ANALYSE DES TROIS FILMS AU PROGRAMME 2014-2015

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ANALYSE DES TROIS FILMS AU PROGRAMME 2014-2015
AU LYCÉE
Lycéens et apprentis au cinéma
Auteur
Amélie Dubois
Date
2014
Descriptif
A N A LY S E D E S T R O I S F I L M S A U
PROGRAMME 2014-2015
Synthèse des formations menées dans le cadre de « Lycéens et apprentis au cinéma » par Amélie Dubois et consacrées à
« Burn After Reading » de Joel & Ethan Coen, « La Vierge, les Coptes et Moi » de Namir Abdel Messeeh et « Invasion of the
Body Snatchers » de Don Siegel.
Cette formation a eu lieu les 7, 10, 13 et 14 novembre 2014 dans divers établissements scolaires partenaires de
l’opération. La formatrice Amélie Dubois, critique de cinéma, rédactrice de documents pédagogiques et
intervenante en milieu scolaire, propose ici une analyse de chacun des films au programme.
« Burn after reading » de Joel et Ethan Coen (2008)
I. L'ART DES FAUSSES PISTES
1. Le cinéma des frères Coen
Dès leur début au cinéma dans les années 80, Ethan et Joel Coen (cinéastes américains originaires du Minnesota) ont
développé un style bien eux, reconnaissable entre tous. Même s'ils ont abordé plusieurs genres, du film noir (« Fargo ») au
western (« True Grit ») en passant par la comédie romantique (« Intolérable cruauté »), le road movie déjanté et le thriller
(« No Country for old men »), on retrouve dans chacun de leurs films une même ironie voire un cynisme qui fait tendre leur
cinéma du côté de la comédie noire et délirante. En revisitant les genres du cinéma sur un mode caustique, ils ne
détournent pas seulement leurs codes mais s'attaquent aussi aux mythes américains qu'ils tournent en dérision comme s'il
s'agissait de valeurs éculées et absurdes. Le rêve américain prend vite chez eux des allures de cauchemar comme en
témoigne leur dernier film, « Inside Llewyn Davies » qui raconte l'odyssée d'un « folk singer » qui ne mènera nulle part. Les
personnages de « losers » sont certainement ceux qui intéressent le plus les cinéastes enclins à mettre à mal une certaine
image du héros américain viril. « Burn After Reading » est particulièrement représentatif de leur penchant pour des
personnages en situation d'échec et humiliés, propulsés dans des engrenages qui virent rapidement au jeu de massacre.
Jouer avec les genres, c'est aussi pour les frères Coen jouer avec les références cinéphiliques qui abondent dans leur
cinéma. « Burn After Reading » ne déroge pas à ce principe citationnel ludique mais jamais gratuit car toujours éclairant
quant aux enjeux du film, comme nous le verrons plus loin. Précisons que les cinéastes ne co-signeront leurs films qu'à
partir de « Ladykillers », en 2004. Avant ce film, uniquement Joel était crédité à la réalisation, Ethan quant à lui co-signait le
scénario et s'occupait davantage de la production. Au début de leur carrière, les deux frères prenaient aussi en charge le
montage de leurs films sous le pseudonyme de Roderick Jaynes.
Mais pour mieux comprendre leur univers et leur statut d'auteur à part entière, revenons d'abord sur un extrait d'un de
leurs films les plus célèbres : il s'agit de « Fargo », sorti en 1996, dans lequel les frères Coen tournent en dérision les
codes du genre. Le film raconte l'histoire d'un vendeur de voitures écrasé et humilié par son beau-père qui refuse de
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l'aider financièrement pour monter une affaire. Pour obtenir son argent, Jerry fait enlever sa femme en vue d'obtenir une
rançon de son beau-père. Mais les deux voyous chargés de cette mission, totalement incompétents, font tourner au
cauchemar cette mise en scène pathétique. Le policier qui enquête sur l'affaire est une policière enceinte jusqu'au cou
(interprétée par Frances McDormand), signe évident que les frères Coen entendent bien bousculer les codes du genre et
s'amuser avec les clichés américains et cinématographiques.
Extrait 1, « Fargo » (1996), de 13min09s à 19min11s
La scène étudiée est celle de l'enlèvement de la femme de Jerry. Nous déborderons un peu sur la séquence suivante, qui
met en scène une discussion entre Jerry et son beau-père.
En repérant les motifs du genre, on s'aperçoit rapidement qu'ils sont déviés de leur fonction première pour devenir de
véritables figures comiques. Si l'on suit le fil chronologique de la séquence, on remarque un premier décalage au moment
de l'arrivée de l'un des deux kidnappeurs. Assise sur son canapé, la femme de Jerry regarde une émission de télé-achat,
puis son regard dévie du petit écran pour s'arrêter sur le kidnappeur qu'elle voit arriver à travers une vitre. Son temps de
réaction est tellement lent (comme si elle était totalement hébétée par la télévision) que la scène devient immédiatement
comique. A cela se rajoute l'expression même du personnage féminin, exagérément hagard et grimaçant qui illustre bien le
goût des Coen pour les gueules et la caricature. Cette scène met aussi parfaitement en évidence le sens aigu du détail des
cinéastes qui ne laisse rien au hasard. Ainsi, les dialogues échangés dans l'émission de télé-achat regardée par Jean en
disent long, mine de rien, sur les enjeux du film. Au moment où l'on voit surgir un des deux spectateurs on entend hors
champ l'un des animateurs s'étonner devant un œuf vide : « Il n'y a pas de poule vide qui pond des œufs vides ? ». Ces
propos creux sur un objet sans contenu (ça fait beaucoup de vide...) nous renvoient aux actions mêmes du film qui ellesmêmes semblent dénuées de sens, de contenu. Travailler à partir d'une enveloppe vide, vider de leur sens des codes liés à
un genre, tel semble effectivement être le programme de la séquence et plus largement du film. Programme qui résonne
très fortement avec celui de « Burn After Reading ». Ce qui permet ici d'aboutir au kidnapping de Jean, ce n'est
aucunement le savoir-faire des deux malfrats, mais le désir de l'un d'eux de trouver un onguent à mettre sur la petite
blessure qu'il a au doigt. C'est dans la salle de bain qu'il repère la présence de la femme mais il n'aura même pas besoin
de l'attraper, celle-ci se piègera toute seule en s'enroulant bêtement dans le rideau de douche derrière lequel elle était
cachée. Elle se retrouve ainsi à courir aveuglée, comme un fantôme (ou une enveloppe vide), avant de tomber dans les
escaliers, un des motifs de prédilection des cinéastes excellant dans l'art de la chute, pas seulement au sens burlesque,
mais aussi sur un plan métaphysique (voir pour cela « A Serious man »).
Deux références cinématographiques viennent à l'esprit dans cette séquence : « Psychose » d'Hitchcock et surtout
« Shining » de Stanley Kubrick. Deux références qui font pleinement sens. La première, parce que dans « Psychose », il est
aussi question d'envelopper vide le corps d'une femme qui se vide de son sang, la momie de la mère à laquelle son fils
donne une voix. Par ailleurs, on retrouve chez les Coen un souci du détail, une approche très fétichiste des objets, des
corps, très hitchcockiens. Quant au film de Kubrick, il semble hanter quasiment toute l'œuvre des Coen. Il est connu que
l'ambition de Kubrick était, à chaque fois qu'il abordait un genre cinématographique nouveau, de le surpasser et d'affirmer
ainsi la toute-puissance du cinéma (sur la télévision) mais aussi certainement de son cinéma. Dans « Shining », il reprend
les codes du cinéma d'horreur pour repousser plus loin ses limites et d'une certaine manière épuiser le genre. Ce
renouvellement et cet épuisement du genre (et des clichés qu'il peut véhiculer) sont un des aspects caractéristiques de
l'œuvre des Coen même si ces derniers situent sans doute davantage le dépassement du genre dans quelque chose qui
relève de l'auto-destruction.
Le début de l'entretien entre Jerry et son beau-père qui suit cette séquence met en évidence d'autres obsessions des
cinéastes. Comme on le verra dans « Burn After Reading », le bureau dans lequel les personnages discutent joue une
fonction symbolique importante, il permet de mettre en scène une figure d'autorité toute-puissante qui écrase totalement le
personnage de Jerry. Deux éléments du décor sont particulièrement révélateurs du pouvoir de ce personnage : un tableau
montrant un combat de fauves et une statuette représentant un cowboy faisant du rodéo. On retrouvera exactement la
même statuette dans le bureau de l'avocat de Katie. On voit à travers ces éléments que l'autorité se situe toujours dans le
cinéma des Coen du côté des pères, représentants d'une vieille Amérique dont le monde moderne et plus précisément les
fils subissent le poids. Le bureau symbolise un centre de décision et une sorte de cerveau malade à partir duquel s'impose
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une logique impitoyable, véritable machine à broyer, comme on le verra dans « Burn After Reading ».
2. Faux film d'espionnage, vraie logique paranoïaque
« Burn After Reading » reprend les codes du film d'espionnage pour les déplacer sur un terrain creux, absurde et
franchement comique où domine le non-sens. Quels sont ces codes ? Comment sont-ils repris et détournés ?
A – Glissements sur un terrain intime et trivial
EXTRAIT 2 – Du rendez-vous de Katie avec son avocat à la réunion des anciens de Princeton
Il s'agit là d'une séquence composée de courtes scènes subtilement reliées par des effets de glissement et de
contamination. Le montage et la musique jouent ici un rôle essentiel, accentuant les effets d'enchaînement et la mise en
place d'un processus fatal.
- 1er temps : Katie dans le bureau de son avocat
Il s'agit du deuxième bureau qui apparaît après celui de la CIA. Ce lieu central chez les Coen, à partir duquel se prennent
toutes les décisions, réapparaît tout au long de « Burn After Reading » sous diverses formes : on passe du bureau de la CIA
à des lieux plus ordinaires comme le sous-sol de la maison des Cox ou les bureaux vitrés des employés du club de gym. De
quoi mettre en évidence un glissement de terrain et de genre, de la pièce sécurisée abritant des cerveaux aux bureaux aux
vitres transparentes de Quedumuscle. Mais y a-t-il une différence dans le fond sur ce qui se joue et se dit ? A travers les
variations proposées autour de ce lieu symbolique on peut mesurer un glissement des codes liés au film d'espionnage sur
un terrain privé et trivial. Ici, le complot ne concerne pas les Etats-Unis mais un couple en train de divorcer. La femme Katie
se voit incitée par son avocat à affronter son mari (ex-agent de la CIA) sur son terrain, celui de l'espionnage : « Jouez les
espions vous aussi madame ». Suspicions, cachoteries et manigances conjugales seront les moteurs premiers de cette
comédie, avec pour point de départ le fantasme suscité par la figure de l'espion (Cox), soi-disant « orfèvre en tromperie »
pourtant pas tout à fait à la hauteur de ce que l'on imagine.
Ce dialogue entre Katie et son avocat met en évidence le jeu mis en place par les frères Coen autour du langage qui
caractérise fortement et de manières différentes les personnages et crée des effets de contrastes comiques accentués par
l'emploi quasiment systématique du champ, contre-champ. Parce que les personnages se définissent par des expressions
du visage appuyées et grimaçantes, proches de la caricature, et parce que des hésitations proches de l'onomatopée
ponctuent régulièrement leurs dialogues, ils semblent parfois se rapprocher de l'univers de la bande dessinée.
- 2ème temps : les mémoires de Cox
Le plan qui suit cette scène semble montrer la conséquence directe de ce complot conjugal sur le mari de Katie, Ozzie Cox.
L'angle choisi est celui de la plongée (radicale) qui met en évidence l'écrasement du personnage allongé sur un fauteuil,
les yeux au ciel, la bouche ouverte, comme s'il était mort, comme si le plan échafaudé contre lui l'avait immédiatement tué.
