et même
peintures et scénarios qui figureront
dans les pages de The Little Magazine. Donner une voix à ceux qui
n’en ont pas, permettre aux artistes
de s’exprimer et de publier, laisser la place aux débats : telle est
en substance l’ambition de cette
publication dont l’équipe se situe
plutôt au centre gauche sur l’échiquier politique. Distribué dans
160 librairies à travers le pays, The
Little Magazine est disponible en
par tie sur la Toile. Aujourd’hui, la
revue vend 5 000 exemplaires par
numéro, mais se targue d’être lue
par au moins 60 000 personnes,
dont 2 500 abonnés.
INDIA TODAY
New Delhi
n pourrait voir dans son roman
graphique Corridor, premier du
genre en Inde, paru en 2004,
un prolongement inédit de la tradition des cafés littéraires masculins du
Bengale d’antan. Mais cet exercice
joyeusement tortueux d’irrévérence
gratuite a condamné Banerjee à s’entendre demander si le roman graphique était au fond autre chose
qu’une bande dessinée pour adultes.
Je le soupçonne fortement d’avoir écrit
The Barn Owl’sWondrous Capers [“Les
étonnantes tribulations du chat-huant”,
traduit sous le titre Calcutta, éditions
Denoël, 2007] par pure vengeance.
“Ce livre est inspiré mais non limité
par l’Histoire”, annonce l’épigraphe.
Le narrateur nous emmène flâner dans
le Calcutta du XXIe siècle, à la
recherche de fantômes, d’amours perdues et d’un rarissime livre ancien. On
croise toute une galerie de personnages
– un bibliophile barthésien, le rejeton
d’une grande famille de propriétaires
terriens qui s’est épris d’une footballeuse, un gratte-papier du Writer’s Building [siège du secrétariat d’Etat du
Bengale], qui est également le fondateur de l’Ecole internationale de cartographie psychique. Les fantômes du
passé que l’on croise dans ce périple
sont encore plus intéressants. Cartophile, le Juif errant surgit parfois brièvement au fil des pages, talonné par
Ibn Battuta, le célèbre explorateur du
XIVe siècle qui a choisi de ne jamais
revenir dans son Maroc natal uniquement pour avoir le loisir de se plaindre
qu’aucun endroit au monde ne l’égalait en beauté. Et l’on voit également
défiler le zoo d’excentriques du
XIXe siècle, sortis tout droit des pages
desTribulations du chat-huant de Singha Kaliprasana [une satire bengalie
écrite entre 1862 et 1864, dont se
réclame Banerjee]. Il y a par exemple
le propriétaire terrien qui attelle un
zèbre à sa carriole pour faire mieux que
ses pairs, et le petit fonctionnaire qui
dilapide une fortune pour acheter les
verres en cristal les plus chers du
monde pour le simple plaisir d’entendre se briser du verre hors de prix,
sans oublier le Bird Club, où se retrouvent beaucoup de notables pour vouer
un véritable culte au cannabis.
Le récit est ici déjà plus profond et
plus recherché que celui de Corridor, et
Banerjee atteint l’un de ses objectifs déclarés, à savoir nous fourrer le nez “dans
les aisselles sombres de l’Histoire”. Sa technique a également évolué depuis son
premier livre, et les vignettes les plus
réussies sont celles où il mêle le dessin
noir et blanc aux pastiches d’affiches
O
Sarnath Banerjee/Denöel graphic
CUISINE
anciennes, aux vieux daguerréotypes
et à la photographie moderne. Mais le
véritable défi consistait à faire de ces
parties complexes un tout encore plus
complexe, et Calcutta n’y parvient pas.
Faute d’une tradition indienne du roman graphique – même si nous avons
quelques revues de bande dessinée
pour enfants et adolescents –, Banerjee invite à la comparaison avec ce qui
se fait de mieux ailleurs en la matière, ce qui est injuste mais inévitable.
Du Maus d’Art Spiegelman au Palestine de Joe Sacco en passant par la série contemporaine Fable, empreinte de
cynisme, et Sandman, de Neil Gaiman,
les romans graphiques les plus appréciés et les plus iconoclastes en apparence reposent sur les bonnes vieilles
recettes – une intrigue bien ficelée, une
bonne histoire et des personnages solidement campés.
Banerjee a ceci de formidable que
c’est un penseur et un auteur remarquablement imaginatif, toujours prêt
à explorer ses marottes – qu’il s’agisse
■ Références
Le dernier roman
graphique du jeune
dessinateur Sarnath
Banerjee vient de
sortir aux éditions
Denoël Graphic sous
le titre Calcutta.
