1 De remous en remous, le cadavre du pécari, outre hirsute et

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1 De remous en remous, le cadavre du pécari, outre hirsute et
PADRE
De remous en remous, le cadavre du pécari, outre hirsute et putride, bute contre la rive ou
sur les troncs d'arbres divaguant, à la façon d'une bille de flipper. Sa lèvre supérieure
retroussée découvre une rangée de dents jaunâtres qui dessinent un sourire insane.
Armé d'un caillou, je tente d'atteindre l'objectif. Raté ! Le gamin s'esclaffe, pas fâché de ma
maladresse. Il s'empare d'un galet, crache dessus pour lui insuffler je ne sais quelle vertu
magique et, corps plié à l'équerre, vise la cible tournoyante.
Touché ! Bras levés au ciel, il clame sa victoire et me nargue virilement. Gringo !
Il pleut. Le gosse est parti, retenant d'une main son seul vêtement, un slip trop large et
trempé, prêt à choir.
Parti où ? Il n'y a rien dans cet univers liquide, puant la vase et la pourriture. Rien que cette
pluie de fin du monde, imbécile, obstinée qui, malgré sa tiédeur, s'insinue entre chair et peau
pour vous transir les os.
Il y a des noms qui chantent. Ou qui ont chanté. Trois syllabes, depuis des lustres, chantent
dans ma tête comme un grillon squatter indélogeable :
Iquitos…
Iquitos. Eh bien, j'y suis !
Le pécari a disparu, emporté par cette boue en marche qui doit être un fleuve baptisé par
d'aucuns "Amazone", comme ça, pour faire chic peut-être. Ou exotique.
Je rêvais d'une rivière verte et ombreuse au ciel de laquelle pendraient des lianes, balancelles
de singes hurleurs. De glissements indiscernables dans des fourrés plus noirs que les divans
profonds du poète. Je rêvais…
Et me voilà les deux pieds gadouillant sur une berge steppique, en train de caillasser une
bête crevée au fil de l'eau, auprès d'un môme qui perd son slip sous la pluie. Et qui se fout de
moi par dessus le marché. Gringo…
Ça commence fort !
Venir en mai à Iquitos, au plus fort des précipitations, n'était sans doute pas une idée
lumineuse, mais je n'avais pas le choix. De plus, on m'apprend que j'ai tiré le gros lot : c'est
une année record ! Des décennies que l'on n'avait connu pareil déluge. C'est bien ma veine.
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En attendant, il pleut sans discontinuer. Pour un peu je sentirais des nageoires pousser à la
place de mes membres. Les nuages sont scotchés sur le flanc des Andes équatoriennes et le
Marañon vomit son trop plein dans l'Amazone qui grossit d'heure en heure. Sur la rive, dans
le quartier de Bélem, les masures de bois juchées sur leurs pilotis risquent à tout moment
d'être emportées par cette coulée. Et leurs habitants avec elles.
Mes projets semblent bien compromis. J'espérais remonter le cours de la Napo qui conflue
avec le grand fleuve, à trois heures en aval, jusqu'à la frontière de l'Equateur. Près de trois
cents kilomètres pour atteindre une communauté indienne encore à l'écart de la pollution
touristique.
Dès mon arrivée, je me suis mis en quête d'un hôtel pas trop cher. On m'avait conseillé "El
Palacio". Va pour le palace.
A condition de goûter l'humour amazonien, c'est une résidence fort convenable. Eau courante, très courante : jusqu'au travers du toit. L'électricité est probablement connue puisque
subsistent quelques ampoules qui ont dû éclairer jadis. Quant aux puces et aux moustiques,
ils ne sont pas plus agressifs qu'ailleurs, même s'il apparaît que la concentration de ces
bestioles y soit nettement plus accentuée.
Pour ce qui concerne la patronne, il semblerait que ma dégaine fluette de blondinet égaré
éveille en elle des instincts maternels endormis depuis belle lurette. Je veillerai à tirer le
verrou de ma chambre ce soir, on ne sait jamais.
Premier constat : mon désir de remonter la Napo en pleine forêt dense n'épate personne. Je
me rends vite compte que ce genre d'acrobaties se renouvelle fréquemment, les candidatsexplorateurs affluant de tous les horizons sans que l'on tienne une comptabilité rigoureuse de
ceux qui partent et de ceux qui reviennent. C'est un peu frustrant, certes, mais je ne suis pas
le seul à être né cent ans trop tard. Tant pis pour l'exclusivité, demeure l'aventure.