Puis le personnage encore en pyjama sort subitement de son état comateux pour parler dans son dictaphone et enregistrer
ses mémoires. Le montage crée ainsi un rapport de cause à effet artificiel, qui dévoile pourtant une vérité du film :
l'importance accordée aux apparences (notamment par Linda et Chad qui restent suspendus à la surface des choses) et la
manière dont cette lecture superficielle et faussée de la réalité va influencer de manière improbable et tragique le cours
des événements. Ici aussi, le langage apparaît comme un vecteur comique, une source de « bugs » permanents : Cox, en
quête d'un récit romanesque, est incapable d'aligner trois phrases cohérentes et de construire un récit compréhensible
(comme c'est déjà le cas pour l'avocat de Katie à la fin de leur discussion). Chaque plan de cette courte scène consacrée à
l'ex-agent de la CIA marque très clairement une étape dans le déclin du personnage. Sa chute, d'emblée soulignée par le
plan en plongée, est ici accentuée par l'enfermement du personnage dans l'architecture du lieu et notamment sa descente
au sous-sol où il prend un appel comme une secrétaire. On passe en l'espace de quelques secondes d'une figure d'espion
romancier, déjà pitoyable, à celle d'un spectateur hébété devant un jeu télévisé (où il est ironiquement question de mariage)
puis d'un alcoolique qui lorgne l'étagère où sont rangés les alcools. Une musique tragique du film monte à cet instant et
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couvrira tout le reste de la séquence (c'est-à-dire jusqu'à la réunion des anciens de Princeton). Cette gravité décalée et
disproportionnée est accentuée par les légers travellings avant et resserrements du cadre sur les personnages qui
produisent des effets de solennité et accentue la tension alors que les scènes ne reflètent qu'une réalité triviale.
- 3ème temps : Katie et Harry sur le yacht
En témoigne la scène qui suit, sur le yacht des Cox, où Katie et Harry se retrouvent pour coucher ensemble. Une nouvelle
fois, le langage apparaît comme un puissant vecteur comique, via les onomatopées un peu ridicules de Katie (gémissant de
manière étrange au lit) et les phrases toutes faites de Harry disant qu'il va peut-être aller courir juste après avoir fait
l'amour qui feront l'objet d'un running gag (gag à répétition).
- 4ème, 5ème, 6ème et 7ème temps :
Au fil de la séquence, le rythme du montage s'accélère en même temps que la musique dramatique monte. L'éclairage
nocturne accentue l'effet de menace et la tension créés par la mise en scène. Les effets de rapprochement et
d'enchaînement d'une scène à l'autre sont de plus en plus manifestes. Dans ce contexte, le mot d'Ozzy que Katie trouve à
son retour chez elle peut être perçu comme un mensonge puisque son mari serait un « orfèvre en l'art de la tromperie ».
L'impression que ce dernier complote quelque chose est renforcée par la séance de jogging de Harry qui croit être suivi et
s'arrête pour observer une voiture qui ralentit près de lui. Serait-ce Ozzy ? Mais si l'ex-agent de la CIA est derrière tout cela
(ce dont on a déjà de bonnes raisons de douter), il cache bien son jeu puisqu'il est bel et bien à la réunion de Princeton
(concentré un peu dégénéré d'une Amérique traditionnelle d'une autre époque), ce qui permet à sa femme de copier des
fichiers sur son ordinateur, comme une espionne.
On retrouve ainsi plusieurs motifs du film d'espionnage, mais déplacés sur un terrain intime et absurde. La figure
romanesque de l'espion écrivant ses mémoires devient vite ridicule : Ozzy n'est autre qu'un homme alcoolique qui finit par
gober les mouches devant sa télé. Quant à la pratique de l'espionnage, elle s'avérera dangereuse d'une manière très
inattendue puisqu'elle porte sur des informations sans intérêt : le CD gravé par Katie et trouvé par Chad et Linda ne
comporte rien de compromettant, rien n'y semble véritablement lisible. Le climat de paranoïa propre au genre reste
présent, mais sur un mode un peu déroutant : s'agit-il d'un délire de la part de Harry ou est-il réellement surveillé ? Une
première voiture suspecte passe devant lui puis le personnage est montré d'un point de vue extérieur plus éloigné, comme
s'il était observé par une deuxième personne. Un zoom sur lui accompagné d'un bruit d'appareil photo confirme ce
sentiment, mais pourquoi serait-il surveillé par deux personnes ? On apprendra plus tard qu'une seule personne le filait, il
s'agit d'un employé d'une agence de détective engagé par sa femme. Non seulement les Coen jouent avec les motifs du
genre, mais ils les élaborent à partir d'un contenu vide et les font enfler jusqu'au vertige.
. Piste « espionnage » : après une présentation du film d'espionnage et de ses codes, les élèves pourront repérer quels
sont les motifs du genre et identifier la manière dont ils sont repris sur un mode tragi-comique, dans un contexte conjugal
totalement décalé.
Les élèves pourront citer d'autres éléments emblématiques de cette réappropriation du genre :
- L'ambassade de Russie, lieu symbolique sur lequel Linda et Chad projettent tout un imaginaire lié à la Guerre Froide.
- Les armes sont tout de suite identifiées comme des objets métaphoriques risibles : Ozzy se moque du « gros calibre » de
Harry.
- Le changement d'identité, dont il est souvent question dans le cinéma d'espionnage, devient une farce grossière car
déplacé sur le terrain de la chirurgie esthétique (Linda) ou joué par de piètres acteurs (Chad au téléphone).
- Comme dans beaucoup de films d'espionnage, le téléphone joue un rôle crucial dans la narration mais devient ici un
moteur absurde, porteur de confusion. Car si l'information c'est le pouvoir, comme le précise crânement Linda en jouant les
malines, encore faut-il que celle-ci soit claire et lisible.
- Lors d'une nuit passée avec un homme rencontré sur internet, Linda fouille dans son porte-feuille, comme une espionne.
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B – Théories du complot
Les véritables complots du film touchent non pas à des enjeux géopolitiques mais conjugaux. Dans tous les cas, tromper
son conjoint équivaut à se tromper dans la lecture que l'on fait des apparences. L'un des personnages le plus
emblématique de ce malentendu est le personnage de Harry, présenté tout au long du film comme un personnage
totalement paranoïaque (voir l'extrait 2) jusqu'au moment où l'on comprend que sa perception de la réalité n'était pas si
délirante que cela puisqu'il découvre qu'il est bel et bien suivi par un détective engagé par sa femme. Mais sa logique
dépassera néanmoins largement la réalité puisqu'il se sent sans cesse menacé et réagira de manière totalement
disproportionné face à Chad caché dans le placard de Katie. Par ailleurs, la mise en scène elle-même alimente cette
logique paranoïaque en créant du mystère là où il n'y en a pas. Ainsi, le mystère est entretenu (musique à l'appui) autour
de la machine fabriquée par Harry dans sa cave jusqu'à ce que l'on découvre qu'il s'agit d'un fauteuil à bascule d'un genre
particulier, destiné aux plaisirs sexuels. La paranoïa vient aussi de la manière dont les personnages sont filmés de loin et
souvent en plongée, enfermés dans le décor, comme s'ils étaient de minuscules insectes piégés dans un laboratoire et
observés de haut par un œil omniscient et supérieur. Cette approche évoque le point de vue d'une caméra de surveillance,
point de vue qui est clairement adopté d'ailleurs au moment où Chad et Linda sont filmés à leur insu lors d'une de leurs
visites à l'ambassade de Russie. Les nombreuses scènes filmées à travers des vitres (notamment au club de gym)
contribuent elles aussi à donner le sentiment que les personnages sont observés à leur insu.
. Piste « parano » : les élèves pourront relever les différentes scènes et points de vue paranoïaques développées dans le
film. Ce sera l'occasion de souligner le pouvoir du regard au cinéma et sa manière d'influencer notre perception de la
réalité. Regarder c'est toujours un peu mettre en scène, malgré soi. Ce sera aussi l'occasion de revenir sur l'art de se faire
un film dans le film, de se faire du cinéma, de se raconter des histoires à partir de peu de choses en sélectionnant du
regard tel ou tel élément de la réalité.
Dans un univers où tout le monde surveille tout le monde, c'est finalement la mise en scène – totalement manipulatrice et
s'assumant comme telle – qui domine la situation et maîtrise jusque dans ses moindres détails ce jeu de méfiance et de
dupe. Cette toute-puissance de la mise en scène, que l'on pourrait juger froide et cynique, est néanmoins à relativiser
car elle concerne ici un contenu vide, totalement absurde. Elle est à l'image des agents de la CIA qui surveillent de près les
aventures de Linda, Chad et leurs victimes alors que celles-ci n'ont ni queue ni tête. Leur système est rôdé mais mis au
service de quelque chose qui n'a aucun sens. Les Coen semblent mettre en avant leur propre maîtrise pour mieux
souligner ce qui leur échappe, à commencer par l'idiotie absolue des personnages. Le cynisme qui leur est régulièrement
reproché est bien là, mais à nuancer car ils expriment aussi une certaine tendresse vis-à-vis de leur bande de bras cassés.
En témoigne le passage où Linda va voir avec Harry une comédie qu'elle a déjà vu avec un autre homme qui n'avait pas ri
à un passage qui la faisait s'esclaffer. Là, le rire à l'unisson de ce drôle de couple plutôt vulgaire met en évidence une
harmonie finalement rare dans le film et réellement touchante. Car, outre leur idiotie, les personnages du film ont en
commun d'être solitaires et en quête d'un idéal romanesque (chacun veut réécrire sa vie) que quasiment aucun d'entre eux
n'arrivera à trouver à l'exception peut-être de Linda. Ted, le gérant du club de gym amoureux de Linda est lui aussi
émouvant en raison du rejet dont il fait l'objet, de sa maladresse et de son inadéquation totale avec le lieu où il travaille.
II. COMIQUE DE L'ABSURDE ET DE LA FATALITÉ
A – Tourner à vide
Tous les personnages de « Burn After Reading » se font un film, leur film. La rencontre de toutes ces « projections » et
planifications romanesques donnera lieu non pas à leur réalisation (à l'exception de Linda) mais à un savant processus
d'autodestruction annoncé par le titre : « Burn After Reading » – littéralement « à brûler après lecture » – ne nous renvoie
pas seulement au cinéma d'espionnage, mais à un jeu de massacre dont très peu sortiront indemnes. Cette
autodestruction est étroitement liée à un processus comique d'autodérision : comme souvent chez les frères Coen, les
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stars réunies jouent toutes avec leur image et s'amusent à la caricaturer. George Clooney s'amuse avec son image de
séducteur. Brad Pitt revisite sur un mode farcesque la figure de l'homme d'action qu'il transforme en « fashion victim »
débile, équipé d'un VTT et d'un sens de la logique quelque peu douteux. Quant à John Malkovitch, s'il joue la carte du
raffinement et de la préciosité très britannique dont il est coutumier, il en donne ici une version totalement dégénérée et
pathétique.
A l'origine du processus d'autodestruction mis en place par les Coen il y a des cerveaux qui tournent à vide, extrapolent et
réécrivent la réalité jusqu'à en supprimer tout sens, toute cohérence, toute humanité. Cette mécanique comique est
notamment symbolisée par le motif du cercle, de la roue (de la fortune !) qui traversent le film qui nous renvoient à une
logique du serpent qui se mord la queue. Il y a la barre à roue de bateau de Ozzy accrochée dans son bureau, la fenêtre en
forme d'œil de l'ambassade de Russie, le CD d'informations confidentielles copié par Katie et les roues du VTT de Chad.