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
de l’histoire de Calcutta et de l’art de
conter proprement dit, de choses plus
quotidiennes, comme l’étymologie
du mot “cannabis”, ou des arcanes
de la confection d’un parfum. Il est,
tel un Juif errant des temps modernes, un infatigable voyageur et un
infatigable conteur, et ses talents dans
les deux domaines ont considérablement progressé.Viendra donc le jour
où le premier auteur indien de roman
graphique contemporain se donnera
suffisamment de temps et d’espace
pour se poser, et alors, peut-être, ses
meilleures histoires trouveront enfin
leur forme aboutie. En attendant, on
peut toujours se délecter de ce livre qui
a de quoi contenter tous les lecteurs,
si exigeants soient-ils.
Nilanjana S. Roy*
* Critique littéraire très renommée, elle
anime également Kitabkhana (littéralement :
La bibliothèque), un des blogs les plus
connus sur la littérature indienne, sous le
pseudonyme de Hurree.
<http://kitabkhana.blogspot.com>)
62
DU 22 AU 28 MARS 2007
le chai
Au saut du lit, dans une gare, au
milieu des allées d’une librairie…
Quand les Indiens lisent, c’est souvent une tasse – ou plus souvent un
verre – de thé épicé à la main. Ce thé
épicé, le chai, connaît maintes variantes. En voici une que vous pourrez réaliser facilement.
■
Mettez 400 ml d’eau dans une
casserole, ajoutez un bâtonnet de
cannelle, huit graines de cardamome
et huit clous de girofle et por tez à
ébullition. Couvrez, baissez le feu et
laissez mijoter pendant 10 minutes.
Ajoutez 200 ml de lait et au moins 6
cuillerées à café de sucre et mettez
sur feu doux. Jetez ensuite deux ou
trois cuillerées de thé noir (de
préférence du thé d’Assam ou de
Darjeeling), couvrez, puis, après
quelques minutes, retirez du feu. Il
ne vous reste plus qu’à passer ce
chai et à le siroter en lisant un roman
ou en feuilletant un journal.
*855 p63
20/03/07
18:42
Page 63
insolites
●
Sarko, Bayrou, Ségo
ou le roi de France ?
DE BHOPAL
es Français vont élire un nouveau président mais ils pourraient
avoir un nouveau roi. Pied de nez à la colonisation, ce roi est
indien. Balthazar Napoléon de Bourbon, 48 ans, avocat à la
peau couleur chocolat, s’est réveillé ce matin à Jahangirabad,
un petit quartier de Bhopal, pour découvrir que le monde est prêt
à reconnaître ce qu’il sait depuis des années : il est le “dernier roi
de France” – enfin, en quelque sorte.
Balthazar de Bourbon est le premier dans la ligne de succession au
trône de France. C’est en tout cas ce qu’affirme le prince Michel
de Grèce dans son récent roman, Le Rajah Bourbon. Le Bhopali est
selon lui le descendant d’un neveu d’Henri IV, le premier roi Bourbon ;
de tous les Bourbons qui sont aujourd’hui disséminés entre la France,
la Grèce, l’Australie et autres, il est le premier prétendant légitime à la
couronne que ses ancêtres ont portée de 1589 à 1848.
Balthazar est non seulement apparenté à Louis XVI – guillotiné
en 1789 [sic] au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité –
et à Marie-Antoinette, mais également au prince Philippe de GrandeBretagne et au roi d’Espagne, Juan Carlos.
Hier encore, ses voisins l’appelaient “Bourbon wakil [avocat]” et affichaient un sourire indulgent quand cet homme à la peau brune qui ne
parle pas français mettait en avant ses origines royales. Les plus cruels
l’appelaient le “roi nanga [nu]”, par référence au gouffre qui existe entre
les moyens financiers de ce petit bourgeois et le trésor royal. Mais c’était
hier. Aujourd’hui, les caméras de télévision se bousculent chez lui et
son téléphone n’arrête pas de sonner.
Le portail porte une plaque de cuivre qui annonce : “Maison de Bourbon.
Comment les ancêtres de Balthazar Napoléon se sont-ils donc retrouvés
à Bhopal ? L’histoire a tout d’un roman historique : forcé de quitter
la France après avoir tué un noble en duel, Jean-Philippe de Bourbon
Navarre se lance dans un voyage au cours duquel il est kidnappé par
des pirates, vendu comme esclave en Egypte et contraint de servir dans
l’armée éthiopienne avant de se retrouver à Goa. Parvenu à la cour
d’Akbar en 1560, il se met au service des Moghols. Le père de JeanPhilippe, un duc, était cousin d’Henri IV – qui n’était pas encore monté
sur le trône de France. Après la chute des Moghols, les Bourbons
servirent les nawabs de Bhopal comme administrateurs.
