Brochure de l`événement

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Brochure de l`événement
www.aljb.lu
MOT DU PRÉSIDENT
Chers Membres, Chers Amis,
Voici déjà 30 ans qu’un petit groupe d’amis, 19 exactement, décidèrent de créer l’ALJB. Juristes de banques, ils
étaient convaincus de l’intérêt de se rencontrer pour partager leurs expériences, mettre en commun leurs idées,
réfléchir ensemble à l’évolution de l’environnement législatif et réglementaire. Ils avaient compris qu’au-delà du
cercle somme toute restreint de leurs maisons respectives, ils avaient plus à gagner dans ce partage que dans un
égoïsme stérile aux allures de saine concurrence. Ils avaient perçu qu’il allait également de l’intérêt même de la
Place financière, encore toute jeune à l’époque, d’unir leurs efforts pour mieux la servir. Ainsi posèrent-ils le 2 avril
1982 les mots fondateurs de notre Association :
« L’association a pour objet de favoriser l’étude et la connaissance du droit bancaire et financier.
Elle se propose notamment de promouvoir la communication et l’échange d’idées entre ses membres par des rencontres régulières, d’organiser des conférences et débats, de publier des articles et ouvrages traitant de problèmes
juridiques intéressant le secteur bancaire et financier et de suivre les évolutions législatives et réglementaires luxembourgeoises. »
1982-2012 : 30 ans sont passés et l’ALJB est toujours là, avec aujourd’hui plus de 750 membres, non seulement
juristes de banque, mais aussi avocats, notaires, réviseurs, universitaires et tous ceux que leur profession, pour ne
pas dire leur passion, rassemble autour du droit bancaire et financier.
L’Association ne serait pas aujourd’hui ce qu’elle est devenue sans le soutien permanent de ses membres, sans
l’engouement de ses Présidents successifs qui ont su lui imprimer son style, sans le dévouement de ces juristes
bénévoles qui au fil des années ont composé son Conseil d’administration et donné de leur temps et de leur énergie
pour la conduire et la développer ainsi. Qu’ils en soient tous remerciés. L’ALJB a certes évolué, mais l’esprit est
resté le même : créer des liens, étudier ensemble, contribuer à la réflexion scientifique, promouvoir le droit bancaire
et financier au service de la Place de Luxembourg.
Grâce à cette amitié, forte de cette convivialité qui la caractérise, L’ALJB poursuit avec détermination ses objectifs :
conférences, déjeuners-débats, publications ponctuelles, recueils « anniversaire », collection de droit bancaire et
financier, prix destiné aux jeunes juristes. Au travers de son site, où chacun peut trouver les coordonnées de ses
pairs, suivre les événements qu’elle organise et consulter ses publications, elle permet à tous d’échanger et de se
rencontrer. Aussi nombreux soient toutefois les projets, l’Association a une règle d’or : construire sereinement et
durablement. Et ce n’est pas son Bulletin Droit & Banque, première pierre de cet édifice que nous honorons aujourd’hui, qui la contredira. Son 50ème numéro paraîtra prochainement.
Dans la tradition de ses soirées amicales et pour célébrer ce trentenaire que nous fait l’honneur d’introduire M. Jean
GUILL, Directeur Général de la Commission de surveillance du secteur financier, l’ALJB a choisi d’inviter trois orateurs de marque.
Un thème : « Le banquier, le juriste et l’argent », un débat, une réflexion profonde sur un environnement quotidien
… et parfois si controversé !
Bonne soirée à tous !
Bien cordialement
Philippe Bourin
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LE BANQUIER, LE JURISTE ET L’ARGENT
18 octobre 2012, Centre Culturel de Rencontre Abbaye de Neumünster
PROGRAMME DE LA SOIRÉE
17.30 Accueil des invités
17.50 Allocution et mot de bienvenue par Monsieur Jean Guill,
Directeur général de la Commission de Surveillance du Secteur
Financier et Monsieur Philippe Bourin, Président de l’ALJB
18.15 Conférence sur le thème “Le Banquier, le Juriste et l’Argent”
animée par Monsieur Philippe Bourin, Président de l’ALJB
Avec la participation de
-
Monsieur Jean-Jacques Rommes,
Chief Executive Officer de l’Association des Banques et Banquiers, Luxembourg (ABBL)
-
Monsieur Antoine Gentier,
Professeur de sciences économiques à l’Université Aix-Marseille
-
Monsieur Christiaan Hendrik Doude Van Troostwijk,
Docteur en philosophie
19.30 Cocktail dînatoire
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LE BANQUIER, LE JURISTE ET L’ARGENT
Discours à la soirée du 18 octobre 2012 à l’occasion du 30e anniversaire de l’ALJB
Monsieur Jean-Jacques Rommes,
Chief Executive Officer de l’Association des Banques et Banquiers, Luxembourg (ABBL)
On me demande parler de l’argent. Pas de toutes ses
facettes, non. On me demande d’y porter le regard du
banquier. Cela semble très logique. Après tout, le banquier et l’argent forment un couple uni.
Si tout un chacun comprend aisément qu’il n’y a guère
de banque sans argent, l’argent sans les banques s’imagine a priori plus aisément. Car les fonctions essentielles
de l’argent, unité de compte, moyen de payement et
thésaurisation, étaient requises bien avant que l’on ait
inventé la banque. Je passerai très vite sur les chapitres
de l’histoire où l’argent n’était pas abstrait et guère fongible.
A côté de sa rareté, la qualité essentielle de l’argent est
sa fongibilité. C’est largement pour cela qu’on l’a inventé
même. Le sel, le blé et les pierres précieuses ne donnaient plus satisfaction, car justement, malgré leur qualité d’éléments limités en quantité, ils n’offraient pas la
fongibilité que garantissaient les métaux précieux.
Ces derniers, à leur tour se sont avérés difficile et risqué
à stocker ou à transporter. Ainsi naît la banque, parce
qu’on y a mis les métaux précieux. Et la banque, à son
tour, émet en contrepartie des titres de créance qu’on
appelle des billets de banque qui naissent donc comme
substitut pratique des monnaies métalliques. Ainsi,
l’argent métallique crée la banque qui elle-même donne
naissance à un argent nouveau sous forme de billets.
La très grande partie de cet argent a aujourd’hui retrouvé la banque par un dépôt dans un contenant bien pratique: le compte en banque. Bien que chaque client soit
sûr de pouvoir récupérer à volonté son dépôt, en réalité,
la banque aura vite fait de le réinjecter dans l’économie
par le crédit. Il s’en suit qu’en pratique la plus grande
partie de la monnaie est une dette sur les institutions financières dont on demande rarement le remboursement en totalité et en même temps. Si on le faisait, les
crédits ne sauraient être remboursés à la même vitesse
et le système s’écroulerait. Pour notre génération, cette
hypothèse était de pure fantaisie, refoulée dans les livres
d’histoire jusqu’en automne 2008 ou nous avons vécu à
quel point un système qui repose sur la seule confiance
peut être fragile.
Force est de constater que les rapports de l’argent et de
la banque sont d’une certaine complexité, notamment
parce qu’une réflexion détachée à leur égard amène vite
vers des sommets d’abstraction. Ainsi, nous l’avons déjà
dit, l’argent est d’abord un instrument de mesure d’une
valeur, une unité de compte donc. C’est un moyen de
payement ensuite. Et puis, nous l’utilisons pour thésauriser nos richesses.
L’unité de compte d’abord :
A partir du moment où l’argent de papier est délié de
tout support de métal précieux – c’est à dire au plus tard
après les accords de Bretton-Woods – l’argent devient
une abstraction totale sous la forme de monnaie fiduciaire, garantie uniquement par l’Etat. Pour que l’argent
existe, il est désormais nécessaire et suffisant de croire
en l’Etat souverain qui l’émet et dans la solvabilité de la
banque où on le dépose. On parle donc maintenant de
monnaie fiduciaire : le mot fiduciaire signifiant
« confiance », fiducia en latin. Le métal précieux, supposé avoir une valeur réelle, est maintenant remplacée
par la seule confiance.
Enfants, nous avons appris que les nombres sont un
raccourci bien utile. Au lieu de dire « un arbre, un arbre
et arbre », il est plus commode de dire « trois arbres ».
Parler de « trois arbres », nous donne l’impression
d’évoquer quelque chose de bien concret. Pourtant
nous venons d’entrer dans le monde abstrait des mathématiques. Le nombre « 3 », sans une unité concrète,
n’est rien qu’une idée mathématique, une fiction de
l’esprit, détachée semble-t-il de la réalité. Il ne redevient
concret que si nous lui attribuons une unité. Évidemment, cela ne doit par être l’arbre, cela peut être des
pierres, des êtres humains, des molécules d’ADN, pourquoi pas.
Ainsi, l’unité de compte « Euro » a été créée « de toutes
pièces » par un groupe d’êtres humains réunis sous
forme d’Etats souverains. C’est une pure construction
légale. Le groupe de personnes qui s’en sert doit être
d’accord à lui accorder une valeur et c’est là sa seule
valeur.
Ainsi, lorsque nous parlons de « trois $ » ou « 3 € », cela
nous semble très concret. Le nombre nous sert à compter nos euros. Apparemment revenu dans le monde réel,
nous n’avons plus peur des nombres maintenant… au
moins aussi longtemps que les sommes en jeu restent
au niveau de ce qui peut être concret pour nous. Ainsi la
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dette actuelle des Etats-Unis d’Amérique est de 16 mille
milliards de $. Là, nous ne savons plus ce que c’est.
Nous sommes reparti dans le virtuel. Mais, oublions
cela pour l’instant !
Pourtant, l’Euro n’est pas un arbre, ni une molécule. Il
est bien utile en tant qu’unité de compte, il n’en devient
pas plus concret. Il permet surtout de distinguer entre
des valeurs relatives : 3 euros, cela vaut 3 fois plus
qu’un Euro. Et il faut 1,3 $ pour obtenir 1 €.
Nous avons dit que ce sont les personnes qui se servent
d’une monnaie qui lui donne sa seule et unique valeur.
C’est ce qui permet à tout un chacun de l’utiliser comme
unité de payement. C’est là que « les autres » interviennent. En matière d’argent, les autres sont essentiels. Ils sont mes coreligionnaires. Comme l’argent
n’existe que par une croyance commune, l’argent sans
les autres n’est rien. Je ne peux pas manger mon argent
– et encore moins mon compte en banque. L’argent est
une croyance que je dois partager avec les autres. Car,
tout en étant d’une abstraction totale, l’argent me permet de l’utiliser comme une créance contre les autres à
condition qu’ils partagent la même croyance. Avec mon
argent, je peux obtenir qu’ils me donnent des valeurs
réelles ou qu’ils travaillent pour moi. Dans son ouvrage
classique « La philosophie et l’argent », Georg Simmel
explique que « L’argent est le moyen et l’expression de
la relation et de la dépendance réciproques des
hommes. » En d’autres termes, l’argent est un pouvoir
sur les autres, aussi longtemps que les autres acceptent
cette convention et reconnaissent le pouvoir que l’argent
me confère.
Moyen de thésaurisation ensuite :
L’argent doit me permettre de conserver une valeur.
Essayez de conserver une pomme pendant six mois! A
défaut pour le fruit d’avoir été congelée ou séchée, vous
ne le mangerez plus. Mais si vous vendez la pomme,
vous espérez bien pouvoir, avec l’argent retiré de la
vente, en racheter une autre dans six mois dans un état
de fraicheur irréprochable.
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C’est tout le débat des pensions. Ainsi, on oppose quasi
idéologiquement les systèmes de pension par répartition aux systèmes par capitalisation. On nous dit que
dans les premiers, mes enfants devront payer ma pension. Certains m’accuseraient même de repousser la
charge de ma rente future sur mes enfants. Je les oblige
en quelque sorte de devoir cueillir pour moi la pomme
pour mes vieux jours. Et c’est vrai. C’est ce que je fais
dans un système par répartition. Dans les systèmes par
capitalisation, par contre, je suis censé épargner dès
aujourd’hui, l’argent que je veux dépenser, une fois que
je serai vieillard. Mais malheureusement, ce n’est pas
vraiment vrai. En fait, dans un système de capitalisation
aussi, je ferai cueillir la pomme par mes enfants et mes
petits enfants.
La différence est dans les flux d’argent, même si par ailleurs tout reste constant - à savoir en l’occurrence mon
besoin de manger dans un futur lointain dans lequel je
serai physiquement incapable de cueillir des pommes.
J’espère vous avoir convaincu jusqu’ici que la notion de,
disons 10.000 € est un concept purement cérébral qui
doit l’entièreté de son contenu au crédit que lui accorde
les humains qui l’utilisent. Mais comme je l’ai déjà dit,
cette notion, aussi abstraite soit-elle, ne saurait vivre
aujourd’hui sans une autre abstraction, la banque justement.
La banque est d’abord de nos jours une personne dite
« personne morale ». Je note au passage, ce que vous
savez tous, c’est que toutes les personnes morales aussi ne sont que des conventions, et donc des constructions de l’esprit. C’est tout le charme et la difficulté du
droit de n’être qu’une construction de l’esprit. C’est sûr
que le citoyen lambda croit que des notions comme par
exemple « la propriété » d’une chose correspond à une
vérité bien réelle. Mais le juriste sait bien que ce n’est
que du vent aussi longtemps que l’intelligence humaine
ne donne pas une vie concrète à une telle notion. Le
juriste, lorsqu’il explique au non initié quel peut être la
différence fondamentale entre par exemple la propriété
d’une chose et la possession d’une chose ne peut pas
ne pas se rendre compte que son univers est une pure
vue de l’esprit.
