Dossier de presse - Musée Cernuschi

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Dossier de presse - Musée Cernuschi
Musée Cernuschi
Musée des Arts de l’Asie de la Ville de Paris
Dossier de Presse
PAGODES ET DRAGONS
EXOTISME ET FANTAISIE DANS L’EUROPE ROCOCO
23 février – 24 juin 2007
Commissariat :
Contact presse :
Georges Brunel, conservateur général,
directeur du musée Cognacq-Jay
Assisté de Valérie Montalbetti,
historienne d’art
Direction des Affaires culturelles
Danièle Guyot
Tél. : 01 42 76 65 66
[email protected]
Commissariat technique :
Musée Cernuschi
Maryvonne Deleau,
Tel : 01 53 96 21 72 / fax : 01 53 96 21 71
[email protected]
Gilles Béguin, conservateur général,
directeur du musée Cernuschi
Assisté de Hélène Chollet,
adjointe de conservation
Musée Cernuschi
7, avenue Vélasquez – 75008 Paris
Tél : 01 53 96 21 50 / Fax : 01 53 96 21 96
Métro : Monceau ou Villiers / Bus : 30 ou 94
Ouvert tous les jours
sauf le lundi et les jours fériés
de 10h à 18h
www.cernuschi.paris.fr
Sommaire
Introduction, par Georges Brunel
p.3
Exotisme et fantaisie, par Georges Brunel
p.4
L’image de la Chine dans les récits des voyageurs occidentaux, par Muriel Détrie
p.8
L’influence de la Chine et du Japon sur l’art céramique européen du XVIe au XVIII siècle,
motifs et compositions, par Antoinette Hallé
p.13
L’inspiration chinoise à la manufacture royale de porcelaine de Vincennes-Sèvres,
par Marie-Laure de Rochebrune
p.17
Les chinoiseries de Boucher et leurs sources. L’art de l’appropriation, par Perrin Stein
p.21
Les marchands-merciers et la Chine, par Thibault Wolvesperges
p.23
De l’exotisme au sensualisme : réflexion sur l’esthétique de la chinoiserie dans l’Angleterre
du XVIIIe siècle, par Vanessa Alayrac
p.25
Carte des manufactures
p.28
Activités culturelles au musée
p.29
Informations pratiques
p.30
Visuels disponibles pour la presse
p.31
Introduction
Dès le Moyen Âge, le commerce a introduit en Europe des marchandises provenant de
l'Extrême-Orient. À côté de produits naturels comme les épices, arrivaient des objets
manufacturés : tissus, laques et céramiques. Jusqu'au XVIe siècle, les échanges se sont faits
par voie de terre. À partir de cette date, l'essor de la navigation leur a donné une nouvelle
intensité. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, quelques compagnies maritimes rivalisèrent dans
l'importation des productions extrême-orientales. Les pays les plus actifs dans ce domaine ont
été le Portugal et l'Espagne, puis les Pays-Bas, la France et l'Angleterre.
À la fin du XIIIe siècle, les voyages de Marco Polo ont commencé à répandre une
certaine connaissance de l'Extrême-Orient dans les pays occidentaux. Les allées et venues des
marchands et les missions religieuses ont fait progressivement découvrir aux Européens des
civilisations lointaines. L'esprit humain, toujours prompt à rêver de mondes imaginaires, a
trouvé un aliment nouveau dans ces contrées, réelles sans doute, mais que la distance parait
d'un caractère fabuleux. De très anciennes figures mythiques comme les dragons, animaux
fantastiques qui se retrouvent dans quantité de civilisations, sont apparues sous des formes
nouvelles dans les images venues de l'Extrême-Orient. Cet empire étrange et mystérieux est
devenu Cathay, monde de rêve où l'on ne distinguait pas Chine, Inde et Japon.
Le but de la présente exposition est de montrer la façon dont Cathay s'est manifesté
dans l'art européen au XVIIIe siècle. Il ne s'agit pas d'analyser l'influence des arts chinois et
japonais sur ceux de l'Europe. On a voulu plutôt illustrer un moment particulier de l'art
occidental où les œuvres venues de pays lointains, utilisées avec désinvolture et sans souci
d'exactitude, ont servi à donner corps aux aspirations d'une époque tourmentée de doutes et
que la découverte des mondes nouveaux prive soudain des références que lui fournissaient la
tradition classique et l'Antiquité. Le rococo, âge de sourire et d'insouciance, est aussi celui
d'une grande crise dans les esprits, dont la chinoiserie est l'un des symptômes.
Höchst, l’Empereur de Chine, Meissen
The Metropolitan Museum of Art,
Don de R. Thornton Wilson,
en mémoire de Florence Ellsworth Wilson,
1950 (50.211.217)
© 1990 The Metropolitan Museum of Art
Exotisme et fantaisie
L’Europe n’a pas attendu le XVIIIe siècle pour découvrir l’Extrême-Orient et ses arts.
Soieries, laques et porcelaines étaient importées en grand nombre depuis le XVIe siècle. On
rencontrait des collections d’objets chinois ou japonais aussi bien en Hollande qu’en
Allemagne, en France, en Angleterre ou en Italie.
À cette époque, aller d’Europe en Extrême-Orient était une aventure aussi
extraordinaire que l’est, au début du XXIe siècle, un voyage vers la Lune : après des mois de
trajet, ayant affronté des périls sans nombre, le voyageur se trouvait plongé dans un univers
totalement différent du sien. Les récits de ceux qui revenaient étaient accueillis avec
émerveillement.
La réaction des Européens devant l’Extrême-Orient n’a pas toujours été la même. Au
XVIIe siècle, on a cherché à produire des objets susceptibles de rivaliser avec ceux que l’on
importait : politique commerciale d’États anxieux de voir leurs réserves de monnaie refluer
vers des contrées lointaines. C’est ainsi que les vernisseurs ont mis au point des procédés
permettant d’obtenir des objets comparables aux laques. Faute de pouvoir fabriquer de la
porcelaine, on s’est d’abord employé à donner à la faïence un aspect identique, autant que
faire se pouvait. Les manufactures de Delft ont particulièrement brillé dans ce domaine,
jusqu’à ce que la découverte de kaolin en Saxe permette enfin de produire une porcelaine
présentant les mêmes qualités que celles de Chine et du Japon.
Au début du XVIIIe siècle se produit un phénomène nouveau. Les Européens
cherchent toujours à percer les secrets de l’Extrême-Orient. Mais on ne se borne plus à
imiter ; les œuvres venues d’Orient stimulent l’imagination des artistes et des artisans
occidentaux. Il en résulte des créations originales ; l’exotisme est maintenant le support des
rêves et des craintes qui hantent l’esprit du monde chrétien.
Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, c’est l’Antiquité classique qui avait servi de référence
aux créateurs, écrivains aussi bien que peintres et sculpteurs. Voici qu’un univers reculé, non
plus dans le temps, mais dans l’espace, prend la relève. Des Chinois de fantaisie s’installent
sur les tables et les consoles ; leurs silhouettes bizarres décorent la panse des vases, leurs
cérémonies et leurs habits sont reproduits sur des tapisseries ou des décors peints ;
bonbonnières et pommeaux de canne prennent la forme de Chinois. Des pavillons chinois
s’élèvent dans les jardins, des Chinois dansent sur les scènes d’opéra. C’est le règne des
« pagodes », mot qu’il faut entendre dans le sens de petite sculpture représentant une figure
un peu grotesque d’inspiration chinoise.
Cet Orient de fantaisie, peuplé d’Occidentaux revêtus d’étranges costumes réputés
chinois et japonais, se présente tantôt comme un monde de pure bizarrerie, où règne
l’extravagance et l’absurde, tantôt comme un monde idéal, à l’abri des vices et des violences
qui déchirent l’Europe. Le premier aspect a prédominé pendant la première moitié du siècle ;
le second a pris le pas après 1750. Avec les Encyclopédistes, la sagesse et la tolérance des
Chinois sont alors vantés, en opposition avec la superstition, le fanatisme et la brutalité des
Occidentaux. Cette mode a duré jusque dans les années 1770. Puis, progressivement, les
joyeux Chinois se sont assagis et ont cessé leurs gesticulations. À demi oubliés pendant une
cinquantaine d’années, les Grecs et les Romains ont repris la place d’honneur. C’est de
nouveau à Rome, et non plus à Pékin, que l’on est allé chercher des modèles de vertu.
Les Goncourt ont dit de Boucher, l’un des artistes à avoir le plus brillamment exploité
les thèmes chinois, qu’il avait « fait de la Chine une province du rococo ». C’est à cette
époque de légèreté et de fantaisie qu’il convient de réserver le nom de chinoiserie. Les
charmants bibelots que l’on a produits alors méritent toute notre attention, car derrière leur
futilité se cachent des préoccupations tout à fait sérieuses. À l’inquiétude d’une Europe qui
s’est rendu compte qu’elle n’était, ni le centre du monde, ni le seul modèle de civilisation, les
chinoiseries apportent une réponse facétieuse, avant que ne se lèvent les orages romantiques.
La Chine source d’inspiration
Deux matériaux ont captivé les Européens lorsque les objets
d’Extrême-Orient ont fait leur apparition sur leurs marchés : la
laque et la porcelaine. Ni l’un ni l’autre n’avaient d’équivalents en
Occident. Les matières premières et les procédés techniques des
artisans chinois et japonais sont longtemps restés des énigmes, mais
les recherches menées au XVIIIe siècle pour en percer le secret ont
fait faire des découvertes imprévues. La faïence, qui existe depuis
longtemps, a été travaillée de manière à ressembler le plus possible
à la porcelaine; une fausse porcelaine, dite porcelaine tendre, a été
inventée. Des techniques de peinture ont été mises au point pour
donner des équivalents de la laque.
Les objets importés d’Extrême-Orient ont aussi intéressé les
Européens par leurs formes. La petite sculpture, longtemps
dépendante des modèles antiques, y a trouvé une nouvelle
inspiration. La vaisselle et les vases chinois et japonais offraient des
silhouettes d’autant plus surprenantes qu’elles répondaient à des
usages eux-mêmes nouveaux comme celui du thé, qui fait fureur à
partir de la fin du XVIIe siècle. On découvrit en même temps, à travers les récits des
voyageurs et leurs illustrations, une architecture aux principes inédits, faite de pavillons et de
passerelles distribués dans la nature d’une façon apparemment capricieuse. Les animaux
fantastiques, chiens, oiseaux ou serpents à la conformation étrange, vinrent enrichir le vieux
répertoire des bêtes fabuleuses de l’Europe.
La découverte des peintures chinoises et japonaises a mis les Européens en face de
conventions nouvelles pour eux. La conquête de la perspective et l’étude des proportions
étaient la grande affaire des artistes depuis la fin du Moyen Âge. La peinture des vases et des
panneaux de laque extrême-orientaux offrait des formules inédites, où fond et figure, plans et
profondeur, étaient traités d’une manière dont les modèles traditionnels n’offraient aucun
exemple.