“Je me considère comme indien, confie Balthazar. La seule chose que j’ai
d’extraordinaire, ce sont mes origines mais c’est sans importance.” Alisha,
sa femme d’origine italienne, dirige le collège Bourbon, qui enseigne
le sanskrit et le hindi mais pas le français. Elle porte le sari ou le salwar
kameez. “Si j’ai des traces de France, c’est peut-être dans mon sang”, déclare
Balthazar en riant. Sa bibliothèque personnelle compte une Histoire
des Bourbons écrite par son défunt père, Salvador II. Songe-t-il à revendiquer la couronne ? Les Bourbon ont déjà récupéré le trône une fois,
après la chute de Napoléon, mais Balthazar préfère raconter sa
première visite au château de Versailles, il y a quelques années.
Les gardes en sont restés bouche bée quand son compagnon
francophone leur a expliqué que les ancêtres de cet homme à la tête
d’Indien avaient jadis vécu ici. “Tout d’un coup, se souvient Balthazar,
le responsable, tout ému, m’a dit : ‘Monsieur, c’est trop triste de voir
un Bourbon rester dehors. Je vous en prie, entrez.’ Et j’ai exploré le
splendide univers de mes ancêtres.”
The Telegraph (extraits), Calcutta
Teatnoi
L
Tuer pour manger
rois policiers en civil ont arraché un homard à une mort certaine. Le crustacé devait
périr sur scène au Teatro I de Milan. L’objectif du metteur en scène argentin Rodrigo García
– dénoncer l’hypocrisie et la cruauté du monde contemporain – n’a pas convaincu les forces
de l’ordre intervenues à la demande des associations de défense des animaux. “Je n’ai jamais
vu personne tuer pour manger. Normalement, les choses se trouvent déjà mortes. On va au supermarché et on vous les donne emballées, mortes. Nous faisons tous des choses pour nous procurer de l’argent
et le troquer contre des cadavres”, argue le metteur en scène de Accidens - Matar para comer (Tuer
pour manger). “Il faut beaucoup d’imagination pour trembler face à l’idée de la mort en ouvrant
une boîte de boulettes de viande aux petits pois dans sa cuisine.” Sauvé le soir de la première, le homard
a néanmoins rendu l’âme à la représentation suivante.
(Il Giornale, Milan)
T
Champagne,
caviar, macchabée ?
Faire des milliers de kilomètres à côté d’un cadavre
Q.I.
LU SUR LE SITE INTERNET
DU QUOTIDIEN EL PAÍS :
quand on s’est fendu d’un billet de première classe, c’est
agaçant. Paul Trinder s’était assoupi à bord du vol New Delhi-Londres
de British Airways quand les stewards ont installé à ses côtés une voisine
peu loquace. “Au début […], j’ai cru qu’elle dormait. Mais, chaque fois qu’il
y avait des turbulences, elle glissait sous sa ceinture de sécurité et son corps
bougeait avec l’avion sans qu’elle réagisse.” La dame, prise de malaise, avait rendu
l’âme en classe économique trois heures après le décollage. Installée post mortem en première classe, la défunte fut bientôt rejointe par sa fille, qui sanglota
lamentablement jusqu’à Heathrow. “Je passais mon temps à me dire : et quand
je pense que j’ai payé 3 000 livres pour ça”, confie Paul Trinder, qui a demandé
le remboursement de son billet. Sur 36 millions de passagers qui empruntent ses lignes chaque année, environ 10 meurent au cours du vol,
indique British Airways.
(The Times, Londres)
ERRATUM
La brève intitulée
“Bush est le président
qui a le quotient intellectuel le plus faible
de ces soixante dernières années” a été
rédigée à partir
d’une dépêche
de l’agence EFE.
Celle-ci a ultér ieurement démenti l’information
en réalisant qu’elle
était erronée.
ELPAIS.com a retiré
la nouvelle et s’excuse
auprès de ses lecteurs.
*En français dans le texte
Communication
es milliers de banlieusards suédois ont reçu une convocation des services de police rédigée
en ces termes : “Nous vous demandons de vous présenter avant le 15 mars 2007 sur www.polisen.se.Vous n’avez encore rien fait, mais nous souhaitons que vous déposiez votre candidature à la
formation de policier. Pour nous, votre expérience de banlieusard est inestimable […].” Les destinataires de cette missive rédigée “avec amour et chaleur” ont été sélectionnés au hasard en fonction de leur tranche d’âge (19-25 ans) et de leur code postal. La police suédoise espère ainsi
recruter davantage de jeunes issus de l’immigration.
(Dagens Nyheter, Stockholm ; Sydsvenskan, Malmö)
D
Au poil
Les coiffeurs mécréants, les coupes que la religion réprouve, c’est fini. Des prédicateurs et religieux saoudiens ont ouvert des salons de coiffure islamiques de prestige à Djeddah et Khobar. A Hufhuf, Fahd garanSipa
tit la “coupe de la rectitude” : il ne touche pas un poil de barbe, bannit les coiffures prohibées et verse
10 % de ses revenus aux pauvres et aux nécessiteux, indique le quotidien saoudien Al-Watan.
COURRIER INTERNATIONAL N° 855
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DU 22 AU 28 MA RS 2007