Brochure de l`événement
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Brochure de l`événement
www.aljb.lu MOT DU PRÉSIDENT Chers Membres, Chers Amis, Voici déjà 30 ans qu’un petit groupe d’amis, 19 exactement, décidèrent de créer l’ALJB. Juristes de banques, ils étaient convaincus de l’intérêt de se rencontrer pour partager leurs expériences, mettre en commun leurs idées, réfléchir ensemble à l’évolution de l’environnement législatif et réglementaire. Ils avaient compris qu’au-delà du cercle somme toute restreint de leurs maisons respectives, ils avaient plus à gagner dans ce partage que dans un égoïsme stérile aux allures de saine concurrence. Ils avaient perçu qu’il allait également de l’intérêt même de la Place financière, encore toute jeune à l’époque, d’unir leurs efforts pour mieux la servir. Ainsi posèrent-ils le 2 avril 1982 les mots fondateurs de notre Association : « L’association a pour objet de favoriser l’étude et la connaissance du droit bancaire et financier. Elle se propose notamment de promouvoir la communication et l’échange d’idées entre ses membres par des rencontres régulières, d’organiser des conférences et débats, de publier des articles et ouvrages traitant de problèmes juridiques intéressant le secteur bancaire et financier et de suivre les évolutions législatives et réglementaires luxembourgeoises. » 1982-2012 : 30 ans sont passés et l’ALJB est toujours là, avec aujourd’hui plus de 750 membres, non seulement juristes de banque, mais aussi avocats, notaires, réviseurs, universitaires et tous ceux que leur profession, pour ne pas dire leur passion, rassemble autour du droit bancaire et financier. L’Association ne serait pas aujourd’hui ce qu’elle est devenue sans le soutien permanent de ses membres, sans l’engouement de ses Présidents successifs qui ont su lui imprimer son style, sans le dévouement de ces juristes bénévoles qui au fil des années ont composé son Conseil d’administration et donné de leur temps et de leur énergie pour la conduire et la développer ainsi. Qu’ils en soient tous remerciés. L’ALJB a certes évolué, mais l’esprit est resté le même : créer des liens, étudier ensemble, contribuer à la réflexion scientifique, promouvoir le droit bancaire et financier au service de la Place de Luxembourg. Grâce à cette amitié, forte de cette convivialité qui la caractérise, L’ALJB poursuit avec détermination ses objectifs : conférences, déjeuners-débats, publications ponctuelles, recueils « anniversaire », collection de droit bancaire et financier, prix destiné aux jeunes juristes. Au travers de son site, où chacun peut trouver les coordonnées de ses pairs, suivre les événements qu’elle organise et consulter ses publications, elle permet à tous d’échanger et de se rencontrer. Aussi nombreux soient toutefois les projets, l’Association a une règle d’or : construire sereinement et durablement. Et ce n’est pas son Bulletin Droit & Banque, première pierre de cet édifice que nous honorons aujourd’hui, qui la contredira. Son 50ème numéro paraîtra prochainement. Dans la tradition de ses soirées amicales et pour célébrer ce trentenaire que nous fait l’honneur d’introduire M. Jean GUILL, Directeur Général de la Commission de surveillance du secteur financier, l’ALJB a choisi d’inviter trois orateurs de marque. Un thème : « Le banquier, le juriste et l’argent », un débat, une réflexion profonde sur un environnement quotidien … et parfois si controversé ! Bonne soirée à tous ! Bien cordialement Philippe Bourin 3 LE BANQUIER, LE JURISTE ET L’ARGENT 18 octobre 2012, Centre Culturel de Rencontre Abbaye de Neumünster PROGRAMME DE LA SOIRÉE 17.30 Accueil des invités 17.50 Allocution et mot de bienvenue par Monsieur Jean Guill, Directeur général de la Commission de Surveillance du Secteur Financier et Monsieur Philippe Bourin, Président de l’ALJB 18.15 Conférence sur le thème “Le Banquier, le Juriste et l’Argent” animée par Monsieur Philippe Bourin, Président de l’ALJB Avec la participation de - Monsieur Jean-Jacques Rommes, Chief Executive Officer de l’Association des Banques et Banquiers, Luxembourg (ABBL) - Monsieur Antoine Gentier, Professeur de sciences économiques à l’Université Aix-Marseille - Monsieur Christiaan Hendrik Doude Van Troostwijk, Docteur en philosophie 19.30 Cocktail dînatoire 5 LE BANQUIER, LE JURISTE ET L’ARGENT Discours à la soirée du 18 octobre 2012 à l’occasion du 30e anniversaire de l’ALJB Monsieur Jean-Jacques Rommes, Chief Executive Officer de l’Association des Banques et Banquiers, Luxembourg (ABBL) On me demande parler de l’argent. Pas de toutes ses facettes, non. On me demande d’y porter le regard du banquier. Cela semble très logique. Après tout, le banquier et l’argent forment un couple uni. Si tout un chacun comprend aisément qu’il n’y a guère de banque sans argent, l’argent sans les banques s’imagine a priori plus aisément. Car les fonctions essentielles de l’argent, unité de compte, moyen de payement et thésaurisation, étaient requises bien avant que l’on ait inventé la banque. Je passerai très vite sur les chapitres de l’histoire où l’argent n’était pas abstrait et guère fongible. A côté de sa rareté, la qualité essentielle de l’argent est sa fongibilité. C’est largement pour cela qu’on l’a inventé même. Le sel, le blé et les pierres précieuses ne donnaient plus satisfaction, car justement, malgré leur qualité d’éléments limités en quantité, ils n’offraient pas la fongibilité que garantissaient les métaux précieux. Ces derniers, à leur tour se sont avérés difficile et risqué à stocker ou à transporter. Ainsi naît la banque, parce qu’on y a mis les métaux précieux. Et la banque, à son tour, émet en contrepartie des titres de créance qu’on appelle des billets de banque qui naissent donc comme substitut pratique des monnaies métalliques. Ainsi, l’argent métallique crée la banque qui elle-même donne naissance à un argent nouveau sous forme de billets. La très grande partie de cet argent a aujourd’hui retrouvé la banque par un dépôt dans un contenant bien pratique: le compte en banque. Bien que chaque client soit sûr de pouvoir récupérer à volonté son dépôt, en réalité, la banque aura vite fait de le réinjecter dans l’économie par le crédit. Il s’en suit qu’en pratique la plus grande partie de la monnaie est une dette sur les institutions financières dont on demande rarement le remboursement en totalité et en même temps. Si on le faisait, les crédits ne sauraient être remboursés à la même vitesse et le système s’écroulerait. Pour notre génération, cette hypothèse était de pure fantaisie, refoulée dans les livres d’histoire jusqu’en automne 2008 ou nous avons vécu à quel point un système qui repose sur la seule confiance peut être fragile. Force est de constater que les rapports de l’argent et de la banque sont d’une certaine complexité, notamment parce qu’une réflexion détachée à leur égard amène vite vers des sommets d’abstraction. Ainsi, nous l’avons déjà dit, l’argent est d’abord un instrument de mesure d’une valeur, une unité de compte donc. C’est un moyen de payement ensuite. Et puis, nous l’utilisons pour thésauriser nos richesses. L’unité de compte d’abord : A partir du moment où l’argent de papier est délié de tout support de métal précieux – c’est à dire au plus tard après les accords de Bretton-Woods – l’argent devient une abstraction totale sous la forme de monnaie fiduciaire, garantie uniquement par l’Etat. Pour que l’argent existe, il est désormais nécessaire et suffisant de croire en l’Etat souverain qui l’émet et dans la solvabilité de la banque où on le dépose. On parle donc maintenant de monnaie fiduciaire : le mot fiduciaire signifiant « confiance », fiducia en latin. Le métal précieux, supposé avoir une valeur réelle, est maintenant remplacée par la seule confiance. Enfants, nous avons appris que les nombres sont un raccourci bien utile. Au lieu de dire « un arbre, un arbre et arbre », il est plus commode de dire « trois arbres ». Parler de « trois arbres », nous donne l’impression d’évoquer quelque chose de bien concret. Pourtant nous venons d’entrer dans le monde abstrait des mathématiques. Le nombre « 3 », sans une unité concrète, n’est rien qu’une idée mathématique, une fiction de l’esprit, détachée semble-t-il de la réalité. Il ne redevient concret que si nous lui attribuons une unité. Évidemment, cela ne doit par être l’arbre, cela peut être des pierres, des êtres humains, des molécules d’ADN, pourquoi pas. Ainsi, l’unité de compte « Euro » a été créée « de toutes pièces » par un groupe d’êtres humains réunis sous forme d’Etats souverains. C’est une pure construction légale. Le groupe de personnes qui s’en sert doit être d’accord à lui accorder une valeur et c’est là sa seule valeur. Ainsi, lorsque nous parlons de « trois $ » ou « 3 € », cela nous semble très concret. Le nombre nous sert à compter nos euros. Apparemment revenu dans le monde réel, nous n’avons plus peur des nombres maintenant… au moins aussi longtemps que les sommes en jeu restent au niveau de ce qui peut être concret pour nous. Ainsi la 7 dette actuelle des Etats-Unis d’Amérique est de 16 mille milliards de $. Là, nous ne savons plus ce que c’est. Nous sommes reparti dans le virtuel. Mais, oublions cela pour l’instant ! Pourtant, l’Euro n’est pas un arbre, ni une molécule. Il est bien utile en tant qu’unité de compte, il n’en devient pas plus concret. Il permet surtout de distinguer entre des valeurs relatives : 3 euros, cela vaut 3 fois plus qu’un Euro. Et il faut 1,3 $ pour obtenir 1 €. Nous avons dit que ce sont les personnes qui se servent d’une monnaie qui lui donne sa seule et unique valeur. C’est ce qui permet à tout un chacun de l’utiliser comme unité de payement. C’est là que « les autres » interviennent. En matière d’argent, les autres sont essentiels. Ils sont mes coreligionnaires. Comme l’argent n’existe que par une croyance commune, l’argent sans les autres n’est rien. Je ne peux pas manger mon argent – et encore moins mon compte en banque. L’argent est une croyance que je dois partager avec les autres. Car, tout en étant d’une abstraction totale, l’argent me permet de l’utiliser comme une créance contre les autres à condition qu’ils partagent la même croyance. Avec mon argent, je peux obtenir qu’ils me donnent des valeurs réelles ou qu’ils travaillent pour moi. Dans son ouvrage classique « La philosophie et l’argent », Georg Simmel explique que « L’argent est le moyen et l’expression de la relation et de la dépendance réciproques des hommes. » En d’autres termes, l’argent est un pouvoir sur les autres, aussi longtemps que les autres acceptent cette convention et reconnaissent le pouvoir que l’argent me confère. Moyen de thésaurisation ensuite : L’argent doit me permettre de conserver une valeur. Essayez de conserver une pomme pendant six mois! A défaut pour le fruit d’avoir été congelée ou séchée, vous ne le mangerez plus. Mais si vous vendez la pomme, vous espérez bien pouvoir, avec l’argent retiré de la vente, en racheter une autre dans six mois dans un état de fraicheur irréprochable. 8 C’est tout le débat des pensions. Ainsi, on oppose quasi idéologiquement les systèmes de pension par répartition aux systèmes par capitalisation. On nous dit que dans les premiers, mes enfants devront payer ma pension. Certains m’accuseraient même de repousser la charge de ma rente future sur mes enfants. Je les oblige en quelque sorte de devoir cueillir pour moi la pomme pour mes vieux jours. Et c’est vrai. C’est ce que je fais dans un système par répartition. Dans les systèmes par capitalisation, par contre, je suis censé épargner dès aujourd’hui, l’argent que je veux dépenser, une fois que je serai vieillard. Mais malheureusement, ce n’est pas vraiment vrai. En fait, dans un système de capitalisation aussi, je ferai cueillir la pomme par mes enfants et mes petits enfants. La différence est dans les flux d’argent, même si par ailleurs tout reste constant - à savoir en l’occurrence mon besoin de manger dans un futur lointain dans lequel je serai physiquement incapable de cueillir des pommes. J’espère vous avoir convaincu jusqu’ici que la notion de, disons 10.000 € est un concept purement cérébral qui doit l’entièreté de son contenu au crédit que lui accorde les humains qui l’utilisent. Mais comme je l’ai déjà dit, cette notion, aussi abstraite soit-elle, ne saurait vivre aujourd’hui sans une autre abstraction, la banque justement. La banque est d’abord de nos jours une personne dite « personne morale ». Je note au passage, ce que vous savez tous, c’est que toutes les personnes morales aussi ne sont que des conventions, et donc des constructions de l’esprit. C’est tout le charme et la difficulté du droit de n’être qu’une construction de l’esprit. C’est sûr que le citoyen lambda croit que des notions comme par exemple « la propriété » d’une chose correspond à une vérité bien réelle. Mais le juriste sait bien que ce n’est que du vent aussi longtemps que l’intelligence humaine ne donne pas une vie concrète à une telle notion. Le juriste, lorsqu’il explique au non initié quel peut être la différence fondamentale entre par exemple la propriété d’une chose et la possession d’une chose ne peut pas ne pas se rendre compte que son univers est une pure vue de l’esprit. Là encore, le truc, pour que cela marche, c’est que ce soit une vue de l’esprit partagée par le plus grand nombre des autres humains. Mais revenons à la banque, cette personne morale – donc par définition non