La Chine empire du bizarre
Construit dans les jardins de Versailles en plein règne de Louis XIV, le pavillon dit
« Trianon de porcelaine » à cause des carreaux de faïence à la chinoise dont il était revêtu, n’a
eu qu’une brève existence. De même les peintures exécutées vers 1715-1716 par Watteau au
château de La Muette, qui combinaient la tradition antique des « grotesques » et le nouvel
intérêt pour la Chine, ont vite disparu et ne sont plus connues que par des gravures. Parues en
1731, ces estampes furent suivies de beaucoup d’autres recueils exploitant la même veine.
Les thèmes chinois, ou réputés tels, ont été répandus à travers l’Europe par les ornemanistes, à
la fantaisie desquels ils offraient des possibilités sans limites.
La Chine vue par les décorateurs de l’époque rocaille est un pays situé hors du monde
et de l’histoire, dans une sphère sans pesanteur ni passions. Les images de cet empire lointain,
encore plus irréel que l’Olympe classique, se prêtent à la production de tapisseries. La
manufacture de Beauvais a produit deux tentures « chinoises », l’une tout au début du XVIIIe
siècle, l’autre à partir de 1740. Le contenu des sujets chinois, tels que les concevait le XVIIIe
siècle, est mince; ils ne conviennent qu’à de la peinture décorative. C’est précisément ce qui,
à partir de 1710-1720, fit leur succès auprès d’une clientèle fatiguée de la mythologie et de
l’histoire antiques. Cette recherche du divertissement léger, illustrée par les panneaux de
l’ancien hôtel de Richelieu (autour de 1735), s’était déjà manifestée en Angleterre dans les
dernières années du XVIIe siècle. Le désir de rivaliser avec les laques chinois est ici
manifeste.
Le secret de fabriquer une porcelaine semblable à celle des Chinois fut découvert en
Saxe vers 1710. Ailleurs en Europe, on produisait un succédané dit porcelaine tendre. Tirant
parti des caractères particuliers de ce matériau, les artisans ont déployé la plus grande
fantaisie dans l’interprétation des formes et des motifs exotiques, La production de faïences
imitant la porcelaine continua elle aussi tout au long de cette période. Ces images de
l’Extrême-Orient ne relèvent pas de l’imitation, mais constituent une création européenne en
habit oriental.
A l’imitation des statuettes venues d’Extrême-Orient que l’on voyait dans les
collections, les manufactures européennes ont fabriqué beaucoup de petits sujets, animaux
fantastiques, personnages burlesques (on les appelait « magots » ou « pagodes ») et petits
groupes. Ces figures sont généralement colorées de tons vifs détachés sur du blanc laiteux.
Elles servaient de décor de tables, de porte-flambeaux, ou agrémentaient les encadrements
d’horloges. Il y en avait d’articulées et mobiles.
La Chine empire de la sagesse
Au milieu du siècle, la fantaisie des cartouches rocaille, avec leur mélange de motifs
abstraits et de figures humaines ou animales, cède la place à des compositions plus calmes.
Groupés en petites scènes qui ressemblent à des fragments de grandes compositions, les
Chinois qu’elles représentent s’adonnent à des occupations paisibles, jardinage, thé ou
entretiens galants. Ces vignettes sont placées au centre de frondaisons stylisées qui jouent le
rôle d’un cadre. Les peintures à sujets chinois, toujours nombreuses dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, montrent, comme les gravures, des fragments de paysages suspendus dans de
légers réseaux de branches et de feuillages.
Au milieu du XVIIIe siècle, la manufacture de porcelaine fondée à Vincennes se
transporte à Sèvres et devient une entreprise royale. Protégée par Mme de Pompadour, elle se
conforme au goût de la favorite: des formes plus amples et des couleurs plus soutenues que
dans la période précédente, ou bien un blanc crémeux. Les sculpteurs s’efforcent à présent de
donner un air de vraisemblance à leurs inventions. Rares à Sèvres, les sujets chinois restent
nombreux dans les manufactures allemandes et anglaises. Ils transmettent la vision d’une
Chine idéalisée, mais qui n’est plus le royaume de l’absurde.
Des décors aux formes larges, avec d’amples enroulements qui se répondent selon des
rythmes puissants, se répandent dans la vaisselle à partir de 1750. La forme des pièces se
simplifie. Souvent elles sont décorées de petites scènes montrant des scènes bucoliques avec
des Chinois qui pêchent, qui jouent de la musique ou qui jardinent. L’Extrême-Orient est
toujours un monde utopique, mais ce ne sont plus de bizarres chimères qui le peuplent, mais
des créatures paisibles occupées à de tranquilles travaux. Plus on approche de la fin du siècle
et plus le décor chinois se fait sage. Il entre désormais dans un univers bien ordonné, comme
si les fantasques Chinois s’étaient enfin mis à l’école de Rome et de la Grèce.
Georges Brunel,
conservateur général,
commissaire de l’exposition
Pagodes et dragons
Exotisme et fantaisie
dans l’Europe rococo
1720 – 1770
Catalogue
296 pages – couleurs – 54 €
Editions Paris Musées
Textes de Georges Brunel, conservateur général, directeur du musée Cognacq
Jay ; Thibaut Wolvesberges, maître de conférences, Université de Paris IV
Sorbonne ; Muriel Détrie, maître de conférences Université de Paris IIISorbonne Nouvelle ; François Jacob, conservateur à l’Institut et musée Voltaire
de Genève ; Vanessa Alayrac, maître de conférences, Université de Versailles ;
Tessa Murdoch ; Ulrich Pietsch, directeur de la Porzellansammlung, Staatliche
Kunstsammlungen, Dresde ; Francesco Morena, historien de l’art ; John Harris,
ancien directeur du Royal Institute of British Architects ; Monique Mosser,
ingénieur de recherché au CNRS et professeur à l’école d’architecture de
Versailles ; Perrin Stein, conservateur au Metropolitan Museum of Art de New
York ; Alastair Laing, conservateur au Natioanl Trust for Places of Historic
Interest or Natural beauty, Londres ; Antoinette Hallé, conservateur général du
Patrimoine, directeur du Musée national de céramiques de Sèvres; Marie-Laure
de Rochebrune, conservateur en chef au musée du Louvre.
Les textes qui suivent sont extraits du catalogue
publié à l’occasion de l’exposition.
Ils ne peuvent être reproduits ou cités sans l’autorisation de leurs auteurs.
L’image de la Chine dans les récits des
voyageurs Occidentaux
Bien qu’elle ait été connue des Européens dès l’époque romaine sous le nom de Seres
ou « pays de la soie », c’est seulement à partir du XIIIe siècle, à la faveur de la domination
mongole sur une grande partie du continent eurasien, que la Chine commence à entrer dans la
littérature de voyage avec les missionnaires Jean du Plan Carpin et Guillaume de Rubrouck
puis le marchand vénitien Marco Polo. Néanmoins, les récits de ces missionnaires sont bien
vite oubliés, et si le Devisement du monde de Marco Polo ne cesse de fasciner des générations
de lecteurs, il passe pendant longtemps pour un récit merveilleux. Après une parenthèse de
deux siècles où les routes terrestres entre l’Europe et l’Asie se referment, la Chine est
« redécouverte » par les navigateurs européens au début du XVIe siècle et suscite dès lors une
floraison de récits qui non seulement apportent une foule d’informations précises sur le pays,
son peuple et sa civilisation, mais aussi excitent l’imagination et la curiosité d’un public
friand d’exotisme. De ces récits se dégage une image de la Chine globalement positive qui
explique l’engouement dont témoignent les « chinoiseries ».
Les premiers voyageurs européens à aborder sur les côtes du sud de la Chine au début du
XVIe siècle sont des marchands portugais, bientôt concurrencés par des espagnols puis au
début du siècle suivant par des hollandais. La dynastie Ming se montre cependant hostile à
l’établissement de relations commerciales avec ces étrangers qu’elle considère comme des
« barbares » et qui sont pour la plupart des aventuriers peu cultivés. Aussi, rares sont parmi
ces premiers voyageurs ceux qui, bravant les interdits, peuvent connaître de la Chine autre
chose que ses ports où ils abordent clandestinement, et plus rares encore ceux qui, tel Galeote
Pereira, un marchand portugais arrêté et emprisonné au milieu du XVIe siècle, laissent un
témoignage de leurs expériences chinoises.
Une autre catégorie de voyageurs qui apparaît en même temps que les marchands, dont ils
empruntent les navires, est constituée par les missionnaires. Plusieurs d’entre eux, comme
François-Xavier, tentent vainement de pénétrer en Chine ou, s’ils y parviennent, en sont vite
chassés, et la plupart doivent se contenter de résider dans la petite île de Macao, proche de
Canton, qui est devenue colonie portugaise en 1557. La situation en serait longtemps restée là
si un jésuite d’origine italienne, Matteo Ricci, n’avait réussi à la fin du XVIe siècle à se faire
accepter des autorités impériales et même inviter à la capitale Pékin en se pliant aux mœurs
locales et en mettant sa science au service des mandarins. Le récit de son épopée en Chine,
retranscrit en latin à partir de ses notes par son confrère Nicolas Trigault sous le titre De
Christiana Expeditione apud Sinas (1615), constitue pour l’Europe du XVIIe siècle l’une des
plus importantes sources d’information sur la culture et la société chinoises.
La politique d’ « accommodation » de Ricci est adoptée par tous les jésuites qui marchent sur
ses traces et elle se révèle efficace puisque, du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, des
centaines de missionnaires parviennent, grâce à leur science et à leurs talents, non seulement à
résider durablement dans tout l’empire et à y exercer leur apostolat, mais encore à se faire
recruter par les empereurs successifs (ceux de la dynastie Ming comme ceux de la dynastie
mandchoue Qing qui lui succède en 1644) en tant que fonctionnaires et même pour certains,
tels l’Allemand Adam Schall et le Belge Ferdinand Verbiest, à exercer les plus hautes
fonctions à la direction du Bureau d’astronomie chargé d’établir le calendrier. Les jésuites ne
sont pas les seuls missionnaires à s’implanter dans le pays, dominicains et franciscains sont
aussi très présents, mais ce sont eux qui consacrent le plus de temps à l’étude de la civilisation
chinoise et qui laissent les témoignages les plus nombreux et les plus riches sur la vie en
Chine : parmi ceux-ci, il convient de citer tout particulièrement les Nouveaux Mémoires sur
l’état présent de la Chine du Père Louis Le Comte, une véritable somme des connaissances
sur la Chine qui connaît un immense succès dès sa première publication en 1696, ainsi que les
Lettres édifiantes et curieuses dont plusieurs des 34 volumes qui paraissent de 1702 à 1776
sont consacrés à la Chine.
