La Perdrix Blanche (texte)

Transcription

La Perdrix Blanche (texte)
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La perdrix blanche
1.
En haut de la pente neigeuse, bien planté sur ses skis, Kiell Ericson ajuste lentement son
fusil à répétition. Il a planté ses deux bâtons et ne tient plus que sur ses skis écartés. Pour
assurer son équilibre et ne pas être renversé par le coup de feu, il est légèrement sur ses
carres, c’est-à-dire que le bord de ses skis s’enfonce un peu dans la neige, en travers de la
pente.
2.
C’est de la neige de printemps, de la poudreuse. Le soleil du mois de mai alternant avec
le gel de la nuit a formé à la surface une croûte un peu verglacée. Mais elle crève comme du
sucre glace à la surface d’un gâteau et, en dessous, c’est de la poudreuse. Il y en a au moins
deux mètres d’épaisseur. Et la pente est exposée au sud.
3.
Kiell a vingt-deux ans, il est Norvégien et connaît bien la neige. Il ne descend jamais une
pente poudreuse exposée au soleil en plein mois de mai : les risques d’avalanches sont trop
grands. C’est pourquoi il est resté en haut, bien que les deux perdrix blanches soient beaucoup plus bas, à quarante mètres au moins.
4.
C’est grâce à ses lunettes de soleil anti-ultraviolets qu’il a pu les repérer. Kiell Ericson
adore chasser la perdrix des neiges, dont les plumes deviennent blanches en hiver. Il en a
déjà trois dans son sac. S’il touche une de ces deux-là, ce sera un beau coup. Si l’autre
s’envole, il tentera le doublé avec son fusil à double canon.
5.
Kiell Ericson prend sa mitaine entre ses dents pour pouvoir introduire son doigt dans le
pontet. Il respire lentement à fond, bloque sa respiration, et tire. Une fois, deux fois. Les
détonations se répercutent bizarrement, comme si elles ricochaient, cinq ou six cents
mètres plus bas, sur la surface gelée du lac. Sous les skis de Kiell Ericson, la neige se
dérobe. D’abord au ralenti, puis, en moins de cinq ou six secondes, il disparaît dans une
avalanche.
6.
Quand le jeune Ericson se sent entraîné, il se dit : « Imbécile… Je le savais ! On ne tire pas
sur une pente poudreuse ! » Il se dit cela et il culbute avec ses skis, son fusil et son sac
tyrolien sur le dos. Puis l’avalanche le recouvre et il s’évanouit.
7.
Quand il se réveille, d’abord il ne comprend pas. Il se dit : « Mon petit Kiell, tu as une
sacrée veine. Tu devrais te retrouver sous la neige et tu es à plat ventre dessus. Quand même,
ça te servira de leçon. » Ensuite, il ouvre les yeux et ne voit rien. Il se dit : « C’est la nuit, je
suis resté évanoui longtemps. Voyons si je n’ai rien de cassé. Mes bras et mes jambes sont
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repliés d’une drôle de façon. » Il prend appui sur ses bras pour se relever. Du moins, il
essaie. Et il ne peut bouger les bras, ni le corps, ni même relever la tête. Alors, il comprend :
« Je ne suis pas sur la neige, je suis dessous ! »
8.
Et il lui prend une abominable panique. Son corps se tend, se crispe. Il essaie de
soulever la neige au-dessus de lui. En vain. Il lui vient la rage de la peur, il ouvre la bouche
et se met à hurler. Il s’entend comme dans une ouate. Il a les oreilles emprisonnées dans la
neige, comme tout le reste d’ailleurs.
9.
Son hurlement s’arrête net. D’abord, parce qu’il a honte de lui. Ensuite, parce qu’il se
dit : « Si je commence à paniquer, je suis fichu. Ce n’est pas le moment de crier. C’est le
moment de réfléchir. Je ne peux pas bouger. C’est affolant. Je suis sur le ventre, avec une
jambe tordue en travers de l’autre. J’ai l’impression que mes skis sont croisés, ça me fait un
mal de chien. Je ne peux pas bouger les jambes pour les sentir, mais j’ai forcément les skis en
croix. L’un d’eux doit être planté presque verticalement, l’autre un peu à plat, puisque je me
sens la cheville tordue. Ça, c’est embêtant… très embêtant, parce que si j’arrive à creuser la
neige avec mes doigts… au fait, oui je peux bouger les doigts. La neige est poudreuse. Je vais
peut-être parvenir à creuser une petite cavité autour de mes mains. Mais comment faire pour
mes jambes ? Ces bon Dieu de lanières de cuir qui retiennent les skis à mes bottes, je ne parviendrai jamais à les défaire ! »
10.
Kiell porte de longues bottes bourrées de foin. Ça empêche la neige d’entrer et ça fait
isolation. Comme ça ses pieds restent au chaud. Cela semble un avantage, pourtant ça ne
l’est pas. Mais ça, il ne peut pas le savoir pour l’instant…
11.
Et son monologue reprend : « Devant la bouche j’ai un petit vide. C’est mon haleine qui a
fait fondre un peu la neige. Si je pouvais la faire fondre un peu plus… »
12.
Kiell Ericson essaie de rejeter plusieurs fois son haleine en retroussant les lèvres,
comme on fait quand on veut réchauffer ses mains. Mais il abandonne vite : il respire trop
mal.
13.