Là encore, le truc, pour que cela marche, c’est que ce
soit une vue de l’esprit partagée par le plus grand
nombre des autres humains.
Mais revenons à la banque, cette personne morale –
donc par définition non physique – dont l’objet est,
semble-t-il de s’approprier les 10.000 € dont son client
lui aussi s’estime toujours propriétaire. C’est la banque
qui donne à l’argent non fiduciaire sa seule matérialité.
La banque est à l’argent ce que le contenant est au
contenu, elle est, si vous me permettez un peu de romantisme, ce que cœur est au sang - avec les banques
centrales dans le rôle de la moelle osseuse. La banque
est donc la pompe de toute l’économie, celle sans qui
rien ne va. L’argent est son outil et son objet.
En réalité, nos économies développées ont trois circuits
sanguins indispensables sans lesquels elles s’écrouleraient du jour au lendemain pour nous renvoyer au
moyen âge. Le premier c’est l’énergie, le second c’est
l’argent, depuis peu s’est ajouté le circuit des technologies de l’information. Chacun comprendra ce qu’il arrive
si on coupe d’une seconde à l’autre l’énergie au monde
occidental. Le résultat serait passablement le même si
on coupait d’un moment à l’autre le circuit financier. Or,
le circuit financier passe par les banques et par les lignes
interbancaires entre elles. A défaut de fonctionnement
de ce système, nos économies ne peuvent pas vivre.
Comment est-il alors possible qu’aujourd’hui la réputation des métiers de l’argent soit au plus bas. Est-ce que
les raisons contemporaines bien connues suffisent à
expliquer cette condition défavorable ?
En fait, la réputation des métiers de l’argent n’a jamais
été vraiment bonne. L’argent est aussi une sorte de mal
fongible, un « Satan » matérialisé sur terre. A voir les
sept péchés capitaux identifiés par l’Eglise catholique à savoir, l›avarice, l›envie, l›orgueil, la paresse, la gourmandise, la luxure et la colère - il n’y a guère que la
dernière qui ne soit soluble dans l’argent. La colère justement ! Elle évoque celle que Jésus a piquée en chassant du temple de Dieu les marchands et plus particulièrement les changeurs d’argent.
Si le rôle social de l’argent comme instrument des
échanges commerciaux est depuis toujours reconnu
comme utile, le commerce de l’argent a souvent été vu
avec dédain. Pendant au moins tout le Moyen-Âge,
mais aussi durant la Renaissance, une telle activité était
laissée à ceux vivant en marge de la communauté, les
juifs constituant l’exemple le plus connu. Et jusqu’à aujourd’hui, on ne paie ni ne se fait payer l’intérêt par ses
amis. On essaye de respecter le dicton selon lequel
« les bons comptes font les bons amis ». L’argent se
traite de préférence avec des gens qui sont indifférents
à notre encontre et dont le sort nous indiffère en retour.
Parce que l’argent dépersonnalise, il est le contraire à la
fois de l’amour et de la haine, il ne connaît pas d’idéal,
pas d’honneur et, dit-on, pas d’odeur. Il est le symbole
aussi de la traîtrise, celle que l’on déteste plus encore
que ses ennemis.
Mais ce n’est pas toute la vérité. Car l’argent n’a pas
d’humeur non plus: il est le signe d’une certaine rationalité et cette qualité lui a permis d’accompagner
l’émancipation de la bourgeoisie au XVIIIe siècle.
En fait, même les adversaires idéologiques les plus féroces de l’argent et de l’industrie financière, admettent
que l’invention de l’argent est un progrès immense et
que l’on ne saurait se passer de lui. Même Che Guevara
a dû se résoudre à un moment donné de sa carrière de
révolutionnaire professionnel de prendre le rôle de gouverneur de banque centrale. Antoine Gentier m’a d’ailleurs rendu attentif au fait que le Che ne fut pas le meilleur gouverneur de banque centrale de l’Histoire,
puisqu’il a réussi à mettre en faillite celle de Cuba.
« Certes l’activité bancaire est une activité commerciale
et il ne saurait en être fait abstraction, dans l’intérêt
même de la solvabilité de la banque et de la sécurité
qu’elle offre. La banque cependant représente un
rouage à ce point important dans le fonctionnement de
l’économie que les règles de déontologie qui s’imposent
à toute profession s’en trouvent élevées à un degré supérieur, en quelque sorte sublimées, par l’importance
économique de la fonction bancaire et des responsabilités particulières qui en découlent vis-à-vis de la collectivité ». C’est ainsi que l’ancien directeur des affaires
juridiques de l’Association Belge des Banques, Jean
Pardon, décrit le fondement et la valeur de la déontologie bancaire classique. Il s’agit bien là de l’honneur du
banquier qui consiste à être socialement indispensable,
solide et solvable et d’une honnêteté à la hauteur de
l’importance économique de sa fonction.
Car le métier bancaire est depuis toujours aussi celui
qui consiste à faire confiance et à en inspirer. La loi bancaire luxembourgeoise exige de la part de l’établissement bancaire de jouir d’un crédit suffisant. Il est certainement permis de dépasser l’intention des rédacteurs
et de voir dans cette exigence un écho lointain de l’étymologie du terme de crédit pour se rappeler qu’il s’agit
aussi de confiance, voire de considération.
Crédit, crédibilité, solvabilité, confiance, discrétion, honorabilité, tels sont les maîtres mots de la morale traditionnelle bancaire. Cet honneur là dépasse les clients et
touche l’attitude que l’on peut avoir vis-à-vis de ses
concurrents et surtout le sentiment d’avoir une responsabilité envers la communauté. Si le banquier n’est plus
à la hauteur pour mériter ce respect là, il ne peut, à
terme, inspirer la confiance, ce sentiment qui sert à lui
tout seul à coller et à maintenir le système monétaire et
financier dans son ensemble.
Et la banque est à la micro-économie, ce que « le système financier » est à la macro-économie. Il en résulte
que le système financier international est le porteur de
tous les rapports économiques entre les acteurs de
toutes natures : Etats souverains, grandes entreprises,
systèmes sociaux. A partir du moment que certains
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LE BANQUIER, LE JURISTE ET L’ARGENT
Discours à la soirée du 18 octobre 2012 à l’occasion du 30e anniversaire de l’ALJB
groupes produisent plus qu’ils ne consomment et
d’autres consomment plus qu’ils ne produisent, le système financier devient le contenant de tous ces déséquilibres. Car les flux de capitaux sont en réalité les reflets
des disparités dans l’épargne. C’est le système financier
et ses acteurs, les banques, qui permettent que des
déséquilibres provisoires soient possibles et c’est lui qui
craque lorsque les déséquilibres ne peuvent se résorber.
Le sort et le métier des banques est donc d’être le siège
et le gestionnaire de déséquilibres, mais aussi d’en être
la victime si ces déséquilibres s’emballent. Dans ce cas,
l’unité monétaire est l’étalon de mesure du stress créé.
C’est alors que les débiteurs du système se révoltent.
Nous avons dit que l’argent est l’expression de la relation
et de la dépendance réciproques des hommes. Ceux qui
se sentent asservis par cette distribution des pouvoirs,
ne peuvent, ni ne veulent payer la dette que le système
comptabilise à leur nom. Nous sommes alors en crise
financière aigue. La pression sur les acteurs financiers
devient alors économique, politique, réglementaire et
morale à la fois. Et c’est là où nous sommes aujourd’hui.
Dans une telle situation, l’envie du public de tuer les
banques monte comme la moutarde au nez. La politique
le ferait volontiers d’ailleurs et annonce publiquement,
tous les jours à nouveau, qu’elle va le faire. Elle rêve
alors de banques qui font des crédits sans risques et de
titres de créances négociables sans spéculation.
Est-ce dire que les financiers n’ont fait que leur métier et
qu’ils peuvent rester passifs devant le fait que le système
ne survit actuellement qu’avec l’aide des Etats ? Certes
non. Nous avons dit que le métier bancaire consistait à
donner et à inspirer la confiance et justement, ce métier
là, les banques ne le font plus. Elles ne se font même
plus confiance mutuellement. Elles ne font plus
confiance aux Etats dont elles dépendent cependant
cruellement. Et leur réputation, au moins collective, est
au plus bas.
Cela est quelques fois très injuste - je cite l’exemple de
l’attitude des banques dans le cadre de la crise de la
dette souveraine en Europe. Mais il est vrai que la
banque d’investissement d’inspiration anglo-saxonne
s’est émancipée de l’économie dite réelle en inventant
des instruments techniques de marchés qui dépassent
non seulement les clients, mais aussi les autorités publiques et trop souvent les dirigeants de banques euxmêmes. Il est vrai aussi que les marchés financiers
brassent des sommes énormes et les risques avec lesquels ils jonglent sont aussi des dangers pour le reste de
l’économie. Et finalement, il est devenu indéniable que
le système a créé des risques dans l’espoir d’engranger
les profits conséquents, mais qu’il n’a pas été capable
d’en supporter les pertes.
En conclusion, la banque et l’argent sont un couple
d’une énorme efficacité économique, mais leur valse est
entièrement due à une abstraction qui est maintenue
grâce à une croyance commune dans son fonctionnement. Ce système dépasse évidemment la pure illusion,
puisqu’il a des conséquences réelles très considérables.
Mais son mortier est la confiance et quiconque se permet de l’ébranler doit être qualifié d’irresponsable. Actuellement, les irresponsables ne manquent pas : la politique, les médias et l’industrie financière elle-même en
produisent tous les jours au point de désabuser quelquefois le lobbyiste bancaire que je suis.
A la longue, la confiance ne peut pas rester suspendue
aux seules banques centrales, tel que c’est actuellement
le cas. La collectivité doit retrouver le sentiment que le
système bancaire et financier est soumis à des règles
qui sont, dans tous les sens du terme, respectées. Cela
n’est pas simple, car la globalité du système exige que
sa règlementation aussi soit globale pour imposer un tel
respect. Avant que nous n’en soyons là, je pense que les
juristes de droit bancaire ne chômeront pas.
Maudit argent ! Mais où est-il passé ?
Monnaie marchandise, monnaie papier et monnaie électronique :
quelques perspectives sur la dématérialisation de la monnaie
Monsieur Antoine Gentier,
Professeur de sciences économiques
Résumé
Introduction
nétaire des banques (financement d’effets de commerce
par création monétaire) est analysée par les tenants de la
Currency school comme étant l’origine du cycle économique. La croissance pour être soutenable doit être financée par de l’épargne préalable, et non par création
monétaire. Les partisans de la Banking School pensent
que l’origine de la crise est extérieure aux banques, les
banques sont considérées comme neutres et ne font que
répondre « aux besoins du commerce ». Ce n’était pas
l’avis de Bastiat qui assimilait les billets de banques à des
« chiffons de papier ». Cet article de Bastiat de 1849
avec l’analyse de JB Say sur la crise de 1825, la systématisation de Charles Coquelin (1848) sur le cycle, les débats britanniques entre la Currency School et Banking
School2 vont forger chez les économistes français l’expression « fausse monnaie » pour qualifier les billets de
banques3. La « fausse monnaie » du dix-neuvième siècle
est devenue la monnaie du vingtième siècle, les banques
centrales passant du statut de producteur de substituts
monétaires à celui de producteur et de garant de la valeur de la monnaie. Cette monnaie étatique nationale (ou
supra nationale dans le cas de l’Euro) subit aujourd’hui
la concurrence de systèmes de paiements électroniques
dont la valeur intrinsèque est encore plus négligeable
que le papier.
Le titre « Maudit argent ! » est un clin d’œil à l’article
publié en 1849 par Frédéric Bastiat1 dans le Journal des
économistes. Cet article a ouvert un débat sur la création
monétaire des banques. La monnaie est jusqu’en 1914
assimilée par les économistes à une marchandise (l’or),
et cette conception est partagée par une majorité écrasante d’économistes de nationalité comme d’obédience
idéologique différente (Marx, Pareto, Peel, Jevons, JB
Say, Bastiat, Molinari, Modeste, Cernuschi, Menger, Walras pour n’en citer que quelques uns). La création mo-
Dans le cadre de cette présentation, il est intéressant de
mettre en perspective la théorie monétaire avec les questions nouvelles posées par l’apparition des monnaies
électroniques et des acteurs qui en sont à l’origine. La
monnaie (l’argent) a pour principale fonction de réduire
les coûts de transaction en permettant de transférer du
pouvoir d’achat dans l’espace et le temps. La monnaie
possède une utilité indirecte, elle n’est pas demandée
pour elle même (sauf pour celui qui voudrait tapisser sa
chambre avec des billets de banques) mais pour les
Les systèmes de paiements sont soumis à des innovations de diverse nature. D’abord l’évolution technologique conduit à une modification des supports de paiement. La dématérialisation des paiements et leur format
électronique permettent l’émergence d’autres méthodes
de paiement comme le téléphone à côté de la traditionnelle carte de paiement. Cependant ces aspects techniques ne doivent pas cacher des ruptures plus fondamentales autour des stratégies menées par les sociétés
commercialisant des systèmes de paiement électroniques. En effet, ces sociétés peuvent choisir des stratégies radicalement différentes. Certaines à l’image de
PayPal proposent une innovation qui réduit les coûts de
transaction par rapport aux moyens de paiement existants (rendant ainsi rentable les micro paiements internationaux) d’autres comme E-Gold développent des stratégies de rupture par rapport au système traditionnel.