Enfin, une troisième catégorie de voyageurs est représentée par
les envoyés plus ou moins officiels des principales puissances
européennes ou des grandes compagnies de commerce qui
souhaitent établir des relations commerciales avec la Chine. Les
premiers sont des Hollandais envoyés auprès de l’empereur de
Chine par la Compagnie des Indes orientales en 1655 ; ils sont
bientôt suivis par les Russes et par les Portugais qui les uns et
les autres font plusieurs tentatives jusqu’au milieu du XVIIIe
siècle pour obtenir du gouvernement mandchou des avantages
commerciaux qui leur sont régulièrement refusés. Les plus
fameux des récits auxquels ont donné lieu ces ambassades ont
été faits par des personnages secondaires qui, ne remplissant pas
de fonctions officielles, ont eu d’autant plus de liberté pour
observer le pays, recueillir des renseignements et se montrer
éventuellement critiques à l’égard des informations fournies par
les jésuites qui faisaient office d’interprètes dans les tractations avec les autorités impériales.
C’est ainsi que la première ambassade hollandaise, dirigée par Pieter van Goyer et Jacob van
Keyser, a été racontée par son intendant Johan Nieuhof dans un récit publié en 1665, et
l’ambassade russe envoyée par Pierre le Grand à Pékin en 1719-1721, par l’Ecossais John
Bell qui s’était joint à elle en qualité de médecin.
Qu’ils soient dus à des marchands, des missionnaires ou des membres d’ambassades, et qu’ils
aient pris la forme de journaux de voyage, de lettres, de récits d’aventures ou de mémoires,
tous ces écrits sur la Chine ont connu un immense succès dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe
siècles. Ils ont pour la plupart été traduits dans les principales langues européennes, ont
souvent été plusieurs fois réédités, et ils ont pour certains fait l’objet de compilations elles
aussi très prisées du public cultivé, telles que La Chine illustrée (1670 ; 1ère édition en latin,
1667) du père Athanase Kircher et la Description géographique, historique, chronologique,
politique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise (1735) du père Du Halde,
composées l’une et l’autre à partir des lettres et mémoires envoyés de Chine par leurs
confrères jésuites.
L’intérêt suscité par ces ouvrages tient d’abord à l’abondance des informations qu’ils
fournissent sur un pays que son éloignement rend d’autant plus fascinant. Certains récits,
comme celui de Nieuhof, de même que la Description… de Du Halde et les Nouveaux
mémoires du père Le Comte, se présentent comme de véritables encyclopédies abordant tous
les aspects du pays et de sa civilisation, depuis la géographie et les ressources naturelles
jusqu’au mode de gouvernement et la justice, en passant par l’histoire, les moeurs et
coutumes, les religions, les sciences et les arts, etc. Leurs descriptions détaillées, tout autant
que les planches extrêmement précises (dessins ou gravures) dont ils sont souvent
agrémentés, ont fourni aux artistes européens une grande variété de motifs exotiques mais
réalistes – éléphants, palmiers, poissons volants, Grande Muraille ou brouette à voile – que
leur accumulation, leur combinaison ou leur mise en scène feront néanmoins apparaître
comme irréels dans les chinoiseries.
Les récits des voyageurs ont aussi stimulé l’ingéniosité des savants dans l’invention de
techniques nouvelles. Ainsi la fameuse lettre du père d’Entrecolles datée du 1er septembre
1712 qui fournit abondance de renseignements techniques sur les modes de production de la
porcelaine de Jingdezhen a-t-elle guidé les céramistes européens dans leur recherche du secret
de fabrication de cette pâte à la fois fine et dure qui fascinait tant les amateurs depuis le XVIIe
siècle. Et avant que l’architecte anglais William Chambers ne publie ses divers essais sur
l’architecture et l’art paysager de la Chine, la longue lettre en date du 1er novembre 1743 où le
jésuite Attiret décrit sur un ton admiratif les magnifiques parcs et maisons de plaisance de
l’empereur à Pékin avait déjà suscité en France un véritable engouement pour les jardins
chinois et inspiré plusieurs « hameaux champêtres » ornés de « fabriques » pittoresques. Il est
cependant des informations précises et avérées qui, une fois extraites de leur contexte, ont
donné lieu à des généralisations pour le moins fantaisistes. C’est ainsi que la fameuse « Tour
de porcelaine » de Nankin dont Le Comte et Nieuhof, entre autres, avaient décrit les toits de
tuiles vernissées et les murs incrustés de porcelaine, a à ce point frappé les esprits qu’elle a
conduit à penser que la plupart des édifices chinois étaient de véritables « maisons de
porcelaine », fragiles et colorées.
Parmi les nombreux sujets abordés par les récits de voyage,
il en est qui sont plus abondamment traités que d’autres. En
particulier, se trouve privilégié tout ce qui concerne le
décor, les modes de vie et les activités de la cour impériale
que les missionnaires et les ambassadeurs ont, à des degrés
divers, côtoyée de près. Ceux-ci ont montré une certaine
complaisance à décrire les splendeurs des palais de
l’empereur à Pékin et le raffinement de leur décoration
intérieure, la magnificence des habits de cour richement
brodés et colorés, la complexité et le faste des rites
accompagnant les audiences impériales, la somptuosité des
fêtes et des banquets, ou encore le prodigieux déploiement de chars, palanquins, chevaux,
soldats, musiciens, tentes et étendards auquel donnaient lieu les voyages à travers l’empire et
les grandes chasses que prisaient tout particulièrement les empereurs mandchous. Toutes ces
scènes hautes en couleurs qui ont stimulé la plume des voyageurs ne pouvaient que séduire
aussi les artistes européens qui, tel François Boucher avec sa série de « tapisseries chinoises »,
en ont repris à l’envi et décliné avec plus ou moins de fidélité les thèmes et les motifs.
Ces scènes fastueuses ont en outre accrédité l’idée, déjà présente chez Marco Polo et
confortée par les objets rares et précieux rapportés par les marchands, que la Chine était un
pays puissant et prospère, à la civilisation hautement raffinée et aux ressources abondantes et
variées. A quelques exceptions près, les voyageurs n’expriment qu’admiration devant l’ordre
qui règne dans l’empire, la richesse de l’agriculture et la vitalité du commerce, le bon
entretien des routes et des canaux, le bel ordonnancement des villes fortifiées et bien
cadastrées. Et s’il en est pour évoquer certains spectacles moins réjouissants comme
l’abandon des enfants ou la misère des mendiants, ceux-ci sont présentés comme l’inévitable
conséquence d’une natalité florissante. Il n’est pas jusqu’à la rigueur des prisons et des
châtiments qui ne soit atténuée par des éloges de la justice chinoise, y compris chez ceux qui
y ont goûté comme le marchand Galeote Pereira ou certains missionnaires lors des
persécutions dont ils ont été victimes à diverses reprises au cours du XVIIIe siècle. Parce
qu’ils souhaitaient persuader leurs supérieurs et leurs bienfaiteurs en Europe des chances
d’évangélisation du peuple chinois, les jésuites en particulier n’ont eu de cesse que de vanter
les bonnes mœurs et la moralité d’un peuple jugé naturellement vertueux, ainsi que la sagesse
d’un empereur qui gouverne assisté d’un corps de fonctionnaires recrutés selon leur mérite, et
qui se conduit comme un père à l’égard de ses sujets conformément à la philosophie de
Confucius. Cette vision du peuple et de son souverain est à ce point répandue que les voix des
voyageurs, marchands ou ambassadeurs, qui, impatients des obstacles mis par le
gouvernement à leurs tentatives de conquête du marché chinois, mettront au contraire en
avant la fourberie et l’hypocrisie des Chinois, ou la cruauté et l’arbitraire d’un pouvoir
autocratique, auront beaucoup de peine à la détrôner dans l’esprit du grand public.
La même indulgence se retrouve à l’égard des pratiques religieuses
qui représentaient ce qui en Chine était le plus susceptible de
heurter la sensibilité de voyageurs tous chrétiens. Le culte des
ancêtres prescrit par la religion confucéenne a en effet été jugé par
les jésuites comme un culte purement laïc qui ne constituait en rien
un obstacle à la conversion des Chinois au catholicisme et il faudra
attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour que les
missionnaires des autres ordres qui dénonçaient depuis longtemps
cette pratique comme idolâtre parviennent, au terme d’une longue
controverse appelée « la Querelle des rites chinois », à faire
condamner la Compagnie de Jésus par le pape. Quant aux autres
religions chinoises, taoïsme et bouddhisme, elles sont unanimement considérées comme des
superstitions populaires dont les lettrés savent heureusement se garder, et à ce titre, elles ne
suscitent guère qu’un amusement dont les créateurs de chinoiseries sauront tirer parti dans
leur invention de divinités monstrueuses ou grotesques.
Les récits des voyageurs ont nourri l’imagination de leurs lecteurs par ce qu’ils rapportaient,
mais également par ce qu’ils omettaient ou n’évoquaient que rapidement. Par exemple, si
nombre d’entre eux ont consacré des développements souvent assortis de dessins aux
« différents types humains » que présentent les habitants de la Chine, on n’y trouve point de
discours sur les différences entre les races tels ceux qui abonderont dans la littérature du XIXe
siècle : ce fait explique sans doute que dans l’iconographie des chinoiseries, les Chinois soient
généralement représentés, certes avec des accoutrements et coiffures pittoresques, mais aussi
des traits physiques guère différents de ceux des Européens. En revanche, la simple mention
de la polygamie et de la prostitution, des pratiques unanimement critiquées mais sur
lesquelles aucun récit ne s’étend, ainsi que les brèves remarques sur la réclusion des femmes
qui interdisait tout commerce avec elles, ont excité l’imaginaire européen qui a comblé ces
blancs des récits par des rêveries érotiques.
Des récits de voyages qui se fondent sur des expériences réelles et offrent sur la Chine un
savoir encyclopédique aux chinoiseries qui brillent par leur fantaisie, la distance est
finalement moins grande qu’il n’y paraît. Car non seulement les premiers ont fourni aux
seconds, nombre de leurs thèmes et motifs, mais encore, en faisant de la Chine un pays
idyllique à bien des égards, ils ont ouvert aux artistes un espace idéal où exercer leur liberté
créatrice.
Muriel Détrie,
maître de conférences à
l’Université de Paris III- Sorbonne-Nouvelle
Illustrations,
p. 11 : Beauvais, L’historie de l’empereur de la Chine, Collection municipale, Ville de Paris
p. 12 : Vien, L’ambassadeur de Chine, dessin, pierre noire, rehauts blancs, Musée du Petit Palais
p. 13 : Sinceny, Plat aux guerriers chinois, Louvre
p. 14 : Chantilly, Boîte couverte, vers 1740, Sèvres, Musée national de Céramique
L’influence de la Chine et du Japon sur
l’art céramique européen
du XVIe au XVIIIe siècle.