physique – dont l’objet est, semble-t-il de s’approprier les 10.000 € dont son client lui aussi s’estime toujours propriétaire. C’est la banque qui donne à l’argent non fiduciaire sa seule matérialité. La banque est à l’argent ce que le contenant est au contenu, elle est, si vous me permettez un peu de romantisme, ce que cœur est au sang - avec les banques centrales dans le rôle de la moelle osseuse. La banque est donc la pompe de toute l’économie, celle sans qui rien ne va. L’argent est son outil et son objet. En réalité, nos économies développées ont trois circuits sanguins indispensables sans lesquels elles s’écrouleraient du jour au lendemain pour nous renvoyer au moyen âge. Le premier c’est l’énergie, le second c’est l’argent, depuis peu s’est ajouté le circuit des technologies de l’information. Chacun comprendra ce qu’il arrive si on coupe d’une seconde à l’autre l’énergie au monde occidental. Le résultat serait passablement le même si on coupait d’un moment à l’autre le circuit financier. Or, le circuit financier passe par les banques et par les lignes interbancaires entre elles. A défaut de fonctionnement de ce système, nos économies ne peuvent pas vivre. Comment est-il alors possible qu’aujourd’hui la réputation des métiers de l’argent soit au plus bas. Est-ce que les raisons contemporaines bien connues suffisent à expliquer cette condition défavorable ? En fait, la réputation des métiers de l’argent n’a jamais été vraiment bonne. L’argent est aussi une sorte de mal fongible, un « Satan » matérialisé sur terre. A voir les sept péchés capitaux identifiés par l’Eglise catholique à savoir, l›avarice, l›envie, l›orgueil, la paresse, la gourmandise, la luxure et la colère - il n’y a guère que la dernière qui ne soit soluble dans l’argent. La colère justement ! Elle évoque celle que Jésus a piquée en chassant du temple de Dieu les marchands et plus particulièrement les changeurs d’argent. Si le rôle social de l’argent comme instrument des échanges commerciaux est depuis toujours reconnu comme utile, le commerce de l’argent a souvent été vu avec dédain. Pendant au moins tout le Moyen-Âge, mais aussi durant la Renaissance, une telle activité était laissée à ceux vivant en marge de la communauté, les juifs constituant l’exemple le plus connu. Et jusqu’à aujourd’hui, on ne paie ni ne se fait payer l’intérêt par ses amis. On essaye de respecter le dicton selon lequel « les bons comptes font les bons amis ». L’argent se traite de préférence avec des gens qui sont indifférents à notre encontre et dont le sort nous indiffère en retour. Parce que l’argent dépersonnalise, il est le contraire à la fois de l’amour et de la haine, il ne connaît pas d’idéal, pas d’honneur et, dit-on, pas d’odeur. Il est le symbole aussi de la traîtrise, celle que l’on déteste plus encore que ses ennemis. Mais ce n’est pas toute la vérité. Car l’argent n’a pas d’humeur non plus: il est le signe d’une certaine rationalité et cette qualité lui a permis d’accompagner l’émancipation de la bourgeoisie au XVIIIe siècle. En fait, même les adversaires idéologiques les plus féroces de l’argent et de l’industrie financière, admettent que l’invention de l’argent est un progrès immense et que l’on ne saurait se passer de lui. Même Che Guevara a dû se résoudre à un moment donné de sa carrière de révolutionnaire professionnel de prendre le rôle de gouverneur de banque centrale. Antoine Gentier m’a d’ailleurs rendu attentif au fait que le Che ne fut pas le meilleur gouverneur de banque centrale de l’Histoire, puisqu’il a réussi à mettre en faillite celle de Cuba. « Certes l’activité bancaire est une activité commerciale et il ne saurait en être fait abstraction, dans l’intérêt même de la solvabilité de la banque et de la sécurité qu’elle offre. La banque cependant représente un rouage à ce point important dans le fonctionnement de l’économie que les règles de déontologie qui s’imposent à toute profession s’en trouvent élevées à un degré supérieur, en quelque sorte sublimées, par l’importance économique de la fonction bancaire et des responsabilités particulières qui en découlent vis-à-vis de la collectivité ». C’est ainsi que l’ancien directeur des affaires juridiques de l’Association Belge des Banques, Jean Pardon, décrit le fondement et la valeur de la déontologie bancaire classique. Il s’agit bien là de l’honneur du banquier qui consiste à être socialement indispensable, solide et solvable et d’une honnêteté à la hauteur de l’importance économique de sa fonction. Car le métier bancaire est depuis toujours aussi celui qui consiste à faire confiance et à en inspirer. La loi bancaire luxembourgeoise exige de la part de l’établissement bancaire de jouir d’un crédit suffisant. Il est certainement permis de dépasser l’intention des rédacteurs et de voir dans cette exigence un écho lointain de l’étymologie du terme de crédit pour se rappeler qu’il s’agit aussi de confiance, voire de considération. Crédit, crédibilité, solvabilité, confiance, discrétion, honorabilité, tels sont les maîtres mots de la morale traditionnelle bancaire. Cet honneur là dépasse les clients et touche l’attitude que l’on peut avoir vis-à-vis de ses concurrents et surtout le sentiment d’avoir une responsabilité envers la communauté. Si le banquier n’est plus à la hauteur pour mériter ce respect là, il ne peut, à terme, inspirer la confiance, ce sentiment qui sert à lui tout seul à coller et à maintenir le système monétaire et financier dans son ensemble. Et la banque est à la micro-économie, ce que « le système financier » est à la macro-économie. Il en résulte que le système financier international est le porteur de tous les rapports économiques entre les acteurs de toutes natures : Etats souverains, grandes entreprises, systèmes sociaux. A partir du moment que certains 9 LE BANQUIER, LE JURISTE ET L’ARGENT Discours à la soirée du 18 octobre 2012 à l’occasion du 30e anniversaire de l’ALJB groupes produisent plus qu’ils ne consomment et d’autres consomment plus qu’ils ne produisent, le système financier devient le contenant de tous ces déséquilibres. Car les flux de capitaux sont en réalité les reflets des disparités dans l’épargne. C’est le système financier et ses acteurs, les banques, qui permettent que des déséquilibres provisoires soient possibles et c’est lui qui craque lorsque les déséquilibres ne peuvent se résorber. Le sort et le métier des banques est donc d’être le siège et le gestionnaire de déséquilibres, mais aussi d’en être la victime si ces déséquilibres s’emballent. Dans ce cas, l’unité monétaire est l’étalon de mesure du stress créé. C’est alors que les débiteurs du système se révoltent. Nous avons dit que l’argent est l’expression de la relation et de la dépendance réciproques des hommes. Ceux qui se sentent asservis par cette distribution des pouvoirs, ne peuvent, ni ne veulent payer la dette que le système comptabilise à leur nom. Nous sommes alors en crise financière aigue. La pression sur les acteurs financiers devient alors économique, politique, réglementaire et morale à la fois. Et c’est là où nous sommes aujourd’hui. Dans une telle situation, l’envie du public de tuer les banques monte comme la moutarde au nez. La politique le ferait volontiers d’ailleurs et annonce publiquement, tous les jours à nouveau, qu’elle va le faire. Elle rêve alors de banques qui font des crédits sans risques et de titres de créances négociables sans spéculation. Est-ce dire que les financiers n’ont fait que leur métier et qu’ils peuvent rester passifs devant le fait que le système ne survit actuellement qu’avec l’aide des Etats ? Certes non. Nous avons dit que le métier bancaire consistait à donner et à inspirer la confiance et justement, ce métier là, les banques ne le font plus. Elles ne se font même plus confiance mutuellement. Elles ne font plus confiance aux Etats dont elles dépendent cependant cruellement. Et leur réputation, au moins collective, est au plus bas. Cela est quelques fois très injuste - je cite l’exemple de l’attitude des banques dans le cadre de la crise de la dette souveraine en Europe. Mais il est vrai que la banque d’investissement d’inspiration anglo-saxonne s’est émancipée de l’économie dite réelle en inventant des instruments techniques de marchés qui dépassent non seulement les clients, mais aussi les autorités publiques et trop souvent les dirigeants de banques euxmêmes. Il est vrai aussi que les marchés financiers brassent des sommes énormes et les risques avec lesquels ils jonglent sont aussi des dangers pour le reste de l’économie. Et finalement, il est devenu indéniable que le système a créé des risques dans l’espoir d’engranger les profits conséquents, mais qu’il n’a pas été capable d’en supporter les pertes. En conclusion, la banque et l’argent sont un couple d’une énorme efficacité économique, mais leur valse est entièrement due à une abstraction qui est maintenue grâce à une croyance commune dans son fonctionnement. Ce système dépasse évidemment la pure illusion, puisqu’il a des conséquences réelles très considérables. Mais son mortier est la confiance et quiconque se permet de l’ébranler doit être qualifié d’irresponsable. Actuellement, les irresponsables ne manquent pas : la politique, les médias et l’industrie financière elle-même en produisent tous les jours au point de désabuser quelquefois le lobbyiste bancaire que je suis. A la longue, la confiance ne peut pas rester suspendue aux seules banques centrales, tel que c’est actuellement le cas. La collectivité doit retrouver le sentiment que le système bancaire et financier est soumis à des règles qui sont, dans tous les sens du terme, respectées. Cela n’est pas simple, car la globalité du système exige que sa règlementation aussi soit globale pour imposer un tel respect. Avant que nous n’en soyons là, je pense que les juristes de droit bancaire ne chômeront pas. Maudit argent ! Mais où est-il passé ? Monnaie marchandise, monnaie papier et monnaie électronique : quelques perspectives sur la dématérialisation de la monnaie Monsieur Antoine Gentier, Professeur de sciences économiques Résumé Introduction nétaire des banques (financement d’effets de commerce par création monétaire) est analysée par les tenants de la Currency school comme étant l’origine du cycle économique. La croissance pour être soutenable doit être financée par de l’épargne préalable, et non par création monétaire. Les partisans de la Banking School pensent que l’origine de la crise est extérieure aux banques, les banques sont considérées comme neutres et ne font que répondre « aux besoins du commerce ». Ce n’était pas l’avis de Bastiat qui assimilait les billets de banques à des « chiffons de papier ». Cet article de Bastiat de 1849 avec l’analyse de JB Say sur la crise de 1825, la systématisation de Charles Coquelin (1848) sur le cycle, les débats britanniques entre la Currency School et Banking School2 vont forger chez les économistes français l’expression « fausse monnaie » pour qualifier les billets de banques3. La « fausse monnaie » du dix-neuvième siècle est devenue la monnaie du vingtième siècle, les banques centrales passant du statut de producteur de substituts monétaires à celui de producteur et de garant de la valeur de la monnaie. Cette monnaie étatique nationale (ou supra nationale dans le cas de l’Euro) subit aujourd’hui la concurrence de systèmes de paiements électroniques dont la valeur intrinsèque est encore plus négligeable que le papier. Le titre « Maudit argent ! » est un clin d’œil à l’article publié en 1849 par Frédéric Bastiat1 dans le Journal des économistes. Cet article a ouvert un débat sur la création monétaire des banques. La monnaie est jusqu’en 1914 assimilée par les économistes à une marchandise (l’or), et cette conception est partagée par une majorité écrasante d’économistes de nationalité comme d’obédience idéologique différente (Marx, Pareto, Peel, Jevons, JB Say, Bastiat, Molinari, Modeste, Cernuschi, Menger, Walras pour n’en citer que quelques uns). La création mo- Dans le cadre de cette présentation, il est intéressant de mettre en perspective la théorie monétaire avec les questions nouvelles posées par l’apparition des monnaies électroniques et des acteurs qui en sont à l’origine. La monnaie (l’argent) a pour principale fonction de réduire les coûts de transaction en permettant de transférer du pouvoir d’achat dans l’espace et le temps. La monnaie possède une utilité indirecte, elle n’est pas demandée pour elle même (sauf pour celui qui voudrait tapisser sa chambre avec des billets de banques) mais pour les Les systèmes de paiements sont soumis à des innovations de diverse nature. D’abord l’évolution technologique conduit à une modification des supports de paiement. La dématérialisation des paiements et leur format électronique permettent l’émergence d’autres méthodes de paiement comme le téléphone à côté de la traditionnelle carte de paiement. Cependant ces aspects techniques ne doivent pas cacher des ruptures plus fondamentales autour des stratégies menées par les sociétés commercialisant des systèmes de paiement électroniques. En effet, ces sociétés peuvent choisir des stratégies radicalement différentes. Certaines à l’image de PayPal proposent une innovation qui réduit les coûts de transaction par rapport aux moyens de paiement existants (rendant ainsi rentable les micro paiements internationaux) d’autres comme E-Gold développent des stratégies de rupture par rapport au système traditionnel. Le papier a pour but d’offrir une mise en perspective de l’évolution de la nature des paiements au regard de la théorie monétaire. 