Le papier a pour but d’offrir une mise en perspective de
l’évolution de la nature des paiements au regard de la
théorie monétaire.
1 Bastiat F., « Maudit argent », Journal des Economistes, avril 1849, p. 1-20.
2 Voir par exemple Anna Schwartz (1987), Dowd (1992) ou White (1995).
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3 Modeste (1867), parmi les débats sur le billet de banque, il est intéressant de souligner la position de Cernuschi (1866) qui expliquait
que dans le cas de billets à cours libre, la meilleur manière d’empêcher la circulation des billets de banques était de permettre à tout
le monde d’en émettre.
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biens qu’elle permet d’acquérir. Une monnaie est d’autant plus utile que l’on peut obtenir avec les services et
les biens produits par une large communauté (1 tonne
d’or dans un désert n’est pas une richesse si vous ne
pouvez pas l’échanger pour obtenir un service). L’acceptabilité et la liquidité de la monnaie sont les principaux
fondements de son utilité. Cependant, sa capacité à
conserver le pouvoir d’achat dans le temps (monnaie
non inflationniste, monnaie saine) et /ou l’espace sont
aussi des critères clés pour les utilisateurs de monnaie.
Nous allons maintenant évoquer brièvement les caractéristiques de l’évolution des institutions monétaires et
ensuite nous intéresser à l’apparition de la monnaie
électronique.
En matière monétaire, deux phénomènes sont à l’œuvre
depuis 150 ans :
- une étatisation croissante des systèmes monétaires
- une dématérialisation des systèmes de paiements
Ces deux phénomènes parfois convergent mais peuvent
aussi fortement diverger. L’étatisation de la monnaie est
un trait particulier des systèmes contemporains. En fait,
la monnaie est une institution comparable au langage
dont le but est de faciliter les échanges. L’échange sous
forme de troc exige une double coïncidence des besoins,
alors que la monnaie permet de séparer les actes de
ventes et d’achat dans le temps et dans l’espace. Les
sociétés humaines ont fait émerger des marchandises
ou des symboles pour procéder comme moyen universel
des échanges. Cette analyse que l’on doit à Carl Menger
([1871] 1981 et 1892) montre qu’au cours du temps
une marchandise (Métal précieux, bétail, coquillages …)
est sélectionnée par un processus d’apprentissage et de
découverte. Cette émergence de la monnaie n’est pas le
fruit d’une décision consciente d’un ou plusieurs individus mais la conséquence d’un usage qui s’établit progressivement aux cours des échanges et qui a pour
conséquence qu’une marchandise acquiert le statut de
monnaie. La demande de cette marchandise est alors
double : elle est demandée pour des motifs industriels
(fabrication de bijoux, ou de circuits électroniques) et en
plus elle reçoit une demande pour des motifs monétaires. Les individus se portent acquéreurs de cette marchandise car ils anticipent qu’elle leur permettra d’acheter des biens et des services dans l’avenir. Au fur et à
mesure du temps, une ou plusieurs marchandises vont
acquérir le statut de monnaie. Dans ce processus, l’Etat
n’a qu’un rôle marginal, simplement et éventuellement
limité à l’autorisation de la circulation sur son territoire
de telle ou telle devise. Cependant les Etats (et ce n’est
pas spécifique à la situation de la zone Euro actuelle) ont
souvent fait face à des difficultés financières, lorsque les
dépenses publiques sont supérieures aux recettes fiscales. Lorsque les débiteurs refusent de prêter aux Etats,
la seule échappatoire réside dans la monétisation de la
dette publique via l’inflation. Cette technique mise en
œuvre dès le troisième siècle par Septime Sévère
consiste à faire baisser la valeur de la monnaie. La diminution de la quantité de métal précieux dans chaque
sesterce tout en gardant la même valeur faciale permet
pendant un temps de continuer de payer les dépenses.
La conséquence est une hausse des prix4 et une dislocation progressive de l’économie de l’empire5.
La monnaie en tant qu’institution librement acceptée n’a
pas besoin d’Etat pour s’imposer, il s’agit d’un contrat et
la force d’un contrat c’est que l’obligation nait de l’intérêt
et de la rencontre de volontés libres de s’engager. En
revanche, lorsque la valeur de la monnaie est manipulée, il est plus que nécessaire de recourir au cours légal
et au cours forcé pour en assurer la circulation. Le cours
forcé consiste à faire circuler un signe monétaire avec
une valeur faciale différente de sa valeur intrinsèque (au
départ une monnaie est un poids de métal). Le billet de
banque n’est au départ qu’un substitut monétaire, la
monnaie c’est l’or6. Lorsque le billet n’est plus conver-
La réaction des autorités face à une inflation dont elles sont la cause peut ajouter un désordre supplémentaire. Généralement, elles
mettent en œuvre un blocage des prix (les commerçants n’ont pas le droit d’augmenter les prix sinon ils encourent la peine de mort)
et la conséquence c’est la disparition des denrées des magasins car personne ne veut plus échanger son travail ou ses produits contre
une monnaie dépréciée. Ce phénomène s’est observé dans l’Empire romain, mais aussi lors de la loi sur le maximum édictée par
Robespierre pour imposer les assignats comme monnaie et également sous l’Allemagne nazie. La terreur révolutionnaire interdisait
d’augmenter les prix sous peine de mort, la population était affamée et a acclamé le passage de Robespierre sur le chemin de l’échafaud par l’expression « Foutu le maximum », ce qui traduit bien toute l’estime à l’égard de cette disposition et de son inventeur. Le
régime nazi a pratiqué la même politique avec encore plus de création monétaire, les Allemands se sont retrouvés avec des montants
de liquidités incompatibles avec le niveau des prix bloqués par le gouvernement. Les boutiques étaient vides alors que les Allemands
avaient plein d’argent. Ce paradoxe a été résolu par la réforme monétaire de juin 1948, qui a libéré les prix et introduit le Deutsche
Mark en réduisant de 90% les liquidités détenues sous forme de Reich Marks. Une analyse passionnante de la réforme du 20 et 21
juin 1948 a été faite par Jacques Rueff (1981).
4
L’inflation n’a pas qu’un simple effet de réduction du pouvoir d’achat. La création monétaire n’entre pas de manière uniforme dans
l’économie (tous les prix ne changent pas en même temps) mais de manière différentielle. Cet effet Cantillon (1952 [1755]) a pour
conséquence de faire varier les prix relatifs et en conséquence la répartition des moyens de production entre les différentes industries.
tible il est dit « à cours forcé ». Le cours légal c’est le
droit de circuler sur un territoire et d’être le moyen universellement reconnu pour payer ses impôts et ses
dettes. Les monnaies contemporaines comme l’Euro ou
le Dollar possèdent à la fois le cours légal et le cours
forcé, ces caractéristiques sont liées à l’héritage monétaire de la guerre de 1914, qui a étatisée la monnaie (et
le reste de l’économie) pour pouvoir mener une guerre
civile européenne d’une ampleur inégalée.
L’autre tendance de l’évolution monétaire c’est la dématérialisation des formes monétaires. Les espèces métalliques ont disparu, le billet de banque est marginal dans
les paiements et la monnaie scripturale s’est imposée à
un point que même dans les agences des banques modernes il n’y a presque plus d’argent physique. Le passage à l’Euro a été assuré par les commerçants pour introduire cette monnaie auprès des particuliers, les
banques n’ayant joué qu’un rôle marginal. De même, les
activités de transport de fonds sont externalisées. L’évolution technique et l’apparition du commerce électronique conduisent à une dématérialisation encore plus
poussée. Nous allons maintenant confronter la théorie
monétaire à l’émergence des systèmes de paiement
électronique.
L’émergence des systèmes de paiement par Internet est
une innovation qui vient concurrencer certains aspects
du modèle de production de monnaie qui s’est généralisé depuis 1971. Ce modèle se caractérise par une production de monnaie au sein d’un système bancaire hiérarchisé dans lequel une banque centrale produit une
monnaie qui possède le cours légal et forcé sur un territoire. Cette monnaie sert de référence pour les compensations entre les banques commerciales. Ce modèle est
caractérisé par une absence de choix monétaire pour les
utilisateurs et lorsqu’il s’agit de passer d’une monnaie à
une autre (par exemple Dollar/ Euro) les coûts de transaction sont élevés. Les coûts de transaction sont élevés
pour deux raisons : d’abord les institutions bancaires
profitent de leur position d’oligopole pour facturer à leurs
clients, à des niveaux très élevés, les virements entre les
zones monétaires et la multiplication des intermédiaires
renchérit les coûts. Ensuite, la volatilité des changes
entre chaque zone monétaire, conduit les agents à s’assurer contre les variations de change. L’assurance a un
Il existe aujourd’hui de nombreux systèmes de paiement
électroniques, nous allons nous intéresser à plusieurs
d’entre eux dont E-Gold et PayPal qui ont pour particularité d’offrir une solution à certains problèmes posés par
les monnaies traditionnelles à leurs utilisateurs. Les systèmes E-Gold et PayPal proposent des stratégies qui
sont radicalement différentes.
E-Gold propose un système de paiement fondé sur le
transfert virtuel de droits de propriété sur un stock d’or
(d’argent, de platine, ou de palladium). La banque détient une réserve en or à 100% et fait payer des droits de
garde sur le stock d’or et les transactions. Ce modèle
peut sembler très exotique, mais il s’agit du modèle des
banques de dépôts au 18ème siècle, dont l’objet était de
garder et transférer de la monnaie moyennant des frais
de garde et transaction. Les banques de dépôts du 18ème
siècle conservaient une couverture à 100% de leurs dépôts7 et les comptes étaient tenus en grammes d’or8.
Ainsi les contrats passés entre la banque et les déposants sont à l’abri des manipulations sur les pièces de
monnaie effectués par les princes. E-Gold offre aussi
une forme de protection aux manipulations inflationnistes des banques centrales. (L’évolution du prix de l’or
depuis 1970 donne une indication de la création monétaire des banques centrales). Il s’agit pour E-Gold de
construire un système de paiement totalement indépendant du fonctionnement des monnaies traditionnelles.
La Banque de France au dix-neuvième siècle était très fière de proposer des billets de banque à cours libre, c’est à dire que les gens
n’étaient pas obligés de les accepter en paiement. Le fait qu’ils les acceptent montrait la confiance qu’ils accordaient à l’institution.
Voir par exemple Coquelin (1876), Coq (1865) ou Carey (1838).
6
5
12
coût et le développement des instruments de couverture
de change par les marchés financiers depuis les années
1970 témoigne de la nécessité pour les agents de se
couvrir contre un risque qui peut mettre en péril l’existence des entreprises. Enfin, les monnaies traditionnelles sont soumises à l’inflation : pour ne prendre qu’un
exemple les prix en France entre 1970 et 2009 ont augmenté d’environ 600 %. Ce bref constat montre qu’il
existe une marge importante pour améliorer l’efficacité
des systèmes de paiement. La monnaie a traditionnellement trois fonctions : unité de compte, intermédiaire des
échanges et réserve de valeur. L’inflation, les coûts de
transaction et la volatilité des taux de change dans les
systèmes de paiement contemporains offrent des possibilités de proposer des solutions qui diminuent le coût
des transactions et qui améliorent la conservation du
pouvoir d’achat de la monnaie au cours du temps.
7
Les clients qui acceptaient une certaine indisponibilité de leurs fonds pouvaient bénéficier de la gratuité des frais de garde.
8
Say JB, Traité d’économie politique, Guillaumin Paris 1841, pages 301 à 303.
13
Cet article développera quatre idées principales : d’abord
nous mettrons en perspective les performances des systèmes contemporains (partie 1) en matière d’inflation,
de coûts de transaction et de volatilité des taux de
changes du point de vue de leurs utilisateurs pour mieux
cerner l’existence d’un espace d’innovation en matière
de prix et de qualité des systèmes de paiements. Ensuite
nous analyserons les stratégies (partie 2) puis les limites
(partie 3) des systèmes de paiements électroniques
(dont PayPal, E-Gold ou Digicash) relativement aux systèmes traditionnels. Enfin (partie 4), nous présenterons
une typologie des stratégies des acteurs sur le marché
des monnaies électroniques.
1. Les espaces d’innovation offerts
par les systèmes de paiements traditionnels
Les possibilités d’innovation se situent principalement
au niveau de l’amélioration des caractéristiques de la
monnaie perçues par les utilisateurs. Cette amélioration
peut porter sur la capacité de la monnaie à conserver le
pouvoir d’achat dans le temps et l’espace, sa liquidité,
son acceptabilité et enfin la réduction des coûts de transaction. Nous allons montrer que les monnaies produites
par des banques centrales ayant cours légal sur un territoire donné n’offrent qu’une réponse imparfaite aux besoins des utilisateurs du commerce électronique. L’apparition du commerce en ligne a changé la notion de
1,6
1.2 Les différences de politiques monétaires
ont pour conséquence l’instabilité des changes
L’une des conséquences de l’autonomie des politiques
monétaires entre les différentes zones (Japon, Europe,
Amérique du Nord) est une volatilité des taux de change.