Motifs et compositions
(…) L’art occidental de la céramique est un art de la terre, au sens premier du terme. À
l’époque gallo-romaine, on s’était contenté de poterie sigillée, donc d’une terre monochrome
rouge brique à décor en relief composé de petits personnages. Au Xe siècle, sous l’influence
byzantine apparut la glaçure plombifère, qui contribua à la disparition de tout motif figuratif,
si sommaire fut-il. Ce qui n’interdit pas la création de purs chefs d’œuvre, parmi lesquels ces
pichets parisiens du XIVe siècle tournés avec une grande science de la désinvolture : ils ne
sont pas droits mais ils sont élancés, la trace des mains qui les ont façonnés est partout visible,
ils ne sont que merveilleusement recouverts d’une incroyable glaçure de couleur miel. À la
même époque, les Chinois exécutaient leurs fameux « bleu et blanc » à décor d’inspiration
florale et les Arabes, à Damas par exemple, créaient des pâtes siliceuses à glaçure alcaline et
décor en camaïeu bleu qui constituaient de notables reflets des créations chinoises : le monde
était déjà petit. Quoiqu’il en soit, l’Occident était donc à l’écart des courants novateurs de
l’Orient, extrême ou non, mais cela ne devait pas durer.
L’influence de l’Extrême-Orient a donc constitué en l’intrusion d’une céramique à
fond blanc et glaçure translucide (souvent incolore), sur laquelle le bleu de cobalt est
particulièrement séduisant. On sait que dès le XIIIe siècle cette céramique était connue de
certains en Europe : dès lors, elle devait détourner le cours de la poterie européenne, pour la
faire accéder à une ambition supérieure. La céramique devrait désormais avoir un fond blanc
(cela rend les couleurs beaucoup plus flatteuses), être translucide (cela fut une marotte
purement européenne), et même être dotée de cet éclat inouï de la porcelaine de Chine, qui
n’absorbe pas la lumière mais la reflète, la renvoie vers le spectateur avec d’autant plus
d’insolence que justement cette lumière était faible et que les intérieurs étaient sombres.
L’urgence à savoir imiter cette matière magique fut le moteur de tous les progrès de la
céramique européenne, du Moyen-Âge à la fin du XVIIIe siècle. Et qui plus est, cette matière
fut le moteur de tous les progrès, certes, mais un moteur mêlé à une autre influence plus
proche mais tout aussi étrangère, celle des pays islamiques, l’Islam impliquant une tendance
constante à l’abstraction du décor. Déjà, pendant tout le Moyen-Âge et dans tout le Bassin
méditerranéen avait régné l’usage du décor en vert et manganèse sur fond blanc (blanc pur de
l’émail ou blanc moins pur de l’engobe), qui avait atteint l’Italie dès le XIe siècle tant par la
Sicile que par le Nord.
(…) Au milieu du XVIIe siècle, la Chine, sous l’influence japonaise, créa ce que les
Européens ont nommé « le style Transition ». Cette fois-ci, plus de cadre, plus de motifs
rayonnant mais au contraire des figures comme flottantes dans un espace indéfini. A
proprement parler, cette production, qui date d’ailleurs de la période d’interruption du
commerce sino-européen, ne fut guère imitée. Seulement, elle rencontra en Europe une
manière de peindre un peu analogue, qui avait été créée à Faenza au milieu du XVIe siècle,
sous le nom de décor a compendiario. Ce terme désigne le fait que le peintre n’a utilisé que
deux couleurs, le bleu et le jaune, mais en fait ce genre est surtout une manière de peindre des
motifs dans un style de dessin esquissé et non de peinture parfaitement exécutée. Au milieu
du XVIIe siècle, pratiquement toute l’Europe utilisait encore ce genre, peu onéreux. On peut
penser que le « style Transition » et le style a compendiario ont additionné leurs effets, ce qui
expliquerait l’extraordinaire créativité d’un centre comme Nevers, utilisant le camaïeu bleu,
respectant le procédé « calligraphique », reproduisant une gravure de Bernard Salomon (vers
1660) représentant La reine de Saba devant Salomon, non plus à Jérusalem mais dans un
espace à peine suggéré par des montages aux nuages flottant à la manière chinoise ! Sur
d’autres pièces sont répartis, assez erratiquement, des motifs empruntés à l’iconographie
occidentale (fabriques, figures) et chinoises (d’autres figures, plantes…).
A Delft, l’influence chinoise joua plutôt comme une
leçon d’exigence : puisque l’on n’avait pas de porcelaine,
on ferait de la faïence plus belle que celle-ci. Les
administrateurs de la Compagnie des Indes néerlandaises
financèrent la création de manufactures qui, dans les
années 1650-1670, mirent au point la Delft porseleyn, à la
pâte la plus fine, à l’émail le plus pur, au décor le plus
pertinent exécuté dans le bleu le plus pervenche, rehaussé
d’une couche de kwaart, couche supplémentaire de glaçure
sur l’émail et le décor pour que l’ensemble brille comme de
la porcelaine. Mais tous ces beaux produits n’étaient pas
faits pour la Hollande : on y avait encore suffisamment de
porcelaine de Chine. Ils furent envoyés dans les Pays
germaniques, où ils furent tant appréciés que trois siècles
plus tard on les croyait allemands... Effectivement, ils
donnèrent naissance à Francfort-sur-le-Main à des créations faïencières de la fin du XVIIe
siècle et du début du XVIIIe siècle qui ont retenu la leçon technique de Delft et la leçon
artistique du « style Transition » chinois, sans pour autant lui adjoindre la fantaisie nivernaise.
Comment « doser » l’influence extrême-orientale sur les faïences de Rouen, de Lille,
de Sinceny ? On sait qu’à Rouen fut d’abord remise au point une recette de porcelaine tendre,
analogue à celle qui avait été inventée à Florence au XVIe siècle : Louis Poterat en obtint le
privilège de la fabrication en 1673. Sur ses premières porcelaines, on trouve d’indiscutables
traces du style « Transition » chinois. Surtout, à Rouen, à la fin du XVIIe ou au début du
XVIIIe siècle furent inventés les décors dits de « lambrequins », qui à bien des égards
reprennent des motifs triangulaires, donc parfaitement adaptés aux formes circulaires de la
céramique, de la céramique chinoise mais que l’on retrouve parfois sur les céramiques
d’Iznik. Les Rouennais travaillaient à partir de modèles d’ornemanistes, pour une clientèle
aristocratique : leurs lambrequins constituent le cadre destiné à mettre en valeur des armoiries
centrales. Même si les motifs de « fer de lance » et autres motifs triangulaires chinois
n’avaient pas été prévus pour ce faire, ils n’étaient pas étrangers à la volonté de mettre en
valeur les motifs qu’ils entouraient.
La clientèle, bourgeoise, n’imaginait pas de triomphe social particulier à l’utilisation
de sa vaisselle. Lille, les motifs de lambrequins existent également, mais on s’aperçoit qu’ils
recèlent un jeu beaucoup plus subtil : on peut, en les contemplant, soit se fixer sur les motifs,
soit au contraire se fixer sur les vides qui entourent ou sont entourés par les motifs. Au-delà
de toute considération d’influence, dont le moins que l’on puisse dire c’est qu’en supposer
une serait aléatoire, le seul autre pays dont la céramique témoigne du même jeu de plein et de
vide, c’est la porcelaine japonaise Kakiemon.
Vers 1725, toutes les manufactures européennes se livraient avec joie à l’art de la
copie des porcelaines de Chine et du Japon : à Rouen, la fabrique de Guillibaud imitait les
porcelaines de la famille verte, Delft et Meissen imitait aussi bien les porcelaines d’Imari que
celle des Kakiemon, Saint-Cloud faisait des « blancs de Chine » et bientôt la jeune
manufacture de Chantilly allait se lancer dans les porcelaines Kakiemon. Cette mode était
achevée vers 1745 : on connaît de très rares porcelaines de Vincennes marquées (donc datant
de 1745, ou de peu après) dont le décor est de type Kakiemon. Si la mode s’en était
prolongée, on en aurait plus.
Le temps de la copie avait pris fin, celui de l’invention commençait, la « chinoiserie »
allait naître. Elle trouvait son origine dans l’exotisme des décors chinois dont on ne
comprenait rien, elle trouva son apogée dans sa liaison avec les traditionnels décors
grotesques européens : au milieu du XVIIIe siècle, les Chinois grotesques des faïences de
Marseille ou d’Alcora (Espagne, région de Valence) sont parmi les plus étonnants qui soient,
entourés à Marseille d’étoiles de mer, à Alcora d’animaux plus monstrueusement élégants les
uns que les autres. En porcelaine, les bouddhas de Chantilly font des concours avec ceux de
Mennecy. Le chef des peintres de Meissen, Heroldt anime à l’infini une petite population de
Chinois dont la majeure partie des occupations semble s’organiser autour du goûter pour
boire du thé... de Chine.
Plus intéressante que celle des motifs, l’évolution des compositions retient l’attention :
Heroldt n’a-t-il pas souvent placé ses petits Chinois tout à fait dans le bas d’immenses cartels
ovales, cartels au fond blanc inscrits sur les flancs de vases aux fonds les plus colorés ? À
Saint-Omer, les silhouettes des figures chinoises peintes en camaïeu manganèse ne se placentelles pas naturellement sur le bord, presque sur l’aile des plats, faisant ainsi valoir le beau
fond blanc de la faïence ? À Marseille et à Alcora, les figures chinoises ne sont-elles pas
placées sur d’étranges tertres, variations sur le thème des nuages chinois de fantaisie, et
perdues au milieu d’un semis de motifs variés, branches fleuries, animaux, astéroïdes, qui
créent un réseau plus ou moins régulier et dense sur la faïence. Ainsi, dès 1725-1730 pour
l’avant-gardiste Meissen, vers 1750 à Marseille, encore un peu plus tard à Saint-Omer, ce
qu’avaient retenu les artistes européens c’est la leçon de liberté que recelait la porcelaine de
l’Extrême-Orient. Celle de la Chine ? Peut-être, si l’on fait référence à la porcelaine de
« style Transition » ; mais au XVIIIe siècle en Europe, ce que l’on a aimé, c’est la porcelaine
japonaise de style Kakiemon. Et qui mieux que cette porcelaine, dont on a par ailleurs recopié
les motifs à satiété, a pu enseigner l’art de poser délicatement un motif, non pas sottement au
centre de la pièce à décorer (qui, en outre, est à usage de vaisselle, si bien que son décor a
vocation à disparaître sous les aliments) – ce serait bien un comportement de Chinois ou
d’Européen – mais sur le bord, d’abord parce que l’œil perçoit plus aisément le bord que le
centre, et aussi parce que le but d’un décor sur porcelaine est de faire percevoir la beauté de la
porcelaine, justement. Enfermer un motif dans le cadre que constitue un cartel, c’est le faire
valoir par l’emprisonnement. Ne pas l’enfermer, le décentrer, le promener, c’est le faire valoir
en toute liberté, lui, la matière et la forme qui le portent. C’est une idée d’artiste.