« Bon, essayons autre chose. Il faut que je trouve la bonne manœuvre pendant que j’ai
encore des forces. Sinon, on va retrouver mon cadavre au printemps, comme celui du gros
Matson qu’on a retrouvé tout amaigri. C’était la preuve qu’il avait respiré longtemps sous la
neige. Il avait dû tenir plusieurs jours. D’abord, je vais essayer de creuser avec mes mains.
Mais je ne peux de la main droite, puisque mon bras est coincé sous moi. Donc, avec ma main
gauche, avant qu’elle ne gèle. »
14.
Pendant des heures, luttant contre la neige qui se tasse à mesure qu’il veut la repousser,
Kiell fait progresser sa main gauche, comme une taupe, en direction de sa main droite.
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Quand il arrive enfin à faire toucher ses deux mains, il est épuisé et il a faim. Il pense : « J’ai
trois perdrix blanches dans mon sac, sur mon dos. Dans les poches du sac, j’ai aussi des allumettes et une bougie, du fil et une aiguille. Et j’ai mon couteau à ma ceinture. Ça pourrait
peut-être me servir. Mais comment ? En tout cas, les perdrix, je les mangerai crues. Elles sont
au frigo, comme moi ! Mais comment dégager suffisamment mes bras, mes épaules et le sac
tyrolien ? Kiell, si tu ne te tires pas de là par toi-même, tu es fichu. Tu es à dix-huit kilomètres
du village. Ils ne te chercheront pas avant demain. Au fait, combien de temps suis-je resté
évanoui ? C’est peut-être déjà la nuit au-dessus. Si je pouvais seulement voir ma montre… »
15.
Kiell Ericson roule ainsi de sombres pensées puis il s’endort. Quand il se réveille, il a une
surprise : la chaleur de son corps a fait fondre la neige autour de lui ! Pas beaucoup, mais
ça lui suffit pour bouger un peu les épaules et les bras, et aussi pour relever un peu la tête.
Il veut aussi bouger les jambes, mais pas moyen : la neige n'a pas fondu autour à cause du
foin dans les bottes qui fait isolation thermique. Elle a fondu un peu autour des cuisses,
jusqu’aux genoux. Elle a résisté à partir des bottes. C’est d’autant plus grave qu’elle s’est
tassée partout ailleurs. Le haut du corps de Kiell Ericson s’est donc un peu enfoncé.
Maintenant, son torse et sa tête sont plus bas que ses jambes, toujours croisées. « Je ne sens
plus ni mes jambes ni mes pieds. Je suis bon pour les pieds gelés. Si j’avais les pieds nus, la
neige aurait fondu autour et j’aurais pu les remuer. J’aurais pu me retrouver accroupi et
creuser la neige au-dessus de moi. Au lieu de ça, je ne peux même pas me retourner sur le
ventre et je suis descendu d’au moins trente centimètres ! Je n’arrive même plus à toucher
mon plafond de neige de la main !
16.
Alors qu’il essaie toujours de creuser avec sa main, Kiell touche une branche. Qu’est-ce
que ça peut bien me donner comme idée, cette branche d’osier que je touche du doigt ?
Imbécile ! Bien sûr que ça me donne une idée… » Il entreprend de dégager et de tirer à lui la
branche d’osier emprisonnée dans la neige. En fait, elle prend racine un peu plus bas et
monte plus haut que lui, mais en biais. Il a fallu que la neige fonde suffisamment sous lui,
en cinq jours, pour que sa main finisse par en toucher la base. Il la coupe avec son couteau.
Comme elle est souple, il réussit à la tirer en la remontant, ployée vers lui. Et pour la même
raison, il réussit à retourner la base de la petite branche vers le haut et à la pousser
verticalement. Elle fait plus d’un mètre de long. En donnant des petits coups, en la
tournant, il perce peu à peu la neige, puis finit par la percer. Il redescend la tige et, aussitôt,
il a deux résultats : il respire mieux et il aperçoit une étoile. À condition de bien tordre le
cou, puisqu’il est toujours à plat ventre, incliné vers le bas.
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Il pense : « Maintenant, je vais mourir en regardant une étoile ! Je ne peux pas agrandir le
trou avec ma baguette et ça ne me décoince pas les jambes. Je ne vois pas ce que je peux faire
d’autre. »
18.
Trois jours plus tard, on le retrouve et on le dégage à la pelle.
19.
Avant de renoncer et de s’évanouir, il avait eu une idée : il s’était souvenu que ses deux
tickets de cinéma étaient rouges. Il avait fendu la base de la baguette d’osier avec son
couteau, y avait inséré la facture du restaurant comme un petit drapeau. Il avait même
ligaturé la fente avec son fil à repriser. Et il avait remonté la baguette et la facture de
papier à en-tête rouge, qui dépassait la surface de la neige de cinq centimètres à peine. Un
sauveteur l’avait aperçue à la jumelle.
20.
Kiell Ericson avait survécu huit jours dans sa tombe de neige ! À l’hôpital, il raconte son
interminable monologue. Il en sort sur une chaise roulante, amputé des deux pieds. Un
journaliste d’Oslo lui pose cette question :
21.
– Pendant huit jours dans ce cercueil de neige, vous n’avez pas paniqué une seule fois ?
22.
Il lui répond :
23.
– J’ai paniqué tout du long ! Mais j’ai finalement réussi à organiser ma panique.
24.
– Et que représentent maintenant pour vous ces huit jours au-delà du monde ?
25.
– Ça représente pour moi ce qu’une perdrix blanche peut éprouver avant de mourir. Je
n’en tuerai plus jamais.
Pierre Bellemare et
Jacques Antoine
Les aventuriers
Éditions Fayard