1 Bastiat F., « Maudit argent », Journal des Economistes, avril 1849, p. 1-20. 2 Voir par exemple Anna Schwartz (1987), Dowd (1992) ou White (1995). 10 3 Modeste (1867), parmi les débats sur le billet de banque, il est intéressant de souligner la position de Cernuschi (1866) qui expliquait que dans le cas de billets à cours libre, la meilleur manière d’empêcher la circulation des billets de banques était de permettre à tout le monde d’en émettre. 11 biens qu’elle permet d’acquérir. Une monnaie est d’autant plus utile que l’on peut obtenir avec les services et les biens produits par une large communauté (1 tonne d’or dans un désert n’est pas une richesse si vous ne pouvez pas l’échanger pour obtenir un service). L’acceptabilité et la liquidité de la monnaie sont les principaux fondements de son utilité. Cependant, sa capacité à conserver le pouvoir d’achat dans le temps (monnaie non inflationniste, monnaie saine) et /ou l’espace sont aussi des critères clés pour les utilisateurs de monnaie. Nous allons maintenant évoquer brièvement les caractéristiques de l’évolution des institutions monétaires et ensuite nous intéresser à l’apparition de la monnaie électronique. En matière monétaire, deux phénomènes sont à l’œuvre depuis 150 ans : - une étatisation croissante des systèmes monétaires - une dématérialisation des systèmes de paiements Ces deux phénomènes parfois convergent mais peuvent aussi fortement diverger. L’étatisation de la monnaie est un trait particulier des systèmes contemporains. En fait, la monnaie est une institution comparable au langage dont le but est de faciliter les échanges. L’échange sous forme de troc exige une double coïncidence des besoins, alors que la monnaie permet de séparer les actes de ventes et d’achat dans le temps et dans l’espace. Les sociétés humaines ont fait émerger des marchandises ou des symboles pour procéder comme moyen universel des échanges. Cette analyse que l’on doit à Carl Menger ([1871] 1981 et 1892) montre qu’au cours du temps une marchandise (Métal précieux, bétail, coquillages …) est sélectionnée par un processus d’apprentissage et de découverte. Cette émergence de la monnaie n’est pas le fruit d’une décision consciente d’un ou plusieurs individus mais la conséquence d’un usage qui s’établit progressivement aux cours des échanges et qui a pour conséquence qu’une marchandise acquiert le statut de monnaie. La demande de cette marchandise est alors double : elle est demandée pour des motifs industriels (fabrication de bijoux, ou de circuits électroniques) et en plus elle reçoit une demande pour des motifs monétaires. Les individus se portent acquéreurs de cette marchandise car ils anticipent qu’elle leur permettra d’acheter des biens et des services dans l’avenir. Au fur et à mesure du temps, une ou plusieurs marchandises vont acquérir le statut de monnaie. Dans ce processus, l’Etat n’a qu’un rôle marginal, simplement et éventuellement limité à l’autorisation de la circulation sur son territoire de telle ou telle devise. Cependant les Etats (et ce n’est pas spécifique à la situation de la zone Euro actuelle) ont souvent fait face à des difficultés financières, lorsque les dépenses publiques sont supérieures aux recettes fiscales. Lorsque les débiteurs refusent de prêter aux Etats, la seule échappatoire réside dans la monétisation de la dette publique via l’inflation. Cette technique mise en œuvre dès le troisième siècle par Septime Sévère consiste à faire baisser la valeur de la monnaie. La diminution de la quantité de métal précieux dans chaque sesterce tout en gardant la même valeur faciale permet pendant un temps de continuer de payer les dépenses. La conséquence est une hausse des prix4 et une dislocation progressive de l’économie de l’empire5. La monnaie en tant qu’institution librement acceptée n’a pas besoin d’Etat pour s’imposer, il s’agit d’un contrat et la force d’un contrat c’est que l’obligation nait de l’intérêt et de la rencontre de volontés libres de s’engager. En revanche, lorsque la valeur de la monnaie est manipulée, il est plus que nécessaire de recourir au cours légal et au cours forcé pour en assurer la circulation. Le cours forcé consiste à faire circuler un signe monétaire avec une valeur faciale différente de sa valeur intrinsèque (au départ une monnaie est un poids de métal). Le billet de banque n’est au départ qu’un substitut monétaire, la monnaie c’est l’or6. Lorsque le billet n’est plus conver- La réaction des autorités face à une inflation dont elles sont la cause peut ajouter un désordre supplémentaire. Généralement, elles mettent en œuvre un blocage des prix (les commerçants n’ont pas le droit d’augmenter les prix sinon ils encourent la peine de mort) et la conséquence c’est la disparition des denrées des magasins car personne ne veut plus échanger son travail ou ses produits contre une monnaie dépréciée. Ce phénomène s’est observé dans l’Empire romain, mais aussi lors de la loi sur le maximum édictée par Robespierre pour imposer les assignats comme monnaie et également sous l’Allemagne nazie. La terreur révolutionnaire interdisait d’augmenter les prix sous peine de mort, la population était affamée et a acclamé le passage de Robespierre sur le chemin de l’échafaud par l’expression « Foutu le maximum », ce qui traduit bien toute l’estime à l’égard de cette disposition et de son inventeur. Le régime nazi a pratiqué la même politique avec encore plus de création monétaire, les Allemands se sont retrouvés avec des montants de liquidités incompatibles avec le niveau des prix bloqués par le gouvernement. Les boutiques étaient vides alors que les Allemands avaient plein d’argent. Ce paradoxe a été résolu par la réforme monétaire de juin 1948, qui a libéré les prix et introduit le Deutsche Mark en réduisant de 90% les liquidités détenues sous forme de Reich Marks. Une analyse passionnante de la réforme du 20 et 21 juin 1948 a été faite par Jacques Rueff (1981). 4 L’inflation n’a pas qu’un simple effet de réduction du pouvoir d’achat. La création monétaire n’entre pas de manière uniforme dans l’économie (tous les prix ne changent pas en même temps) mais de manière différentielle. Cet effet Cantillon (1952 [1755]) a pour conséquence de faire varier les prix relatifs et en conséquence la répartition des moyens de production entre les différentes industries. tible il est dit « à cours forcé ». Le cours légal c’est le droit de circuler sur un territoire et d’être le moyen universellement reconnu pour payer ses impôts et ses dettes. Les monnaies contemporaines comme l’Euro ou le Dollar possèdent à la fois le cours légal et le cours forcé, ces caractéristiques sont liées à l’héritage monétaire de la guerre de 1914, qui a étatisée la monnaie (et le reste de l’économie) pour pouvoir mener une guerre civile européenne d’une ampleur inégalée. L’autre tendance de l’évolution monétaire c’est la dématérialisation des formes monétaires. Les espèces métalliques ont disparu, le billet de banque est marginal dans les paiements et la monnaie scripturale s’est imposée à un point que même dans les agences des banques modernes il n’y a presque plus d’argent physique. Le passage à l’Euro a été assuré par les commerçants pour introduire cette monnaie auprès des particuliers, les banques n’ayant joué qu’un rôle marginal. De même, les activités de transport de fonds sont externalisées. L’évolution technique et l’apparition du commerce électronique conduisent à une dématérialisation encore plus poussée. Nous allons maintenant confronter la théorie monétaire à l’émergence des systèmes de paiement électronique. L’émergence des systèmes de paiement par Internet est une innovation qui vient concurrencer certains aspects du modèle de production de monnaie qui s’est généralisé depuis 1971. Ce modèle se caractérise par une production de monnaie au sein d’un système bancaire hiérarchisé dans lequel une banque centrale produit une monnaie qui possède le cours légal et forcé sur un territoire. Cette monnaie sert de référence pour les compensations entre les banques commerciales. Ce modèle est caractérisé par une absence de choix monétaire pour les utilisateurs et lorsqu’il s’agit de passer d’une monnaie à une autre (par exemple Dollar/ Euro) les coûts de transaction sont élevés. Les coûts de transaction sont élevés pour deux raisons : d’abord les institutions bancaires profitent de leur position d’oligopole pour facturer à leurs clients, à des niveaux très élevés, les virements entre les zones monétaires et la multiplication des intermédiaires renchérit les coûts. Ensuite, la volatilité des changes entre chaque zone monétaire, conduit les agents à s’assurer contre les variations de change. L’assurance a un Il existe aujourd’hui de nombreux systèmes de paiement électroniques, nous allons nous intéresser à plusieurs d’entre eux dont E-Gold et PayPal qui ont pour particularité d’offrir une solution à certains problèmes posés par les monnaies traditionnelles à leurs utilisateurs. Les systèmes E-Gold et PayPal proposent des stratégies qui sont radicalement différentes. E-Gold propose un système de paiement fondé sur le transfert virtuel de droits de propriété sur un stock d’or (d’argent, de platine, ou de palladium). La banque détient une réserve en or à 100% et fait payer des droits de garde sur le stock d’or et les transactions. Ce modèle peut sembler très exotique, mais il s’agit du modèle des banques de dépôts au 18ème siècle, dont l’objet était de garder et transférer de la monnaie moyennant des frais de garde et transaction. Les banques de dépôts du 18ème siècle conservaient une couverture à 100% de leurs dépôts7 et les comptes étaient tenus en grammes d’or8. Ainsi les contrats passés entre la banque et les déposants sont à l’abri des manipulations sur les pièces de monnaie effectués par les princes. E-Gold offre aussi une forme de protection aux manipulations inflationnistes des banques centrales. (L’évolution du prix de l’or depuis 1970 donne une indication de la création monétaire des banques centrales). Il s’agit pour E-Gold de construire un système de paiement totalement indépendant du fonctionnement des monnaies traditionnelles. La Banque de France au dix-neuvième siècle était très fière de proposer des billets de banque à cours libre, c’est à dire que les gens n’étaient pas obligés de les accepter en paiement. Le fait qu’ils les acceptent montrait la confiance qu’ils accordaient à l’institution. Voir par exemple Coquelin (1876), Coq (1865) ou Carey (1838). 6 5 12 coût et le développement des instruments de couverture de change par les marchés financiers depuis les années 1970 témoigne de la nécessité pour les agents de se couvrir contre un risque qui peut mettre en péril l’existence des entreprises. Enfin, les monnaies traditionnelles sont soumises à l’inflation : pour ne prendre qu’un exemple les prix en France entre 1970 et 2009 ont augmenté d’environ 600 %. Ce bref constat montre qu’il existe une marge importante pour améliorer l’efficacité des systèmes de paiement. La monnaie a traditionnellement trois fonctions : unité de compte, intermédiaire des échanges et réserve de valeur. L’inflation, les coûts de transaction et la volatilité des taux de change dans les systèmes de paiement contemporains offrent des possibilités de proposer des solutions qui diminuent le coût des transactions et qui améliorent la conservation du pouvoir d’achat de la monnaie au cours du temps. 7 Les clients qui acceptaient une certaine indisponibilité de leurs fonds pouvaient bénéficier de la gratuité des frais de garde. 8 Say JB, Traité d’économie politique, Guillaumin Paris 1841, pages 301 à 303. 13 Cet article développera quatre idées principales : d’abord nous mettrons en perspective les performances des systèmes contemporains (partie 1) en matière d’inflation, de coûts de transaction et de volatilité des taux de changes du point de vue de leurs utilisateurs pour mieux cerner l’existence d’un espace d’innovation en matière de prix et de qualité des systèmes de paiements. Ensuite nous analyserons les stratégies (partie 2) puis les limites (partie 3) des systèmes de paiements électroniques (dont PayPal, E-Gold ou Digicash) relativement aux systèmes traditionnels. Enfin (partie 4), nous présenterons une typologie des stratégies des acteurs sur le marché des monnaies électroniques. 1. Les espaces d’innovation offerts par les systèmes de paiements traditionnels Les possibilités d’innovation se situent principalement au niveau de l’amélioration des caractéristiques de la monnaie perçues par les utilisateurs. Cette amélioration peut porter sur la capacité de la monnaie à conserver le pouvoir d’achat dans le temps et l’espace, sa liquidité, son acceptabilité et enfin la réduction des coûts de transaction. Nous allons montrer que les monnaies produites par des banques centrales ayant cours légal sur un territoire donné n’offrent qu’une réponse imparfaite aux besoins des utilisateurs du commerce électronique. L’apparition du commerce en ligne a changé la notion de 1,6 1.2 Les différences de politiques monétaires ont pour conséquence l’instabilité des changes L’une des conséquences de l’autonomie des politiques monétaires entre les différentes zones (Japon, Europe, Amérique du Nord) est une volatilité des taux de change. Il ne s’agit pas ici de défendre la fixité des taux de change mais simplement de rappeler que le « dirty floating » pratiqué depuis 1971 conduit à des coûts de transaction supplémentaires par une assurance sur les marchés à terme de change. Les utilisateurs pourraient avoir envie de libeller leurs contrats dans une monnaie qui ne soit pas soumise à ces variations de change. Pour rappel, L’habitude de l’inflation a changé les perspectives. Une inflation de 2% par an est aujourd’hui considérée comme une inflation faible et raisonnable voire nécessaire. Les contemporains de la Grande Inflation du 16ème siècle ont connu l’équivalent d’un doublement des prix sur 100 ans soit une hausse des prix de l’ordre de 1% par an. Le normal du vingtième siècle correspond au double de l’horreur au seizième siècle. 