Extrait 3, fin de la séquence où Chad appelle Ozzy de chez Linda.
Le jeu établi autour du motif du cercle est exposé de manière particulièrement explicite dans cette scène. Chad arrive chez
Linda avec sa roue de vélo sous le bras, roue dont on retrouve le motif dans un miroir accroché dans la cuisine. Juste
après le coup de téléphone passé à Ozzy, Linda et Chad font chauffer leur cerveau pour décrypter ce qui vient de se dire.
Le sportif aux cheveux décolorés et au petit vélo dans la tête tourne alors sur lui-même dans son fauteuil, comme si
réfléchir revenait à tourner en rond. « A mon avis, c'est un crack qui a fait une méchante boulette » déduit-il de sa
conversation absurde avec Ozzy qui les prend pour ce qu'ils sont, à savoir des clowns. « C'est pour ça qu'on l'a eu.
Maintenant il a les bonbons dans l'essoreuse » poursuit très sérieusement Linda. L'image de l'essoreuse, en continuité
avec le mouvement de rotation de Brad Pitt sur sa chaise, résume assez bien le principe du film qui tout en faisant tourner
à vide les cerveaux des uns et des autres enclenchera un jeu de massacre et de broyage d'une violence disproportionnée.
Chez les Coen, la bêtise tue, littéralement.
Cette mécanique qui tourne à vide est totalement résumée dans le lieu d'où partent tous les problèmes (ou presque) : le
club de gym. C'est là qu'est retrouvé le CD gravé par Katie et que naît le projet fou de Chad et Linda de mettre leur nez
dans ce qu'ils croient être des affaires importantes et ultra confidentielles (histoire de se donner à eux-mêmes un peu
d'importance). Les machines de musculation créent un mouvement répétitif de surplace. Ce principe semble s'appliquer à
tout le film. On le retrouvera chez le personnage de Harry, enfermé lui-même dans une mécanique sportive très répétitive :
le sexe et le jogging. Et lorsqu'il court, lui-même semble faire tourner à vide son cerveau et gonfler son imagination en
même temps que ses muscles en croyant être suivi. Dans l'extrait 2 montré précédemment, un fondu enchaîné entre
l'assiette sur laquelle Ozzy a posé un mot et Harry courant crée un effet de surimpression particulièrement parlant : le
séducteur apparaît un court instant au milieu du cercle formé par l'assiette comme un hamster courant dans une roue.
Quand on connaît le sens du détail des frères Coen et le soin qu'ils apportent au montage, cet effet ne peut être perçu
comme le fruit du hasard.
Cette absurde mécanique sportive qui tend à faire du cerveau un muscle (« Que du muscle » dans la tête pourrait-on dire)
contamine tout le film jusqu'à Ozzy lui-même que l'on verra en train de faire les exercices de gym proposé par une
émission de télé dans son yacht, après avoir été mis à la porte de sa maison par sa femme.
Ce qui est ridiculisé à travers tout cela c'est un certain modèle de virilité, un certain héroïsme auxquels les personnages
masculins aspirent et qui provoquera leur perte. Ainsi, Ted mourra d'avoir voulu passer pour un héros aux yeux de Linda
afin qu'elle le considère enfin comme un homme. Harry quant à lui verra sa virilité remise en cause après avoir dégainé
trop vite et tué gratuitement : suite à cet épisode il détruira sa machine sexuelle et coupera en rondelles un nombre
impressionnant de carottes avant de se disputer avec sa maîtresse...
B – Contamination et mauvais réflexes
Le film ne cesse de jouer via son montage sur des effets de contamination comme si un réflexe de pensée totalement
creux et infondé en entraînait un autre jusqu'à produire une logique de spirale infernale. Cette propagation passe aussi par
la couleur : le rouge envahit par petite touche le film et annonce les explosions de violence à venir. Il y a d'abord le rouge
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des vêtements des employés du club de gym. La couleur se répand par petites touches : une tâche de peinture sur un mur
lors d'une discussion entre Linda et Chad à l'extérieur du club, des enfants habillés en rouge en arrière-plan lors de la
rencontre entre Ozzy et Chad qui saignera du nez après avoir pris un coup, la voiture rouge de Harry, les lampes rouges
d'un restaurant...
Plus la tension et l'absurdité augmentent, plus l'explosion de violence semble incontournable. Pourtant lorsqu'elle jaillit, on
ne la voit pas complètement venir : le spectateur est autant pris de court que les personnages. Comme leurs pensées, leurs
gestes sont de purs réflexes déconnectés de la réalité, ce qui donne par moments au film une dimension burlesque. En
témoigne la manière dont Chad est tué par Harry : son geste précède clairement sa pensée et se transforme en un mauvais
gag, comme l'écrit très justement Vincent Malausa dans le livret enseignant. La dimension comique de cette dissociation
entre le corps et la pensée sera d'ailleurs exploitée jusqu'au bout de la scène. En effet, Harry réagit non seulement comme
si son geste lui avait échappé mais aussi comme s'il se faisait peur tout seul puisqu'il descend précipitamment les
escaliers et les remontent armé d'un couteau, toujours mû par un réflexe d'autodéfense qui lui fait prendre la scène à
rebours de ce qu'elle est : il joue le rôle du menacé alors que la menace est venue de lui. Cette séquence témoignant d'un
certain esprit de l'escalier est particulièrement emblématique de l'importance accordée par les frères Coen à l'architecture.
L'escalier occupe une fonction symbolique de premier ordre dans leur mise en scène et plus largement dans leur cinéma
(voir l'extrait 1, « Fargo » et l'escalier de la cave dans l'extrait 2) : il reflète bien souvent l'état mental d'un personnage et
désigne une forme de basculement, de retournement des valeurs jusqu'à la chute fatale.
C – Regarde les hommes tomber
Les escaliers illustrent aussi parfaitement l'un des thèmes majeurs du cinéma des frères, à savoir la chute toujours
appréhendée sur un mode tragi-comique.
EXTRAIT 4, séquence d'ouverture de « Burn after reading » :
C'est d'ailleurs un mouvement de chute qui ouvre le film, même si on ne l'identifie pas tout de suite comme tel. En effet, la
première image de « Burn After Reading » montre une vue aérienne de la terre dont on se rapproche progressivement
jusqu'à cerner de près les toits des bâtiments de la CIA, en suivant une approche similaire à celle réalisable via « google
earth ». Ce resserrement sur un détail de la carte peut être assimilée dans un premier temps à un mouvement de contrôle,
celui d'un regard surplombant qui maîtrise l'espace et la situation. Cela nous renvoie très clairement au pouvoir même de
la CIA et de ses agents invisibles, à leur facilité d'accès à l'information (« l'information c'est le pouvoir, hello ! » expliquera
Linda). Il est impossible de ne pas voir ici une indication évidente quant au genre du film clairement situé dans un premier
temps sur le terrain de l'espionnage. Pourtant, au terme de ce mouvement une autre lecture peut être faite : le plan qui suit
prolonge et termine le resserrement initié en montrant les pieds d'un homme qui marche dans les couloirs de la CIA. Ce
mouvement nous fait tomber très bas et induit déjà l'idée d'une chute que la suite de la séquence viendra confirmer
puisque nous assisterons au licenciement de Ozzy Cox, qui semble tomber de haut en apprenant son transfert dans un
autre département. La caméra est placée au ras-du-sol et le restera d'une certaine manière via tous les protagonistes du
film, bas de plafond.
Le couloir est un autre motif architectural récurrent dans le cinéma des frères Coen et fait écho à un autre motif important
chez eux, la route : les voies empruntées par leurs personnages ne mènent nulle part si ce n'est à leur perte et à leur
chute. Leur dernier film « Inside Llewyn Davies » est à ce titre particulièrement significatif puisque leur anti-héros, un
folksinger raté, emprunte des routes plongés dans le brouillard ou des couloirs très étriqués dans lesquels il semble pris en
étau.
La suite de cette séquence d'ouverture nous conduit dans cette pièce centrale chez les frères Coen qu'est le bureau, sorte
de lieu-cerveau dont tout part. D'emblée le personnage d'Ozzy semble totalement coincé dans l'espace très épuré et
découpé du bureau : mis en évidence par des plans en contre-plongée, le plafond composé d'un nombre impressionnant et
improbable de néons semble totalement écraser Cox, également cerné par les trois agents placés devant, à côté et derrière
lui (est d'emblée mis en évidence que quelque chose se trame dans son dos). La mise en scène très clinique des Coen fait
ressortir les visages et les expressions, notamment celles grimaçantes de Cox. Ainsi l'attention est portée sur ce qui jure
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avec la rigidité du cadre, c'est-à-dire sur Cox lui-même qui, accusé de boire, dérape et sort des codes de conduite imposés
par le lieu en s'adressant de façon surprenante à son supérieur dont il n'adopte pas du tout le même niveau de langage
(administratif) : « what the fuck you're talking about ? ». L'humiliation de Cox est d'autant plus grande ici qu'il s'emporte de
manière vulgaire et pathétique : « this is a crucifixion ! » clame-t-il tout en mimant ses propos comme un pantin ridicule.
D'emblée sont réunis ici les thèmes fondamentaux chez les frères Coen : l'humiliation, la chute (donc), l'impuissance des
hommes face aux figures d'autorité, qui incarnent le rêve américain dans ce qu'il a de plus destructeur et absurde.
- La malédiction des auteurs :
Cette scène ouvre une autre piste de lecture liée à « Shining ». En effet, elle retient aussi l'attention en raison de ses
similitudes formelles avec la scène d'entretien d'embauche de Jack Nickolson dans le grand hôtel où il sera employé
comme gardien le temps d'un hiver. S'y dévoile une même austérité et une même étrangeté liée à l'inexpressivité de
l'homme qui figure dans le bureau à côté de Nicholson et qui caractérise les autres agents convoqués dans le bureau de la
CIA. Cet écho est troublant car a priori les deux films n'ont a priori pas grand chose en commun. Si le film d'horreur de
Kubrick est clairement cité dans « Barton Fink » des Coen, il est convoqué ici de manière beaucoup plus discrète mais
néanmoins parlante. En effet, à y regarder de plus près le personnage joué par John Malkovitch a plus de points communs
qu'il n'y paraît avec celui de Jack Nicholson dans « Shining ». Comme lui, il veut écrire et son aspiration littéraire le mènera
à la folie : son projet d'écriture génère malgré lui une sorte de bug, de court-circuit qui fera tout exploser. Comme l'écrivain
gardien d'hôtel, il se transforme à la fin du film en un tueur fou muni d'une hache. Plus largement, « Burn After Reading »
nous renvoie à l'idée que l'invention de soi, la réussite est impossible, en tout cas du côté des hommes, car seuls ici les
personnages féminins sauvent leur peau. Les hommes quant à eux ne parviennent aucunement à être les auteurs de leur
vie. Ils restent prisonniers d'un destin tragique et victimes d'une image de l'homme américain viril, puissant, impossible à
atteindre. Celle-ci est une véritable malédiction qui ne génère que la bêtise, la violence et l'autodestruction.
« L’invasion des profanateurs de sépulture » (Invasion of the Body Snatchers) de Don Siegel (1955)
Bien que très différent de « Burn After Reading » et de « La Vierge, les Coptes et Moi », « L'Invasion des profanateurs de
sépultures » a en commun avec ces deux films au programme de faire de la croyance et du regard des enjeux forts de la
mise en scène. La question du rêve, du mythe (américain ou égyptien) est un dénominateur commun de leurs mises en
scène qui interrogent notre rapport aux images et travaillent leur part d'illusion et de vérité.