Il ne s’agit pas ici de défendre la fixité des taux de change
mais simplement de rappeler que le « dirty floating »
pratiqué depuis 1971 conduit à des coûts de transaction
supplémentaires par une assurance sur les marchés à
terme de change. Les utilisateurs pourraient avoir envie
de libeller leurs contrats dans une monnaie qui ne soit
pas soumise à ces variations de change. Pour rappel,
L’habitude de l’inflation a changé les perspectives. Une inflation de 2% par an est aujourd’hui considérée comme une inflation faible
et raisonnable voire nécessaire. Les contemporains de la Grande Inflation du 16ème siècle ont connu l’équivalent d’un doublement
des prix sur 100 ans soit une hausse des prix de l’ordre de 1% par an. Le normal du vingtième siècle correspond au double de l’horreur au seizième siècle.
1,2
1
0,8
0,6
Taux de change au comptant
1 dollar en euro
0,4
0,2
03/01/11
03/09/10
03/05/10
03/01/10
03/09/09
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03/05/02
03/01/02
03/09/01
03/05/01
03/01/01
0
03/09/00
L’INSEE présente les données suivantes pour la perte de
pouvoir d’achat de la monnaie 1 FRF de 1970 équivaut
à 0.99281 EUR de 20089. Le pouvoir d’achat de la monnaie a été divisé par 6,5 en l’espace de quarante ans en
France. C’est équivalent à une multiplication par 6.5 des
prix nominaux. L’inflation réelle a cependant été plus
élevée car la création monétaire a été masquée par les
gains de productivité. A masse monétaire constante, si le
système productif réalise des gains de productivité, la
conséquence c’est une baisse des prix. Le phénomène
de croissance et d’innovation a un effet déflationniste en
l’absence de création monétaire. Les mesures contemporaines de l’inflation dans les pays occidentaux sont en
partie faussées par les effets du choc d’offre lié au développement de la Chine, de l’Inde et de l’Asie du Sud Est.
Le choc d’offre masque en partie l’inflation générée par
la création monétaire. La situation des pays occidentaux
est moins grave que celle d’autres pays (Zimbabwe…)
mais l’inflation est très loin d’être négligeable et cela
laisse un espace pour des monnaies plus saines. Cette
protection contre l’inflation est l’une des motivations essentielles des systèmes de paiements électroniques fondés sur des échanges de poids d’une marchandise (or,
argent, palladium, platine …)10.
http://www.insee.fr/fr/indicateurs/indic_cons/pouvoir_achat.pdf
14
1,8
1,4
1.1 Les performances en matière
d’inflation sont perfectibles
9
10
Taux de change au comptant 1 dollar en euro au jour le jour
03/05/00
A l’inverse PayPal utilise les moyens de paiements traditionnels (cartes de crédit) pour transférer des fonds à
des taux beaucoup moins élevés que ceux des banques
traditionnelles. PayPal est particulièrement compétitif
pour les paiements de faible montant à l’international, il
crée ainsi une extension du commerce rendant possible
des transactions entre acheteurs et vendeurs qui n’auraient pas eu lieu dans le cadre du système traditionnel.
Ces deux systèmes, fondés sur des stratégies différentes, ont un point commun : ils offrent une solution
concurrente aux moyens de paiements traditionnels.
Ainsi, E-Gold et PayPal sont des systèmes de paiement
par Internet qui offrent une réponse à certaines imperfections des systèmes de paiements contemporains.
territoire et a fait apparaître la nécessité de paiement
sécurisé même pour des petits montants à des coûts
compétitifs pour les utilisateurs.
03/01/00
Cette stratégie est en rupture complète avec les monnaies traditionnelles.
Graphique 1 : Le taux de change au comptant USD/EUR source Fédéral Reserve série H10
depuis la création de l’Euro, son taux de change avec le
dollar a varié entre 1 EUR = 0.8 USD et 1 EUR = 1.6 USD.
Le fait de libeller ses contrats dans une monnaie indépendante de ces fluctuations de change (que se soit une
monnaie exprimée dans un poids de métal, ou une monnaie purement fiduciaire) permettrait d’échapper à ce
problème. Les utilisateurs potentiels de monnaie électronique peuvent ainsi trouver une solution aux variations
de change.
1.3 L’inadaptation des monnaies banques centrales
aux micro paiements internationaux.
La problématique du paiement dans le cadre du commerce électronique n’est pas différente du commerce en
général. Il s’agit concernant les transactions d’assurer
une sécurité tant pour l’acheteur que pour le vendeur au
meilleur coût. Dans la notion de coût, il y a évidemment
les coûts directs comme les frais de transferts ou pour le
vendeur la mise en œuvre d’un système sécurisé de
paiement mais aussi des coûts indirects. Si le système
est trop contraignant et trop difficile à utiliser les consommateurs potentiels ne l’adopteront pas. L’innovation des
systèmes de paiement électronique est multidimensionnelle : simplicité d’utilisation, avantage concurrentiel sur
les coûts de transaction, sécurité et réponse à un besoin
non satisfait pour les utilisateurs.
Concernant le commerce électronique dans un cadre
international, les monnaies des banques centrales sont
particulièrement mal adaptées. L’organisation des sys-
tèmes hiérarchisés provoque une multiplication des intermédiaires entre les contractants (2 banques, 2
banques centrales et le système d’échange des devises).
Pour résumer le problème, pour créditer 30 $ sur un
compte situé aux EUA à partir d’un compte situé dans la
zone Euro, ce système peut générer jusqu’à 45 Euros de
frais. Dans ces conditions, il n’y aura pas d’échange
pour des micropaiements internationaux.
Cet écart permet une innovation sur les coûts de transaction. Du point de vue des commerçants, il existe
aussi un espace d’innovation relatif au coût d’une boutique en ligne. Le système de paiement en ligne est un
des éléments qui coûte le plus cher dans la mise en
œuvre d’une boutique en ligne, en particulier pour des
petits sites spécialisés réalisant peu de chiffre d’affaires.
L’une des raisons de l’adoption de PayPal par les commerçants, c’est que cela permet d’offrir un paiement
sécurisé sans supporter les coûts prohibitifs des services
des banques traditionnelles.
1.4 Synthèse
Les questions soulevées dans la première partie peuvent
se résumer à deux points essentiels. Les systèmes de
paiement traditionnels ont des insuffisances traditionnelles auxquelles le commerce électronique est venu en
ajouter d’autres (tableau 1). Le second point consiste
dans le renouvellement des débats monétaires induit par
l’introduction des innovations liées à la monnaie électronique (tableau 2).
15
Tableau 1
Les systèmes de paiements traditionnels présentent plusieurs imperfections
qui constituent des espaces d’innovation
Faiblesses traditionnelles
Faiblesses relatives au commerce électronique
Inflation
Volatilité des taux de change
Coût de transaction à l’international
Convertibilité interne et externe plus ou moins limitée
Sécurité et confiance dans les transactions
(acheteur/vendeur) sans contact direct
Micro paiement
Dépassement de la notion de territoire
Tableau 2
Les systèmes de paiements électroniques offrent un renouvellement des questions monétaires
Débats monétaires traditionnels
Débats spécifiques à la monnaie électronique
Monnaie saine (Sound money)
Compétition / Monopole sur la monnaie
Privatisation / Nationalisation des systèmes de
paiements
Débat sur les taux de change (Fixe/flexible)
Souveraineté monétaire
Acceptabilité/liquidité/ « Marketability »
Question de la confiance et absence de cours légal
Cours légal
Nécessité ou non d’une garantie externe (monnaie
électronique marchandise vs monnaie électronique
fiduciaire)
2.2 Les stratégies de rupture avec garantie externe
de la valeur de la monnaie électronique
Face à la diminution du pouvoir d’achat des monnaies
traditionnelles, des entrepreneurs ont eu l’idée d’exploiter l’Internet pour créer des clubs monétaires virtuels.
Certains à l’image d’E-Gold proposent une garantie externe de la monnaie. E-Gold fonctionne en circuit fermé
et n’assure pas de conversion avec les monnaies traditionnelles. D’autres systèmes comme GoldMoney ne
sont pas construits de manière étanche et assure la
conversion du métal détenu dans les devises traditionnelles en fonction du cours de l’or.
Tableau 3
E-Gold: les principes de fonctionnement
Echanges de droits de propriété
sur une quantité de métal
Le client ouvre un compte et achète une quantité
de métal (or, argent, platine, palladium)
2. Les stratégies des systèmes
de paiement électroniques
2.1 La stratégie de réduction du nombre
des intermédiaires pour diminuer les coûts
Les stratégies des systèmes de paiements électroniques
consistent à exploiter les insuffisances des systèmes de
paiements traditionnels pour offrir à leurs clients potentiels des solutions plus simples et moins coûteuses. Les
systèmes de paiement électroniques n’exploitent pas
toutes les insuffisances des systèmes traditionnels mais
généralement choisissent un angle particulier pour développer un avantage concurrentiel. Cet aspect va permettre de classer les systèmes en fonction de leurs stratégies. Trois stratégies apparaissent aujourd’hui. D’abord
la stratégie de la réduction des coûts de transaction par
la réduction du nombre d’intermédiaires ou une meilleure organisation des paiements. Ensuite, il existe les
stratégies de rupture avec les monnaies traditionnelles,
qui consistent en la création d’un club monétaire électronique au sein duquel les transactions sont organisées
entre les participants. Ces systèmes peuvent être
étanches par rapport aux systèmes traditionnels pour
éviter d’être contaminés par la création monétaire. Ces
clubs monétaires électroniques peuvent être distingués
entre ceux qui s’appuient sur une garantie externe de la
monnaie électronique par une marchandise et ceux qui
offrent une monnaie électronique sans garantie externe.
Cette stratégie de réduction du nombre des intermédiaires et la réorganisation de la chaîne des paiements est
une stratégie bien connue en matière d’efficacité économique. Désignée sous l’appellation humoristique « Kill
the Middleman », elle consiste à réduire le nombre des
intermédiaires pour diminuer les coûts de transaction.
Dans le cas d’un micro paiement international, les intermédiaires sont les banques de l’acheteur et du vendeur
auxquels s’ajoutent les coûts bureaucratiques de gestion
de l’exportation de devises via les banques centrales. La
compagnie PayPal a acquis une position dominante sur
ce marché en appliquant cette stratégie. PayPal permet
la mise en relation directe entre l’acheteur et le vendeur
en faisant l’économie des intermédiaires. L’organisation
du paiement par PayPal est aussi plus efficace. D’abord
le transfert d’argent prend moins de temps car il ne passe
pas par les tuyaux bureaucratiques et il permet un
contrôle du bon déroulement de la transaction. Le vendeur a l’assurance d’être payé, car PayPal a bloqué
l’argent de l’acheteur à partir de la carte bancaire11.
La banque assure les transactions entre les clients.
Elle se rémunère en faisant payer des droits de garde
et des commissions sur les transferts.
Elle ne fait pas de crédit, les comptes sont couverts
à 100% par le métal.
Le paiement est immédiat il n’y a pas de risque
d’impayés, le compte du client étant nécessairement
approvisionné
Il s’agit véritablement d’une monnaie alternative
aux monnaies banques centrales.
Les modèles à la E-Gold sont intéressants car ils représentent une renaissance du modèle de la banque de
dépôt du 18ème siècle. Les activités bancaires au 18ème
siècle n’étaient pas comme aujourd’hui fusionnées dans
les banques. Les services de garde et de transfert de la
monnaie étaient assurés par des entreprises distinctes
(les banques de dépôt) des entreprises (les banques
d’escompte) assurant les services de collecte de
l’épargne et d’octroi du crédit12. Les banques de dépôt
détenaient une couverture à 100% des certificats monétaires (billets ou certificats nominatifs de dépôt) et se
rémunéraient par des droits de garde sur l’or et des com-
missions sur les transactions. Les contrats étaient libellés en poids de métal, ce qui permettait aux contractants
d’échapper aux manipulations monétaires des princes.
Les systèmes à la E-Gold permettent en fait la virtualisation des paiements en cash. Le paiement est irréversible
et immédiat. Ils permettent aussi d’échapper à l’inflation.
La seule différence avec le modèle du 18ème siècle, c’est
que le métal n’est plus la marchandise universellement
acceptée pour payer ses dettes. Au 18ème siècle, le métal
permettait de payer ses dettes et ses impôts. Les princes
d’aujourd’hui refusent d’encaisser les impôts avec du
métal, mais exigent l’utilisation d’une monnaie à cours
forcé. Le caractère inflationniste permet de récupérer à
la fois le seigneuriage et de financer un train de vie par
endettement, tout en réduisant la valeur réelle de l’endettement à terme.
2.3 Les stratégies de rupture sans garantie externe
de la valeur de la monnaie
L’histoire monétaire offre des exemples d’émergence de la
monnaie dans les sociétés humaines. Généralement une
marchandise acquiert au cours du temps le statut de monnaie. Cette marchandise est sélectionnée par le marché
pour ses qualités de liquidité, d’acceptabilité et de réserve
de pouvoir d’achat dans le temps et l’espace. Plusieurs
marchandises ont ainsi pu acquérir le statut de monnaie :
le bétail, les coquillages ou le métal (Menger 1871 et
1892, Mises 1954, Davies 2002). L’innovation monétaire
liée au financement des déficits publics au 20ème siècle a
conduit à l’abandon de facto à la référence métallique dès
1914 et de jure en 1976 par les accords de Kingston.