1,2 1 0,8 0,6 Taux de change au comptant 1 dollar en euro 0,4 0,2 03/01/11 03/09/10 03/05/10 03/01/10 03/09/09 03/05/09 03/01/09 03/09/08 03/05/08 03/01/08 03/09/07 03/05/07 03/01/07 03/09/06 03/05/06 03/01/06 03/09/05 03/05/05 03/01/05 03/09/04 03/05/04 03/09/03 03/01/04 03/05/03 03/01/03 03/09/02 03/05/02 03/01/02 03/09/01 03/05/01 03/01/01 0 03/09/00 L’INSEE présente les données suivantes pour la perte de pouvoir d’achat de la monnaie 1 FRF de 1970 équivaut à 0.99281 EUR de 20089. Le pouvoir d’achat de la monnaie a été divisé par 6,5 en l’espace de quarante ans en France. C’est équivalent à une multiplication par 6.5 des prix nominaux. L’inflation réelle a cependant été plus élevée car la création monétaire a été masquée par les gains de productivité. A masse monétaire constante, si le système productif réalise des gains de productivité, la conséquence c’est une baisse des prix. Le phénomène de croissance et d’innovation a un effet déflationniste en l’absence de création monétaire. Les mesures contemporaines de l’inflation dans les pays occidentaux sont en partie faussées par les effets du choc d’offre lié au développement de la Chine, de l’Inde et de l’Asie du Sud Est. Le choc d’offre masque en partie l’inflation générée par la création monétaire. La situation des pays occidentaux est moins grave que celle d’autres pays (Zimbabwe…) mais l’inflation est très loin d’être négligeable et cela laisse un espace pour des monnaies plus saines. Cette protection contre l’inflation est l’une des motivations essentielles des systèmes de paiements électroniques fondés sur des échanges de poids d’une marchandise (or, argent, palladium, platine …)10. http://www.insee.fr/fr/indicateurs/indic_cons/pouvoir_achat.pdf 14 1,8 1,4 1.1 Les performances en matière d’inflation sont perfectibles 9 10 Taux de change au comptant 1 dollar en euro au jour le jour 03/05/00 A l’inverse PayPal utilise les moyens de paiements traditionnels (cartes de crédit) pour transférer des fonds à des taux beaucoup moins élevés que ceux des banques traditionnelles. PayPal est particulièrement compétitif pour les paiements de faible montant à l’international, il crée ainsi une extension du commerce rendant possible des transactions entre acheteurs et vendeurs qui n’auraient pas eu lieu dans le cadre du système traditionnel. Ces deux systèmes, fondés sur des stratégies différentes, ont un point commun : ils offrent une solution concurrente aux moyens de paiements traditionnels. Ainsi, E-Gold et PayPal sont des systèmes de paiement par Internet qui offrent une réponse à certaines imperfections des systèmes de paiements contemporains. territoire et a fait apparaître la nécessité de paiement sécurisé même pour des petits montants à des coûts compétitifs pour les utilisateurs. 03/01/00 Cette stratégie est en rupture complète avec les monnaies traditionnelles. Graphique 1 : Le taux de change au comptant USD/EUR source Fédéral Reserve série H10 depuis la création de l’Euro, son taux de change avec le dollar a varié entre 1 EUR = 0.8 USD et 1 EUR = 1.6 USD. Le fait de libeller ses contrats dans une monnaie indépendante de ces fluctuations de change (que se soit une monnaie exprimée dans un poids de métal, ou une monnaie purement fiduciaire) permettrait d’échapper à ce problème. Les utilisateurs potentiels de monnaie électronique peuvent ainsi trouver une solution aux variations de change. 1.3 L’inadaptation des monnaies banques centrales aux micro paiements internationaux. La problématique du paiement dans le cadre du commerce électronique n’est pas différente du commerce en général. Il s’agit concernant les transactions d’assurer une sécurité tant pour l’acheteur que pour le vendeur au meilleur coût. Dans la notion de coût, il y a évidemment les coûts directs comme les frais de transferts ou pour le vendeur la mise en œuvre d’un système sécurisé de paiement mais aussi des coûts indirects. Si le système est trop contraignant et trop difficile à utiliser les consommateurs potentiels ne l’adopteront pas. L’innovation des systèmes de paiement électronique est multidimensionnelle : simplicité d’utilisation, avantage concurrentiel sur les coûts de transaction, sécurité et réponse à un besoin non satisfait pour les utilisateurs. Concernant le commerce électronique dans un cadre international, les monnaies des banques centrales sont particulièrement mal adaptées. L’organisation des sys- tèmes hiérarchisés provoque une multiplication des intermédiaires entre les contractants (2 banques, 2 banques centrales et le système d’échange des devises). Pour résumer le problème, pour créditer 30 $ sur un compte situé aux EUA à partir d’un compte situé dans la zone Euro, ce système peut générer jusqu’à 45 Euros de frais. Dans ces conditions, il n’y aura pas d’échange pour des micropaiements internationaux. Cet écart permet une innovation sur les coûts de transaction. Du point de vue des commerçants, il existe aussi un espace d’innovation relatif au coût d’une boutique en ligne. Le système de paiement en ligne est un des éléments qui coûte le plus cher dans la mise en œuvre d’une boutique en ligne, en particulier pour des petits sites spécialisés réalisant peu de chiffre d’affaires. L’une des raisons de l’adoption de PayPal par les commerçants, c’est que cela permet d’offrir un paiement sécurisé sans supporter les coûts prohibitifs des services des banques traditionnelles. 1.4 Synthèse Les questions soulevées dans la première partie peuvent se résumer à deux points essentiels. Les systèmes de paiement traditionnels ont des insuffisances traditionnelles auxquelles le commerce électronique est venu en ajouter d’autres (tableau 1). Le second point consiste dans le renouvellement des débats monétaires induit par l’introduction des innovations liées à la monnaie électronique (tableau 2). 15 Tableau 1 Les systèmes de paiements traditionnels présentent plusieurs imperfections qui constituent des espaces d’innovation Faiblesses traditionnelles Faiblesses relatives au commerce électronique Inflation Volatilité des taux de change Coût de transaction à l’international Convertibilité interne et externe plus ou moins limitée Sécurité et confiance dans les transactions (acheteur/vendeur) sans contact direct Micro paiement Dépassement de la notion de territoire Tableau 2 Les systèmes de paiements électroniques offrent un renouvellement des questions monétaires Débats monétaires traditionnels Débats spécifiques à la monnaie électronique Monnaie saine (Sound money) Compétition / Monopole sur la monnaie Privatisation / Nationalisation des systèmes de paiements Débat sur les taux de change (Fixe/flexible) Souveraineté monétaire Acceptabilité/liquidité/ « Marketability » Question de la confiance et absence de cours légal Cours légal Nécessité ou non d’une garantie externe (monnaie électronique marchandise vs monnaie électronique fiduciaire) 2.2 Les stratégies de rupture avec garantie externe de la valeur de la monnaie électronique Face à la diminution du pouvoir d’achat des monnaies traditionnelles, des entrepreneurs ont eu l’idée d’exploiter l’Internet pour créer des clubs monétaires virtuels. Certains à l’image d’E-Gold proposent une garantie externe de la monnaie. E-Gold fonctionne en circuit fermé et n’assure pas de conversion avec les monnaies traditionnelles. D’autres systèmes comme GoldMoney ne sont pas construits de manière étanche et assure la conversion du métal détenu dans les devises traditionnelles en fonction du cours de l’or. Tableau 3 E-Gold: les principes de fonctionnement Echanges de droits de propriété sur une quantité de métal Le client ouvre un compte et achète une quantité de métal (or, argent, platine, palladium) 2. Les stratégies des systèmes de paiement électroniques 2.1 La stratégie de réduction du nombre des intermédiaires pour diminuer les coûts Les stratégies des systèmes de paiements électroniques consistent à exploiter les insuffisances des systèmes de paiements traditionnels pour offrir à leurs clients potentiels des solutions plus simples et moins coûteuses. Les systèmes de paiement électroniques n’exploitent pas toutes les insuffisances des systèmes traditionnels mais généralement choisissent un angle particulier pour développer un avantage concurrentiel. Cet aspect va permettre de classer les systèmes en fonction de leurs stratégies. Trois stratégies apparaissent aujourd’hui. D’abord la stratégie de la réduction des coûts de transaction par la réduction du nombre d’intermédiaires ou une meilleure organisation des paiements. Ensuite, il existe les stratégies de rupture avec les monnaies traditionnelles, qui consistent en la création d’un club monétaire électronique au sein duquel les transactions sont organisées entre les participants. Ces systèmes peuvent être étanches par rapport aux systèmes traditionnels pour éviter d’être contaminés par la création monétaire. Ces clubs monétaires électroniques peuvent être distingués entre ceux qui s’appuient sur une garantie externe de la monnaie électronique par une marchandise et ceux qui offrent une monnaie électronique sans garantie externe. Cette stratégie de réduction du nombre des intermédiaires et la réorganisation de la chaîne des paiements est une stratégie bien connue en matière d’efficacité économique. Désignée sous l’appellation humoristique « Kill the Middleman », elle consiste à réduire le nombre des intermédiaires pour diminuer les coûts de transaction. Dans le cas d’un micro paiement international, les intermédiaires sont les banques de l’acheteur et du vendeur auxquels s’ajoutent les coûts bureaucratiques de gestion de l’exportation de devises via les banques centrales. La compagnie PayPal a acquis une position dominante sur ce marché en appliquant cette stratégie. PayPal permet la mise en relation directe entre l’acheteur et le vendeur en faisant l’économie des intermédiaires. L’organisation du paiement par PayPal est aussi plus efficace. D’abord le transfert d’argent prend moins de temps car il ne passe pas par les tuyaux bureaucratiques et il permet un contrôle du bon déroulement de la transaction. Le vendeur a l’assurance d’être payé, car PayPal a bloqué l’argent de l’acheteur à partir de la carte bancaire11. La banque assure les transactions entre les clients. Elle se rémunère en faisant payer des droits de garde et des commissions sur les transferts. Elle ne fait pas de crédit, les comptes sont couverts à 100% par le métal. Le paiement est immédiat il n’y a pas de risque d’impayés, le compte du client étant nécessairement approvisionné Il s’agit véritablement d’une monnaie alternative aux monnaies banques centrales. Les modèles à la E-Gold sont intéressants car ils représentent une renaissance du modèle de la banque de dépôt du 18ème siècle. Les activités bancaires au 18ème siècle n’étaient pas comme aujourd’hui fusionnées dans les banques. Les services de garde et de transfert de la monnaie étaient assurés par des entreprises distinctes (les banques de dépôt) des entreprises (les banques d’escompte) assurant les services de collecte de l’épargne et d’octroi du crédit12. Les banques de dépôt détenaient une couverture à 100% des certificats monétaires (billets ou certificats nominatifs de dépôt) et se rémunéraient par des droits de garde sur l’or et des com- missions sur les transactions. Les contrats étaient libellés en poids de métal, ce qui permettait aux contractants d’échapper aux manipulations monétaires des princes. Les systèmes à la E-Gold permettent en fait la virtualisation des paiements en cash. Le paiement est irréversible et immédiat. Ils permettent aussi d’échapper à l’inflation. La seule différence avec le modèle du 18ème siècle, c’est que le métal n’est plus la marchandise universellement acceptée pour payer ses dettes. Au 18ème siècle, le métal permettait de payer ses dettes et ses impôts. Les princes d’aujourd’hui refusent d’encaisser les impôts avec du métal, mais exigent l’utilisation d’une monnaie à cours forcé. Le caractère inflationniste permet de récupérer à la fois le seigneuriage et de financer un train de vie par endettement, tout en réduisant la valeur réelle de l’endettement à terme. 