Don Siegel (1912-1991) n'est pas encore l'auteur connu qu'il deviendra au moment où il réalise « L'Invasion des
profanateurs de sépultures ». D'abord monteur, notamment sur des films de Raoul Walsh et Michael Curtiz, il fait ses
premiers pas de réalisateur dans le cinéma dit de série B et se spécialisera d'abord dans le film noir. Son style est
reconnaissable notamment par sa manière sèche et implacable de représenter une violence bien souvent explosive, le tout
dans des décors très réalistes auxquels il tenait particulièrement. Le réalisateur des « Proies » (1970) et de « L'inspecteur
Harry » (1971) – deux films avec Clint Eastwood dont il devient le mentor - sera une référence pour les cinéastes du Nouvel
Hollywood qui poseront un regard critique sur l'Amérique. Siegel sera l'un de ceux qui ouvriront la voie de ce renouveau en
mettant en scène des héros ambigus plongés dans un monde brutal où les repères moraux sont brouillés.
Le titre du film suscite immanquablement l'étonnement car la traduction française ne correspond pas au titre original,
« Invasion of the Body Snatchers » et au contenu du film. Ce titre a été choisi car la traduction française possible se
rapprochait du titre d'un film de Robert Wise, « Le Récupérateur de cadavres » (1945).
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I. CONTEXTE
A – La série B
Les films de série B sont apparus suite à la crise économique de 1929. Les studios hollywoodiens décidèrent de proposer
un double programme pour le prix d'un afin de faire revenir le public en salles. Pour que cette opération ne leur revienne
pas trop cher, le deuxième film programmé était un film à petit budget, d'une durée plus courte que les longs métrages
proposés et qui ne bénéficiait d'aucune publicité. Cette formule remporta rapidement un vif succès. Se développa ainsi, en
parallèle des films de studios standards, un cinéma B auquel le public prit rapidement goût. Plusieurs grands cinéastes
comme Anthony Mann firent leurs premiers pas au cinéma via la série B qui était un vrai vivier de réalisateurs et de
producteurs talentueux qui contribuèrent à l'épanouissement de certains genres cinématographiques comme le film noir et
le cinéma fantastique. L'absence de moyens n'était pas seulement une contrainte, elle favorisa les inventions formelles et
notamment un travail sur le rythme, le cadre et l'éclairage très novateur car il fallait être efficace et suggestif.
Ce cinéma fut particulièrement apprécié et défendu par les jeunes critiques des Cahiers du cinéma, futurs réalisateurs de la
Nouvelle Vague, qui considéraient certains cinéastes de série B (tel Jacques Tourneur) comme de véritables auteurs. Cela
s'inscrit dans un mouvement de reconnaissance plus vaste appelé « La politique des auteurs », mouvement qui se traduisit
par la mise en avant des qualités d'auteurs de certains réalisateurs (reconnaissables par leur style, leur obsession pour
certains thèmes) alors qu'ils étaient considérés à Hollywood uniquement comme des techniciens. Le premier film de JeanLuc Godard, « A Bout de souffle », est d'ailleurs dédié à la Monogram Pictures, studio de cinéma spécialisé dans la
production de série B qui deviendra la Allied Artists, société qui produira « L'Invasion des profanateurs de sépulture ».
Parmi les grands noms de la série B, citons John Farrow, Jacques Tourneur, Joseph H. Lewis, Edgar G. Ulmer, mais aussi
d'autres réalisateurs qui feront aussi carrière dans des économies de type A : Anthony Mann, Robert Wise, Fritz Lang.
. Piste « système B » : Comment raconter une histoire avec peu de moyens tout en préservant son intensité ? Il sera
important de présenter avant la projection le contexte économique dans lequel s'inscrit le film de Don Siegel puis de
revenir, après la projection, sur les différents moyens que l'on peut utiliser au cinéma pour suggérer des événements,
notamment fantastique, et raconter le plus de choses avec le moins d'éléments possibles. Ce sera l'occasion de mettre en
évidence le lien entre l'économie d'un film et les choix de mise en scène. Pourront être cités des films actuels, non pas de
série B mais à petit budget, qui doivent redoubler de ruse et d'inventivité faute de moyens financiers comme « La Vierge,
les Coptes et Moi ».
B – Genèse du film
« L'Invasion des profanateurs de sépultures » est adapté d'un roman de Jack Finney publié sous forme de feuilleton en
1954. Tourné en Superscope, le Cinémascope du pauvre, le film fut réalisé dans des décors réels, comme le souhaitait Don
Siegel, même si la ville de Santa Mira n'existe pas. Le projet évolua au cours de la fabrication du film et le producteur
Walter Wanger eut, comme c'est souvent le cas dans le système des studios, une certaine influence sur les choix effectués.
Ainsi, il n'était pas question à l'origine qu'on entende la voix off de Miles, celle-ci n'était présente ni dans le scénario ni
dans le premier montage. Ce rajout fut effectué après que Wanger ait renoncé aux autres idées qu'il avait envisagé pour
introduire le film. Il avait notamment pensé solliciter Orson Welles pour rester dans l'esprit de son arnaque radiophonique :
son adaptation de « La Guerre des mondes » de H.G. Welles sous forme de flashs informatifs (diffusée en octobre 1938)
provoqua la panique chez de nombreux auditeurs qui pensèrent que ce qui était raconté était vrai. Le projet du producteur
était de faire dire au réalisateur de « Citizen Kane » que le film montrait des événements réels afin de susciter la même
confusion et le même phénomène de peur collective que celui provoqué par l'adaptation radiophonique de Welles.
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II. CAUCHEMARS AMÉRICAINS
A – SF et phobies
A travers bien des séries B de science-fiction se devinent et se racontent des peurs collectives liées au contexte politique
américain. En mettant en scène des menaces d'invasion par les extraterrestres, beaucoup de film de SF des années 50
reflétaient les paranoïas liées au communisme, la « menace rouge », durant la Guerre froide. Citons l'exemple du « Météore
de la nuit » (« It came from outer space ») de Jack Arnold (1953) dont le scénario est proche de celui de « L'Invasion des
profanateurs de sépultures » puisqu'il y est question d'extraterrestres (des globes oculaires géants) prenant l'apparence
d'êtres humains.
EXTRAIT 1, Panic sur Florida Beach de Joe Dante, 1993.
Dans « Panic sur Florida Beach », Joe Dante (le réalisateur des Gremlins) rend hommage au cinéma d'horreur de son
enfance et met clairement en évidence la manière dont les films qu'il voyait résonnaient très fortement avec les peurs de
l'époque. Le personnage principal est un adolescent cinéphile dont le père militaire est réquisitionné lors de la crise des
missiles de Cuba en 1962, pendant la Guerre froide. La peur d'une guerre nucléaire est alors très forte. Un producteur de
séries B pas loin de la série Z, Lawrence Woolsey (comparable à Ed Wood) décide de jouer sur ce climat de tension et de
menace en organisant une mise en scène effrayante à l'intérieur même de la salle de cinéma. Le jeune héros du film ne
saurait rater la dernière production Woosley (qui évoque « La Mouche noire » de Kurt Neuman) et se rend comme beaucoup
de ses camarades à la projection de son film.
L'extrait du film de Joe Dante montre la fin chaotique de la projection du film de Woosley : le réalisateur-producteur a
multiplié les effets dans la salle, mais, parce qu'il ne parvient pas à les maîtriser, l'expérience horrifique semble tourner à la
catastrophe et le cinéma est sur le point de s'effondrer. La panique s'empare des spectateurs lorsque l'écran s'enflamme
sous leurs yeux. A travers le trou formé sur la toile, la salle découvre horrifiée le champignon nucléaire et se précipite vers
la sortie, pensant vivre la fin du monde. Une fois sortis, les gamins réalisent alors que dehors tout est absolument calme et
normal : pas d'apocalypse en vue. Ils se réjouissent même d'avoir éprouvé des sensations aussi fortes et sont prêts à
revivre l'expérience dès la prochaine séance.
Ce passage du film joue sur l'effacement de la frontière entre le cinéma et la réalité. Subitement, l'écran devient le miroir
de toutes les peurs et le révélateur de ce qui se cache derrière l'attrait des spectateurs pour le cinéma d'horreur. Le cinéma
apparaît à la fois comme un refuge (une sorte de bunker), un moyen de s'échapper de la réalité tout en la retrouvant, sous
une autre forme métaphorique. Dans cette scène de chaos et de confusion, le balcon, qui dessine une limite très nette
entre les spectateurs et l'écran, commence à s'effondrer, ce qui met bien en évidence le projet de faire disparaître cette
rampe symbolique entre l'écran et la salle. A ce titre, apparaît une continuité très évidente entre le désir de Woolsey de
jouer avec les peurs collectives en débordant sur la réalité et l'arnaque radiophonique d'Orson Welles évoquée plus haut.
Dans son essai Anatomie de l'horreur, Stephen King évoque un souvenir de cinéma très proche de celui montré par Joe
Dante : une projection des « Soucoupes volantes attaquent » de Fred Sears interrompue par l'annonce de la mise en orbite
par les Soviets du premier satellite de l'histoire, Spoutnik 1. Dans ce même essai, King met aussi en évidence que si ce
cinéma d'horreur jouait avec les peurs collectives, il entrait aussi en résonance avec les peurs intimes de chacun, au-delà
des contextes politiques dans lesquels les films étaient reçus.
B – Interprétations
L'invasion extraterrestre à l'œuvre dans le film de Don Siegel fut majoritairement interprétée comme une métaphore de la
peur rouge, soit une menace d'une propagation du « même » et d'une perte d'identité. Mais il est difficile de se contenter
de cette piste interprétative, notamment parce que le scénariste du film, Mainwairing était soupçonné d'être communiste et
donc plutôt situé du côté des victimes du maccarthysme. D'ailleurs, « L'Invasion des profanateurs de sépulture » peut être
aussi vu comme une charge contre la chasse aux sorcières. Mais par sa dimension elliptique et sa structure métaphorique,
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le film rend possible une multitude d'interprétations qui ne sont pas forcément contradictoires. A la question posée par
Miles « Qu'est-ce qui est à l'origine de tout cela ? », le psychiatre Kauffman ne répond-il pas : « l'inquiétude pour ce qui se
passe dans le monde ». Celle-ci peut-être aussi bien liée à la menace nucléaire qu'aux changements qui se produisent au
sein même de la société américaine à cette époque sur le plan de la consommation mais aussi des mœurs.
.Piste « les formes de l'inhumain » :
Dans tous les cas, comprendre ce qui se cache derrière les apparences du film et derrière les apparences tout court (un
visage, une expression), passe plus largement par un questionnement autour de ce qui définit à l'image la limite entre
l'humain et l'inhumain. Miles le médecin dira lui-même : « Parfois dans mon métier, j'ai vu des gens devenir inhumains ».
Où se situe l'inhumain dans le film ? Quelles formes prend-il ? Celle-ci nous sont-elles si étrangères que cela ? Ouvrir cette
piste de réflexion avec les élèves permet de s'interroger sur l'actualité de ce film au premier abord très marqué par son
époque. En quoi peut-il nous parler de la société actuelle ?
C – Logique paranoïaque
Un film noir de science-fiction :
Quelques soient les lectures possibles du film, domine en premier lieu un climat paranoïaque. Celui-ci s'ancre d'abord non
pas dans un univers de science-fiction mais davantage de film noir (genre qui marqua les débuts de Don Siegel). Figurent
au début du film des éléments emblématiques du genre : des scènes de nuit, un personnage seul contre tous (ou presque)
et plongé dans un véritable cauchemar.
EXTRAIT 2, séquence d'ouverture (de 1min44s à 6min58s)
Se dégage de la séquence d'ouverture – qui introduit le long flashback qu'est le film – une atmosphère de film noir
halluciné (qui évoque « En 4ème vitesse » de Robert Aldrich) où le héros, les yeux exorbités, semble en proie au délire.