Les individus sont donc obligés d’utiliser une monnaie
sans référence (sans définition) métallique depuis près
d’un siècle. La circulation de ces monnaies fiduciaires
est assurée par le cours légal et par un certain nombre
de dispositions pour retirer ou interdire la circulation de
l’or. Ces mesures vont de la rétention de l’or par les
banques centrales à l’exclusion de l’or dans les
échanges13. Cette habitude a donné l’idée à des entrepreneurs monétaires de créer des clubs monétaires virtuels sans garantie externe de la monnaie proposée. Le
projet Ripple est un exemple de club monétaire sans
garantie externe. L’avantage en terme de coût par rapport à un système comme E-Gold est évident, le système
JB Say (1841) p301 à 303.
12
La France a par exemple taxé les transactions en or avec un impôt de 8% qui s’ajoutait au reste des taxes perçues.
Cela rendait l’utilisation de l’or inintéressante.
13
Cela prend environ 72 heures, alors que dans le cas d’E-Gold le paiement est immédiat et irréversible.
11
16
17
n’a pas à supporter les coûts de stockage du métal. Cependant, le système supporte le problème de l’acceptabilité de sa monnaie électronique. Actuellement Ripple
est un projet qui ne fonctionne pas.
La possibilité théorique de l’émergence de tels systèmes
est soutenue par Centi (2006). En l’état du papier une
enquête plus approfondie doit être menée pour analyser si
les projets du type Ripple ont dépassé le stade de projet.
3. Les limites des systèmes de paiement électroniques
3.1 La limite technique
La première limite est liée à la nécessité d’un équipement informatique, une connexion internet et il faut que
le client possède une carte crédit pour être éventuellement concerné par les systèmes de paiements électroniques. Par ce biais de sélection, les utilisateurs potentiels appartiennent à des couches particulières de la
population, même si la généralisation de l’ordinateur individuel et la multiplication des réseaux (GSM, Wifi,
câble, fibre, Adsl…) mettent ces services à la portée
d’un nombre toujours plus important de clients potentiels. Cette limite technique n’est pas la plus importante
car il existe aujourd’hui des systèmes de paiements par
SMS très en vogue en Inde qui ne nécessite qu’un téléphone portable basique pour y accéder.
3.2 Les limites légales
qui sont acceptées librement (et c’est leur force) mais
elles ne peuvent pas être utilisées comme moyen universel de remboursement des dettes. Le fait qu’à un moment ou un autre, il est nécessaire de convertir la monnaie électronique pour soit payer ses impôts, soit payer
ses dettes auprès d’une banque traditionnelle limite
beaucoup l’avantage de l’utilisation de ces monnaies.
Modèle
« Kill the Middleman »
Banque de dépôt du XVIIIème siècle
électronique
Club Monétaire Electronique
Stratégie
innovation par
la réduction des
intermédiaires
rupture avec système traditionnel
=> organisation des transactions
par échanges de droits de propriété
sur une marchandise de référence
rupture avec système traditionnel
=> organisation des transactions
par échanges de droits de
propriété sur un symbole de
référence
3.3 La limite de l’absence de crédit
Levier
Domination par les coûts Domination par les coûts
Domination par les coûts
La troisième limite en particulier pour les clubs monétaires, c’est qu’ils ne permettent que de faire des paiements. Il n’existe pas encore de possibilité de faire des
crédits dans le cadre des monnaies électroniques. En
fait, on peut imaginer que dans le cadre d’E-Gold ou
d’un autre émetteur de monnaie électronique, un ou
plusieurs émetteurs secondaires apparaissent et se
mettent à offrir des contrats de prêts libellés en E-Gold.
La stabilité monétaire pourrait être un atout pour un système de crédit fondé sur l’épargne préalable plutôt que
la création monétaire. Cette situation peut apparaître
comme très éloignée des fonctionnements contemporains. Cependant, elle a été envisagée sur un plan théorique par Hayek (1975 et 1978). Elle consiste en une
concurrence au niveau du choix de la monnaie et une
concurrence bancaire. La liberté monétaire et la liberté
bancaire sont des questions distinctes. Ce n’est que la
situation institutionnelle actuelle qui relit les questions
du crédit et de la monnaie par la création monétaire
(Gentier 2006).
Exemples
(sous réserve
d’enquête plus
approfondie)
PayPal
ECache
Eagle Cash
PayMate
Digicash
Ripple monetary system (projet)
3.2.1 La réglementation de la création monétaire
PayPal est une banque luxembourgeoise parce que la
création monétaire est strictement réglementée en Europe et seules les banques ont le droit de créer de la
monnaie. PayPal n’est pas un créateur de monnaie à
proprement parler, mais dans le processus de garantie
de la transaction, PayPal conserve les fonds pendant 72
heures entre le débit de l’acheteur et le crédit du vendeur. Pendant 72 heures il y a création monétaire, et
PayPal doit se plier aux exigences de la réglementation
bancaire, ce qui protège en partie les acteurs en place
car PayPal doit supporter les mêmes contraintes.
3.2.2 La limite du cours légal
La seconde limite concernant les clubs monétaires électroniques concernent l’absence de cours légal de la
monnaie utilisée. En fait, les monnaies traditionnelles
conservent un avantage lié au monopole sur le cours légal. Il est toujours impossible de payer ses impôts avec
E-Gold. Les monnaies électroniques sont des monnaies
18
Tableau 4
4. Typologie des systèmes de paiement
électronique en fonction de leurs stratégies
Le tableau 4 propose une typologie des systèmes de
paiement électroniques en fonction de leur stratégie.
Nous avons retenu pour l’instant 3 modèles : le modèle
« Kill the Middleman », la banque de dépôt du 18ème
siècle électronique et le club monétaire électronique. Si
le principal levier stratégique est la domination par les
coûts, l’ergonomie générale du système ne doit pas être
oubliée. La facilité d’utilisation, la simplicité de compréhension du système et ses relations avec les autres systèmes sont des facteurs clés de succès pour l’adoption
d’un système par rapport à un autre.
E-Gold
c-gold
Crowne Gold
e-dinar
GoldExchange
GoldMoney
Liberty Reserve
Pecunix
SupraGold
VirtualGold
5. Perspectives conclusives
L’apparition des monnaies électroniques au-delà de la
formidable utilité pour des millions de personnes a en
plus le mérite de renouveler les débats traditionnels sur
le rôle des banques et la création monétaire. Le marché
des systèmes de paiements électroniques est en phase
de consolidation. Après une période d’innovations importantes, les premières faillites et les problèmes juridiques sont en train de provoquer une sélection et une
recomposition des acteurs. Si la méthode PayPal est
aujourd’hui une solution qui s’impose aujourd’hui relativement aux solutions à la E-Gold, la réaction des acteurs
traditionnels doit être prise en compte. La mise en place
par un consortium bancaire d’un système comme PayMate dont l’objet est de concurrencer PayPal montre
que l’émergence des paiements électroniques est devenu un enjeu stratégique de première importance pour
les banques traditionnelles. Il est même intéressant de
noter que la Banque Luxembourgeoise PayPal est en
train d’entrer sur le marché traditionnel des banques en
offrant une carte de crédit à ses clients. PayPal est d’une
certaine manière en train de rentrer dans le rang.
Enfin cet article ne traite que de la transformation des
formes monétaires, où de la métamorphose de l’illusion
monétaire. Il montre que la monnaie est toujours bien là
même si elle a physiquement disparu de nos poches.
Cette disparition ne doit pas faire oublier les cas où
l’argent a réellement disparu, notamment lorsque la valeur des actifs détenus par les banques est insuffisante
pour faire face à leurs dettes. Mais il s’agit d’une autre
malédiction.
Bibliographie
http://www.paymate.co.in/
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Le prix d’une promesse
Quelques réflexions philosophiques sur la crédibilité de l’argent
Monsieur Christiaan Hendrik Doude Van Troostwijk,
Docteur en philosophie
Accepter de l’argent est un acte de foi, c’est-à-dire de
croyance et de confiance à la fois. C’est peut-être même
un acte d’audace, puisqu’on accepte quelque chose qui
en soi n’a pas de valeur. On l’accepte croyant que dans
l’avenir quelqu’un d’autre va l’accepter à son tour.
L’argent est ainsi l’incarnation d’une promesse implicite :
« N’hésitez pas à m’accepter, dit-il. On m’acceptera en
échange de n’importe quoi. » C’est dans l’énigme de
l’acceptabilité de l’argent que réside sa valeur. Si personne n’acceptait plus l’argent comme une chose qui
sera acceptable après, l’argent serait sans valeur.
Penser l’argent, cela implique donc, pour le philosophe,
penser cette promesse monétaire. Elle est la condition de
la possibilité du fonctionnement économique de l’argent.
Or, cette condition est très problématique, puisqu’elle est
doublement indéterminée. D’abord, elle n’a pas d’auteur : aucun sujet peut promettre et se rendre responsable de l’acceptabilité de l’argent dans l’avenir. Ensuite
elle n’a pas de contenu : l’argent promet qu’il sera
échangeable. Il est le représentant de l’échangeabilité
pure. Tout peut succomber à ses charmes : des biens,
des services et même d’autres espèces d’argent. Bref en
ce qui concerne l’argent-promesse, personne n’a rien
promis. D’où vient le problème de sa crédibilité sans laquelle on ne peut comprendre son fonctionnement?
1. De la crédibilisation de l’argent
Étant indéterminé, l’argent-promesse a besoin de renforcement. Dans une perspective historique et systématique,
on peut distinguer trois manières d’offrir une garantie pour
la crédibilité de l’argent-promesse, trois manières de
l’étayer dans son état indéterminé aussi bien quant à son
auteur, que quant à son contenu. Ces garanties sont plutôt
des signes que des preuves, de toute façon leur message
est : « ne vous inquiétez pas, l’argent que vous acceptez
aujourd’hui sera également acceptable demain».
Répondant au manque de contenu de l’argent-promesse, il y a la crédibilisation qu’on peut nommer métaphysique ou naturaliste. L’argent, a-t-on cru pendant des
siècles, a une qualité intrinsèque qui détermine sa valeur. Nous connaissons la discussion sur l’étalon d’or qui
tourne, entre autres, autour de cette croyance en la valeur intrinsèque du métal1. Plusieurs objets dotés de
pouvoir magique, non seulement l’or, ont fonctionné
dans des sociétés dites primitives, comme de la monnaie. Freud2 également a voulu donner à l’or une valeur
substantielle en lui réservant une place dans le symbolisme de l’inconscient. Selon lui, l’or représenterait universellement des propriétés magiques3.
Deuxièmement, du côté subjectif, il y a l’effort de le crédibiliser d’une manière politique. Une instance de pouvoir et d’autorité s’impose sur l’argent pour lui garantir sa
valeur, souvent en s’auto-déclarant l’auteur de son existence. Cette autorité politique peut être réellement existante, un prince ou un gouvernement, ou elle peut être
l’idée d’une telle autorité, comme elle est exprimée par
exemple dans le fameux contrat social formulé par Grotius, Hobbes, Locke ou Rousseau. La dernière stratégie a
toujours encore bonne mine, par exemple dans l’argumentation qui veut que l’argent et le capitalisme libéral
qui est son milieu « naturel » soient l’expression de la
volonté commune des peuples démocratiques. Cependant, il ne faut pas confondre contrat et contrat social. Le
premier est un concept; le dernier une idée. Le contrat
réel concerne l’échange contre argent entre deux partenaires. Le contrat oblige mutuellement. Le contrat social
en revanche est l’idée que toute une communauté mar-
1
Curieusement, que l’argent soit fait de l’or pourrait signifier exactement le contraire. Ainsi par exemple pour Aristote, qui raconte l’histoire du roi Midas mourant de faim après que Zeus l’ait doté du pouvoir de changer tout ce qu’il touche en or. L’or ne se mange pas et est donc sans utilité, sans valeur intrinsèque. Aristote, 1993, p. 118 (1257-a)
2
Mauss, 1914
Keynes, tout de même admirateur de Freud, ne peut que récuser cette pensée en montrant que l’idée d’un étalon d’or nécessaire est relativement récent et que l’or a cessé d’attiré l’intérêt depuis que les figurines des dieux en or ne circulent plus sur terre. (Keynes, 2009, p. 100)
3
20
21
chande se sente obligée d’accepter l’argent dont il est
question dans le contrat. De la contractualisation réelle
ne découlera jamais la crédibilité de l’argent-promesse.
Pour le faire, il devrait établir un contrat avec le vendeur
du produit qu’il veut acheter avec l’argent qu’il reçoit
dans son propre acte de vente. Ce fournisseur, à son
tour, devrait établir un contrat prospectif et ainsi de suite.
La regressio - ici plutôt la progressio ad infinitum n’est
jamais une bonne base pour prouver quelque chose.
Si l’on part alors dans l’économie de l’idée d’un « contrat
monétaire » établi entre tous les participants d’une communauté marchande bien définie dans l’espace et le
temps, il ne s’agit que de la présupposition d’une sorte
de sensus communis monétaire et universel. Un tel
consensus, on ne peut le faire reposer sur le principe
circulaire : « ils n’acceptent [l’argent] que parce que les
autres l’acceptent aussi. »?4 Le contractualisme se basant sur le modèle individualiste du marché, dans lequel
l’argent ne joue qu’un rôle purement fonctionnel et donc
provisoire – moyen d’échange –, ne fait rien quand il veut
faire comprendre l’acceptabilité de l’argent en présupposant l’idée d’un contrat universel monétaire.