2.3 Les stratégies de rupture sans garantie externe de la valeur de la monnaie L’histoire monétaire offre des exemples d’émergence de la monnaie dans les sociétés humaines. Généralement une marchandise acquiert au cours du temps le statut de monnaie. Cette marchandise est sélectionnée par le marché pour ses qualités de liquidité, d’acceptabilité et de réserve de pouvoir d’achat dans le temps et l’espace. Plusieurs marchandises ont ainsi pu acquérir le statut de monnaie : le bétail, les coquillages ou le métal (Menger 1871 et 1892, Mises 1954, Davies 2002). L’innovation monétaire liée au financement des déficits publics au 20ème siècle a conduit à l’abandon de facto à la référence métallique dès 1914 et de jure en 1976 par les accords de Kingston. Les individus sont donc obligés d’utiliser une monnaie sans référence (sans définition) métallique depuis près d’un siècle. La circulation de ces monnaies fiduciaires est assurée par le cours légal et par un certain nombre de dispositions pour retirer ou interdire la circulation de l’or. Ces mesures vont de la rétention de l’or par les banques centrales à l’exclusion de l’or dans les échanges13. Cette habitude a donné l’idée à des entrepreneurs monétaires de créer des clubs monétaires virtuels sans garantie externe de la monnaie proposée. Le projet Ripple est un exemple de club monétaire sans garantie externe. L’avantage en terme de coût par rapport à un système comme E-Gold est évident, le système JB Say (1841) p301 à 303. 12 La France a par exemple taxé les transactions en or avec un impôt de 8% qui s’ajoutait au reste des taxes perçues. Cela rendait l’utilisation de l’or inintéressante. 13 Cela prend environ 72 heures, alors que dans le cas d’E-Gold le paiement est immédiat et irréversible. 11 16 17 n’a pas à supporter les coûts de stockage du métal. Cependant, le système supporte le problème de l’acceptabilité de sa monnaie électronique. Actuellement Ripple est un projet qui ne fonctionne pas. La possibilité théorique de l’émergence de tels systèmes est soutenue par Centi (2006). En l’état du papier une enquête plus approfondie doit être menée pour analyser si les projets du type Ripple ont dépassé le stade de projet. 3. Les limites des systèmes de paiement électroniques 3.1 La limite technique La première limite est liée à la nécessité d’un équipement informatique, une connexion internet et il faut que le client possède une carte crédit pour être éventuellement concerné par les systèmes de paiements électroniques. Par ce biais de sélection, les utilisateurs potentiels appartiennent à des couches particulières de la population, même si la généralisation de l’ordinateur individuel et la multiplication des réseaux (GSM, Wifi, câble, fibre, Adsl…) mettent ces services à la portée d’un nombre toujours plus important de clients potentiels. Cette limite technique n’est pas la plus importante car il existe aujourd’hui des systèmes de paiements par SMS très en vogue en Inde qui ne nécessite qu’un téléphone portable basique pour y accéder. 3.2 Les limites légales qui sont acceptées librement (et c’est leur force) mais elles ne peuvent pas être utilisées comme moyen universel de remboursement des dettes. Le fait qu’à un moment ou un autre, il est nécessaire de convertir la monnaie électronique pour soit payer ses impôts, soit payer ses dettes auprès d’une banque traditionnelle limite beaucoup l’avantage de l’utilisation de ces monnaies. Modèle « Kill the Middleman » Banque de dépôt du XVIIIème siècle électronique Club Monétaire Electronique Stratégie innovation par la réduction des intermédiaires rupture avec système traditionnel => organisation des transactions par échanges de droits de propriété sur une marchandise de référence rupture avec système traditionnel => organisation des transactions par échanges de droits de propriété sur un symbole de référence 3.3 La limite de l’absence de crédit Levier Domination par les coûts Domination par les coûts Domination par les coûts La troisième limite en particulier pour les clubs monétaires, c’est qu’ils ne permettent que de faire des paiements. Il n’existe pas encore de possibilité de faire des crédits dans le cadre des monnaies électroniques. En fait, on peut imaginer que dans le cadre d’E-Gold ou d’un autre émetteur de monnaie électronique, un ou plusieurs émetteurs secondaires apparaissent et se mettent à offrir des contrats de prêts libellés en E-Gold. La stabilité monétaire pourrait être un atout pour un système de crédit fondé sur l’épargne préalable plutôt que la création monétaire. Cette situation peut apparaître comme très éloignée des fonctionnements contemporains. Cependant, elle a été envisagée sur un plan théorique par Hayek (1975 et 1978). Elle consiste en une concurrence au niveau du choix de la monnaie et une concurrence bancaire. La liberté monétaire et la liberté bancaire sont des questions distinctes. Ce n’est que la situation institutionnelle actuelle qui relit les questions du crédit et de la monnaie par la création monétaire (Gentier 2006). Exemples (sous réserve d’enquête plus approfondie) PayPal ECache Eagle Cash PayMate Digicash Ripple monetary system (projet) 3.2.1 La réglementation de la création monétaire PayPal est une banque luxembourgeoise parce que la création monétaire est strictement réglementée en Europe et seules les banques ont le droit de créer de la monnaie. PayPal n’est pas un créateur de monnaie à proprement parler, mais dans le processus de garantie de la transaction, PayPal conserve les fonds pendant 72 heures entre le débit de l’acheteur et le crédit du vendeur. Pendant 72 heures il y a création monétaire, et PayPal doit se plier aux exigences de la réglementation bancaire, ce qui protège en partie les acteurs en place car PayPal doit supporter les mêmes contraintes. 3.2.2 La limite du cours légal La seconde limite concernant les clubs monétaires électroniques concernent l’absence de cours légal de la monnaie utilisée. En fait, les monnaies traditionnelles conservent un avantage lié au monopole sur le cours légal. Il est toujours impossible de payer ses impôts avec E-Gold. Les monnaies électroniques sont des monnaies 18 Tableau 4 4. Typologie des systèmes de paiement électronique en fonction de leurs stratégies Le tableau 4 propose une typologie des systèmes de paiement électroniques en fonction de leur stratégie. Nous avons retenu pour l’instant 3 modèles : le modèle « Kill the Middleman », la banque de dépôt du 18ème siècle électronique et le club monétaire électronique. Si le principal levier stratégique est la domination par les coûts, l’ergonomie générale du système ne doit pas être oubliée. La facilité d’utilisation, la simplicité de compréhension du système et ses relations avec les autres systèmes sont des facteurs clés de succès pour l’adoption d’un système par rapport à un autre. E-Gold c-gold Crowne Gold e-dinar GoldExchange GoldMoney Liberty Reserve Pecunix SupraGold VirtualGold 5. Perspectives conclusives L’apparition des monnaies électroniques au-delà de la formidable utilité pour des millions de personnes a en plus le mérite de renouveler les débats traditionnels sur le rôle des banques et la création monétaire. Le marché des systèmes de paiements électroniques est en phase de consolidation. Après une période d’innovations importantes, les premières faillites et les problèmes juridiques sont en train de provoquer une sélection et une recomposition des acteurs. Si la méthode PayPal est aujourd’hui une solution qui s’impose aujourd’hui relativement aux solutions à la E-Gold, la réaction des acteurs traditionnels doit être prise en compte. La mise en place par un consortium bancaire d’un système comme PayMate dont l’objet est de concurrencer PayPal montre que l’émergence des paiements électroniques est devenu un enjeu stratégique de première importance pour les banques traditionnelles. Il est même intéressant de noter que la Banque Luxembourgeoise PayPal est en train d’entrer sur le marché traditionnel des banques en offrant une carte de crédit à ses clients. PayPal est d’une certaine manière en train de rentrer dans le rang. Enfin cet article ne traite que de la transformation des formes monétaires, où de la métamorphose de l’illusion monétaire. Il montre que la monnaie est toujours bien là même si elle a physiquement disparu de nos poches. Cette disparition ne doit pas faire oublier les cas où l’argent a réellement disparu, notamment lorsque la valeur des actifs détenus par les banques est insuffisante pour faire face à leurs dettes. Mais il s’agit d’une autre malédiction. 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C’est peut-être même un acte d’audace, puisqu’on accepte quelque chose qui en soi n’a pas de valeur. On l’accepte croyant que dans l’avenir quelqu’un d’autre va l’accepter à son tour. L’argent est ainsi l’incarnation d’une promesse implicite : « N’hésitez pas à m’accepter, dit-il. On m’acceptera en échange de n’importe quoi. » C’est dans l’énigme de l’acceptabilité de l’argent que réside sa valeur. Si personne n’acceptait plus l’argent comme une chose qui sera acceptable après, l’argent serait sans valeur. Penser l’argent, cela implique donc, pour le philosophe, penser cette promesse monétaire. Elle est la condition de la possibilité du fonctionnement économique de l’argent. Or, cette condition est très problématique, puisqu’elle est doublement indéterminée. D’abord, elle n’a pas d’auteur : aucun sujet peut promettre et se rendre responsable de l’acceptabilité de l’argent dans l’avenir. Ensuite elle n’a pas de contenu : l’argent promet qu’il sera échangeable. Il est le représentant de l’échangeabilité pure. Tout peut succomber à ses charmes : des biens, des services et même d’autres espèces d’argent. Bref en ce qui concerne l’argent-promesse, personne n’a rien promis. D’où vient le problème de sa crédibilité sans laquelle on ne peut comprendre son fonctionnement? 1. De la crédibilisation de l’argent Étant indéterminé, l’argent-promesse a besoin de renforcement. Dans une perspective historique et systématique, on peut distinguer trois manières d’offrir une garantie pour la crédibilité de l’argent-promesse, trois manières de l’étayer dans son état indéterminé aussi bien quant à son auteur, que quant à son contenu. Ces garanties sont plutôt des signes que des preuves, de toute façon leur message est : « ne vous inquiétez pas, l’argent que vous acceptez aujourd’hui sera également acceptable demain». Répondant au manque de contenu de l’argent-promesse, il y a la crédibilisation qu’on peut nommer métaphysique ou naturaliste. L’argent, a-t-on cru pendant des siècles, a une qualité intrinsèque qui détermine sa valeur. Nous connaissons la discussion sur l’étalon d’or qui tourne, entre autres, autour de cette croyance en la valeur intrinsèque du métal1. Plusieurs objets dotés de pouvoir magique, non seulement l’or, ont fonctionné dans des sociétés dites primitives, comme de la monnaie. Freud2 également a voulu donner à l’or une valeur substantielle en lui réservant une place dans le symbolisme de l’inconscient. Selon lui, l’or représenterait universellement des propriétés magiques3. Deuxièmement, du côté subjectif, il y a l’effort de le crédibiliser d’une manière politique. Une instance de pouvoir et d’autorité s’impose sur l’argent pour lui garantir sa valeur, souvent en s’auto-déclarant l’auteur de son existence. Cette autorité politique peut être réellement existante, un prince ou un gouvernement, ou elle peut être l’idée d’une telle autorité, comme elle est exprimée par exemple dans le fameux contrat social formulé par Grotius, Hobbes, Locke ou Rousseau. La dernière stratégie a toujours encore bonne mine, par exemple dans l’argumentation qui veut que l’argent et le capitalisme libéral qui est son milieu « naturel » soient l’expression de la volonté commune des peuples démocratiques. Cependant, il ne faut pas confondre contrat et contrat social. Le premier est un concept; le dernier une idée. Le contrat réel concerne l’échange contre argent entre deux partenaires. Le contrat oblige mutuellement. Le contrat social en revanche est l’idée que toute une communauté mar- 1 Curieusement, que l’argent soit fait de l’or pourrait signifier exactement le contraire. Ainsi par exemple pour Aristote, qui raconte l’histoire du roi Midas mourant de faim après que Zeus l’ait doté du pouvoir de changer tout ce qu’il touche en or. L’or ne se mange pas et est donc sans utilité, sans valeur intrinsèque. Aristote, 1993, p. 118 (1257-a) 2 Mauss, 1914 Keynes, tout de même admirateur de Freud, ne peut que récuser cette pensée en montrant que l’idée d’un étalon d’or nécessaire est relativement récent et que l’or a cessé d’attiré l’intérêt depuis que les figurines des dieux en or ne circulent plus sur terre. (Keynes, 2009, p. 100) 3 20 21 chande se sente obligée d’accepter l’argent dont il est question dans le contrat. De la contractualisation réelle ne découlera jamais la crédibilité de l’argent-promesse. Pour le faire, il devrait établir un contrat avec le vendeur du produit qu’il veut acheter avec l’argent qu’il reçoit dans son propre acte de vente. Ce fournisseur, à son tour, devrait établir un contrat prospectif et ainsi de suite. La regressio - ici plutôt la progressio ad infinitum n’est jamais une bonne base pour prouver quelque chose. Si l’on part alors dans l’économie de l’idée d’un « contrat monétaire » établi entre tous les participants d’une communauté marchande bien définie dans l’espace et le temps, il ne s’agit que de la présupposition d’une sorte de sensus communis monétaire et universel. Un tel consensus, on ne peut le faire reposer sur le principe circulaire : « ils n’acceptent [l’argent] que parce que les autres l’acceptent aussi. »?4 Le contractualisme se basant sur le modèle individualiste du marché, dans lequel l’argent ne joue qu’un rôle purement fonctionnel et donc provisoire – moyen d’échange –, ne fait rien quand il veut faire comprendre l’acceptabilité de l’argent en