La leçon a été comprise par Heroldt, d’abord, nul n’en disconviendra. Mais on peut se
risquer à penser que la leçon a été aussi mise en œuvre à l’occasion de motifs qui n’avaient
rien de chinois ni de japonais : en 1751, la manufacture de Vincennes créait pour Madame de
Pompadour un service de porcelaine à décor de semis de fleurs en jetés. Avant 1760, les
faïenciers de Marseille imaginaient leurs décors floraux partant, non du centre des pièces mais
des ailes de celles-ci, en hampes allègres décorer le bassin des plats et des assiettes. D’une
part ces motifs floraux –même si on l’avait désormais oublié – étaient issus du monde
oriental, mais surtout ils ont en commun de n’occuper l’espace que pour mieux en faire valoir
le vide et la blancheur.
Cette leçon était japonaise. Elle devait être totalement occultée à la génération
suivante par le retour en force du néo-classicisme, et de l’enfermement des décors céramiques
dans des cadres, cartels et cartouches. On pourrait encore imaginer des décors floraux, mais
ils seraient disposés avec rigueur et symétrie, comme le veut le « décor aux barbeaux » de
l’époque de Louis XVI. Seule, sous le Second Empire, la manufacture de Sèvres pourrait
renouer avec la liberté de composition des décors couvrant des vases, sans notion de symétrie
ni de médaillon d’aucune sorte : on avait trouvé dans les collections du musée les modèles
pour ce faire.
Alors, en 1868, Edgar Degas ferait la découverte la plus importante du XIXe siècle :
pour faire valoir la misère de la malheureuse qui boit L’Absinthe, pour faire valoir l’autorité
d’Émile Zola, il faudrait décentrer la composition, l’un sur le côté, elle sur la hauteur du
tableau. Le Japonisme était né ; dans l’histoire de la céramique, ce sera une re-naissance.
Antoinette Hallé,
Conservateur général du Patrimoine,
Directeur du musée national de céramique de Sèvres.
Illustrations :
p. 17 : Ansbach, Plat oblong octogonal, faïence émaillée, décor de grand feu, Sèvres, Musée national de
Céramique
p. 18 : Delft, Assiette, faïence grand feu, faïence grand feu, Sèvres, Musée national de Céramique
L’inspiration chinoise à la manufacture
royale de porcelaine de Vincennes-Sèvres
Lors de sa création en 1740, alors que le goût chinois triomphait dans les arts
décoratifs français, le tout premier objectif de la manufacture de Vincennes ne fut pas de
copier la Chine mais plutôt de concurrencer les coûteuses porcelaines de la manufacture
saxonne de Meissen. Les productions de la Chine, largement exportées en France au XVIIIe
siècle par la compagnie des Indes orientales, ne laissèrent pourtant indifférents ni les
dirigeants de la Manufacture royale ni les artistes qui y œuvrèrent jusqu’à la Révolution. Dès
le début des années 1750, l’influence de l’empire Céleste se développa sous des formes
multiples. Tantôt, ce furent les fonds de couleur ou les “blancs” de Chine, tantôt ce furent
plutôt les décors peints des familles verte et rose ou des émaux de Canton qui inspirèrent les
artistes de l’établissement. Ces derniers puisèrent également dans l’abondant registre des
chinoiseries les plus fantaisistes exécutées par François Boucher et ses émules, par Alexis
Peyrotte ou par Jean-Baptiste Pillement, mais aussi dans les œuvres des jésuites, peintres à la
cour de Chine, ou bien encore dans le vaste domaine des laques chinois.
L’une des premières formes d’inspiration chinoise qui se manifesta à Vincennes tire sa
source des célèbres porcelaines blanches du Foukien, exportées vers l’Europe dès le début du
XVIIe siècle par la compagnie des Indes néerlandaises, la V.O.C.. Les “blancs” de Chine
comportaient à la fois des pièces de service moulées et des figures sculptées, très appréciées
des amateurs européens. (…)
L’influence de la Chine se fit aussi jour au début des années 1750 dans la savante mise
au point des premiers fonds de couleur confiée à Jean Hellot, brillant chimiste et directeur de
l’académie des Sciences de 1751 à 1764. Celui-ci créa dès 1752 le fond bleu lapis à la
manière des bleus poudrés de l’époque Kangxi. Cette mise au point, dont l’idée même était un
emprunt évident au pays d’origine de la porcelaine, constitua une innovation technique
considérable qui contribua pour beaucoup à la gloire de Vincennes. Posé sous la couverte crue
et cuit au grand feu, le fond bleu lapis était poudré et nuageux à la manière chinoise et laissait
voir en transparence la blancheur de la porcelaine. Il était associé, comme souvent en Chine et
à Meissen, à des décors peints en réserve. Ceux-ci, exécutés en polychromie, en camaïeu ou
bien encore à l’or, étaient fréquemment constitués, à Vincennes, d’amours ou d’enfants peints
dans le goût de Boucher ou d’oiseaux de fantaisie. Les pièces à fond bleu lapis étaient parfois
enrichies, comme certains bleus de l’époque Kangxi, de motifs peints à l’or sur la couverte.
Elles eurent un grand succès auprès des meilleurs clients de la jeune Manufacture. Madame
de Pompadour, en particulier, semble avoir eu une attirance profonde pour cette couleur qui
lui rappelait sans doute les nombreuses pièces de Chine à fond bleu que comptaient ses
collections.
Cette création fut suivie l’année suivante par celle du fond bleu “céleste”, un bleu
turquoise, dont l’appellation même était un clin d’œil à l’Empire céleste. Dans les catalogues
de vente ou dans les inventaires de la première moitié du 18e siècle, le terme de bleu “céleste”
désignait en effet les porcelaines de Chine à fond bleu turquoise. Le bleu “céleste”, appelé
aussi bleu “ancien” dans les registres de vente de la Manufacture royale, fut créé en vue de
l’exécution du service de Louis XV, livré de décembre 1753 à décembre 1755. C’était une
couleur de petit feu, posée sur la couverte, le plus souvent associée à des réserves peintes en
polychromie.
D’autres références à la Chine apparaissent dans les années 1750, notamment par le
biais des décors peints en camaïeu pourpre d’après les scènes chinoises dessinées par François
Boucher et gravées par son cercle. La célèbre paire de seaux à bouteille du musée de Sèvres
est emblématique de cette production et de ces décors très novateurs car les quatre scènes
peintes l’ont été d’après quatre gravures de la série des Scènes de la vie chinoise, exécutées
par Gabriel Huquier père d’après Boucher.
Dans les années qui suivirent le transfert de la Manufacture royale à Sèvres, les
chinoiseries de François Boucher trouvèrent encore un écho remarquable dans la production
du peintre de figures, Charles Nicolas Dodin (1734-1803), qui exécuta entre 1760 et 1763 un
nombre important de pièces à décor chinois dont certaines appartinrent à deux des plus
illustres clients de la Manufacture, Louis XV et madame de Pompadour. (...)
C’est dans la même décennie que l’idée de produire des pièces recouvertes d’un fond
de couleur uni sans décor peint apparut à Sèvres. Cette initiative fut sans doute suscitée par le
goût des grands amateurs contemporains pour la porcelaine de Chine à fond de couleur. La
manufacture de Sèvres prit peut-être conscience de cet intérêt à l’instigation de madame de
Pompadour elle-même qui avait une prédilection toute particulière pour les porcelaines de
Chine de ce type, munies à l’instigation de marchands merciers de montures en bronze doré.
L’établissement, au début des années 1760, se mit à produire des vases d’ornement à fond
uni, vert ou bleu, destinés à imiter cette production et à être également montés en bronze doré.
En 1763, madame de Pompadour acquit le premier vase à fond vert. Cet objet, dont la forme
et le décor rompaient totalement avec les pièces de goût rocaille fabriquées jusque là, reçut
une somptueuse monture en bronze doré. Il contient à l’intérieur une réduction en or de la
célèbre statue équestre de Louis XV de Bouchardon.
L’inspiration chinoise qui se développa à Sèvres au début des années 1760 fut peutêtre favorisée par un personnage de premier plan qui regarda toujours avec bienveillance les
progrès de la manufacture royale de porcelaine. Il s’agit de Henri-Léonard Bertin (1720-1794)
qui fut contrôleur général des Finances de 1759 à 1763 puis secrétaire d’Etat de 1763 à 1780.
Les manufactures, la compagnie des Indes, l’agriculture et les mines faisaient partie du
département créé pour lui sur mesure en 1763 après sa démission du Contrôle général des
Finances. En 1767, Bertin succéda à Jacques Dominique Barberie de Couteille comme
commissaire du Roi auprès de la manufacture de Sèvres. Il occupa cette fonction jusqu’en
1780, date à laquelle il fut remplacé par le comte d’Angiviller. Par ailleurs, Bertin était
collectionneur de porcelaines de Chine et passionné par tout ce qui provenait d’ExtrêmeOrient. Il correspondait avec les missionnaires de Chine dont il était par ses fonctions le
protecteur et notamment avec le frère Panzi que nous retrouverons plus loin. En 1764, il
organisa un voyage d’un an en France pour deux jeunes prêtres chinois, Aloys Ko et Etienne
Yang, qui venaient d’achever leurs études dans les collèges jésuites de la Flèche et Louis-leGrand, à Paris, et souhaitaient rentrer en Chine sur un bateau de la compagnie des Indes. En
échange, Ko et Yang furent chargés d’adresser au Ministre un compte rendu détaillé sur leur
périple et de répondre à leur retour en Chine à un questionnaire sur les richesses naturelles de
la Chine et notamment sur le kaolin qui était alors l’objet de toutes les convoitises. Le 10 mai
1764, les jeunes gens visitèrent la Manufacture royale. Par la suite, Bertin les chargea d’offrir
de sa part quelques pièces de porcelaine de Sèvres à l’empereur Kien-Long. Celles-ci furent
livrées au Ministre en septembre 1764. Les objets sélectionnés étaient visiblement destinés à
mettre en valeur les dernières innovations comme les fonds rose et bleu nouveau. Cet envoi
fut suivi de plusieurs autres, notamment en 1772, en 1777 et encore en 1786.
Les années 1770 virent un renouvellement des décors chinois peints à Sèvres et de
leurs sources iconographiques. Beaucoup de pièces furent alors achetées par la famille royale.