Troisièmement, et historiquement la dernière venue,
c’est la crédibilisation qui a pour but de stabiliser aussi
bien l’inquiétude causée par l’absence du sujet prometteur, que par l’absence de contenu. C’est la crédibilisation performative. L’argent fait preuve de sa validité
chaque fois qu’il est utilisé dans une interaction économique. Ce qui me donne la confiance d’accepter de
l’argent, c’est le fait que tout le monde l’accepte. The
proof of the pudding is in the eating, autrement dit : pour
savoir si l’argent vaut encore, il faut l’utiliser et le mettre
en circulation. Or, comme l’argent-promesse est doublement indéterminé, la preuve performative de sa crédibilité se fait également sur deux modes, à savoir intensivement et extensivement. Si beaucoup de sujets acceptent
encore de l’argent, cela fait signe de leur confiance. C’est
comme si un grand sujet collectif, sujet anonyme et multiple et tout de même unifié, surplombait la réalité économique et rassurait les agents sur le marché. Parce que
4
5
6
22
tout le monde fait confiance à l’argent, qui suis-je pour
douter de son acceptabilité? Or, l’expression du fait que
le sujet collectif croit en l’argent, est la vitesse de sa circulation. Si l’argent circule, alors il est clair qu’on l’accepte et qu’il a donc de la valeur. Paradoxalement, cette intensification rassurante de la circulation monétaire fait aussi signe à l’épargnant qu’il vaut
la peine de continuer à accumuler du capital pour l’avenir. Je reviendrai sur ce paradoxe. L’extensification de
l’efficacité correspond à l’indétermination du contenu de
la promesse. « Avec cet argent, tu peux acheter tout ce
que tu désires », à cette promesse répond l’augmentation
infinie des choses à acheter, c’est-à-dire la concrétisation
interminablement variée de la promesse. Bref, l’extension
de l’offre est la traduction de l’indétermination objective
de la promesse ; l’intensification de la circulation celle de
son indétermination subjective. De la combinaison entre
les deux est née ce que le sociologue allemand Hartmut
Rosa appelle l’accélération de la société marchande.
Excursus : comment le « moyen d’échange »
soutient la crédibilité de l’argent
Comme vous le savez, c’était Platon qui considérait
l’étonnement naïf comme le début du questionnement
philosophique. En ce qui concerne l’argent, mon étonnement premier émane de la définition répandue depuis
Aristote5 jusqu’à nos jours, définition selon laquelle
l’argent est un moyen d’échange6. Rien de plus étonnant, parce que la définition ne correspond nullement au
constat empirique. Au marché on n’échange pas des
pommes contre des poules à l’aide de ou grâce à l’argent.
On échange des biens contre de la monnaie.
Malgré cette évidence phénoménologique, la définition
moyen d’échange a traversé les siècles. Comment est-ce
possible ? Quelles en sont les conséquences ? Quel avantage apparent, théorique ou idéologique, peut avoir la
persistance de la définition moyen d’échange pour la
réflexion sur l’économie ?
Je vois deux conséquences de la définition. Premièrement, dans la définition l’argent est considéré comme un
outil ou un médium secondaire et par conséquent fondamentalement négligeable. Le mot moyen suggère que le
vrai objectif de l’économie est ailleurs, c’est-à-dire dans
l’échange des biens. Deuxièmement, le mot échange
suggère que les rapports économiques sont à conceptualiser comme des rencontres commerciales entre deux
individus. En utilisant la définition moyen d’échange, le
discours économique rappelle la théorie génétique très
ancienne, car de nouveau aristotélicienne, selon laquelle
l’argent est né du troc. Cette théorie sur l’origine de
l’argent n’est, pour les anthropologues et les historiens,
rien d’autre qu’une reconstruction, voire un mythe7. Mais
c’est un mythe encore très vivant. Vu que le troc exige la
disponibilité simultanée des sujets échangeant et des
biens à échanger, c’est par le moyen de l’argent comme
intermédiaire que l’échange est différé dans le temps8.
Ainsi, le paradigme sous-entendu de la réflexion économique, celui qui la structure, est toujours encore le modèle du troc9.
En fait, une manière plus facile d’imaginer le fonctionnement du troc, se fait par l’introduction de la promesse.
Anthropologues et historiens soutiennent plutôt cette vision, qui implique que les participants d’une économie
du troc sont liés par leurs promesses – et donc par des
dettes – mutuelles. En substituant un bien, un des deux
partenaires donne sa parole « Je vais vous rembourser le
bien demain ». C’est à l’autre de lui faire confiance.
Comme le troc, la promesse présuppose l’être ensemble
de celui qui promet et celui à qui la promesse est faite.
Cette coprésence est le socle réel sur lequel la crédibilité
de la promesse s’érige. Et si nécessaire, les deux partenaires peuvent avoir recours à une instance juridique
dont ils reconnaissent tous les deux la compétence et le
pouvoir. Autrement dit, la promesse qui rend possible le
décalage du troc dans le temps, se stabilise, si nécessaire, sous forme d’un contrat conclu entre deux personnes réelles ou juridiques.
Toute différente est la promesse qu’incarne l’argent. Elle
ne connaît pas la coprésence symétrique des partenaires, ni l’objectif bien circonscrit présupposés dans un
contrat. La confiance en l’argent-promesse n’a pas
d’adresse ; l’attente de sa concrétisation n’a pas de
contenu. Ainsi, aucun contrat ne renforcera la crédibilité
de la promesse qui s’appelle argent. L’argent en tant que
tel peut être l’élément d’un contrat entre deux parties ;
son échangeabilité – le fait d’avoir de la valeur donc - ne
se contractualise pas. Or, cela rend la crédibilité de
l’argent-promesse très incertaine et instable. Comment
savoir si l’argent que j’accepte aujourd’hui sera encore
valide et valable demain ?
Ce qui nous ramène à la deuxième question : quel est
l’avantage de la définition moyen d’échange ? Et voici
une des fonctions de la persistance du thème moyen
d’échange. Si l’argent est moyen d’échange, son rôle est
donc secondaire et ce qui importe est l’échange. Cela
permet de déplacer la problématique de la valeur de
l’argent vers ces biens à acheter ou à vendre ou vers le
processus de leur production (travail). Faisant écho à la
définition de l’argent, la science économique a effectivement tendance à évacuer l’argent de l’économie, de le
réduire à une unité de compte à l’instar des sciences
physiques et mathématiques. Ainsi par exemple l’économiste Léon Walras dont « la théorie de la valeur donne les
clefs de l’échange sans qu’il soit nécessaire de prendre
en considération la monnaie. Celle-ci ne s’introduit que
secondairement pour faciliter les transactions sans que
cette introduction n’adultère en rien les lois intrinsèques
de l’échange marchand.10 ».
Effectivement, dans l’approche scientifique, on pense
l’économie comme pur échange de produits entre propriétaires et utilisateurs. On fait donc abstraction du rôle
concret de la monnaie, ce qui s’exprime dans la notion
de moyen. On « dématérialise » l’argent, même si cela, si
l’on en croît le philosophe Simmel, ne peut jamais se
faire totalement. La monnaie doit être investie des attentes et des croyances, de crédibilité, pour pouvoir
fonctionner11. Le modèle de l’espace économico-social
est celui d’un rassemblement d’individus isolés les uns
des autres, qui sont là pour faire du commerce, c’est-àdire pour échanger des produits selon les intérêts qui
leur sont propres individuellement. En économie, le paradigme d’échange a survécu et provoque un modèle
Dans son article très stimulant, Marie Cuillerai élabore un jugement réflexif monétaire à l’instar du jugement réflexif esthétique
de Kant (Cuillerai, 2007). Lordon et Orléan en revanche parlent, dans une tradition spinoziste, de l’affect commun fondé sur
un mimétisme des affects du groupe qui instaure la validité de l’argent. (Lordon ; Orléan, 2007, p. 6 et p. 18 typoscripte)
La fonction que souligne Aristote est d’ailleurs avant tout celle de la comparabilité des objets incommensurables. Un moyen
de rendre justice dans une situation d’échange économique qui, dans le troc, est par définition difficile à établir.
(Aristote, 2004, p. 248ff)
Ainsi par exemple le fameux « monnaie voile » de Jean-Baptiste Say : « Un échange est le troc d’une chose qui appartient à
une personne, contre une autre chose qui appartient à une autre personne. … Les ventes et les achats ne sont, dans la réalité, que des échanges de produits. On échange le produit que l’on vend et dont on n’a pas besoin, contre le produit qu’on achète
et dont on veut faire usage. La monnaie n’est pas le but, mais seulement l’intermédiaire des échanges. » (Jean-Baptiste Say
Catéchisme d’Economie politique, ... [chap. Xl])
Graeber, 2011, pp 21-42.
7
Pour une analyse critique de la version mengérienne de l’échange économique, voir Brodbeck, 2009 b, pp 657-673.
8
Il faut noter d’ailleurs que Simmel, en philosophe, dérive la notion économique de l’échange du rapport de réciprocité (Wechselwirkung)
entre des personnes. L’argent sert à objectiver ces rapports et est à voir comme leur transposition dans le monde des choses. La valeur
est l’expression des rapports que les choses entretiennent entre elles, sans que l’individu y laisse son empreinte. (Simmel, 2009)
9
Orléan, 2011, p.100
10
Cf. Orléan, 1991
11
23
radicalement individualiste de la société. Chaque être
humain y est conçu comme étant homo economicus,
marchand même malgré lui. L’expression moyen
d’échange étaye ainsi la séparation largement acceptée
entre ce qu’on appelle « économie réelle » et « finances »
et provoque un modélisation contractualiste de la société. Ainsi devient invisible le problème de l’argent comme
étant l’incarnation d’une promesse de l’échangeabilité
dans le futur. La définition moyen d’échange sert à escamoter le problème de la crédibilité de l’argent en même
temps qu’elle l’apaise en suggérant que l’économie est
une affaire contractualisable, une affaire qui se déroule
entre deux sujets libres et indépendants.
2. Le prix catastrophique de la crédibilité Maintenant, il semblerait que le problème de la crédibilité
de l’argent ne se pose que théoriquement. Au quotidien,
l’argent fonctionne et ça suffit. Cela n’est pas évident. L’inquiétude qui entoure l’argent-promesse devient existentielle dans la mesure où nous dépendrons de plus en plus
de la garantie de sa valeur future. En raison de la situation
démographique et technologique de nos sociétés occidentales, cela est bien le cas. Et cela pour deux raisons.
D’abord celle de la consommation. Le progrès technoscientifique a fait que de plus en plus de produits, de
plus en plus sophistiqués, submergent le marché. Pour
garantir qu’ils soient vendables et qu’ils aient de valeur,
de plus en plus d’argent liquide est demandé. Plus de
produits en vente nécessite plus d’argent, puisque sans
argent disponible ces produits perdraient leur valeur de
marché. L’inverse est également vrai : trop d’argent pour
une pénurie des produits fait baisser la valeur de l’argent.
Autrement dit, l’utilisabilité, la crédibilité de l’argent repose ni sur l’argent en tant que tel, ni sur le bien marchand, mais sur l’interdépendance des deux, ce qui
crée, par une dynamique quasi-naturelle, la tendance
vers le haut : ni le détenteur de monnaie, ni celui de
biens à vendre aimerait voir descendre la valeur – c’està-dire l’échangeabilité – de sa propriété. Pour rester
consommateur à la hauteur du développement technologique de notre culture, il faut accumuler de l’argent.
La deuxième raison est plus décisive. C’est le banquier
Charles-Henri Filippi qui a montré le lien entre société
vieillissante et financiarisation de l’économie12. L’aug12
24
mentation rapide de la longévité de la vie a créé une
masse des personnes qui ne sont plus capables de
transformer leur temps de travail en argent et desquelles
la famille – dispersée par l’individualisme - ne prend plus
soin automatiquement. Le nombre des consommateurs
qui ne sont plus productifs – retraités mais aussi chômeurs ou invalides - est croissant dans nos sociétés et le
restera. L’argent nécessaire pour leur subsistance ne
vient pas d’une rémunération de leur travail. Il est accumulé pendant leur vie active ou il résulte du travail que
d’autres personnes font – indirectement – pour eux.
Vivre aujourd’hui veut dire « préparer sa retraite » ou
« s’assurer » contre l’éventualité des catastrophes comme
le chômage ou l’invalidité. La retraite de la personne de la
sphère de production dans celle de la consommation
pure exige que de l’argent soit stocké comme réserve et
comme source pour des revenus futurs.
Ainsi l’argent-promesse reçoit sa « colorisation » existentielle. Ne plus produire, implique de n’avoir plus rien à
vendre sur le marché. On est appelé à vivre de son
argent, de sa rente ou des retours sur investissement.
Dans une telle situation, l’argent n’est pas seulement formellement expression d’une promesse collective. Il est
promesse dans le sens où l’on attend « qu’il travaillera
pour nous ». Le transfert symbolique de notre subjectivité active sur l’argent et l’intensification de notre
confiance dans l’argent vont de pair. Le défi est de faire
de l’argent avec de l’argent, une dynamique autoréférentielle qui a provoqué le développement de « produits »
bancaires nouveaux dont certains se sont avérés beaucoup moins fiables qu’espéré par leurs détenteurs. (A
cet accroissement du besoin d’argent, l’emprunt était
longtemps la réponse. L’emprunt permet de capitaliser et
de consommer à la fois. Ainsi la problématique de la promesse s’est seulement aggravée.)
Nous assistons donc à une double pression sur l’argent.
Il nous en faut pour le mettre en circulation pour créer
des signes performatifs et il nous en faut pour le capitaliser en vue d’une utilisation nécessaire dans notre avenir
non productif. Or, le rapport dialectique entre les besoins
est démoniaque. Capitalisation et liquidation, stockage et
mise en circulation se renforcent mutuellement. Plus
nous comptons sur notre argent pour la retraite, plus
nous demandons des signes de sa crédibilité. Mais le
prix de cette demande s’est avéré catastrophique.