présupposant l’idée d’un contrat universel monétaire. Troisièmement, et historiquement la dernière venue, c’est la crédibilisation qui a pour but de stabiliser aussi bien l’inquiétude causée par l’absence du sujet prometteur, que par l’absence de contenu. C’est la crédibilisation performative. L’argent fait preuve de sa validité chaque fois qu’il est utilisé dans une interaction économique. Ce qui me donne la confiance d’accepter de l’argent, c’est le fait que tout le monde l’accepte. The proof of the pudding is in the eating, autrement dit : pour savoir si l’argent vaut encore, il faut l’utiliser et le mettre en circulation. Or, comme l’argent-promesse est doublement indéterminé, la preuve performative de sa crédibilité se fait également sur deux modes, à savoir intensivement et extensivement. Si beaucoup de sujets acceptent encore de l’argent, cela fait signe de leur confiance. C’est comme si un grand sujet collectif, sujet anonyme et multiple et tout de même unifié, surplombait la réalité économique et rassurait les agents sur le marché. Parce que 4 5 6 22 tout le monde fait confiance à l’argent, qui suis-je pour douter de son acceptabilité? Or, l’expression du fait que le sujet collectif croit en l’argent, est la vitesse de sa circulation. Si l’argent circule, alors il est clair qu’on l’accepte et qu’il a donc de la valeur. Paradoxalement, cette intensification rassurante de la circulation monétaire fait aussi signe à l’épargnant qu’il vaut la peine de continuer à accumuler du capital pour l’avenir. Je reviendrai sur ce paradoxe. L’extensification de l’efficacité correspond à l’indétermination du contenu de la promesse. « Avec cet argent, tu peux acheter tout ce que tu désires », à cette promesse répond l’augmentation infinie des choses à acheter, c’est-à-dire la concrétisation interminablement variée de la promesse. Bref, l’extension de l’offre est la traduction de l’indétermination objective de la promesse ; l’intensification de la circulation celle de son indétermination subjective. De la combinaison entre les deux est née ce que le sociologue allemand Hartmut Rosa appelle l’accélération de la société marchande. Excursus : comment le « moyen d’échange » soutient la crédibilité de l’argent Comme vous le savez, c’était Platon qui considérait l’étonnement naïf comme le début du questionnement philosophique. En ce qui concerne l’argent, mon étonnement premier émane de la définition répandue depuis Aristote5 jusqu’à nos jours, définition selon laquelle l’argent est un moyen d’échange6. Rien de plus étonnant, parce que la définition ne correspond nullement au constat empirique. Au marché on n’échange pas des pommes contre des poules à l’aide de ou grâce à l’argent. On échange des biens contre de la monnaie. Malgré cette évidence phénoménologique, la définition moyen d’échange a traversé les siècles. Comment est-ce possible ? Quelles en sont les conséquences ? Quel avantage apparent, théorique ou idéologique, peut avoir la persistance de la définition moyen d’échange pour la réflexion sur l’économie ? Je vois deux conséquences de la définition. Premièrement, dans la définition l’argent est considéré comme un outil ou un médium secondaire et par conséquent fondamentalement négligeable. Le mot moyen suggère que le vrai objectif de l’économie est ailleurs, c’est-à-dire dans l’échange des biens. Deuxièmement, le mot échange suggère que les rapports économiques sont à conceptualiser comme des rencontres commerciales entre deux individus. En utilisant la définition moyen d’échange, le discours économique rappelle la théorie génétique très ancienne, car de nouveau aristotélicienne, selon laquelle l’argent est né du troc. Cette théorie sur l’origine de l’argent n’est, pour les anthropologues et les historiens, rien d’autre qu’une reconstruction, voire un mythe7. Mais c’est un mythe encore très vivant. Vu que le troc exige la disponibilité simultanée des sujets échangeant et des biens à échanger, c’est par le moyen de l’argent comme intermédiaire que l’échange est différé dans le temps8. Ainsi, le paradigme sous-entendu de la réflexion économique, celui qui la structure, est toujours encore le modèle du troc9. En fait, une manière plus facile d’imaginer le fonctionnement du troc, se fait par l’introduction de la promesse. Anthropologues et historiens soutiennent plutôt cette vision, qui implique que les participants d’une économie du troc sont liés par leurs promesses – et donc par des dettes – mutuelles. En substituant un bien, un des deux partenaires donne sa parole « Je vais vous rembourser le bien demain ». C’est à l’autre de lui faire confiance. Comme le troc, la promesse présuppose l’être ensemble de celui qui promet et celui à qui la promesse est faite. Cette coprésence est le socle réel sur lequel la crédibilité de la promesse s’érige. Et si nécessaire, les deux partenaires peuvent avoir recours à une instance juridique dont ils reconnaissent tous les deux la compétence et le pouvoir. Autrement dit, la promesse qui rend possible le décalage du troc dans le temps, se stabilise, si nécessaire, sous forme d’un contrat conclu entre deux personnes réelles ou juridiques. Toute différente est la promesse qu’incarne l’argent. Elle ne connaît pas la coprésence symétrique des partenaires, ni l’objectif bien circonscrit présupposés dans un contrat. La confiance en l’argent-promesse n’a pas d’adresse ; l’attente de sa concrétisation n’a pas de contenu. Ainsi, aucun contrat ne renforcera la crédibilité de la promesse qui s’appelle argent. L’argent en tant que tel peut être l’élément d’un contrat entre deux parties ; son échangeabilité – le fait d’avoir de la valeur donc - ne se contractualise pas. Or, cela rend la crédibilité de l’argent-promesse très incertaine et instable. Comment savoir si l’argent que j’accepte aujourd’hui sera encore valide et valable demain ? Ce qui nous ramène à la deuxième question : quel est l’avantage de la définition moyen d’échange ? Et voici une des fonctions de la persistance du thème moyen d’échange. Si l’argent est moyen d’échange, son rôle est donc secondaire et ce qui importe est l’échange. Cela permet de déplacer la problématique de la valeur de l’argent vers ces biens à acheter ou à vendre ou vers le processus de leur production (travail). Faisant écho à la définition de l’argent, la science économique a effectivement tendance à évacuer l’argent de l’économie, de le réduire à une unité de compte à l’instar des sciences physiques et mathématiques. Ainsi par exemple l’économiste Léon Walras dont « la théorie de la valeur donne les clefs de l’échange sans qu’il soit nécessaire de prendre en considération la monnaie. Celle-ci ne s’introduit que secondairement pour faciliter les transactions sans que cette introduction n’adultère en rien les lois intrinsèques de l’échange marchand.10 ». Effectivement, dans l’approche scientifique, on pense l’économie comme pur échange de produits entre propriétaires et utilisateurs. On fait donc abstraction du rôle concret de la monnaie, ce qui s’exprime dans la notion de moyen. On « dématérialise » l’argent, même si cela, si l’on en croît le philosophe Simmel, ne peut jamais se faire totalement. La monnaie doit être investie des attentes et des croyances, de crédibilité, pour pouvoir fonctionner11. Le modèle de l’espace économico-social est celui d’un rassemblement d’individus isolés les uns des autres, qui sont là pour faire du commerce, c’est-àdire pour échanger des produits selon les intérêts qui leur sont propres individuellement. En économie, le paradigme d’échange a survécu et provoque un modèle Dans son article très stimulant, Marie Cuillerai élabore un jugement réflexif monétaire à l’instar du jugement réflexif esthétique de Kant (Cuillerai, 2007). Lordon et Orléan en revanche parlent, dans une tradition spinoziste, de l’affect commun fondé sur un mimétisme des affects du groupe qui instaure la validité de l’argent. (Lordon ; Orléan, 2007, p. 6 et p. 18 typoscripte) La fonction que souligne Aristote est d’ailleurs avant tout celle de la comparabilité des objets incommensurables. Un moyen de rendre justice dans une situation d’échange économique qui, dans le troc, est par définition difficile à établir. (Aristote, 2004, p. 248ff) Ainsi par exemple le fameux « monnaie voile » de Jean-Baptiste Say : « Un échange est le troc d’une chose qui appartient à une personne, contre une autre chose qui appartient à une autre personne. … Les ventes et les achats ne sont, dans la réalité, que des échanges de produits. On échange le produit que l’on vend et dont on n’a pas besoin, contre le produit qu’on achète et dont on veut faire usage. La monnaie n’est pas le but, mais seulement l’intermédiaire des échanges. » (Jean-Baptiste Say Catéchisme d’Economie politique, ... [chap. Xl]) Graeber, 2011, pp 21-42. 7 Pour une analyse critique de la version mengérienne de l’échange économique, voir Brodbeck, 2009 b, pp 657-673. 8 Il faut noter d’ailleurs que Simmel, en philosophe, dérive la notion économique de l’échange du rapport de réciprocité (Wechselwirkung) entre des personnes. L’argent sert à objectiver ces rapports et est à voir comme leur transposition dans le monde des choses. La valeur est l’expression des rapports que les choses entretiennent entre elles, sans que l’individu y laisse son empreinte. (Simmel, 2009) 9 Orléan, 2011, p.100 10 Cf. Orléan, 1991 11 23 radicalement individualiste de la société. Chaque être humain y est conçu comme étant homo economicus, marchand même malgré lui. L’expression moyen d’échange étaye ainsi la séparation largement acceptée entre ce qu’on appelle « économie réelle » et « finances » et provoque un modélisation contractualiste de la société. Ainsi devient invisible le problème de l’argent comme étant l’incarnation d’une promesse de l’échangeabilité dans le futur. La définition moyen d’échange sert à escamoter le problème de la crédibilité de l’argent en même temps qu’elle l’apaise en suggérant que l’économie est une affaire contractualisable, une affaire qui se déroule entre deux sujets libres et indépendants. 2. Le prix catastrophique de la crédibilité Maintenant, il semblerait que le problème de la crédibilité de l’argent ne se pose que théoriquement. Au quotidien, l’argent fonctionne et ça suffit. Cela n’est pas évident. L’inquiétude qui entoure l’argent-promesse devient existentielle dans la mesure où nous dépendrons de plus en plus de la garantie de sa valeur future. En raison de la situation démographique et technologique de nos sociétés occidentales, cela est bien le cas. Et cela pour deux raisons. D’abord celle de la consommation. Le progrès technoscientifique a fait que de plus en plus de produits, de plus en plus sophistiqués, submergent le marché. Pour garantir qu’ils soient vendables et qu’ils aient de valeur, de plus en plus d’argent liquide est demandé. Plus de produits en vente nécessite plus d’argent, puisque sans argent disponible ces produits perdraient leur valeur de marché. L’inverse est également vrai : trop d’argent pour une pénurie des produits fait baisser la valeur de l’argent. Autrement dit, l’utilisabilité, la crédibilité de l’argent repose ni sur l’argent en tant que tel, ni sur le bien marchand, mais sur l’interdépendance des deux, ce qui crée, par une dynamique quasi-naturelle, la tendance vers le haut : ni le détenteur de monnaie, ni celui de biens à vendre aimerait voir descendre la valeur – c’està-dire l’échangeabilité – de sa propriété. Pour rester consommateur à la hauteur du développement technologique de notre culture, il faut accumuler de l’argent. La deuxième raison est plus décisive. C’est le banquier Charles-Henri Filippi qui a montré le lien entre société vieillissante et financiarisation de l’économie12. L’aug12 24 mentation rapide de la longévité de la vie a créé une masse des personnes qui ne sont plus capables de transformer leur temps de travail en argent et desquelles la famille – dispersée par l’individualisme - ne prend plus soin automatiquement. Le nombre des consommateurs qui ne sont plus productifs – retraités mais aussi chômeurs ou invalides - est croissant dans nos sociétés et le restera. L’argent nécessaire pour leur subsistance ne vient pas d’une rémunération de leur travail. Il est accumulé pendant leur vie active ou il résulte du travail que d’autres personnes font – indirectement – pour eux. Vivre aujourd’hui veut dire « préparer sa retraite » ou « s’assurer » contre l’éventualité des catastrophes comme le chômage ou l’invalidité. La retraite de la personne de la sphère de production dans celle de la consommation pure exige que de l’argent soit stocké comme réserve et comme source pour des revenus futurs. Ainsi l’argent-promesse reçoit sa « colorisation » existentielle. Ne plus produire, implique de n’avoir plus rien à vendre sur le marché. On est appelé à vivre de son argent, de sa rente ou des retours sur investissement. Dans une telle situation, l’argent n’est pas seulement formellement expression d’une promesse collective. Il est promesse dans le sens où l’on attend « qu’il travaillera pour nous ». Le transfert symbolique de notre subjectivité active sur l’argent et l’intensification de notre confiance dans l’argent vont de pair. Le défi est de faire de l’argent avec de l’argent, une dynamique autoréférentielle qui a provoqué le développement de « produits » bancaires nouveaux dont certains se sont avérés beaucoup moins fiables qu’espéré par leurs détenteurs. (A cet accroissement du besoin d’argent, l’emprunt était longtemps la réponse. L’emprunt permet de capitaliser et de consommer à la fois. Ainsi la problématique de la promesse s’est seulement aggravée.) Nous assistons donc à une double pression sur l’argent. Il nous en faut pour le mettre en circulation pour créer des signes performatifs et il nous en faut pour le capitaliser en vue d’une utilisation nécessaire dans notre avenir non productif. Or, le rapport dialectique entre les besoins est démoniaque. Capitalisation et liquidation, stockage et mise en circulation se renforcent mutuellement. Plus nous comptons sur notre argent pour la retraite, plus nous demandons des signes de sa crédibilité. Mais le prix de cette demande s’est avéré catastrophique. « L’irrépressible montée de la quantité d’argent est le produit de la prospérité, de l’interdépendance entre les hommes et de la longévité : elle est, en somme, une fonction croissante – exponentielle même – du bonheur humain matériel. Ce faisant, elle est mécaniquement génératrice de risques, d’angoisses et d’oppositions. » (Filippi, 2009, p. 36) Nous sommes partisan de la thèse que l’idéal du plein-emploi n’est qu’une utopie idéologique et qu’il faut donc compter systématiquement avec une autre classe des gens qui ne participe pas activement au marché. La crise financière que nous vivons, qui est une crise causée par la demande d’argent « facile » à laquelle répondait l’invention des produits innovants financiers (titrisation des dettes, emprunts bon marchés etc). Cet argent facile était le signe que l’argent pourrait tenir sa promesse indéterminée : à la fois instrument de capitalisation et de consommation. L’implosion de ce système en revanche a risqué la faillite de la crédibilité de l’argent en tant que tel. Ce n’est pas étonnant alors que, dans une telle situation, nous voyons émerger ce que j’appelle des méta-opérateurs monétaires. 