Il s’agissait essentiellement de vases d’ornement et de pièces de service, peints en
polychromie et abondamment rehaussés d’or. Si les figures chinoises de Boucher inspiraient
encore les artistes de la Manufacture, ceux-ci commencèrent à prêter attention aux œuvres de
l’ornemaniste et paysagiste d’origine lyonnaise, Jean-Baptiste Pillement (1728-1808). (…)
Madame Victoire et Madame Adélaïde, filles de Louis XV, friandes comme leur père
de porcelaines de Sèvres, montrèrent également un goût prononcé pour les décors “au
chinois” exécutés par des artistes comme Lécot, Dieu ou plus tard Schrade. Elles acquirent
ainsi chacune en 1775 et en 1776 un cabaret chinois. L’un d’eux a été acquis en 1984 par le
château de Versailles. (…)
Une œuvre tout à fait exceptionnelle se détache de cet ensemble de pièces à décor
chinois destinées à la famille royale. Il s’agit de la fameuse plaque de porcelaine tendre
représentant l’empereur Kien-Long (1711-1799), peinte en 1776 par Charles-Eloi Asselin,
d’après un dessin du frère jésuite Joseph Panzi, adressé l’année précédente à Bertin. Cette
plaque, encore munie de sa bordure d’origine, a retrouvé récemment l’appartement intérieur
de Louis XVI à Versailles auquel elle était destinée. Le Roi l’acquit en 1776. (…)
Bertin demanda à Martinet d’exécuter une gravure d’après le dessin de Panzi. Celle-ci
servit de frontispice aux Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les
usages, etc. des Chinois par les missionnaires de Pékin, ouvrage publié à Paris sous sa
protection en 1776. A partir de cette gravure, le sculpteur Le Riche réalisa en 1775 à Sèvres le
modèle en plâtre d’une figure en pied de l’empereur, destinée à être éditée en biscuit. La
Reine acquit un exemplaire de l’“Empereur de la Chine 72 [livres]” dès 1776. Bertin en
acheta également un exemplaire en 1785.
Les années 1780 virent une floraison de vases dits “chinois” dans les documents. La
célèbre garniture de rois vases “chinois” à fond rouge, acquise par George IV pour Carlton
House en est un bon témoignage. Sur ces vases, non seulement la forme mais aussi les décors
se veulent résolument chinois. Les anses du vase central sont en forme de têtes de mandarins,
celles des deux vases de côté en forme de têtes de serpents. Le décor peint en 1780 par
Nicolas Schrade est inspiré, pour les cartouches centraux, d’œuvres d’Alexis Peyrotte (16991769) et, pour les scènes peintes en miniature sur le col, d’œuvres de Pillement. Un autre vase
“chinois”, de forme identique, est conservé dans les collections royales anglaises. Il est revêtu
d’un fond bleu lapissé d’or et porte la marque du doreur Vincent. Plusieurs formes de vases
sont dits “chinois” dans les registres de la Manufacture royale ce qui ne simplifie pas le travail
des historiens. Ainsi, les vases “à pied de globe” ont-ils été appelés aussi vases “chinois”
parce que le modèle en plâtre était muni à l’épaule de deux têtes de Chinois qui n’ont pas été
conservées sur les exemplaires connus.
La décennie suivante vit le développement des décors chinois peints sur des fonds
noirs et des fonds “laque”, bruns, noirs ou rouges, apparus, semble-t-il, dès 1779 grâce à
l’introduction, dix ans plus tôt, de la porcelaine dure à la manière chinoise. Les fonds bruns
furent utilisés pour réaliser des copies des porcelaines “des Indes” à fleurs de prunus en relief,
rehaussées d’or. Les décors peints sur les pièces à fond noir ou rouge cherchaient
manifestement à simuler les laques d’Extrême-Orient, chinois ou japonais. Afin de mieux se
conformer à leurs modèles orientaux, ils étaient peints avec de l’or de plusieurs couleurs,
bruni ou non, et du platine, dont l’usage fut mis au point vers 1790 afin de remédier au
ternissement de l’argent. Le 6 mai 1791, la Manufacture pouvait ainsi livrer à monsieur de
Sémonville “un service à fond noir, chinois en or de couleur et platine”. Beaucoup des décors
peints sur ces fonds s’inspiraient d’œuvres de Pillement, notamment des Cahiers de parasols
chinois ou du Cahier de six baraques chinoises, gravé par Demy et publié en 1770. Le goût
des fonds “laque” correspondait plus généralement à un engouement toujours renouvelé
depuis les années 1730 des grands amateurs du temps pour les mobilier plaqué de laques
d’Extrême-Orient. Jean-Henri Riesener avait réalisé en 1783 pour le cabinet intérieur de
Marie-Antoinette à Versailles le plus bel ensemble de meubles en laque du Japon jamais vu,
destiné à servir d’écrin à la collection de boîtes en laque héritée en 1781 de sa mère,
l’impératrice Marie-Thérèse. Martin Carlin avait livré dans les mêmes années à Mesdames
pour Bellevue un ensemble également remarquable. Ce goût pour les pièces à fond noir et à
décor chinois se prolongea jusqu’au début de l’Empire.
L’inspiration chinoise fut donc constante à la manufacture de porcelaine de
Vincennes-Sèvres, se manifestant sous des apparences très diverses et sans cesse renouvelées
depuis sa création en 1740 jusqu’à la Révolution.
Marie-Laure de Rochebrune
Conservateur en chef au musée du Louvre
Illustrations
p. 21 : Rouen, manufacture indéterminé, Bannette, grand feu, musée de Saumur
p. 24 : Alexis Peyrotte, Jardinière chinoise, plume et encre bleue, ENSBA, Paris
Les chinoiseries de Boucher
et leurs sources.
L’art de l’appropriation
(…) Parmi les nombreux sujets que maîtrisait Boucher (scènes pastorales,
mythologiques etc.), les chinoiseries exerçaient sur lui une puissante attraction et l’élan
d’énergie créative qu’il montra en ce domaine – de la fin des années 1730 à la fin des années
1740- contribua beaucoup à attiser le goût pour Cathay et favoriser son développement en
France et au-delà. Son association avec des graveurs parisiens lui offrit la possibilité de
diffuser largement ses images. Dans presque tous les domaines des arts décoratifs, les
dessinateurs s’inspirèrent de ses « pagodes » qui étaient à la fois exotiques et imprégnées d’un
sentiment rococo. Pour les historiens de la chinoiserie, Boucher était un inventeur
extraordinaire, un artiste à l’imagination féconde dont naissaient toutes prêtes mille figures et
vignettes exotiques. Selon cette légende, le travail du jeune Boucher gravant des estampes
d’après les œuvres de Watteau, en particulier les décors à thèmes chinois du château de la
Muette, aurait fourni à l’artiste l’inspiration nécessaire pour engendrer les innombrables et
pittoresques Chinois buveurs de thé et les élégantes jeunes femmes à la chevelure de jais
folâtrant avec des enfants ou des oiseaux, personnages tous parfaitement intégrés aux
intérieurs rococo qu’ils peuplaient.
(…) Boucher fit vraisemblablement ses premières acquisitions d’objets orientaux au
cours de la seconde moitié des années 1730, lorsqu’il commença à avoir des revenus
suffisants.
(…) Occupant une situation au carrefour du commerce, de la production artistique et
du goût, Boucher allait exercer une influence incomparable sur le style de la chinoiserie tant
en France qu’à l’étranger. Sa découverte des objets chinois date des gravures qu’il réalisa
d’après les décors de Watteau à la Muette et, d’une façon plus générale, de la commande
royale des chasses exotiques pour Versailles, en 1735-1739. Une convergence de
circonstances intervenue vers le milieu des années 1730 suscita une vague d’intérêt pour
l’Extrême-orient et entraîna Boucher dans une décennie d’études approfondies,
d’assimilations et d’inventions.
Dans les années 1730, Paris était inondé de marchandises chinoises, et en souhaitait
toujours plus, mais les artistes ou artisans français qui cherchaient à imiter l’Orient n’étaient
pas allés en Chine. Leurs évocations tendaient à refléter une familiarité – à des degrés
variables – avec des objets de luxe chinois et des récits de voyage occidentaux, comme avec
les stéréotypes et les fantasmes dominant à l’époque. Les pensionnaires de l’Académie de
France à Rome, par exemple, mirent en scène une pittoresque mascarade chinoise à l’occasion
du carnaval de 1735. Boucher récemment reçu académicien, dut certainement entendre les
récits élogieux qui remontèrent jusqu’à Paris, suivis quelques mois plus tard, d’une
ambitieuse eau-forte de Jean-baptiste Marie Pierre. D’autre part, les peintures de chasse
exotiques commandées pour les petits appartements du roi à Versailles exigeaient une
approche plus savante. La plupart des artistes qui participaient à cette commande – y compris
Boucher – consultèrent les récits de voyage européens pour mieux comprendre les pratiques
de chasse à l’étranger.
(…) La décennie d’activité fébrile que Boucher passa à produire toutes sortes de
motifs chinois semble se terminer à la fin des années 1740, vers l’époque de la mise en garde
de Saint-Yves qui, dans sa critique du Salon de 1748, énonçait que le style de Boucher
perdrait sa grâce naturelle s’il devait continuer à laisser libre cours à sa passion favorite,
« l’étude habituelle du goût Chinois ». Hormis la création des décors de l’opéra-comique de
Noverre, les Fêtes Chinoises en 1754 et, selon Piganiol, celle de dessus-de-porte à sujets
chinois pour le château de Mme Pompadour à Bellevue, Boucher tint apparemment compte du
conseil de Saint-Yves. Toutefois il continua d’accroître et de présenter sa collection d’objets
chinois qui survécut aux changements du goût en France. Bien que Boucher les ait produites
essentiellement au cours des années 1740, ses estampes chinoises fournirent des motifs aux
artisans de Sèvres, Vincennes, Beauvais et Aubusson ainsi qu’aux créateurs de meubles et de
textiles au moins jusque dans les années 1770. Les sources auxquelles il eut recours- récits de
voyage illustrés, porcelaines et objets d’art orientaux – n’étaient pas particulièrement rares,
mais sa talentueuse assimilation des motifs et sa capacité à les refondre dans l’idiome rococo
rendirent un indispensable service aux producteurs européens de chinoiseries…..C’est ainsi
que, dans le contexte de l’exotisme du XVIIIe siècle, ces appropriations ne devaient pas être
discréditées comme plagiats, mais considérées plutôt comme une démonstration de la manière
habile dont l’artiste avait su transformer et raffiner ses sujets.