« L’irrépressible montée de la quantité d’argent est le produit de la prospérité, de l’interdépendance entre les hommes et de la
longévité : elle est, en somme, une fonction croissante – exponentielle même – du bonheur humain matériel. Ce faisant, elle est
mécaniquement génératrice de risques, d’angoisses et d’oppositions. » (Filippi, 2009, p. 36) Nous sommes partisan de la thèse que
l’idéal du plein-emploi n’est qu’une utopie idéologique et qu’il faut donc compter systématiquement avec une autre classe des gens
qui ne participe pas activement au marché.
La crise financière que nous vivons, qui est une crise
causée par la demande d’argent « facile » à laquelle répondait l’invention des produits innovants financiers (titrisation des dettes, emprunts bon marchés etc). Cet
argent facile était le signe que l’argent pourrait tenir sa
promesse indéterminée : à la fois instrument de capitalisation et de consommation. L’implosion de ce système
en revanche a risqué la faillite de la crédibilité de l’argent
en tant que tel. Ce n’est pas étonnant alors que, dans
une telle situation, nous voyons émerger ce que j’appelle
des méta-opérateurs monétaires.
3. La quasi-souveraineté
des méta-opérateurs monétaires
Quand une intervention sur le marché financier a une
influence directe sur la validité et l’acceptabilité de
l’argent, on peut parler de la dite méta-détermination
monétaire. Les méta-opérateurs monétaires sont des instances à vocation « stabilisatrice non pas du marché,
mais avant tout de la crédibilité de l’argent ». Il s’agit des
agents économiques qui ne travaillent pas seulement
avec de l’argent, mais aussi et surtout sur l’argent. Les
méta-opérateurs ont la force de créer des « self fulfilling
prophecies ». En ce sens, ils ont une souveraineté relative : en actant sur le marché, ils en déterminent simultanément les règles. Ils créent de l’argent dont ils sont
également dépendants ; ils créent leur richesse – c’est-àdire l’accès aux biens au moyen de l’argent - en structurant le marché financier à leur façon. On peut distinguer
trois sortes de méta-opérateurs monétaires, qui sont cela ne doit pas étonner – systématiquement analogues
aux trois sortes de crédibilisation que nous avons déjà
rencontrées ci-dessus.
La première instance qui se fait connaître comme métaopérateur, est la science économique dans son rôle
« idéologique ». Comme l’ancienne explication métaphysique, l’économie a tendance à naturaliser les processus
monétaires, parfois en faisant référence aux théories so-
cio- et économico-darwinistes, plus souvent en réduisant
la réalité économique à des modèles mathématiques.
Ces dominateurs du discours ne sont pas seulement
académiques, il s’agit également des fameuses agences
de notation dont l’opinion a une grande influence sur la
crédibilité de l’argent13.
Le deuxième rôle de méta-opérateur est joué par le pouvoir politique, par des États nationaux qui ont le monopole de violence, ou par des pouvoirs para-politiques
comme des banques centrales, le FMI ou des hautes
instances juridiques (récemment le Cours Constitutionnel de l’Allemagne). En créant de l’argent et des devises,
en déterminant des taux d’intérêt, en rachetant des
dettes souveraines, en imposant des restrictions budgétaires aux États, en confirmant les décisions parlementaires, ils influencent la valeur et donc la crédibilité de
l’argent. Le désavantage de cette situation quasi-politisée
consiste dans le déplacement du besoin de légitimité.
Non seulement l’argent, mais aussi le pouvoir politique a
besoin d’être accepté pour être effectif. Cette légitimité
est discutable quand des décisions prises au niveau européen sont interprétées comme allant à l’encontre des
intérêts individuels, nationaux et démocratiques. Ainsi,
l’appel à sortir de l’euro pourrait se renforcer chaque fois
que les instances européennes – politique, juridique ou
bancaire – prennent des décisions justement pour le
sauver14.
Enfin il y a des agents privés, des institutions commerciales qu’on a caractérisés comme des « individualistes
dominateurs15 ».Il s’agit des opérateurs sur le marché qui
sont d’une telle taille qu’ils régularisent en même temps
l’équilibre et le jeu économique. Parmi eux des organisations spéculatives comme les hedge-funds, des compagnies d’assurance et des grandes banques d’affaires. De
telles institutions too big to fail ne peuvent faillir tout simplement parce qu’avec leur chute le destin du marché
financier aurait été signé16. Paradoxalement, de telles
institutions peuvent avoir un effet rassurant sur l’épargnant ou le détenteur d’un capital, puisque, même si
Une analyse des rôles de ces agences est donnée par Orléan, 2010
13
La crise de l’euro est avant tout une crise de sa crédibilité et de sa légitimité. La crise est peut-être l’échec de l’expérience de créer une monnaie sans pouvoir politique unifié correspondant, une monnaie dont la crédibilité ne dépendrait que de sa performativité
effective.
14
« L’individualiste dominateur, modèle générique de l’élite mondialisée, [est] apte à maîtriser à son profit l’explosion combinée de l’information et de l’argent. L’individualiste dominateur exerce son emprise matérielle et mentale sur un monde fragmenté dont il incarne seul la globalité, dont il surplombe les règles et les met en désuétude, un monde, qu’au bout du compte, il pousse à la faute. »
(Ibid. p. 51) Important est de noter, avec Filippi, que leur pouvoir se base sur la combinaison d’un savoir global – qui échappe aux
échangistes communs - et d’un pouvoir effectif.
15
En fait, chaque gestionnaire de fortune qui joue avec des devises se positionne déjà sur un niveau méta. Ralentir ou accélérer la
circulation d’une devise influence sa crédibilité. Les décisions prises par ces gestionnaires sont d’ailleurs plutôt l’effet du mimétisme
professionnel. Ils s’orienteront par les signaux qu’envoient les grands méta-joueurs sur le marché.
16
25
elles agissent pour leur propre gain, elles semblent au
moins être influentes sur cet argent maudit. Les métaopérateurs monétaires font croire que la promesse impliquée dans l’argent a au moins un auteur. (Ce qui n’est le
cas que relativement, puisque le sensus communis monétaire peut basculer de manière inattendue.)
En étant promesse anonyme et indéterminée, l’argent
s’est enroulé dans une dialectique diabolique, dans un
processus de feed-back positif entre d’un côté le besoin
de capitalisation, et de l’autre le besoin de circulation.
Faute de garantie, la pression sur l’argent de faire preuve
de sa validité a grandit à mesure que nous dépendons de
son succès pour notre vie future. Les trois fonctions de
l’argent qu’on distingue traditionnellement – moyen de
payement, mesure de valeur et instrument de thésaurisation de valeur – font voir, entre elles, des fortes tensions. Il y a ambivalence de l’argent en ce qu’il est à la
fois mesure de valeur et stockage de valeur. Il y a le paradoxe que l’argent ne peut prouver sa valeur que si l’on le
change contre un bien ou un service, autrement dit que
si l’on le « perd ». Il y a une tension entre l’argent qui doit
se mettre en circulation pour montrer sa validité et
l’argent qui se capitalise comme une promesse indéterminée de son acceptabilité et sa valeur17. Ces ambivalences ont des conséquences importantes pour l’éthique
des finances.
4. L’éthique de démystification
des trois dogmes monétaires
L’éthique des finances devrait être d’abord une critique
de ces dogmes. Le premier dogme concerne le fameux
adage selon lequel l’argent est moyen et non pas but. Sur
cette logique aristotélicienne se fonde la majorité des réflexions éthiques. Ce que le philosophe Roger-Pol Droit a
indiqué dans ses entretiens avec le banquier François
Henrot comme le problème de fond de la crise actuelle,
à savoir le problème de démesure, fait écho à cette
éthique aristotélicienne18. Confondre le moyen avec l’objectif de l’argent, c’est-à-dire avoir accès aux choses,
voilà la source de tout son mal. Parce que l’argent n’a
pas de limites intrinsèques et est donc ouvert à la cupidité infinie. Prendre l’argent pour un but en-soi, c’est se
mettre au risque de la démesure.
Or, une telle éthique ne tient pas compte de l’aporie fondamentale de l’argent. Le fait que l’argent soi stockage
de valeur n’est pas accessoire, mais tout au contraire
essentiel pour son fonctionnement et parallèlement, le
fait que l’argent ne puisse prouver sa valeur qu’en se
mettant en circulation, qu’en se perdant dans l’échange
contre un bien, cela lui est également essentiel. Moyen,
l’argent l’est seulement dans le sens où il est moyen de la
différenciation des décisions et des réalisations économiques, différenciation dans le temps et dans la configuration du monde, différenciation subjective et objective.
Différencier, c’est « ne pas encore réaliser » et c’est en
cela que se tient la fonction essentielle de l’argent. C’est
justement parce qu’il est stockable et cumulable que
l’argent peut être le vecteur du changement et de la diversification des richesses. La thésaurisation est la raison
d’être de l’argent et dans ce sens le but qui lui est propre,
parce que cela permet d’interrompre l’immédiateté impliquée dans l’échange-troc et d’ouvrir la dynamique historique de la culturation humaine.
Dans cette perspective, l’éthique aristotélicienne du
moyen – but ne tient pas la route. Puisque l’argent est
une promesse indéterminée quant à sa réalisation, dire
qu’il est moyen est dire par implication que son but ne
peut être que l’échangeabilité pure. Donner priorité à ce
but vide et abstrait au nom de l’éthique, serait ridicule.
Cela impliquerait une invitation à jeter l’argent par les
fenêtres, à dépenser pour dépenser, à acheter pour
acheter. Dans ce cas, moraliser l’usage de l’argent serait
de faire de tous et chacun des enfants prodigues de
l’économie. Gaspiller serait un acte éthique.
Le rapport entre l’argent comme condition d’acquisition
et le bien à acquérir n’est pas linéaire, comme exigerait
la logique du moyen - but. Ce qui est considéré comme
moyen, ne l’est que sur la condition que la fin soit donnée. La fin de l’argent étant indéterminée et abstraite, à
savoir « avoir accès aux biens, aux services ou à de
l’argent pour se les approprier ou pour les consommer »,
le moyen ne se concrétise pas et devient ainsi fin provisoire de l’échange marchand. L’argent fait fonctionner
l’économie que parce que ses utilisateurs le prennent
pour une fin provisoire, fin dont la fin ultime n’a pas besoin d’être déterminée.
Quelle relation alors poser entre l’argent et les biens ?
Quelle relation pourrait ouvrir la réflexion éthique ? On a
souvent proposé de prendre l’argent comme une langue,
c’est-à-dire comme un système de signification. L’analo-
gie n’est valable que jusqu’à un certain niveau. L’élaboration de cette problématique doit attendre une autre occasion. Ce que nous pouvons constater pour l’instant, c’est
que le caractère indéterminé de l’argent-promesse provoque effectivement le désir des signes. L’argent est en
ce sens moins une langue en soi, qu’une puissance qui
fait parler les choses et les événements. L’incertitude
provoque des signes rassurants, aussi bien du côté du
sujet promettant (vitesse de circulation), que du côté du
contenu promis (diversification et augmentation des
biens vendables). C’est ainsi que le cercle autoréférentiel
se crée : l’argent à thésauriser dont la valeur est incertaine a besoin de l’argent à échanger pour rassurer cette
incertitude. Dans la perspective de l’argent signifiant, nous voyons
une nouvelle éthique financière se développer. La question éthique de l’argent ne se résolut pas par la définition
définitive de son objectif ultime. Une telle éthique moralisante est naïve. Théoriquement parce que l’argent doit
être but pour accomplir sa fonction. Pratiquement, parce
que personne ne peut prévoir le montant d’argent dont il
aura besoin à la retraite, ni prévoir son besoin de biens
qui ne sont pas encore existants. Nous ne pouvons pas
réduire la question éthique à une affaire de morale personnelle. Ce qu’il nous faut est une éthique émancipatoire qui concerne l’habitus collectif. Cette éthique aura
pour but de libérer l’humanité de la dépendance monétaire qu’elle s’est créée pour et par elle-même. Ce programme s’inscrit dans la tradition des Lumières et envisage aussi bien la désintoxication de l’homme drogué par
son besoin monétaire que la désintoxication de la réalité,
de plus en plus pénétrée par l’argent. Comment faire ?
Pour désintoxiquer l’humanité, il faudrait découpler l’inquiétude monétaire et l’inquiétude existentielle. Parce
que c’est ce couplage, provoqué par la promesse indéterminée de l’argent, qui nous rend dépendants et « monétomanes ». Comme cette promesse est indéterminée
subjectivement et objectivement, il faudrait faire travailler
l’imagination et la réflexion éthique sur ces deux pistes. Il
s’agit d’inventer des alternatives pour les deux autres
dogmes de notre société marchande : il faut acheter et
tout est achetable.
Pourquoi acheter ? Non seulement pour avoir accès aux
biens. Il faut acheter pour prouver que l’argent vaut.