3. La quasi-souveraineté des méta-opérateurs monétaires Quand une intervention sur le marché financier a une influence directe sur la validité et l’acceptabilité de l’argent, on peut parler de la dite méta-détermination monétaire. Les méta-opérateurs monétaires sont des instances à vocation « stabilisatrice non pas du marché, mais avant tout de la crédibilité de l’argent ». Il s’agit des agents économiques qui ne travaillent pas seulement avec de l’argent, mais aussi et surtout sur l’argent. Les méta-opérateurs ont la force de créer des « self fulfilling prophecies ». En ce sens, ils ont une souveraineté relative : en actant sur le marché, ils en déterminent simultanément les règles. Ils créent de l’argent dont ils sont également dépendants ; ils créent leur richesse – c’est-àdire l’accès aux biens au moyen de l’argent - en structurant le marché financier à leur façon. On peut distinguer trois sortes de méta-opérateurs monétaires, qui sont cela ne doit pas étonner – systématiquement analogues aux trois sortes de crédibilisation que nous avons déjà rencontrées ci-dessus. La première instance qui se fait connaître comme métaopérateur, est la science économique dans son rôle « idéologique ». Comme l’ancienne explication métaphysique, l’économie a tendance à naturaliser les processus monétaires, parfois en faisant référence aux théories so- cio- et économico-darwinistes, plus souvent en réduisant la réalité économique à des modèles mathématiques. Ces dominateurs du discours ne sont pas seulement académiques, il s’agit également des fameuses agences de notation dont l’opinion a une grande influence sur la crédibilité de l’argent13. Le deuxième rôle de méta-opérateur est joué par le pouvoir politique, par des États nationaux qui ont le monopole de violence, ou par des pouvoirs para-politiques comme des banques centrales, le FMI ou des hautes instances juridiques (récemment le Cours Constitutionnel de l’Allemagne). En créant de l’argent et des devises, en déterminant des taux d’intérêt, en rachetant des dettes souveraines, en imposant des restrictions budgétaires aux États, en confirmant les décisions parlementaires, ils influencent la valeur et donc la crédibilité de l’argent. Le désavantage de cette situation quasi-politisée consiste dans le déplacement du besoin de légitimité. Non seulement l’argent, mais aussi le pouvoir politique a besoin d’être accepté pour être effectif. Cette légitimité est discutable quand des décisions prises au niveau européen sont interprétées comme allant à l’encontre des intérêts individuels, nationaux et démocratiques. Ainsi, l’appel à sortir de l’euro pourrait se renforcer chaque fois que les instances européennes – politique, juridique ou bancaire – prennent des décisions justement pour le sauver14. Enfin il y a des agents privés, des institutions commerciales qu’on a caractérisés comme des « individualistes dominateurs15 ».Il s’agit des opérateurs sur le marché qui sont d’une telle taille qu’ils régularisent en même temps l’équilibre et le jeu économique. Parmi eux des organisations spéculatives comme les hedge-funds, des compagnies d’assurance et des grandes banques d’affaires. De telles institutions too big to fail ne peuvent faillir tout simplement parce qu’avec leur chute le destin du marché financier aurait été signé16. Paradoxalement, de telles institutions peuvent avoir un effet rassurant sur l’épargnant ou le détenteur d’un capital, puisque, même si Une analyse des rôles de ces agences est donnée par Orléan, 2010 13 La crise de l’euro est avant tout une crise de sa crédibilité et de sa légitimité. La crise est peut-être l’échec de l’expérience de créer une monnaie sans pouvoir politique unifié correspondant, une monnaie dont la crédibilité ne dépendrait que de sa performativité effective. 14 « L’individualiste dominateur, modèle générique de l’élite mondialisée, [est] apte à maîtriser à son profit l’explosion combinée de l’information et de l’argent. L’individualiste dominateur exerce son emprise matérielle et mentale sur un monde fragmenté dont il incarne seul la globalité, dont il surplombe les règles et les met en désuétude, un monde, qu’au bout du compte, il pousse à la faute. » (Ibid. p. 51) Important est de noter, avec Filippi, que leur pouvoir se base sur la combinaison d’un savoir global – qui échappe aux échangistes communs - et d’un pouvoir effectif. 15 En fait, chaque gestionnaire de fortune qui joue avec des devises se positionne déjà sur un niveau méta. Ralentir ou accélérer la circulation d’une devise influence sa crédibilité. Les décisions prises par ces gestionnaires sont d’ailleurs plutôt l’effet du mimétisme professionnel. Ils s’orienteront par les signaux qu’envoient les grands méta-joueurs sur le marché. 16 25 elles agissent pour leur propre gain, elles semblent au moins être influentes sur cet argent maudit. Les métaopérateurs monétaires font croire que la promesse impliquée dans l’argent a au moins un auteur. (Ce qui n’est le cas que relativement, puisque le sensus communis monétaire peut basculer de manière inattendue.) En étant promesse anonyme et indéterminée, l’argent s’est enroulé dans une dialectique diabolique, dans un processus de feed-back positif entre d’un côté le besoin de capitalisation, et de l’autre le besoin de circulation. Faute de garantie, la pression sur l’argent de faire preuve de sa validité a grandit à mesure que nous dépendons de son succès pour notre vie future. Les trois fonctions de l’argent qu’on distingue traditionnellement – moyen de payement, mesure de valeur et instrument de thésaurisation de valeur – font voir, entre elles, des fortes tensions. Il y a ambivalence de l’argent en ce qu’il est à la fois mesure de valeur et stockage de valeur. Il y a le paradoxe que l’argent ne peut prouver sa valeur que si l’on le change contre un bien ou un service, autrement dit que si l’on le « perd ». Il y a une tension entre l’argent qui doit se mettre en circulation pour montrer sa validité et l’argent qui se capitalise comme une promesse indéterminée de son acceptabilité et sa valeur17. Ces ambivalences ont des conséquences importantes pour l’éthique des finances. 4. L’éthique de démystification des trois dogmes monétaires L’éthique des finances devrait être d’abord une critique de ces dogmes. Le premier dogme concerne le fameux adage selon lequel l’argent est moyen et non pas but. Sur cette logique aristotélicienne se fonde la majorité des réflexions éthiques. Ce que le philosophe Roger-Pol Droit a indiqué dans ses entretiens avec le banquier François Henrot comme le problème de fond de la crise actuelle, à savoir le problème de démesure, fait écho à cette éthique aristotélicienne18. Confondre le moyen avec l’objectif de l’argent, c’est-à-dire avoir accès aux choses, voilà la source de tout son mal. Parce que l’argent n’a pas de limites intrinsèques et est donc ouvert à la cupidité infinie. Prendre l’argent pour un but en-soi, c’est se mettre au risque de la démesure. Or, une telle éthique ne tient pas compte de l’aporie fondamentale de l’argent. Le fait que l’argent soi stockage de valeur n’est pas accessoire, mais tout au contraire essentiel pour son fonctionnement et parallèlement, le fait que l’argent ne puisse prouver sa valeur qu’en se mettant en circulation, qu’en se perdant dans l’échange contre un bien, cela lui est également essentiel. Moyen, l’argent l’est seulement dans le sens où il est moyen de la différenciation des décisions et des réalisations économiques, différenciation dans le temps et dans la configuration du monde, différenciation subjective et objective. Différencier, c’est « ne pas encore réaliser » et c’est en cela que se tient la fonction essentielle de l’argent. C’est justement parce qu’il est stockable et cumulable que l’argent peut être le vecteur du changement et de la diversification des richesses. La thésaurisation est la raison d’être de l’argent et dans ce sens le but qui lui est propre, parce que cela permet d’interrompre l’immédiateté impliquée dans l’échange-troc et d’ouvrir la dynamique historique de la culturation humaine. Dans cette perspective, l’éthique aristotélicienne du moyen – but ne tient pas la route. Puisque l’argent est une promesse indéterminée quant à sa réalisation, dire qu’il est moyen est dire par implication que son but ne peut être que l’échangeabilité pure. Donner priorité à ce but vide et abstrait au nom de l’éthique, serait ridicule. Cela impliquerait une invitation à jeter l’argent par les fenêtres, à dépenser pour dépenser, à acheter pour acheter. Dans ce cas, moraliser l’usage de l’argent serait de faire de tous et chacun des enfants prodigues de l’économie. Gaspiller serait un acte éthique. Le rapport entre l’argent comme condition d’acquisition et le bien à acquérir n’est pas linéaire, comme exigerait la logique du moyen - but. Ce qui est considéré comme moyen, ne l’est que sur la condition que la fin soit donnée. La fin de l’argent étant indéterminée et abstraite, à savoir « avoir accès aux biens, aux services ou à de l’argent pour se les approprier ou pour les consommer », le moyen ne se concrétise pas et devient ainsi fin provisoire de l’échange marchand. L’argent fait fonctionner l’économie que parce que ses utilisateurs le prennent pour une fin provisoire, fin dont la fin ultime n’a pas besoin d’être déterminée. Quelle relation alors poser entre l’argent et les biens ? Quelle relation pourrait ouvrir la réflexion éthique ? On a souvent proposé de prendre l’argent comme une langue, c’est-à-dire comme un système de signification. L’analo- gie n’est valable que jusqu’à un certain niveau. L’élaboration de cette problématique doit attendre une autre occasion. Ce que nous pouvons constater pour l’instant, c’est que le caractère indéterminé de l’argent-promesse provoque effectivement le désir des signes. L’argent est en ce sens moins une langue en soi, qu’une puissance qui fait parler les choses et les événements. L’incertitude provoque des signes rassurants, aussi bien du côté du sujet promettant (vitesse de circulation), que du côté du contenu promis (diversification et augmentation des biens vendables). C’est ainsi que le cercle autoréférentiel se crée : l’argent à thésauriser dont la valeur est incertaine a besoin de l’argent à échanger pour rassurer cette incertitude. Dans la perspective de l’argent signifiant, nous voyons une nouvelle éthique financière se développer. La question éthique de l’argent ne se résolut pas par la définition définitive de son objectif ultime. Une telle éthique moralisante est naïve. Théoriquement parce que l’argent doit être but pour accomplir sa fonction. Pratiquement, parce que personne ne peut prévoir le montant d’argent dont il aura besoin à la retraite, ni prévoir son besoin de biens qui ne sont pas encore existants. Nous ne pouvons pas réduire la question éthique à une affaire de morale personnelle. Ce qu’il nous faut est une éthique émancipatoire qui concerne l’habitus collectif. Cette éthique aura pour but de libérer l’humanité de la dépendance monétaire qu’elle s’est créée pour et par elle-même. Ce programme s’inscrit dans la tradition des Lumières et envisage aussi bien la désintoxication de l’homme drogué par son besoin monétaire que la désintoxication de la réalité, de plus en plus pénétrée par l’argent. Comment faire ? Pour désintoxiquer l’humanité, il faudrait découpler l’inquiétude monétaire et l’inquiétude existentielle. Parce que c’est ce couplage, provoqué par la promesse indéterminée de l’argent, qui nous rend dépendants et « monétomanes ». Comme cette promesse est indéterminée subjectivement et objectivement, il faudrait faire travailler l’imagination et la réflexion éthique sur ces deux pistes. Il s’agit d’inventer des alternatives pour les deux autres dogmes de notre société marchande : il faut acheter et tout est achetable. Pourquoi acheter ? Non seulement pour avoir accès aux biens. Il faut acheter pour prouver que l’argent vaut. « Achetons aujourd’hui pour pouvoir acheter encore demain ! » Imaginons maintenant, à côté de cette économie monétaire, une autre économie – qui d’ailleurs existe déjà depuis toujours – qui elle est interpersonnelle. Il ne s’agit pas d’une économie de solidarité à l’image des bonnes sœurs. Ni d’une économie de charité qui s’exprime en termes de financements donnés aux pauvres et démunis. Non, le vrai sens de la solidarité interhumaine ne se calcule pas, mais existe en l’offre du temps personnel aux autres. Une telle solidarité n’a pas besoin d’être désintéressée. Il ne s’agit pas de gratuité. Il s’agit d’inventer sur le marché d’échanges, un autre moyen de payement, un moyen qui est, à l’instar de l’argent, un objet désiré par tous. Un tel moyen est le temps. Imaginons donc un système qui renforce la normalité que l’homme prend soin de son prochain. Imaginons par exemple que le temps que j’investis aujourd’hui dans certaines formes de bénévolat me donnera droit à l’accès à l’aide interpersonnelle dans l’avenir. Le soin que j’ai donné me donnera droit au soin dont j’aurai besoin un jour. Et voici comment l’inquiétude qui concerne la crédibilité de l’argent est investie dans cette autre forme de payement par le temps. Evidemment, un tel système fonctionnera seulement si les droits acquis dans l’investissement personnel ne sont pas aliénables. Si donc, ils ne sont pas vendables. Ce qui nous confronte avec le deuxième dogme économique : tout est achetable. Dans cette perspective, l’éthique de l’argent devrait se concentrer sur la marchandisation du monde. Philosophiquement parlant, une tension classique (kantienne) fait son apparition. D’un côté, il y a la tendance, liée à l’indétermination de l’argent comme promesse – promesse sans contenu donc ouverte à toute option - ; de l’autre côté il y a l’appel à freiner cette tendance au nom de certaines valeurs fondamentales. Liberté négative – on peut tout faire avec de l’argent – et liberté positive – il ne faudrait pas vouloir tout faire, même si l’argent le rend possible – se rencontrent. Or, à côté de l’échange selon la logique interne de l’argent, il faudrait inventer un système juridique et créer un habitus culturel qui limitent l’omni-pénétration monétaire. C’est le philosophe américain Michael Sandel qui a récemment mis l’accent sur cette problématique. En fait, dit-il, nous posons déjà régulièrement des limites morales aux marchés. Ainsi par exemple, vendre un être humain, l’esclavage donc, n’est plus acceptable dans notre culture. Mais pourquoi, demande-t-il, faut-il se soucier d’une société où tout est à vendre.19 Premièrement, parce que dans une telle société l’inégalité peut augmenter jusqu’à déstabiliser l’ordre social, si l’on peut Aglietta, 1988 17 Droit, 2010, pp. 75-90 18 26 Sandel, 2012, p.8 19 27 acheter de l’influence politique, des privilèges etc. L’autre raison concerne la corruption : si tout est « up for sale », cela influencera l’attitude des citoyens envers les biens naturels de la vie. Contrairement à ce que la majorité des économistes nous fait croire, les marchés travaillent les biens qu’ils font échanger. « Markets leave their mark. »20 Accepter qu’une chose soit vendue ou achetée, cela signifie accepter qu’il soit approprié de la traiter comme une marchandise, c’est-à-dire comme « instrument de profit et d’utilité ». Mais il existe des choses qui ont une valeur intrinsèque. Une valeur que l’intervention de l’argent corrode. Ainsi par exemple, si j’aide ma grandmère seulement pour l’argent qu’elle me paiera après, cela escamote le sentiment qu’il existe une valeur intrinsèque à la vie humaine. Il s’agit donc d’entamer une grande discussion sur les limites morales de la vendabilité des choses. Il s’agit de résister à la pénétration croissante de la réalité par l’argent. Cette limitation permettra en fin de compte le transfert de notre investissement et notre incertitude vers le système d’échange interpersonnel dont nous avons parlé ci-dessus. Conclusion Le Nouveau Testament raconte l’histoire des Pharisiens et des Sadducéens qui viennent vers Jésus pour lui demander des signes convaincants pour prouver son autorité divine. (Mc. 8,12) Aujourd’hui, notre « génération » demande toujours encore des signes pour calmer son inquiétude. La frénésie économique et l’accélération sociale qui en découle, sont à interpréter comme résultant d’une telle demande. L’argent a beau promettre des choses, mais comment pouvons nous être sûrs ? Les signes demandés sont le prix que notre société paie pour la promesse de l’argent. La crise actuelle montre que ce prix est beaucoup trop élevé : l’explosion du pouvoir des méta-opérateurs monétaires, l’illimitation de la pénétration pécuniaire de la réalité qui fait que l’homme devient étranger dans son monde, l’hyperindividualisme qui est l’effet de la réduction de la personne à son rôle d’échangiste ou de thésauriseur sur le marché. Espérons que ce prix que nous sommes en train de payer pour l’argent-promesse provoquera de l’inventivité réflexive et pratique. Cela demandera la critique des semi-évidences économiques et de dogmes culturels. Non, l’argent n’est pas un moyen d’échange ; il est l’instance de la différenciation de l’échange et en ceci à la fois moteur et destructeur de l’émancipation humaine. Non, l’argent n’est pas une richesse en soi, mais il est une promesse fondamentalement incertaine et ce que nous nous promettons à travers lui, n’est qu’illusion. Alors, n’oublions jamais que ce qui est véritablement de valeur est impayable. N’oublions pas que la vraie promesse n’a pas de prix. Gunsbach, 14/09/2012 CURRICULUM VITÆ Jean-Jacques Rommes, né en 1957, est détenteur d’une maîtrise en droit privé de l’Université de Nancy. Il a travaillé pendant 10 ans au sein de la Banque Internationale à Luxembourg, qu’il a quitté en tant que Directeur du Département juridique pour rejoindre l’Association des Banques et Banquiers, Luxembourg (ABBL) en 1993 comme Conseiller de direction, puis membre de Comité de direction et directeur adjoint en charge notamment des affaires juridiques. Depuis 2005, il est Chief Executive Officer de l’ABBL. Littérature - Aglietta, Michel « L’ambivalence de l’argent », in : Revue française d’économie. Vol. 3 N° 3, 1988, pp. 87-133 -Aristote Les politiques. Paris : Flammarion, 1993 -Aristote Ethique à Nicomaque. Paris : Flammarion, 2004 - Brodbeck, Karl-Heinz Die fragwürdigen Grundlagen der Ökonomie. Eine philosophische Kritik der moderne Wirtschaftswissenschaften. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2009 [2009 a] - Brodbeck, Karl-Heinz Die Herrschaft des Geldes.Geschichte und Systematik. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2009 [2009 b] - Cuillerai, Marie « Confiance dans la monnaie et sens commun », in : Le Portique (en ligne) Philosophies de l’argent. N° 19, 2007 - Droit, Roger-Pol ; Henrot, François Le banquier et le philosophe ou le double pair d’yeux. Paris : Plon, 2010 - Foucault, Michel Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Paris : Gallimard, 1966 - Graeber, David Debt. The first 5,000 years. New York: Melville House, 2011 - Keynes, John Maynard Sur la monnaie et l’économie. Paris : Payot & Rivages, 2009 - Lordon, Frédéric ; Orléan, André « Genèse de l’état et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis » in : Citton, Y. et Lordon, F. (éds.) Spinoza et les sciences sociales. Paris : Editions Amsterdam, 2007 - Maus, Marcel « Les origines de la notion de monnaie », in : Œuvres - tome 2. Paris : Minuit, 1969, pp. 106-112 - Orléan, André « L’origine de la monnaie », in : Revue de MAUSS, n° 14. Paris, 1991, pp. 126-152 - Orléan, André De l’euphorie à la panique : penser la crise financière. Paris : Éditions rue d’Ulm, 2010 - Orléan, André L’empire de la valeur. Refonder l’économie. Paris : Seuil, 2011 - Rosa, Hartmut Beschleunigung. Die Veränderung der zeitstrukturen in der Moderne. Frankfurt-am-Main: Suhrkamp, 2005 - Sandel, Michael J. What money can’t buy. The moral limits of markets. New York: farrar, strauss and Giroux, 2012 - Simmel, Georg Philosophie des Geldes. Köln: Ananconda Verlag, 2009 - Sokol, Jan „Was ist Geld?“ in: Zeitschrift für Wirtschaftsund Unternehmensethik 5/2, 2004, pp. 176-185 « … Markets are not mere mechanisms. They embodies certain norms. … Economists often assume that markets do not touch or taint the goods they regulate. But this is untrue. Markets leave their mark on social norms. Often, market incentives erode or crowd out non-market-incentives. » (Sandel, 2012, p. 64) Antoine Gentier est un ancien élève de l’ENS de Cachan, docteur en sciences économiques de l’université Paris Dauphine ; Il est Professeur Agrégé des Universités en Sciences économiques depuis 2004. Il enseigne actuellement à l’Université d’Aix Marseille et dirige le Master Recherche Business, Law and Economics . Ses domaines de recherche concerne la monnaie, la banque, la finance et l’histoire financière quantitative. Il a publié en 2003 Economie Bancaire, un livre où sont rassemblées de nombreuses études sur le fonctionnement et la réglementation des systèmes bancaires depuis 1800 (France, Etats Unis. Belgique,...). Il s’intéresse aujourd’hui à l’aspect monétaire et financier de la constitution de l’Etat italien (1861-1893), à la crise bancaire espagnole actuelle et aux monnaies électroniques. Son site internet rassemble la liste de ses contributions à l’adresse agentier.free.fr. Chris DOUDE VAN TROOSTWIJK (Pays-Bas, 1962) a étudié la théologie, la dramaturgie et la philosophie aux universités d’Utrecht et d’Amsterdam. Il fut professeur de philosophie à l’Institut de théologie protestante et chercheur scientifique à la faculté de philosophie d’Amsterdam. Sa thèse Trouvailles, anamnèses de la critique chez Kant, Freud et Lyotard (Amsterdam, 2002, en français) porte sur l’inventivité dans la réflexion. Ses recherches scientifiques concernent entre autres le substrat religieux des cultures modernes. (Croyants flexibles. Essais sur le problème interreligieux. Amsterdam, 2008) Il était présentateur et rédacteur pour la télévision néerlandaise et directeur de la fondation Zinweb.nl (Site de Sens) dont il avait pris l’initiative. Amenant une vision critique et une expérience en communication, il intervient régulièrement comme consultant auprès des différentes organisations ou entreprises. Actuellement, il travaille également à mi-temps dans la formation d’adultes (ewb.lu), où son intérêt porte sur la philosophie de la mystique et la philosophie de l’argent (Critiques de la raison monétaire). Il vient de monter une « maison de réflexion » dans les Vosges (climont.eu). 20 28 29 PRÉSENTATION DE L’ALJB L’ALJB est une association sans but lucratif de droit luxembourgeois créée le 2 avril 1982. Elle a pour objet de favoriser l’étude et la connaissance du droit bancaire et financier. Elle se propose notamment de promouvoir la communication et l’échange d’idées entre ses membres par des rencontres régulières, d’organiser des conférences et débats, de publier des articles et ouvrages traitant de problèmes juridiques intéressant le secteur bancaire et financier et de suivre plus généralement les évolutions législatives et réglementaires luxembourgeoises et européennes. Elle noue également des contacts avec des associations ayant un objet analogue. La vie sociale de l’Association Originairement composée de 19 membres fondateurs, l’ALJB n’a cessé de croître au fil des années pour rassembler aujourd’hui plus de 700 membres, juristes de banque, avocats, membres du monde universitaire, notaires, réviseurs et experts comptables, tous intéressés par le droit bancaire et financier. Elle compte également plus de 30 membres d’honneur, personnes morales. L’assemblée générale de l’ALJB se réunit au moins une fois par an, au courant du dernier trimestre. Elle est l’occasion pour le conseil d’administration de faire rapport aux membres des activités menées et des événements qui ont ponctué la vie de l’Association durant l’année écoulée. L’ALJB est gérée par un conseil d’administration élu pour trois ans par son assemblée générale et actuellement composé de la manière suivante : 30 Philippe BOURIN Crédit Agricole Luxembourg Président Christiane FALTZ StateStreet Bank S.A. Vice-Président Cosita DELVAUX Notaire Trésorier Daniel POSTAL BGL BNP Paribas Secrétaire Catherine BOURIN Association des Banques et Banquiers Luxembourg Membre Sandrine CONIN KBL European Private Bankers Membre Philippe DUPONT Etude Arendt & Medernach Membre André HOFFMANN Etude Elvinger, Hoss & Prussen Membre Nicki KAYSER Etude Linklaters LLP Luxembourg Membre Morton MEY Société Générale Bank & Trust Membre Elisabeth OMES CSSF Membre Nicolas THIELTGEN Etude Brucher Thieltgen & Partners Membre Andéol du TREMOLET DE LACHEISSERIE Banque Européenne d’Investissement Membre Henri WAGNER Etude Allen & Overy Luxembourg Membre Siège social 12, rue Erasme L-1468 Luxembourg Adresse postale B.P. 13 L-2010 Luxembourg [email protected] www.aljb.lu Association sans but lucratif - RCS Luxembourg F1326