Perrin Stein
Conservateur
au Metropolitan Museum of Art
Illustration :
p. 25 : François Boucher, Le Jardin chinois, huile sur toile,
Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon
Les marchands merciers et la Chine,
1700-1760
(…) Par leurs moyens financiers, l’organisation de leur travail et leurs rapports
privilégiés avec la clientèle, les marchands merciers parvinrent assez rapidement à jouir d’un
quasi monopole dans la conception et la diffusion des meubles à panneaux de laque les plus
luxueux, mais aussi les plus innovants, généralement créés par les meilleurs ébénistes de
l’époque, B.V.R.B. et Joseph Baumhauer d’abord, suivis de Martin Carlin et d’Adam
Weisweiler dans le dernier tiers du siècle. D’autre part, les plus beaux laques, extrêmement
coûteux par ailleurs et donc peu accessibles aux ébénistes, ne pouvaient s’accompagner que
de garnitures de bronze doré d’une rare finesse, ce qui explique aisément que seuls les plus
puissants marchands purent financer de tels meubles, au premier rang desquels nous
retrouvons Thomas-Joachim Hébert et Lazare Duvaux, suivis par la dynastie des Darnaud, et
Simon-Philippe Poirier, qui, avec Dominique Daguerre, dirigera une des boutiques les plus
courues de la capitale. (…)
Ainsi, dès le premier quart du XVIIIe siècle, on les vit concurrencer les ébénistes de la
capitale d’une manière qui influencera sans doute non seulement in fine l’évolution du
mobilier en laque et celui de marqueterie, ce que l’on a tendance à oublier, mais aussi
l’extension du marché des porcelaines montées. Il est quand même remarquable que les plus
puissants ébénistes de la capitale de l’époque, les Boulle, s’appuyèrent pour une partie de leur
diffusion sur le savoir-faire des Lebrun, Daustel et Hébert. Claude Carelu, qui revendit
également une partie de la production en frisage des fils Boulle dans les années 1720, ne se
contenta pas uniquement de participer à la revente de meubles de divers ébénistes de la
capitale, mais s’impliqua nettement plus dans leur production elle-même, puisqu’il acquit en
1735 toute une panoplie d’outils pour faire monter dans ses arrière-boutiques les garnitures de
bronze doré qu’il avait préalablement commandées. (…)
Forts de cette expérience dans le domaine du bronze d’ameublement qu’ils firent
certainement progresser grâce à leurs puissances financières et à leur parfaite connaissance
des aspirations de la clientèle sortant de la léthargie engendrée par la chute du système Law,
aucun obstacle sérieux ne pouvait freiner leur tendance à l’embellissement, qui pouvait tout
aussi bien s’appliquer au domaine des porcelaines. Mais, avant d’arriver à ce stade, nos
marchands, comme nous l’évoquions, évoluèrent sensiblement dans leur approche du marché
complexe des porcelaines. Et celui-ci l’était vraiment pour des marchands parisiens, bien
éloignés des ports où se déroulaient les ventes de la Compagnie des Indes, Nantes et Lorient
en tête. Mais, outre cette première difficulté géographique, ceux-ci durent vite déchanter en
raison du processus même des ventes, qui voyait se succéder des lots extrêmement
conséquents de porcelaines, vendues par centaines dans de grandes caisses, si pas par milliers
pour les tasses et autres menues marchandises.
Sans entrer dans les détails et les éternelles exceptions, il faut bien comprendre que ces
ventes s’adressaient avant tout à des négociants et non à des détaillants, ce que nos marchands
merciers étaient avant tout, il ne faut pas l’oublier. Sans doute piégés par l’engouement que
suscitèrent les premières ventes de la Compagnie des Indes, ils repartirent avec plusieurs lots
enfermant un nombre bien trop conséquent d’items pour être aisément et rapidement revendus
dans la capitale, et avec profit, bien entendu. On pourrait d’ailleurs avancer sans trop se
tromper que leur approche pouvait alors se comparer à celle des marchands faïenciers, ce
qu’ils n’étaient point dans l’âme en fait, et confrontés à ce risque d’enlisement dans des stocks
démesurés, il devenait vital qu’ils changent leur manière d’opérer afin de mieux s’accorder
aux principes qui allaient régenter leur commerce en général, notamment celui du profit basé
sur l’embellissement substantiel des marchandises. (…)
En une douzaine d’années seulement, -ces inventaires sont datés respectivement 1718,
1724 et 1730- on perçoit en effet cette lente mutation qui les firent passer de cette situation de
« succursale » des Compagnies des Indes à celles de marchand entreprenant, désireux de
conquérir le marché du luxe de la capitale. (…) Cette lente mutation est parallèlement
perceptible dans les vases et cache-pots montés du premier quart du XVIIIe siècle conservés
de nos jours.
(…) Seules les bases, plus classiques, permettent de dater ces œuvres vers 1730-1735,
ce qui n’est d’ailleurs pas très éloigné de l’extraordinaire commode en laque du Japon livrée à
Marie-Leszczynska en 1737, aujourd’hui au Louvre, et qui cristallise parfaitement toute
l’évolution de l’art des marchands-merciers dans la transformation d’objets orientaux, qu’ils
soient en laque ou en porcelaine. Pour rappel, celle-ci était la première commode d’époque
Louis XV à enchâsser des panneaux de cette origine, réputés difficiles à galber et donc a
priori inexploitables sur un meuble rocaille et il est certain que son fournisseur, Hébert, dut
sérieusement inciter le jeune B.V.R.B. à se surpasser pour produire un réel chef d’œuvre,
l’enjeu étant de taille car il pouvait lui ouvrir les portes du Garde-meuble de la Couronne. Ce
fut à cet égard une réelle réussite.
Les jalons étaient enfin posés, ils ne restaient plus aux marchands-merciers qu’à
améliorer sans cesse leurs modèles de garnitures de bronze doré pour répondre aux aspirations
d’une clientèle de plus en plus exigeante, comme la Cour et les plus grands amateurs de
l’époque. Tous les moyens furent mis en œuvre et certains, comme Hébert, ne rechignèrent
pas à appeler à la rescousse des ornemanistes célèbres, comme les Slodtz pour concevoir une
extraordinaire fontaine élaborée à partir de diverses porcelaines de la Chine, qui sera
finalement livrée au Roi en 1743. Celle-ci symbolise d’ailleurs parfaitement leur propension
des années 1740 à aller plus loin que le simple embellissement des porcelaines, pour se
consacrer également à l’art de la transformation dans lequel ils deviendront les maîtres.(…)
Ils doivent beaucoup à la Chine, mais la Chine leur doit beaucoup aussi, car sans eux
et sans cette constante recherche d’adaptation au goût français, l’intrusion de la Chine n’aurait
jamais été si appréciable ni si longue.
Thibaut Wolvesperges,
Maître de conférences à l’Université Paris IV-Sorbonne
Illustration :
p. 27 : Bernard Van Rysen Burgh, Commode, Laque du Japon et ver,nis Martin, Musée du Louvre
De l’exotisme au sensualisme : réflexion
sur l’esthétique de la chinoiserie dans
l’Angleterre du XVIIIe siècle
Les activités commerciales des Compagnies des Indes aux dix-septième et dixhuitième siècles ont indéniablement contribué à instaurer une rencontre interculturelle entre la
Chine et l’Europe. Le caractère indirect de cette rencontre, avant tout matérielle, déboucha, en
Europe, sur une représentation artistique de la Chine de l’ordre de l’imaginaire et de la
fantaisie : les articles chinois étaient librement imités, adaptés, et transformés, pour se
conformer au goût d’un public européen. L’émergence du style des chinoiseries fut la
manifestation d’une fascination matérielle pour les produits exotiques. Comme les autres pays
européens, l’Angleterre fut frappée par cette « maladie chinoise ».
(…) Le style chinois fut érigé en Angleterre en contre-modèle à l’art gréco-romain, et
offrit, dans des élans de fantaisie pure, une liberté de créer. Comment les chinoiseries ontelles pu être accueillies dans un pays comme l’Angleterre, si réticent aux influences
étrangères ? L’étude de la réception de ce style amène à reconsidérer l’horizon d’attente
intellectuel, philosophique, et culturel de l’Angleterre du dix-huitième siècle, pour
comprendre que ce fut une nouvelle esthétique anglaise de la modernité qui conditionna
l’appréciation des chinoiseries.
Esthétique de l’étrange
Les chinoiseries révèlent une déformation de la véritable signification de l’art chinois.
Les Anglais ne disposaient pas des connaissances nécessaires pour comprendre la portée
symbolique de ces objets d’art. Il n’y eut pas de rencontre intellectuelle entre la Chine et
l’Angleterre, et cette dernière demeura étrangère aux références culturelles chinoises. La
grammaire des chinoiseries s’est ainsi déclinée en Angleterre selon une syntaxe proprement
anglaise, qui illustre la cécité du regard porté sur l’Autre, mais souligne également les critères
esthétiques propres à la nation anglaise.
A la fin du XVIIe, et au cours du XVIIIe siècle, l’Angleterre fut marquée par une
culture de la curiosité, véritable emblème de la modernité. Les nouvelles modalités
d’acquisition des savoirs se fondaient sur l’idée de progrès, et s’appuyaient sur la découverte
de l’inconnu, et l’observation du nouveau. Dans la lignée des virtuosi, collectionneurs de
curiosités en tout genre, qui étaient friands de regrouper dans leur cabinet les merveilles du
monde, les amateurs d’articles de style chinois cherchaient à être étonnés par de nouveaux
objets exotiques. (…)
L’esthétique anglaise de la chinoiserie se développa à partir d’un cadre culturel et
scientifique mis en place au dix-septième siècle. Le style fut d’abord apprécié à l’aune de
critères empiristes. Les théories esthétiques véhiculées par Joseph Addison dans le célèbre
périodique The Spectator accordaient une large place à l’effet de la nouveauté et de l’étrange
(…) La nouveauté du style plaisait au spectateur en étonnant ses sens, et était perçue comme
faisant jouer les facultés de l’imagination.
Par ailleurs, le plaisir tiré des chinoiseries reposait sur le goût du divertissement
procuré par les formes et les motifs. Les décors absurdes qui jouaient sur les changements
d’échelle, et permettaient l’improbable juxtaposition d’une grosse libellule et d’un petit
mandarin, les figures jugées excessives, grotesques, ou laides de magots, divinités chinoises,
monstres fabuleux ou dragons, amusaient le public et faisaient travailler l’imagination des
curieux. L’étrangeté du style frappait l’œil peu accoutumé à des formes et à une iconographie
si originales. Au milieu du XVIIIe siècle, à l’apogée du style des chinoiseries, la célèbre Mrs
Montagu décora ainsi une pièce de son appartement londonien « à la chinoise » non pour la
beauté du style chinois, qu’elle n’approuvait pas, mais pour l’étrangeté et l’exotisme de ces
décorations qui lui paraissaient agréables. (…)
Les chinoiseries entrèrent dans une esthétique sensualiste héritée du lockianisme. La
théorie lockienne de la sensation prônait l’expérience sensorielle de l’objet pour mettre
l’esprit en mouvement. (…) La force des chinoiseries résida dans l’attrait qu’elles exercèrent
sur les sens de l’observateur par leurs formes, leurs couleurs, leurs matériaux, et la
correspondance qu’elles établirent entre sensations et idées, liant l’agréable sensoriel à l’utile
intellectuel. (…) En marge des références au style gréco-romain en architecture, et des
allusions antiques dans les jardins, se développa ainsi un style de la différence et de
l’étrangeté.
Sensualisme et sensualité des chinoiseries
(…) Les émaux rutilants des vases polychromes, les paravents aux couleurs gaies, les
brillantes porcelaines, et les luisants cabinets déployaient une sensualité qui conviait l’œil à
caresser la finesse des textures, et se délecter des effets de lumière et de couleur. Le spectateur
avait la sensation qu’il pouvait toucher la matière du regard.