Reste à se procurer une pirogue et, surtout, un guide. Ma "mère adoptive" s'affaire. Bien sûr,
il y a des Métis disponibles au confluent, à Francisco de Orellana, mais ce sont des gens de
peu de foi dont il convient de se méfier. L'argent empoché, il arrive qu'ils abandonnent leurs
clients en pleine selva, non sans les avoir auparavant détroussés, voire quelque peu égorgés
dans certains cas. Evidemment, ça donne à réfléchir.
Non, le plus sûr c'est d'aller trouver "El Padre". Lui seul peut se porter garant du personnel
embauché.
Et c'est qui, El Padre ? Ma question semble décontenancer mon ange gardien et les deux
clients qui se sont mêlés, d'autorité, à notre conversation.
— Le Padre, eh ben, c'est le Padre…
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Oui, mais encore ? Bribe par bribe, j'obtiens un portrait un peu moins flou du personnage.
Ce serait un ressortissant chilien, ancien prêtre (d'où son surnom) défroqué pour cause de
bavures dans l'exercice de son sacerdoce. C'est tout ce qu'ils ont en magasin comme homme
de confiance ?
Si ! Si !… Mes trois interlocuteurs s'animent. Padre, on peut se fier à lui parce qu'il
n'accepterait pas que sa réputation fût entachée par une vilaine affaire. Padre, il rigole pas.
Si on essaie de le rouler, alors là…
L'index qui cisaille la gorge n'a pas besoin de traduction. Sympa, le curé ! Je comprends que
la hiérarchie l'ait éloigné de ses ouailles.
Cinq heures. Sous ce ciel d'apocalypse, la nuit noire est presque installée. Qu'importe ! J'ai
décidé de contacter Padre ce soir. Les jours me sont comptés et les dollars plus encore.
Padre ? C'est facile. Tu descends à Bélem et là, tu demandes.
Bélem, j'aurais dû m'en douter, il ne pouvait habiter ailleurs qu'en ce bidonville flottant. Un
gringo sur les pontons de Bélem, c'est l'émeute assurée. Deux, puis trois, cinq, dix diablotins
bondissant sous la pluie m'escortent vers la demeure de Padre. J'évite de distribuer mes
pièces de monnaie car j'aurais aussitôt la moitié de la population sur le dos.
La casa du Padre, c'est là. Dix index se tendent et me désignent la dernière cahute au bout
du ponton, isolée, à cinquante mètres de sa plus proche voisine. Visiblement, mes cicérones
ne tiennent pas à s'approcher plus. La réputation du propriétaire fait office de clôture
électrique.
A l'extrémité du ponton on éprouve vraiment la sensation d'être en pleine mer. Le fleuve
glisse entre les pilotis, à vingt centimètres à peine du plancher et l'on ressent physiquement
sa présence énorme, gloutonne, tentatrice. L'envie morbide vous saisit de vous fondre dans
ce magma en marche, de n'être plus rien, en cette chose incontrôlable, qu'une molécule
parmi des milliards d'autres.
Je ne l'ai pas senti venir mais un souffle sur mes mollets trahit la présence d'un molosse qui
m'accompagne pas à pas et ne paraît guère disposé à me laisser faire demi-tour, si l'envie
m'en prenait.
Précisément l'envie, non formulée, commençait à naître, mais j'aime trop les animaux pour
me risquer à contrarier l'un d'entre-eux, surtout un gros avec de grandes dents.
M'y voilà. Prétendre que la cabane du Padre est pire que celles de ses voisins serait médire.
Disons qu'elle ne dépareille pas l'ensemble. Des planches disjointes font office de murs. Les
tôles rouillées s'efforcent d'évacuer les trombes d'eau venues du ciel. Ça sent l'herbe pourrie,
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la vermine, la désolation, l'inhumanité. Qu'on puisse survivre dans de telles conditions
relève de la gageure.
Le chien s'est assis derrière moi. Il attend, sans impatience mais fermement, que je me
décide à frapper à l'huis. Frapper, le terme est inadéquat car, ce faisant, je risquerais fort de
défoncer le panneau obstruant l'entrée.
J'appelle :
— Padre !