Malgré le passage à une lumière éclatante et aux menaces provenant d'extraterrestres, le genre du film noir ne s'éclipsera
pas et imprimera sa marque sur le parcours des personnages, sur l'éclairage du film (de plus en plus envahi par la nuit) et
sur la vision cauchemardesque de l'Amérique que le genre – très moderne – a toujours creusé, dévoilant l'envers du rêve
américain et toutes les sorties de route et phobies qui l'accompagne. Signe de cet ancrage dans ce genre : la voix off de
Miles, procédé emblématique du film noir (et de la série B), qui accentue la solitude du personnage et le processus fatal
dans lequel il s'inscrit. La dimension apocalyptique du film raccorde parfaitement avec la fatalité qui règne dans le film noir,
malgré la touche d'espoir, rajoutée in extremis par les studios pour ne pas clore le film sur une note trop sombre.
.Piste « jour et nuit » : En abordant les questions de genre, les élèves pourront repérer la manière dont sont travaillées
l'ombre et la lumière et constater son importance dans l'écriture d'un film. Ils distingueront les scènes de jour et de nuit et
la manière dont elles sont exploitées. Quels rôles jouent-elles dans la progression du film ? Ce sera l'occasion de constater
l'atmosphère fantastique des scènes de nuit et de mettre en évidence la manière dont le mystère et l'étrangeté s'expriment
d'une autre manière dans les scènes de jour ? Qu'est-ce qui est le plus angoissant ici, la nuit ou le jour ?
Les premiers plans de cette séquence révèlent des choix de mise en scène conditionnés par le contexte de la série B : soit
une rapidité et une efficacité des plans au service d'un récit concentré. Une dynamique s'installe immédiatement qui nous
fait entrer au cœur de l'action. Il y a d'abord le mouvement d'arrivée des voitures, prolongé par l'entrée du médecin dans
l'hôpital filmée en un seul plan qui permet de maintenir une tension tout en allant à l'essentiel. On découvre alors Miles à
travers l'embrasure de la porte, ce qui permet de raconter un maximum de choses avec un minimum de décor (ici deux
pans de murs).
- Traversées du regard :
Cette dynamique est maintenue lorsque commence le flashback. Au mouvement d'arrivée de la voiture succède le
mouvement d'arrivée d'un train. La nuit cède la place au jour, et c'est l'image paisible d'une petite ville ordinaire (la ville
imaginaire de Santa Mira) qui apparaît sous nos yeux comme le lieu du cauchemar. La voix off de Miles (« une chose
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diabolique s'était emparée de la ville » déclare Miles) invite à regarder autrement la réalité qui nous est donnée à voir,
comme si d'emblée les apparences étaient présentées comme trompeuses. Ce qui frappe dans un premier temps, c'est
l'importance du vide dans la composition des plans qui rend un peu dérisoire et artificielle la présence des silhouettes dans
le champ. Se dévoile ici une esthétique proche de celle des épisodes de « La 4ème dimension » (« The Twilight zone »),
série américaine crée en 1959 pour laquelle Don Siegel réalisera deux épisodes.
Les mouvements de traversée sont récurrents dans le film. Ils permettent d'identifier le décor, de souligner un glissement,
une percée puis une ligne de fuite autour desquels se construit et évolue notre perception de la réalité. Il constituent des
points de repères qui marquent les étapes franchies par le regard.
- La réalité et son double :
Dès le début du film la mise en scène instaure des jeux de double et de substitution qui annoncent la manière dont les
présences extraterrestres prennent possession des humains. Il y a d'abord les deux médecins, Miles et celui venu l'écouter,
qui se rencontrent au début du film : l'un étant pris pour un fou et l'autre incarnant au contraire la raison. Ce point de vue
scientifique sera celui adopté par Miles pendant une bonne partie du film (comme dans « Rendez-vous avec la peur » de
Jacques Tourneur et bon nombre de films mettant en scène des phénomènes surnaturels, le point de vue adopté au départ
est celui de la raison et du scepticisme). Sally, la secrétaire médicale, sera remplacé par Becky, l'ancienne fiancée de Miles
revenue en ville. Son effacement du champ pour laisser place à l'autre jeune femme, qui lui ressemble étrangement, est
orchestré avec beaucoup d'élégance dans le cabinet médical et donne l'impression que l'ancienne amie du médecin
remplace Sally. Un autre jeu de substitution s'instaure au moment où l'on retrouve Miles dans son bureau : filmé de
l'extérieur, à travers la fenêtre, son visage est caché par la radiographie d'un crâne qu'il regarde à la lumière. L'autre moitié
du cadre met en évidence un dispositif de superposition à la fois similaire et différent puisque la vitre de la fenêtre, sur
laquelle se reflète la rue, cache Sally, qui apparaîtra après avoir soulevé le store. On peut voir dans ce plan très composé
une synthèse du film. Y sont contenus tous ses principaux enjeux liés aux apparences comme lieu même de la disparition :
le reflet de la ville recouvre la silhouette de Sally et annonce la domination de ce qui reste en surface, comme une couche
superficielle derrière laquelle les êtres humains vont disparaître. La radiographie montre elle aussi une image prémonitoire,
le crâne d'un homme évoquant la mort, mais on peut voir également dans cette radiographie une ultime trace humaine, le
signe que le personnage sera du côté des hommes : le spectateur visualise une intériorité qui est menacée d'effacement et
qui doit résister, soit une part invisible de l'homme, impossible à montrer à l'image et qui sera pourtant au cœur des enjeux
du film.
.Piste « plan » : Les élèves pourront analyser la composition de ce plan, en passant d'abord par sa description. Ce sera
l'occasion de revenir sur certains termes du langage cinématographique comme le champ et le hors-champ, le cadre et le
surcadrage, l'avant-plan et l'arrière-plan. Qu'est-ce qui dans ce plan annonce la suite des événements ? Cette analyse
permettra aux élèves de mesurer le travail de composition effectué par le cinéaste et l'influence de ses choix sur notre
lecture de l'image.
D – D'où vient la menace ? (suite de l'analyse de la séquence d'ouverture)
Dès l'ouverture du film, la mise en scène semble avancer des éléments de réponse quant à l'interprétation possible de
l'invasion extraterrestre. Le tout premier plan du film, sur lequel apparaît le générique met en évidence le lieu d'où viendrait
la menace : le ciel. Mais celui-ci ne sera jamais montré comme une source d'angoisse. Ce sont le sol, la terre qui seront
désignés comme lieu de propagation du mal, qu'il s'agisse des caves où sont posées les cosses ou les champs situés dans
les collines derrière la ville. La menace ne semble donc pas venir de l'extérieur mais de l'intérieur, dimension qui sera
accentuée par la possession souterraine et invisible des corps. Ainsi, le danger semble directement venir de Santa Mira
(comme mirage ?), cette petite ville américaine tranquille et ordinaire, symbole d'une normalité à laquelle les personnages
principaux Miles et Becky sont devenus temporairement étrangers parce qu'ils ont quitté la ville plus ou moins longtemps
mais aussi parce qu'ils viennent de divorcer chacun de leur côté, détail qui est loin d'être anodin.
L'invasion extraterrestre donnera à cette normalité une dimension totalement effrayante : une fois devenu extraterrestre le
psychiatre Kauffman vantera les vertus d'un « monde sans trouble », c'est-à-dire sans émotions, où tous les individus se
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ressemblent. « What a world ! » s'exclame Miles.
Citons deux films qui rejouent chacun à leur manière cette idée d'une menace venant de l'intérieur :
. « Les Oiseaux d'Hitchcock » (1963) qui associe indirectement les attaques des oiseaux à la rencontre d'une jeune femme
avec une famille dans une petite ville côtière ordinaire. Ce cadre a priori rassurant apparaîtra sous un jour totalement
horrifique, comme si la menace venait autant du ciel que de la mère de l'homme qui a séduit l'héroïne du film. L'entrée par
la cheminée du salon familial d'un nuage de moineaux illustre parfaitement l'écho qui s'opère entre l'intérieur et l'extérieur,
écho qui rend plus complexe et passionnante l'origine de la peur.
. « Rosemary's baby » de Polanski (1968) met également en scène l'introduction invisible du mal dans un foyer. L'étranger
menaçant se glisse dans le familier d'une manière particulièrement troublante car la jeune héroïne, enceinte, est envahie
de l'intérieur par le Mal - le diable - via l'enfant qu'elle porte. Une scène de « L'Invasion des profanateurs de sépultures »
semble totalement anticiper la fin du film de Polanski. Il s'agit du passage pendant lequel Miles observe en cachette le
salon de Sally et apprend qu'une cosse a été mise dans le berceau du bébé de sa secrétaire. Plusieurs personnes sont
réunies et complotent dans ce foyer américain qui, comme toutes les maisons de la ville, s'avère contenir les germes du
Mal. Miles comprend alors l'étendue du complot qui touche directement ses proches et les transforme en figures
maléfiques.
Le familier, le semblable deviennent dès lors des éléments horrifiques et le regard des personnages comme du spectateur
est amené à douter des apparences, à croire non pas aux émotions, à l'épaisseur humaine des personnages mais au
contraire à leur artificialité, à leur absence, comme si le dispositif même de croyance du cinéma - croyance dans les
images, les apparences - était inversé pour mieux être au final éprouvé.
III. LE TOMBEAU DES APPARENCES
A – L'horreur et l'invisible
L'invasion extraterrestre réduit le monde à une pure surface, dénuée de toute épaisseur humaine. L'horreur n'est
quasiment pas visible ici, elle reste nichée dans les apparences trompeuses, dans la figure du même devenue source de
contamination. Elle épouse la forme d'une société américaine modernisée qui semble appeler une certaine standardisation.
Les scènes de métamorphoses sont quasiment absentes du film qui joue essentiellement sur la suggestion. On ne sait pas
ce qui advient des corps humains remplacés par leurs clones extraterrestres et certaines substitution se font plus
rapidement que d'autres (celle de Becky à la fin du film). Mais ce qui pourrait passer pour des lacunes, des faiblesses,
renforce au contraire la dimension horrifique du film et son climat paranoïaque : la peur n'a pas un visage particulier, le mal
est diffus, difficilement scernable, il revêt un visage étrangement humain.
.Piste « suggérer ou montrer ? » :
En partant des éléments non représentés dans le film, une réflexion autour de la mise en scène de l'horreur au cinéma
pourra être ouverte avec les élèves. Un film qui ne montre pas d'images horrifiques explicites mais les suggère est-il moins
fort qu'un film qui montre tout ? Cela reviendra à s'interroger sur l'importance de la place accordée au spectateur et à son
imaginaire.