(…) La mise en éveil des sens engendrait ainsi une mobilité de la perception. Singeries
et chinoiseries offraient un vaste répertoire de compositions dynamiques, depuis les
arabesques jusqu’aux folles cavalcades des singes en costume de Chinois.
(…) De nombreuses pièces de faïence aux couleurs vives et
aux compositions stylisées proposaient ainsi une expérience de la
perception. Par ailleurs, les décors à chinoiserie invitaient à se
délecter des détails de la représentation : prendre le temps de
distinguer les figures, le paysage, jouir du contraste des couleurs,
constituaient autant d’expériences savoureuses de l’appréhension
sensorielle.
Le style anglo-chinois : un modèle de liberté
Les principes sensualistes de cette esthétique de la
chinoiserie ont trouvé un prolongement dans d’autres avatars du
style comme les pavillons chinois et le mobilier de style chinois.
Sous l’influence de la pensée de Locke et de Newton, la nouvelle
théorie de la connaissance empiriste développa une conception de
la nature qui s’appuyait sur le principe d’organicité, et visait à
représenter la diversité de la réalité, et la richesse de la nature
humaine (les passions, le contraste des attitudes), en partant d’une accumulation de faits
empiriques déterminés par différentes causes et menant à certains effets. La variété dans la
nature et son éternel renouvellement justifièrent le choix stylistique de l’asymétrique et de
l’irrégulier. La simplicité et la pureté des formes furent remplacées par des formes organiques
et vivantes du monde sensible, qui reposaient sur des compositions dynamiques, et jouaient
sur les contrastes, les changements et le mouvement (…). En Angleterre, l’irrégularité fut un
principe fondamental à l’expression des styles chinois et gothique, qui devinrent les emblèmes
du nouveau concept de nature, et évoluèrent côte à côte pendant quelques décennies.
De nombreux recueils d’architecture trouvèrent des similitudes formelles entre les
styles gothique et chinois, et n’hésitèrent pas à construire des modèles fantaisistes, qui
offraient un mélange de tours crénelées gothiques, et d’arêtes incurvées sur des toits de
pagode ou de kiosque chinois.
L’absence apparente d’arrangement pré-construit, la sensation que les multiples
aspérités qui retenaient l’œil étaient des manifestations spontanées, naturelles, et non préordonnées par l’homme, conféraient l’impression d’irrégularité. Extrêmement varié,
chantourné, sinueux, et enchevêtré, le décor à chinoiserie engageait l’œil dans un parcours du
bâtiment ou du meuble qui l’obligeait à marquer des arrêts et à y observer tous les détails. A la
différence des formes lisses et polies de certaines chinoiseries (comme les porcelaines), ces
architectures chinoisantes proposaient des formes rustiques, rugueuses, ou sinueuses.
Néanmoins, l’effet esthétique était analogue, reposant sur l’idée de stimulation sensorielle. La
multiplication des détails du décor à chinoiserie et des formes chinoisantes conduisait l’œil à
parcourir au fur et à mesure la composition, sans pouvoir en saisir la totalité d’une façon
immédiate, mais, au bout du parcours sensoriel, « l’accumulation d’instants perceptifs
[retrouvait] une unité au niveau des ensembles », et parvenait à une résolution esthétique
satisfaisante. Sommets en aigrettes, sinuosité dans la construction, pointes et arêtes coupantes,
toits recourbés, contorsions des ornements, furent enfin autant de morceaux de fantaisie qui
symbolisèrent la liberté anglaise, reflétée à travers l’équilibre de ses institutions, et l’influence
d’une philosophie dynamique qui faisait fi de tout a priori.
Conclusion
Le style des chinoiseries permit aux Anglais de découvrir des objets curieux et
divertissants. La rencontre avec ces derniers se révéla une activité à la fois expérimentale et
ludique. Exotisme, sensualité, étrangeté et irrégularité constituèrent un terreau fertile de
notions pour cultiver une esthétique sensualiste, profondément ancrée dans le contexte
philosophique et culturel des Lumières.
Vanessa Alayrac,
maître de conférences
à l’Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines
Illustrations :
p. 29 : Matthias Darly et George Edwards, Retraite impériale pour la pêhe à la ligne, gravure, Londres, Victoria
and Albart Museum
p. 30 : Saint-Cloud, Statuette de Chinois, porcelaine tendre, Sèvres, musée national de Céramique
Activités culturelles au musée
• Les visites-conférences de l’exposition
sans réservation/ à 14h30/ durée 1h30 :
les mardis :
les jeudis :
27 février ;
1er, 8, 15, 22 et 29 mars ;
6, 13, 20 et 27 mars ;
5, 12, 19 et 26 avril,
3, 10, 17 et 24 avril ;
3, 10, 17, 24 et 31 mai,
15, 22 et 29 mai ;
7, 14, 21 et 28 juin.
5, 12 et 19 juin.
les samedis :
24 février,
3, 10, 17, 24 et 31 mars ;
7, 14, 21 et 28 avril ;
5, 12, 19 et 26 mai ;
2, 9, 16 et 23 juin.
• Les cycles du midi, « Les voyageurs occidentaux en Extrême-Orient. Influences des
récits de voyages sur les cours européennes »
sans réservation/ à 12h30/ durée 1h/ en deux séances
Une conférence et une visite de l’exposition proposées au public chaque mois, en deux
séances :
les mardis :
6 et 13 mars ;
3 et 10 avril,
15 et 22 mai ;
5 et 12 juin.
• Les conférences du jeudi
avec réservation/ à 18h30 en salle de conférences
jeudi 8 mars à 18h30
Chinoiserie, de l’inspiration au style
par Georges Brunel, conservateur général, directeur du musée Cognacq-Jay et commissaire de
l’exposition.
jeudi 22 mars à 18h30
La littérature à sujets chinois : romans et théâtre en Europe
par François Jacob, conservateur de l’Institut et musée Voltaire.
jeudi 29 mars à 18h30
L’Européomania à la cour de Chine au XVIIIe siècle
par Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études.
jeudi 10 mai à 18h30
Chine et Japon : influences croisées dans la céramique occidentale
par Antoinette Hallé, conservateur général du Patrimoine, chargée du musée national de céramique de
Sèvres.
jeudi 7 juin à 18h30
Le commerce des objets chinois, le rôle des marchands-merciers
par Thibault Wolvesperges, maître de conférences d’histoire de l’art et des arts décoratifs modernes à
l’Université de la Sorbonne-Paris IV.
jeudi 14 juin à 18h30
Les jardins anglo-chinois
par Monique Mosser, ingénieur au CNRS.
• Les ateliers de lecture à voix haute de « L’Orphelin de la Chine » de Voltaire
avec réservation/ à 16h en salle des conférences/ durée 1h30
L’Orphelin de la Chine, tragédie de Voltaire créée en 1755 à la Comédie française.
les samedis 17 et 24 mars ; 4 et 21 avril ; 5 et 12 mai ; 9 et 16 juin.
• Les visites en lecture labiale de l’exposition
avec réservation/ à 10h/ durée 1h30
Elles ont lieu une fois par mois et sont destinées à un public malentendant qui pourra
découvrir les œuvres de l’exposition grâce à des conférences spécialisées :
les samedis 24 février, 24 mars, 7 avril, 5 mai et 9 juin.
• Les activités pour enfants autour de l’exposition
En partenariat avec le musée Nissim de Camondo, le musée Cernuschi propose une visite de
l’exposition suivie d’un atelier au musée Nissim de Camondo. Les enfants pourront
s’imprégner de l’époque rococo, avant de créer eux-mêmes leur décor exotique, leur paysage
fantaisiste, ou imaginer les animaux fantastiques dans leur assiette.
Un dragon dans mon assiette (2h), de 7 à 10 ans à 14H30
Du dragon médiéval à celui des porcelaines chinoises, le motif orne de nombreux objets des
Arts décoratifs. En atelier, à chacun d’installer du fantastique dans son assiette.
Chinoiserie et décors peints (2h) de 11 à 14 ans à 15H30
L’Occident, attiré par une Chine imaginaire faite de pagodes et de maisons de thé, de dragons
et de phénix, crée les chinoiseries. Le jeune public est invité à réinterpréter formes et décors
pour élaborer une création personnelle.
les mercredis 14 mars, 9 mai, 13 juin,
les samedis 31 mars, 28 avril, 19 mai, 23 juin
Vacances d’hiver : le mercredi 28 février,
Vacances de printemps : le mercredi 11 avril, les vendredis 13 avril, 20 avril
Informations pratiques
Musée Cernuschi
Métro Villiers
Métro Monceau
Musée Cernuschi
7, avenue Vélasquez – 75008 Paris
(entre le 111 et le 113 bd Malesherbes)
Tél : 01 53 96 21 50 / Fax : 01 53 96 21 96
www.cernuschi.paris.fr
Métro :
- Monceau
- Villiers, sortie bd de Courcelles – parc
Monceau
Bus : 30 ou 94, arrêt Malesherbes-Courcelles
Parking : av. de Villiers
Ouvert tous les jours sauf le lundi et les jours
fériés, de 10h à 18h
Tarifs de l’exposition
tarif plein : 7€
tarif réduit : 5,50 €
14-26 ans : 3,50 €
Tarif des visites-conférences
dans l’exposition (hors prix d’entrée)
tarif plein : 4,50 €
tarif réduit : 3,80 €
Service des publics et de la Communication
Réservation : Camille Bailly
Tel : 01 53 96 21 72 / fax : 01 53 96 21 96
[email protected]
Visuels disponibles pour la presse :
Crédits et légendes
1/ Bannette, grand feu, Rouen, manufacture
indéterminé, L. env.0,60, musée de Saumur
© Christophe Petiteau-Montevidéo, Segré
gratuit
2/ Vien, l’ambassadeur de Chine, dessin, pierre
noire, rehauts blancs, H. 0,432 ; L. 0,290 Musée
du Petit Palais
© PMVP/ Patrick Pierrain
gratuit
3/ Delft, Assiette, faïence grand feu, D. 0,26,
Sèvres, musée national de Céramique 6
© Photo RMN- M. Beck-Coppola
54 €
4/ Rouen, Plat ovale à bords chantournés,
faïence, L.0,340 La.0,250,Sèvres, musée
national de céramique
© Photo RMN- M. Beck-Coppola
54 €
5/ Sinceny, Plat aux guerriers chinois, D. 0,40 ;
Louvre
© Photo RMN- Jean-Gilles Berizzi
54 €
6/ Saint-Cloud – Sèvres, musée national de
Céramique MNC 23360
© Photo RMN- Christian Jean
54 euros
7/ Höchst, L’Empereur de Chine, Meissen
The Metropolitan Museum of Art, Don de R. Thornton
Wilson, en mémoire de Florence Ellsworth Wilson,
1950 (50.211.217)
© 1990 The Metropolitan Museum of Art
gratuit
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