« Achetons aujourd’hui pour pouvoir acheter encore demain ! » Imaginons maintenant, à côté de cette économie monétaire, une autre économie – qui d’ailleurs existe
déjà depuis toujours – qui elle est interpersonnelle. Il ne
s’agit pas d’une économie de solidarité à l’image des
bonnes sœurs. Ni d’une économie de charité qui s’exprime en termes de financements donnés aux pauvres et
démunis. Non, le vrai sens de la solidarité interhumaine
ne se calcule pas, mais existe en l’offre du temps personnel aux autres. Une telle solidarité n’a pas besoin d’être
désintéressée. Il ne s’agit pas de gratuité. Il s’agit d’inventer sur le marché d’échanges, un autre moyen de
payement, un moyen qui est, à l’instar de l’argent, un
objet désiré par tous. Un tel moyen est le temps. Imaginons donc un système qui renforce la normalité que
l’homme prend soin de son prochain. Imaginons par
exemple que le temps que j’investis aujourd’hui dans
certaines formes de bénévolat me donnera droit à l’accès
à l’aide interpersonnelle dans l’avenir. Le soin que j’ai
donné me donnera droit au soin dont j’aurai besoin un
jour. Et voici comment l’inquiétude qui concerne la crédibilité de l’argent est investie dans cette autre forme de
payement par le temps. Evidemment, un tel système
fonctionnera seulement si les droits acquis dans l’investissement personnel ne sont pas aliénables. Si donc, ils
ne sont pas vendables. Ce qui nous confronte avec le
deuxième dogme économique : tout est achetable.
Dans cette perspective, l’éthique de l’argent devrait se
concentrer sur la marchandisation du monde. Philosophiquement parlant, une tension classique (kantienne)
fait son apparition. D’un côté, il y a la tendance, liée à
l’indétermination de l’argent comme promesse – promesse sans contenu donc ouverte à toute option - ; de
l’autre côté il y a l’appel à freiner cette tendance au nom
de certaines valeurs fondamentales. Liberté négative –
on peut tout faire avec de l’argent – et liberté positive – il
ne faudrait pas vouloir tout faire, même si l’argent le rend
possible – se rencontrent. Or, à côté de l’échange selon
la logique interne de l’argent, il faudrait inventer un système juridique et créer un habitus culturel qui limitent
l’omni-pénétration monétaire.
C’est le philosophe américain Michael Sandel qui a récemment mis l’accent sur cette problématique. En fait,
dit-il, nous posons déjà régulièrement des limites morales aux marchés. Ainsi par exemple, vendre un être
humain, l’esclavage donc, n’est plus acceptable dans
notre culture. Mais pourquoi, demande-t-il, faut-il se
soucier d’une société où tout est à vendre.19 Premièrement, parce que dans une telle société l’inégalité peut
augmenter jusqu’à déstabiliser l’ordre social, si l’on peut
Aglietta, 1988
17
Droit, 2010, pp. 75-90
18
26
Sandel, 2012, p.8
19
27
acheter de l’influence politique, des privilèges etc. L’autre
raison concerne la corruption : si tout est « up for sale »,
cela influencera l’attitude des citoyens envers les biens
naturels de la vie. Contrairement à ce que la majorité des
économistes nous fait croire, les marchés travaillent les
biens qu’ils font échanger. « Markets leave their mark. »20
Accepter qu’une chose soit vendue ou achetée, cela signifie accepter qu’il soit approprié de la traiter comme
une marchandise, c’est-à-dire comme « instrument de
profit et d’utilité ». Mais il existe des choses qui ont une
valeur intrinsèque. Une valeur que l’intervention de
l’argent corrode. Ainsi par exemple, si j’aide ma grandmère seulement pour l’argent qu’elle me paiera après,
cela escamote le sentiment qu’il existe une valeur intrinsèque à la vie humaine. Il s’agit donc d’entamer une
grande discussion sur les limites morales de la vendabilité des choses. Il s’agit de résister à la pénétration croissante de la réalité par l’argent. Cette limitation permettra
en fin de compte le transfert de notre investissement et
notre incertitude vers le système d’échange interpersonnel dont nous avons parlé ci-dessus.
Conclusion
Le Nouveau Testament raconte l’histoire des Pharisiens
et des Sadducéens qui viennent vers Jésus pour lui demander des signes convaincants pour prouver son autorité divine. (Mc. 8,12) Aujourd’hui, notre « génération »
demande toujours encore des signes pour calmer son
inquiétude. La frénésie économique et l’accélération sociale qui en découle, sont à interpréter comme résultant
d’une telle demande. L’argent a beau promettre des
choses, mais comment pouvons nous être sûrs ? Les
signes demandés sont le prix que notre société paie pour
la promesse de l’argent. La crise actuelle montre que ce
prix est beaucoup trop élevé : l’explosion du pouvoir des
méta-opérateurs monétaires, l’illimitation de la pénétration pécuniaire de la réalité qui fait que l’homme devient
étranger dans son monde, l’hyperindividualisme qui est
l’effet de la réduction de la personne à son rôle d’échangiste ou de thésauriseur sur le marché.
Espérons que ce prix que nous sommes en train de
payer pour l’argent-promesse provoquera de l’inventivité
réflexive et pratique. Cela demandera la critique des semi-évidences économiques et de dogmes culturels. Non,
l’argent n’est pas un moyen d’échange ; il est l’instance
de la différenciation de l’échange et en ceci à la fois moteur et destructeur de l’émancipation humaine. Non,
l’argent n’est pas une richesse en soi, mais il est une
promesse fondamentalement incertaine et ce que nous
nous promettons à travers lui, n’est qu’illusion.
Alors, n’oublions jamais que ce qui est véritablement de
valeur est impayable. N’oublions pas que la vraie promesse n’a pas de prix.
Gunsbach, 14/09/2012
CURRICULUM VITÆ
Jean-Jacques Rommes, né en 1957, est détenteur d’une maîtrise en droit
privé de l’Université de Nancy. Il a travaillé pendant 10 ans au sein de la
Banque Internationale à Luxembourg, qu’il a quitté en tant que Directeur du
Département juridique pour rejoindre l’Association des Banques et Banquiers,
Luxembourg (ABBL) en 1993 comme Conseiller de direction, puis membre
de Comité de direction et directeur adjoint en charge notamment des affaires
juridiques.
Depuis 2005, il est Chief Executive Officer de l’ABBL.
Littérature
- Aglietta, Michel « L’ambivalence de l’argent », in :
Revue française d’économie. Vol. 3 N° 3, 1988, pp. 87-133
-Aristote Les politiques. Paris : Flammarion, 1993
-Aristote Ethique à Nicomaque. Paris : Flammarion, 2004
- Brodbeck, Karl-Heinz Die fragwürdigen Grundlagen der
Ökonomie. Eine philosophische Kritik der moderne Wirtschaftswissenschaften. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft,
2009 [2009 a]
- Brodbeck, Karl-Heinz Die Herrschaft des Geldes.Geschichte
und Systematik. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft,
2009 [2009 b]
- Cuillerai, Marie « Confiance dans la monnaie et sens commun »,
in : Le Portique (en ligne) Philosophies de l’argent. N° 19, 2007
- Droit, Roger-Pol ; Henrot, François Le banquier et le philosophe
ou le double pair d’yeux. Paris : Plon, 2010
- Foucault, Michel Les mots et les choses. Une archéologie
des sciences humaines. Paris : Gallimard, 1966
- Graeber, David Debt. The first 5,000 years. New York:
Melville House, 2011
- Keynes, John Maynard Sur la monnaie et l’économie. Paris :
Payot & Rivages, 2009
- Lordon, Frédéric ; Orléan, André « Genèse de l’état et genèse
de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis » in :
Citton, Y. et Lordon, F. (éds.) Spinoza et les sciences sociales.
Paris : Editions Amsterdam, 2007
- Maus, Marcel « Les origines de la notion de monnaie », in :
Œuvres - tome 2. Paris : Minuit, 1969, pp. 106-112
- Orléan, André « L’origine de la monnaie », in :
Revue de MAUSS, n° 14. Paris, 1991, pp. 126-152
- Orléan, André De l’euphorie à la panique :
penser la crise financière. Paris : Éditions rue d’Ulm, 2010
- Orléan, André L’empire de la valeur. Refonder l’économie. Paris :
Seuil, 2011
- Rosa, Hartmut Beschleunigung. Die Veränderung der zeitstrukturen in der Moderne. Frankfurt-am-Main: Suhrkamp, 2005
- Sandel, Michael J. What money can’t buy. The moral limits
of markets. New York: farrar, strauss and Giroux, 2012
- Simmel, Georg Philosophie des Geldes. Köln: Ananconda Verlag,
2009
- Sokol, Jan „Was ist Geld?“ in: Zeitschrift für Wirtschaftsund Unternehmensethik 5/2, 2004, pp. 176-185
« … Markets are not mere mechanisms. They embodies certain norms. … Economists often assume that markets do not touch or
taint the goods they regulate. But this is untrue. Markets leave their mark on social norms. Often, market incentives erode or crowd
out non-market-incentives. » (Sandel, 2012, p. 64)
Antoine Gentier est un ancien élève de l’ENS de Cachan, docteur en sciences
économiques de l’université Paris Dauphine ; Il est Professeur Agrégé des
Universités en Sciences économiques depuis 2004. Il enseigne actuellement
à l’Université d’Aix Marseille et dirige le Master Recherche Business, Law
and Economics . Ses domaines de recherche concerne la monnaie, la
banque, la finance et l’histoire financière quantitative. Il a publié en 2003
Economie Bancaire, un livre où sont rassemblées de nombreuses études
sur le fonctionnement et la réglementation des systèmes bancaires depuis
1800 (France, Etats Unis. Belgique,...). Il s’intéresse aujourd’hui à l’aspect
monétaire et financier de la constitution de l’Etat italien (1861-1893), à la
crise bancaire espagnole actuelle et aux monnaies électroniques. Son site
internet rassemble la liste de ses contributions à l’adresse agentier.free.fr. Chris DOUDE VAN TROOSTWIJK (Pays-Bas, 1962) a étudié la théologie, la
dramaturgie et la philosophie aux universités d’Utrecht et d’Amsterdam. Il fut
professeur de philosophie à l’Institut de théologie protestante et chercheur
scientifique à la faculté de philosophie d’Amsterdam. Sa thèse Trouvailles,
anamnèses de la critique chez Kant, Freud et Lyotard (Amsterdam, 2002, en
français) porte sur l’inventivité dans la réflexion. Ses recherches scientifiques
concernent entre autres le substrat religieux des cultures modernes.
(Croyants flexibles. Essais sur le problème interreligieux. Amsterdam, 2008)
Il était présentateur et rédacteur pour la télévision néerlandaise et directeur
de la fondation Zinweb.nl (Site de Sens) dont il avait pris l’initiative. Amenant
une vision critique et une expérience en communication, il intervient
régulièrement comme consultant auprès des différentes organisations ou
entreprises. Actuellement, il travaille également à mi-temps dans la formation
d’adultes (ewb.lu), où son intérêt porte sur la philosophie de la mystique et la
philosophie de l’argent (Critiques de la raison monétaire). Il vient de monter
une « maison de réflexion » dans les Vosges (climont.eu).
20
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PRÉSENTATION DE L’ALJB
L’ALJB est une association sans but lucratif de droit luxembourgeois créée le 2 avril 1982.
Elle a pour objet de favoriser l’étude et la connaissance du droit bancaire et financier.
Elle se propose notamment de promouvoir la communication et l’échange d’idées entre ses membres par
des rencontres régulières, d’organiser des conférences et débats, de publier des articles et ouvrages traitant
de problèmes juridiques intéressant le secteur bancaire et financier et de suivre plus généralement les évolutions législatives et réglementaires luxembourgeoises et européennes.
Elle noue également des contacts avec des associations ayant un objet analogue.
La vie sociale de l’Association
Originairement composée de 19 membres fondateurs, l’ALJB n’a cessé de croître au fil des années pour
rassembler aujourd’hui plus de 700 membres, juristes de banque, avocats, membres du monde universitaire, notaires, réviseurs et experts comptables, tous intéressés par le droit bancaire et financier. Elle compte
également plus de 30 membres d’honneur, personnes morales.
L’assemblée générale de l’ALJB se réunit au moins une fois par an, au courant du dernier trimestre. Elle est
l’occasion pour le conseil d’administration de faire rapport aux membres des activités menées et des événements qui ont ponctué la vie de l’Association durant l’année écoulée.
L’ALJB est gérée par un conseil d’administration élu pour trois ans par son assemblée générale et actuellement composé de la manière suivante :
30
Philippe BOURIN
Crédit Agricole Luxembourg
Président
Christiane FALTZ
StateStreet Bank S.A.
Vice-Président
Cosita DELVAUX
Notaire
Trésorier
Daniel POSTAL
BGL BNP Paribas
Secrétaire
Catherine BOURIN
Association des Banques
et Banquiers Luxembourg
Membre
Sandrine CONIN
KBL European Private Bankers
Membre
Philippe DUPONT
Etude Arendt & Medernach
Membre
André HOFFMANN
Etude Elvinger, Hoss & Prussen
Membre
Nicki KAYSER
Etude Linklaters LLP Luxembourg
Membre
Morton MEY
Société Générale Bank & Trust
Membre
Elisabeth OMES
CSSF
Membre
Nicolas THIELTGEN
Etude Brucher Thieltgen & Partners
Membre
Andéol du TREMOLET
DE LACHEISSERIE
Banque Européenne
d’Investissement
Membre
Henri WAGNER
Etude Allen & Overy Luxembourg
Membre
Siège social
12, rue Erasme
L-1468 Luxembourg
Adresse postale
B.P. 13
L-2010 Luxembourg
[email protected]
www.aljb.lu
Association sans but lucratif - RCS Luxembourg F1326