EXTRAIT 3, découverte du corps sur le billard (de 18min26s à 23min34s) :
La scène liée à la découverte d'un corps sur le billard de Jack et Teddy expose de manière très explicite ce qui constituera
une base dans la scénographie de l'horreur : un dispositif qui évoque celui d'une scène d'autopsie (voir le tableau de
Rembrandt, « La leçon d'anatomie du docteur Tulp », 1632). Le regard est confronté à une limite, une enveloppe humaine
sans vie, une image vidée de sens. Cette expérience du regard, qui est une expérience de la mort, peut se faire de deux
manières dans le cinéma d'horreur ou d'épouvante : par la suggestion ou par la monstration (via des images souvent gores)
de ce qui se cache derrière cette forme opaque, ce corps étranger. Dans « L'Invasion des profanateurs de sépulture »,
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l'enveloppe humaine et son mystère ne sont pas percés. Le regard reste arrêté au seuil de l'inimaginable et l'impensable
devient une affaire de représentation mentale. Soit une manière d'éprouver les limites de l'homme en les prenant comme
telles, sans chercher à percer ce mystère mais plutôt à le maintenir intact de manière à considérer, à penser ce qui nous
échappe et nous effraie en même temps. La mise en scène déployée autour de ce corps mutant étendu sur le billard de
Jack ne cesse de le désigner comme point de chute du regard. Les plans semblent aimantés par ce corps sans identité
(pas d'empreinte digitale sur les doigts). Leurs compositions très soignées ainsi que les mouvements de caméra nous
ramènent sans cesse à cette forme mutante comme si elle exerçait une emprise sur l'espace et les comportements. Un lien
est immédiatement établi entre ce double de Jack (situé en avant-plan) et l'horloge qui met en évidence le déclenchement
d'un compte à rebours. La lampe suspendue au-dessus du billard évoque quant à elle les cosses à l'origine de cette
invasion extraterrestre. Le corps mutant semble être tombé directement de la lampe, ce qui renforce cette impression que
le Mal vient ici du familier. En un seul plan, le programme du film est esquissé et chaque mouvement de caméra semble
souligner le resserrement de la menace sur les personnages. Les formes vides qui décorent le salon de Jack (et que l'on
retrouve régulièrement dans les décors du film) font écho au corps étendu sur le billard et plus largement aux cosses. Elles
donnent l'impression d'être plongé dans un univers peuplé de coquilles vides (pour reprendre l'expression employée dans
l'extrait de « Fargo » lors de la formation sur « Burn after reading » des frères Coen). Ceci est mis en évidence dès le début
de la séquence, lorsque la voiture de Miles apparaît. Le véhicule évoque lui aussi les cosses qui se propagent dans la ville.
Cette similitude est renforcée par les ombres de branches d'arbres, de feuilles qui enveloppent la voiture puis les
personnages, devant la maison de Jack, et souligne la profusion d'une présence végétale menaçante. Les voitures
resteront pendant tout le film un élément formel et narratif important. Elles offrent de quoi étayer ici l'interprétation selon
laquelle les cosses sont les métaphores du développement d'une société de consommation qui impose ses normes et tend
à une uniformisation des modes de vie.
B – Mises en perspective
EXTRAIT 4, « The thing » de John Carpenter (1982)
« The Thing » de John Carpenter développe une autre forme de représentation de l'horreur à partir d'un scénario assez
proche de celui du film de Don Siegel puisqu'il y est question aussi d'une forme extraterrestre qui infiltre des bases
scientifiques situées en Antarctique et prend l'apparence des hommes et des animaux. Les années 80 marquent un
tournant dans le cinéma de l'horreur en raison de l'apparition de nouveaux effets spéciaux, d'où la réalisation de remake de
vieux films fantastiques et de SF afin de les remettre au goût du jour. C'est le cas de « The Thing » qui est l'adaptation de
« La Chose d'un autre monde » de Christian Nyby (1951), mais l'on pourrait citer aussi « La Féline » de Paul Schrader
(1982) et « La Mouche » de David Cronenberg (1986).
L'extrait projeté reprend l'imagerie de l'autopsie (qui constitue un point de référence et une sorte de base dans le cinéma
d'horreur) présente dans la scène du billard, mais une étape a été franchie dans la représentation de l'irreprésentable. Les
scientifiques de la base américaine observent le corps monstrueux qu'ils ont trouvé dans la glace : un corps humain
totalement difforme, comme tordu de douleur, qui évoque des peintures de Francis Bacon. L'infigurable est ici représenté,
mais la différence avec l'extrait précédemment analysé n'est pas si grande qu'elle en a l'air : en effet, ce qui intéresse ici
Carpenter ce n'est pas juste ce corps monstrueux et le dégoût ou la peur qu'il peut susciter mais la manière dont il est
perçu par les hommes qui l'observent. Ainsi, le réalisateur ne limite pas l'horreur à une pure image gore : encore une fois, il
s'agit se représenter par la pensée l'infigurable, c'est-à-dire la mort. En témoigne un mouvement de caméra qui part du
corps monstrueux fumant pour s'arrêter sur le visage d'un des scientifiques (Kurt Russell). Ce mouvement opère comme un
montage à l'intérieur du plan et crée un effet d'anticipation : il ne met pas seulement en évidence le regard du personnage
mais, en associant l'inhumain et l'humain, il laisse le spectateur imaginer la métamorphose qui nous fait passer de l'un à
l'autre. Ainsi, montrer l'horreur n'empêche pas que celle-ci puisse être suggérée et intériorisée, tout dépend de la place
qu'un cinéaste entend donner au spectateur. Les effets spéciaux sont bien loin ici de tuer toute possibilité d’imagination
chez le spectateur dans la mesure où ils ne font que déplacer la question de l’interprétation et de la nature de ce que l'on
voit. Dans tous les cas, « que voit-on ? » demeure une question fondamentale du cinéma d’horreur.
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Extrait 5 - « Body Snatchers » d'Abel Ferrara, 1993 ( 18min50s - 22min32s)
Le remake de « L'Invasion des profanateurs de sépultures » signé Abel Ferrara développe une approche des effets spéciaux
similaire à cette de John Carpenter. Le cinéaste mise autant, si ce n'est plus, sur la suggestion que sur la monstration et
grande place est faite à l'imaginaire du spectateur. Le contexte dans lequel se déroule l'action est l'après-guerre du Golfe.
Une famille dont le père est un scientifique employé par l'armée, s'installe dans une base américaine envahie par des
extraterrestres qui prennent l'apparence des êtres humains. La version de Ferrara nous situe davantage du côté de
l'enfance et du conte puisque la mère de famille devient une étrangère, une sorte de méchante marâtre. Elle terrifie son
propre fils qui ne la reconnaît plus après l'avoir vu mourir et renaître différente bien que son apparence n'ait pas changée.
La disparition des corps humains est montrée ici de manière très simple : des tentacules qui s'enroulent autour des êtres
humains, des corps qui s'effritent en un rien de temps. Le plus impressionnant reste dans cette étrangeté et ce mal qui
germent au cœur même de la famille comme si c'était elle qui était la source du mal.
C – Surface, croyance et émotion
« L'Invasion des profanateurs de sépultures » montre ainsi un monde gouverné par les apparences et l'absence d'émotion.
L'angoisse, la mort se situent dans la limitation des êtres humains à la surface même des choses. Qu'est-ce qui se cache
derrière une image, la façade d'une maison, les nombreuses vitres du film ? Des caves, des cavités, qui s'apparentent à
des tombeaux. En témoigne la scène où la transformation de la cousine de Becky est révélée une fois que celle-ci a franchi
la porte de son magasin d'antiquités. Miles et Becky finiront même par se cacher dans un trou qui s'apparente à une
tombe pour échapper à leurs poursuivants à la fin du film, trou situé dans une mine qui fait penser à un caveau et à une
cosse géante. Derrière chaque vitre, chaque mur, la mort guette. Les interrogations soulevées alors par le film sont
profondément cinématographiques : Comment sortir de l'artifice morbide des images ? Comment ne pas réduire un
personnage de cinéma, un être humain à une pure surface ? Comment dépasser les apparences ?
EXTRAIT 6, « Vaudou » (« I walked with a zombie », 1943)
Cette interrogation est également au cœur d'un autre film de série B qu'est « Vaudou » de Jacques Tourneur (« I walked
with a zombie », 1943). Ce film fantastique raconte l'histoire d'une infirmière envoyée sur une île des Caraïbes pour soigner
une malade pas comme les autres. Elle découvrira lors de son séjour que celle-ci est un zombie, c'est-à-dire là encore une
enveloppe vide, juste une image. Comme dans « L'Invasion des profanateurs de sépultures », l'émotion et la profondeur
viennent de notre confrontation à la surface même des choses. Dans cet extrait, la mise en scène s'appuie sur le même
type d'artifice sonore que dans la scène où Miles entend de la musique et croit à la présence à proximité d'êtres humains
encore capables d'émotion alors qu'il s'agit d'une chanson diffusée à la radio. Dans le film de Tourneur, les pleurs
entendus hors champ semblent venir de la malade et donnent l'impression qu'elle exprime sa détresse, or on apprendra
que les pleurs étaient ceux d'une femme venant juste d'accoucher. Dans les deux cas, la vérité atteinte par le cinéma est
celle de l'émotion suscitée par la possible disparition des émotions. Cela nous invite inévitablement à réfléchir à notre
propre croyance de spectateur face à un film, car éprouver via la fiction la perte de ce rapport de croyance face aux
images, c'est aussi éprouver fortement sa nécessité.
« La Vierge, les Coptes et Moi » de Namir Abdel Messeeh (2012)
« La Vierge, les Coptes et Moi » est un premier long métrage de Namir Abdel Messeeh, réalisateur français d'origine
égyptienne diplômé de l'école de la Fémis. Dès ses courts métrages, les thèmes de la croyance, l'Egypte et la famille sont
au cœur de ses préoccupations. Dans « Toi, Waguih », le réalisateur apparaît devant la caméra pour interroger son père sur
son passé : celui-ci a été emprisonné sous le régime de Nasser parce qu'il était communiste. Quand il parle de cet épisode
de sa vie, Waguih ne dit pas « je » mais « nous », ce qui irrite son fils qui ne croit pas en ce « nous » et voudrait entendre le
récit d'un individu. Il endosse déjà ici la posture de l'observateur-enquêteur à la fois désireux d'en savoir plus sur l'histoire
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de sa famille, leur culture égyptienne, mais aussi très sceptique : régulièrement il remet en cause la parole recueillie,
cherche à bousculer certains discours tout faits sur l'Egypte. Dans ce court métrage comme dans « La Vierge, les Coptes et
Moi » il est aussi question de mesurer un écart entre deux générations et deux pays, car Namir Abdel Messeeh a grandi en
France et baigné dans une culture différente de celle de ses parents égyptiens.
I. UNE COMÉDIE DOCUMENTAIRE
A – Genèse du projet et impureté documentaire
« La Vierge, les Coptes et Moi » est le fruit d'un travail d'enquête, de reconstruction et de reconstitution qui s'étale sur trois
ans. La chronologie exposée dans le film n'a rien à voir avec celle du tournage : le projet s'est mis en place au fil de
nombreux allers et retours du réalisateur entre Paris et l'Egypte et certaines scènes qui apparaissent à la fin, dans le village
de la mère de Namir sont parmi les premières tournées là-bas. Ce brouillage des repères temporels témoigne de la
dimension hybride du film. Si le spectateur est tenté de l'associer spontanément au genre du documentaire, son
rattachement à une forme fictionnelle est tout aussi fort, si ce n'est plus.
Pour introduire la séance, une mise au point pourra être faite sur le cinéma documentaire et le cinéma de fiction. Quelles
sont leurs différences et leurs liens ?
- Bien souvent, un amalgame est fait entre le cinéma documentaire et le reportage. Il sera important de mettre en évidence
les caractéristiques du reportage filmé, soit une approche journalistique plus télévisuelle que cinématographique, qui
répond à des formes très codifiées : commentaires en voix off, légendes, témoignages. Ce type de mise en scène très
formatée suit une logique purement informative et adopte un ton neutre qui témoigne d'une volonté d'objectivité. Mais cette
objectivité est impossible au cinéma. A partir du moment où l'on doit choisir un cadre, un angle de prise de vue, une durée
de plan, une sélection est faite au sein de cette matière, de ce bloc insaisissable qu'est le réel, une sélection qui ne peut
être neutre.
- La mise en scène, même documentaire, est elle aussi une construction. Elle engage un réalisateur à faire des choix, des
assemblages, d'où son lien originel avec la fiction. On parle d'ailleurs aussi de personnages dans le cinéma documentaire.