Ma voix s'étrangle, à peine audible dans le concert des gouttes tambourinant sur le toit. Je
secoue la poignée. C'est sans doute conforme aux usages car le molosse, rasséréné, se
détourne de moi et s'éloigne dans la nuit naissante pour vaquer à ses occupations.
La porte est grande ouverte, encadrant la silhouette d'une fillette. Une Indienne autant que je
puisse en juger, encore prépubère avec de longs cheveux noirs. Elle maintient le battant de la
porte qui menace de se rabattre mais ne m'invite pas à entrer. Je ne sais que faire.
Une voix s'élève de l'intérieur, pleine de cailloux et de grasseyements :
— Quièn es ?
Le Padre, probable. L'intonation n'est rien moins qu'amène mais il est trop tard pour reculer,
d'autant que le molosse risquerait de ne pas apprécier une retraite trop hâtive ressemblant à
une fuite.
L'Indienne ne manifeste aucun signe de curiosité, le regard perdu dans la pénombre montant
du fleuve où quelques brumes drapent des angoisses devinées.
— Quièn es ?
La voix gronde. J'entre. La petite s'efface, lâche la porte qui m'enclôt d'un coup dans un
microcosme surréaliste.
L'homme est là, qu'on devine plus qu'on ne le distingue au premier abord. Une lampe à
acétylène éclaire violemment la table, mais la lumière rabattue par un large capuchon de
métal laisse les deux tiers de la pièce dans l'obscurité.
Du Padre je ne vois, posées sur le rebord de la table, que ses mains. Des mains extraordinaires, longues, blanches, fines comme celles qu'on attribue volontiers aux aristocrates
dans les romans de gare.
Je m'accoutume au manque de clarté et Padre émerge peu à peu des limbes, tel un iceberg
du brouillard. Une montagne ! C'est pas Dieu possible, ces mains ne peuvent lui appartenir !
Il a dû se les faire greffer…
— Sientese !
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C'est plus un ordre qu'une invite. Je m'assieds donc et entreprends de me présenter.
D'apprendre que je suis envoyé par la tenancière du Palacio semble atténuer sa suspicion, à
supposer que ce type soit capable d'accorder sa confiance à quiconque.
Il m'écoute sans me lâcher du regard. Pourtant, s'il pouvait baisser les yeux de temps à autre
cela m'arrangerait bien. J'essaie de fixer son crâne dégarni afin de me soustraire à la
fascination qu'exerce sur moi sa panse démesurée (exacerbée par un maillot de corps trop
étroit ) et qui s'étale sur ses cuisses, les dissimulant à demi.
La puanteur de ce bouge est inqualifiable. Je m'interroge pour déterminer si elle provient des
peaux d'anacondas séchant clouées au mur, ou de la tête de jaguar qu'on a omis de
naturaliser et qui repose à même le sol. J'ai le cœur au bord des lèvres et m'efforce de
respirer par la bouche pour occulter la pestilence de l'air ambiant.
Padre parle. A chaque bout de phrase, comme une ponctuation, intervient le mot "dollar". Si
je comprends bien, il serait disposé à monter mon expédition pour huit cents dollars. Six
cents maintenant, le solde au retour.
C'est pas donné, mais il tient le marché, alors… Tope-là !
L'apparition des billets verts allume en son œil une expression presque amicale. Il s'empare
de la liasse et la dissimule, dos tourné, dans un recoin de sa case.
L'Indienne est là, accroupie sur une natte. Elle tient à deux mains une poupée à perruque
blonde, insolite. Elle ne bouge pas, semble même ne pas respirer. Je ne discerne rien d'elle
hors quelques brillances accrochées par ses cheveux noirs.
Padre est revenu s'asseoir, une bouteille (ce ne doit pas être du soda ! ) et deux verres en
mains. La perspective d'ingurgiter sa mixture ne me dit rien qui vaille mais je sais qu'en ces
circonstances un refus de ma part serait perçu comme une offense. Or mon petit doigt me dit
qu'il convient de ne pas froisser Padre. En fait, je n'ai qu'une envie : fuir au plus vite cet
antre semi-aquatique et nauséabond.
Pendant qu'il remplit les verres, je cherche à me montrer aimable. Je lui désigne l'Indienne :
— C'est votre fille ?
Il manque s'étrangler et renverser un verre.
— Mi hija ?