- Pourront être montrés aux élèves, toujours pour préparer la séance, un ou deux extraits de films documentaires, par
exemple des vues des frères Lumière (les inventeurs du Cinématographe) comme « L'Arrivée d'un train en gare de la
Ciotat » ou « Sortie d'usine » réalisées en 1895, l'année de naissance du cinéma. Ces deux vues révèlent l'ambiguïté
inhérente au documentaire, dès ses débuts, puisqu'ici la réalité filmée a été arrangée, modifiée pour que l'image soit lisible
pour le spectateur et pour que cela raconte quelque chose dans le temps imposé par le dispositif (les vues ne duraient que
49-50 secondes). Les élèves seront invités à repérer ces petits arrangements avec le réel. Dans « L'Arrivée d'un train en
gare de la Ciotat » (https://www.youtube.com/watch?v=b9MoAQJFn_8) les personnes sur le quai apparaissent
étrangement en retrait et en rang. On peut deviner qu'elles ont été dirigées comme des figurants pour dégager la vue afin
que l'arrivée du train soit mise en valeur. Dans « Sortie d'usine », les ouvriers ont eux aussi été dirigés : après des
premières prises peu concluantes, ils sont retournés à l'usine un dimanche pour rejouer leur sortie d'usine de manière plus
coordonnée, lisible et harmonieuse (voici les deux premiers essais puis la version retenue par les frères Lumière :
https://www.youtube.com/watch?v=ePW0ha4-ioY).
- De quelle vérité le cinéma documentaire peut-il alors témoigner s'il ne peut être objectif et totalement pur ? Sa vérité
première est sans doute celle de la relation entre un réalisateur et la matière filmée dont il témoigne. D'où la variété et la
richesse de ce cinéma-là, qui ne répond à aucun formatage mais s'invente et se réinvente en permanence, selon les liens
qui se tissent entre le filmeur et son sujet. Ainsi, le cinéma documentaire retranscrit une expérience qui est avant tout celle
d'un regard.
B – Libre enquête
Pour mieux saisir la singularité et la liberté de ton et de forme de « La Vierge, les Coptes et Moi », il est précieux de revenir
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sur les genres frôlés et explorés par le réalisateur : ceux-ci sont presque aussi nombreux que les sujets abordés.
- La forme de l'enquête documentaire à tendance ethno-sociologique semble dans un premier temps prendre le dessus.
Mais très vite le film dérive de ce point de départ en s'ouvrant à des problématiques familiales et professionnelles. Cette
dimension ne sera néanmoins jamais totalement perdue de vue : lorsque Namir enquête au Caire puis lorsqu'il se rend à la
procession de la Vierge, des informations précises nous sont données - commentaires et images à l'appui - sur les
pratiques religieuses des égyptiens et leur relation à la Vierge.
- Parce qu'il est aussi question de retracer le processus de fabrication d'un film et de montrer les coulisses de son
tournage, le film pourrait s'apparenter aussi à un making-of. Il échappe pourtant à cette catégorie puisqu'aucune
distinction n'est faite entre le making-of et le « vrai » film en cours de réalisation (l'apparition de la Vierge), ici les deux ne
font qu'un.
- On peut davantage parler ici de film de tournage (et de donc de coulisses) au sens fictionnel du terme, comme dans
« Chantons sous la pluie » de Stanley Donen et Gene Kelly et « La Nuit américaine » de François Truffaut. Il s'agit d'exposer
via la fiction les coutures du cinéma, de démythifier cet art, pour mieux entretenir au final sa part de magie et d'illusion.
Ceci ouvre les portes à un sous-genre que l'on pourrait appeler la comédie (voire tragi-comédie) du travail : en effet, le
réalisateur joué par Namir se retrouve dans des situations compliquées et improbables, aussi angoissantes que comiques,
au cours du tournage de son film. En témoignent ses discussions avec son producteur par répondeurs interposés qui font
l'objet d'un « running gag » (gag à répétition) ou la scène (proche du sketch) consacrée aux coups de fil de témoins après
la diffusion d'une petite annonce au Caire.
C – Comédie familiale et autofiction
- Portrait de famille :
La comédie est certainement le genre qui définit le mieux « La Vierge, les Coptes et Moi ». Elle naît autant si ce n'est plus
de la matière documentaire enregistrée que des parties reconstituées et donc plus fictives du film, si tant est que l'on
puisse les distinguer. Il n'y a pas que les obstacles professionnels rencontrés par Namir qui provoquent le rire, mais
également les membres de la famille Messeeh dont le réalisateur fait le portrait. C'est en grande partie le télescopage du
travail et de la famille qui constitue le moteur comique du film, grâce au personnage de la mère. Celle-ci a été filmée en
grande partie à son insu, ce qui a permis de conserver son franc-parler et ses contradictions : en effet, Siham refuse
catégoriquement que Namir aille filmer sa famille et n'apprécie pas beaucoup le travail de son fils, pourtant elle finira par
produire son projet.
.Piste « comédie » : Les élèves pourront relever toutes les situations comiques du film et s'interroger sur ce qu'apporte
ce ton léger et décalé. Quelle fonction occupe la comédie ici ? Ce ton est a priori loin d'être évident étant donné que le
réalisateur s'attaque à un sujet dont les égyptiens n'aiment pas parler et qui peut même créer des tensions. Comment
parvient-il à rire à partir de cette réalité-là ? A quoi sert concrètement le rire dans le film, quel est son pouvoir ? Celui de
critiquer, celui de séparer, de rassembler ?
Les élèves pourront également identifier les scènes burlesques du film et repérer à travers elles le goût du réalisateur pour
la dérision, l'autodérision et la démystification de figures sacrées. Citons à titre d'exemples la mère proférant les consignes
de tournage en traversant le village à dos d'âne et l'épisode de la jeune fille habillée en Vierge dont la robe craque au
moment où elle est suspendue dans les airs.
- Jamais sans ma mère
Namir Abdel Messeeh constitue l'autre figure centrale du film et forme avec sa mère un véritable duo comique. En
témoigne la scène finale qui joue totalement sur cette image-là. De quoi rappeler le court métrage de Woody Allen intitulé
« Le Complot d'Œdipe » qui figure dans le film collectif « New York Stories » (1989) : le cinéaste newyorkais y joue le rôle
d'un homme écrasé par sa mère juive, parfaitement caricaturale. Lorsqu'il en parle à son psychanalyste, celui-ci lui
demande dans un premier temps : « pourquoi ne prenez-vous pas ça avec humour ? ». Mais la situation change lorsque la
mère envahissante disparaît suite à un tour de magie et que le prestidigitateur ne parvient plus à la faire réapparaître. Le
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fils jubile très vite d'être enfin débarrassé de sa mère jusqu'au moment où celle-ci réapparaît dans le ciel de New York et
s'immisce de manière plus horripilante encore dans la vie de son grand garçon dont elle peut voir désormais tous les faits
et gestes et dont elle raconte la vie aux habitants de New York. « Il va falloir faire preuve d'imagination » déclare alors le psy
de Woody Allen qui lui conseille d'aller voir une médium ! Prendre les choses avec humour, faire preuve d'imagination, tels
sont les principes suivis par Namir Abdel Messeeh lui-même puisque c'est sa mère qui remplacera réellement le
producteur parti en cours de route. D'autres éléments du film résonnent avec le court métrage de Woody Allen. Il y a
notamment le fait que Siham se rende chez une cartomancienne pour savoir si elle doit répondre à la demande de son fils.
De plus, la mère de Namir occupe une place tellement centrale que l'on ne s'étonnerait pas vraiment de la voir apparaître
dans le ciel et qu'il est difficile de ne pas la comparer à la Vierge, dont elle représente en quelque sorte une version
prosaïque. Ne dit-on pas à Namir enfant, pris en charge par sa tante, que sa mère arrivera du ciel pour venir le chercher ?
Et n'est-elle pas celle qui le sauve ?
- Autofiction :
Si la frontière entre le documentaire et la fiction est totalement brouillée ici, c'est aussi et surtout parce qu'on se situe sur
le terrain hybride et sans cesse mouvant de l'autofiction. Où commence l'autobiographie, où se termine-t-elle ? La question
de la vérité n'est pas à chercher du côté de la biographie mais d'un dialogue plus ouvert entre le vrai et le faux, entre un
spectateur et des images.
EXTRAIT 1, séquence d'ouverture de « La Vierge, les Coptes et Moi »
Cette séquence d'ouverture du film permet aux élèves d'aborder l'analyse filmique sur un mode particulièrement ludique
puisqu'ils pourront être invités à chercher l'erreur en repérant les incohérences qui apparaissent dans cet extrait. Il s'agit là
d'un montage de photos de famille. Il s'appuie sur une matière a priori documentaire qui se compose de quelques images
d'archives qui appartiennent à la famille Messeeh et de photos récentes prises lors de cette soirée de Noël. La voix off de
Namir expose à la fois l'origine de son projet de film en même temps qu'elle nous présente rapidement son histoire
familiale, ces deux éléments étant étroitement liés.
Il est précieux ici de se concentrer sur le rapport voix/image et sur la manière dont celui-ci influence notre perception des
choses. Les propos de Namir raccordent-ils avec les photos montrées ? La première photo nous donne déjà matière à
douter puisqu'elle n'illustre pas parfaitement les propos du réalisateur annonçant que sa famille et lui s'apprêtent à fêter
Noël. En effet, dans le portrait de famille montré apparaît en haut du cadre le bout d'une guirlande de Bonne Année.
Le doute quant à la nature des images montrées devient de plus en plus fort au fil du montage. Les photos illustrent un peu
trop parfaitement les propos du réalisateur qui, par ailleurs, prend des poses très improbables à côté d'un père Noël ou au
moment de mettre la vidéo de l'apparition de la Vierge dans le magnétoscope (qui penserait à faire un tel cliché ?).
Comment est-il possible que Namir et les siens aient pris autant de photos (de la croix ansée accrochée au mur, de
bibelots) alors que le réalisateur ne savait pas encore que de cette soirée allait germer une idée de film ? Par ailleurs, les
vêtements des personnages ne sont pas les mêmes d'une photo à une autre, certains convives disparaissent et d'autres
apparaissent (la compagne du réalisateur) qui ne figuraient pas sur la photo représentant la tablée familiale (probablement
non reconstituée elle). Autre source d'étonnement, les changements de place des personnages que l'on peut
éventuellement mettre sur le compte du dispositif elliptique du montage photo. Les photographies prises au moment de la
découverte d'une vidéo montrant une apparition de la Vierge en Egypte ne trompent plus : en effet, non seulement la mère
affiche une expression d'étonnement totalement figée et exagérée, comme si elle prenait la pose, mais à ce moment-là son
fils apparaît à deux endroits différents de la pièce, d'abord derrière sa mère, lorsque celle-ci est photographiée de face,
puis face à elle, juste à côté du petit écran, quand elle est montrée de dos dans un jeu de champ, contre-champ. Il n'y a
alors plus de doute possible, la plupart des photos qui composent ce montage ont été reconstituées après coup pour les
besoins du film.
Cette reconstitution situe d'emblée « La Vierge, les Coptes et Moi » du côté de la comédie et de l'autofiction, sans pour
autant invalider ce qui se raconte. En effet, ce dispositif, tout aussi artificiel soit-il, ne remet pas en cause les propos du
cinéaste et permet d'attirer l'attention sur ce qui sera au cœur du film : le rapport de croyance qui se noue entre un
spectateur et une image.
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Deux images semblent finalement à l'origine du projet de Namir Abdel Messeeh : pas seulement celle de l'apparition (qui
correspond symboliquement aux premières images en mouvement du film) mais aussi celle de Siham, la mère, qui voit
subitement la Vierge. C'est en premier lieu sa réaction inattendue qui semble tout déclencher.