Il n'en croit pas ses oreilles et se tord de rire sur son siège. Longtemps qu'il n'avait entendu
pareille incongruité ! Sa bedaine n'en finit de tressauter, parcourue de houles adipeuses.
Il avale une rasade et se calme un peu.
— Ven aqui !
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L'Indienne se lève et vient se blottir sur les genoux du Padre, la poupée toujours serrée
contre elle.
— Ma fille, non, mi novia…
Sa fiancée ?! Je crois un instant à une erreur d'interprétation de ma part. Sa fiancée, cette
gamine !
Les yeux du Padre, mi-clos, se sont durcis. Il perçoit la stupeur que je ne puis celer et me
provoque. Je vois sa main se glisser entre les jambes de la fillette et se livrer, sous le pagne,
à des ignominies que je n'ose évoquer.
Le visage de la fillette demeure impassible. Seul un rictus fugitif (un nuage) trahit une
douleur supposée. Ses paupières ne cillent pas, maintenant son regard obstinément fixé sur
le mur d'en face où luit la machete du maître de céans.
— Ma fiancée, oui. Une vraie sauvageonne, comme je les aime. Je lui ai offert une poupée.
Regarde, hombre, ce qu'elle en a fait de la muñeca…
Il s'empare de la poupée et l'étale sous la lampe, en pleine lumière.
— Regarde, elle lui a crevé les yeux !
Effectivement, deux trous béants confirment ses dires.
— Une vraie sauvage, tu peux me croire, une fille de la selva…
Et sa main de farfouiller de plus belle sous l'étoffe, bête immonde. Je suis malade de dégoût,
mais incapable réagir. Et que faire ?
J'avale mon verre d'un trait, insensible au feu qui me déchire l'œsophage. Partir au plus vite !
D'une bourrade, Padre a renvoyé l'Indienne qui regagne sa natte sans mot dire.
Je ne pars pas, je m'enfuis. L'haleine fade du fleuve, retrouvée sur le ponton, m'apparaît plus
suave que les parfums d'Arabie. Toute l'eau de l’Amazone ne suffirait pas à nettoyer la
pourriture laissée derrière moi.
Le molosse est là, presque affectueux, qui me raccompagne jusqu'à la terre ferme.
Deux jours d'attente. J'espère que la grande aventure me permettra d'oublier le taudis du
Padre et le visage sans regard de la poupée de l'Indienne.
Le surlendemain, j'ai retrouvé un peu de moral. Les nuages laissent filtrer quelques rayons
d'un soleil humide. J'occupe ma journée à effectuer les derniers achats. Essentiellement des
conserves et la sacro-sainte machete. Ma réserve de dollars fond à vue d'œil.
J'ai rendez-vous demain, à l'aube, avec mon guide et la fébrilité me gagne.
De retour au Palacio, je n'ai pas franchi le seuil que la patronne me saute dessus.
— Señor ! Señor !…
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Un obscur pressentiment agite en moi des antennes prémonitoires.
— Señor ! El Padre…
Oui, le Padre ?
Elle hoquette, tant l'énormité de la nouvelle l'oppresse.
— El Padre ! Ha muerto !
Ses petits bras molletonnés de graisse sont agités de tremblements incoercibles et je la sens
près de fondre en larmes.
Le Padre est mort ! Et mes six cents dollars d'acompte aussi ! C'est la première pensée qui
me vient à l'esprit, bien peu chrétienne mais le personnage n'en demandait pas tant.
— Comment ça, mort ?
— Assassiné ! Elle hurle presque, la brave femme. Assassiné !
En courtes phrases asthmatiques elle me conte l'affaire. Assassiné, oui. C'est un bateau qui
remontait de Francisco qui l'a découvert, flottant au beau milieu du fleuve, la gorge ouverte
d'un coup de machete.
— Vous vous rendez compte ! El Padre, la gorge tranchée à la machete comme un porc…!
Je ne me rends pas compte, mais j'imagine. Je revois le pécari, le ventre gonflé, et son rictus
aux dents jaunes. Peut-être que Padre il souriait ainsi lors de sa dernière croisière ?
La narratrice s'est assise, ayant du mal à croire son propre récit. Elle hoche la tête et me
murmure en confidence :
— Vous savez, señor, pour moi c'est un règlement de compte. Non seulement on lui a coupé
le cou, mais il avait les deux yeux crevés…
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