- Faire le lien, assumer son regard :
Plus largement, il y a à l'origine du film la prise de conscience d'un écart de cultures et la naissance d'un désir de
compréhension, peut-être même de rapprochement. Au commencement de son projet, Namir Abdel Messeeh ne pensait
pas passer devant la caméra. Il est devenu un personnage du film à partir du moment où il a compris que c'est lui qui
faisait le lien entre les différents sujets abordés. Certaines scènes avaient déjà été tournées lorsqu'il décida de se mettre en
scène. Il dût alors insérer des images de lui dans ces séquence-là (par exemple, celle du repas de famille où il annonce son
désir de partir en Egypte). Ces rajouts soulignent le côté distancé et ironique de son regard et mettent en avant son
amusement devant ce personnage haut en couleurs qu'est sa mère. Sa présence devant la caméra a aussi permis de
rendre plus facile les tournages en famille car il pouvait s'adresser à ses proches devant la caméra, en arabe, et préserver
par sa présence à leurs côtés une parole spontanée. Par ailleurs, en jouant dans son propre film et en se tournant bien
souvent en dérision, Namir Abdel Messeeh se met sur un pied d'égalité avec les autres personnes filmées et semble
directement interroger les images de l'intérieur.
.Piste « interprétations » :
La construction du film invite le spectateur à faire de multiples interprétations sans chercher à en valider une en particulier.
Tout communique ici par jeux d'association : le portrait de famille, le portrait d'un pays, l'enquête sur des phénomènes
religieux, l'expérience de cinéma et de croyance. Les élèves pourront mesurer la liberté qui leur est donnée ici en tant que
spectateur en se livrant à un exercice de résumé et en tentant de définir le sujet du film : les réponses différeront
certainement d'un élève à l'autre et c'est justement cela qui fait la richesse de l'expérience proposée.
II. FACE AUX ÉCRANS
A – Sauts d'obstacles
- Parcours du combattant
Les pistes suivies par le film sont multiples : il y a le désir du réalisateur d'en savoir plus sur ses racines égyptiennes mais
aussi sur les Coptes, minorité chrétienne d'Egypte, et ce phénomène répandu dans leur pays que sont les apparitions de la
Vierge. Le désir de savoir et de voir sont étroitement liés ici et sont contrariés par les divers obstacles rencontrés par Namir
au cours de ses recherches. Sa présence devant la caméra permet de donner une dimension physique et comique à son
parcours du combattant, une approche burlesque et presque sportive. Ainsi, le réalisateur suit régulièrement des
trajectoires un peu pénibles dans l'espace : monter des escaliers car l'ascenseur est en panne, se perdre dans le Caire ou
se retrouver coincé dans des embouteillages.
D'autres obstacles se rajoutent à ceux-ci. Il y a d'abord le budget maigre du film qui ne lui permet pas d'avoir beaucoup de
marge de manœuvre dans son travail et limite son temps de tournage au Caire. Namir est également confronté à des
interdits familiaux et culturels : sa mère lui interdit catégoriquement de filmer sa famille à Om Doma, son village natal, et il
est très compliqué, presque impossible, d'aborder des questions de religion avec des égyptiens qu'ils soient coptes ou
musulmans. Dans ces conditions-là, convaincre des égyptiens de participer à un film sur une apparition et trouver une
jeune fille voulant bien incarner la Vierge sont loin d'être des entreprises gagnées d'avance.
- Buter sur les images :
Dernier obstacle, sans doute le plus révélateur des enjeux du film : l'image elle-même. En effet, le réalisateur – qui aimerait
bien au fond voir lui aussi une apparition de la Vierge – bute sur les images d'apparition dont il aimerait percer le mystère
mais qui restent illisibles et incompréhensibles pour lui. Ainsi, plus il agrandit sur son ordinateur les photographies de
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l'apparition de la Vierge à Zeitoun, plus celles-ci deviennent abstraites jusqu'à s'apparenter à une image floue aveuglante
puis à un mur blanc. Ce désir de voir plus, qui finit par déformer l'image, évoque le film d'Antonioni, « Blow-up » (1967).
Situé dans l'époque du « Swinging London », le film raconte l'histoire d'un photographe de mode qui, à partir de
photographies prises dans un parc, recompose une scène de crime. Il finit par découvrir dans un de ses tirages la présence
d'un cadavre, mais à force d'agrandir la photographie pour s'assurer de la présence de ce corps, l'image devient
totalement abstraite et la silhouette peut-être bien fantasmée lui échappe.
Toute une progression se met en place au cours du film autour du regard face aux écrans. Les apparitions des parents de
Namir sur l'écran de son ordinateur, via Skype, vont dans le sens d'une image qui fait barrage puisque Siham et Waguih
n'abondent jamais dans le sens de leur fils, au contraire. Les enquêtes filmées caméra à l'épaule dans les rues du Caire
rendent parfaitement compte du désir du réalisateur de percer le secret d'une image, de la faire parler, mais là aussi
quelque chose résiste : le surcadrage du viseur de la caméra qui détoure les images met en évidence une approche de la
réalité frontale et stérile. L'image apparaît clairement ici comme un écran impénétrable. D'ailleurs, le résultat ne satisfera
pas le réalisateur, malgré l'obtention d'une ou deux réponses intéressantes, notamment celle d'un commerçant qui lui
explique que l'apparition de la Vierge à Zeitoun en 1968 a été mise en scène par Nasser pour fédérer le peuple égyptien
après sa défaite contre Israël.
B – Laisser du jeu
- Transgressions et pas de côté
Comment Namir réussit-il à débloquer cette situation de crispation face aux images ? Toute son entreprise va constituer à
changer son regard d'orientation et à se repositionner face aux images. Cela nécessite une certaine audace, un esprit
frondeur, irrévérencieux, et le refus de se soumettre aux interdits imposés de part et d'autre. La transgression, qui passe
bien souvent par l'humour, devient un des moteurs du film (voir la scène de vol de l'électricité) qui ne cesse d'opérer des
déviations pour mieux finalement atteindre son but : filmer une apparition mais en la jouant, c'est-à-dire en prenant le
problème à l'envers. Ces pas de côté sont rendus possibles grâce au retour aux sources effectué par Namir qui semble
mesurer le sens de sa démarche une fois arrivé dans le village natal de sa mère.
Le choix de la reconstitution d'une apparition de la Vierge soulève néanmoins quelques problèmes éthiques car, pour les
villageois sollicités pour participer à ce projet, « c'est un péché de reconstituer une apparition de la Vierge » et « une fiction
risquerait de jeter un doute sur cette réalité ». Un évêque déclarera également : « c'est facile de trouver une fille [pour jouer
la Vierge], la question c'est comment tu la filmes ». Sont ainsi soulevées par certains villageois les questions éthiques liées
à cette reconstitution. Le choix d'annoncer d'emblée que le film tourné est une fiction permettra de clore le débat et de
remporter l'adhésion des derniers réticents. Ainsi, la fiction va permettre non seulement de donner corps à ce désir de voir
(et de croire) du réalisateur, mais elle va devenir un point de rencontre entre Namir et les siens, réunis autour d'un
imaginaire commun.
- Ouvrir une fenêtre :
Dès lors le rapport aux écrans changent : il n'est plus figé et frontal, mais s'ouvre à divers jeux de manipulation, de
réécriture assumés comme tels et sources d'amusement pour tout les participants au film. En témoigne la scène durant
laquelle Namir montre aux siens les trucages par incrustation sur fond vert. L'écran n'apparaît plus comme un mur blanc
infranchissable mais plutôt comme une page, une surface vierge, un espace de rebond et de liberté à partir de laquelle tout
peut être réécrit, rejoué.
EXTRAIT 2, scène du casting
La scène du casting de jeunes filles dévoile un nouveau rapport au cadre. Si l'on retrouve par instants à l'image le
surcadrage du viseur de la caméra, celui-ci n'apparaît plus comme un contour restrictif. En effet, nous est également
montré tout ce qui se passe autour de ce cadre : les gens qui observent les essais des jeunes égyptiennes (coptes et
musulmanes confondues), la vie qui circule autour de cette petite scène, comme si une fenêtre avait été ouverte et que les
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images et le projet de Namir pouvaient enfin respirer. Ceci donne notamment lieu à un moment comique avec la mère qui
apparaît dans l'arrière-plan au moment de l'enregistrement d'un essai. Cette intrusion très burlesque renforce ici l'idée
d'un rapprochement entre Siham et la figure de la Vierge, comme si c'était elle au fond qui se cachait derrière l'image de la
Madone.
On peut également mesurer l'évolution du projet du réalisateur par le fait qu'il ne cherche plus ici à percer la surface des
choses mais au contraire qu'il assume cette surface et joue avec en demandant aux jeunes filles présentes de reproduire
une expression d'une Vierge choisie parmi plusieurs modèles trouvés dans la peinture. Dans cette séquence, un
déplacement s'est effectué aussi dans la manière d'appréhender la croyance : on sort de l'imaginaire collectif, pour
appréhender la religion sous un angle plus personnel. Les jeunes filles sont en effet invitées à expliquer ce qui les touchent
dans l'image de la Vierge qu'elles ont choisi de mimer. Dès lors s'établit un jeu de miroir entre les icônes et ceux qui les
regardent. Ce n'est pas la nature d'une image qui est interrogée ici mais plutôt la nature des regards portés sur elle et les
projections qu'elle suscite.
Durant cette séquence, un grand pas a été franchi concernant les crispations religieuses. En effet, non seulement Namir a
réussi à réunir des jeunes filles coptes et musulmanes grâce à l'aide des hautes instances religieuses locales – devenues
ses complices - mais tout le monde semble très décontracté finalement au moment des essais : ainsi, à la fin de la
séquence, un des évêques plaisante très librement avec Siham qui lui fait remarquer que « la production [des jeunes filles]
au Saïd a bien progressé ». Celui-ci rétorque alors : « sans compter toutes celles qu'on cache ! », une réplique difficile à
imaginer au vue de tout ce qui avait été dit jusqu'à présent sur la religion en Egypte et l'impossibilité d'y toucher.
.Piste « écrans » : Les élèves pourront repérer les différents positionnements de Namir face aux images, aux écrans afin
de mesurer l'évolution de son personnage et de son regard. Ce travail leur permettra de saisir entre autres l'importance du
cadre et la manière dont celui-ci reflète et influence notre perception de la réalité.
C – Le monde à l'envers
- Effet miroir :
EXTRAIT 3, projection de l'apparition de la Vierge, scène finale.
L'effet miroir mis en évidence dans l'extrait analysé ci-dessus est accentué lors de la projection de la reconstitution de
l'apparition mariale. Où est le spectacle, sur l'écran ou dans la salle ? La mise en scène instaure une certaine confusion
entre la projection et la réalité, en montrant d'abord le début de la reconstitution de l'apparition sans l'annoncer au
spectateur, sans présenter ces images comme celles du film dans le film même si on le devine rapidement. Puis l'intérêt du
réalisateur se porte sur les visages des spectateurs plus que sur le grand écran, comme si le véritable spectacle – et le
« vrai » film de Namir se situait là, du côté du regard de ceux qui croit en la magie de ces images alors même qu'ils ont
contribué à leur fabrication. Ce déplacement du spectacle dans l'espace du public est renforcé par le fait qu'on ne sait pas
à quel régime d'images les visages filmés appartiennent : s'agit-il des villageois filmés de nuit par Namir dans la séquence
qui précède ou des villageois filmés en temps réel lors de la projection même du film ? Un doute subsiste qui nous renvoie
au refus du réalisateur de trancher quant à une certaine délimitation entre le vrai et le faux. La vérité du film se situe
davantage dans le dialogue qui s'instaure entre un regard et des images et le pacte de croyance qui peuvent les unir, sur
un plan religieux et/ou cinématographique.
Ici est dévoilée une certaine inversion des rapports : en faisant des villageois l'objet principal de notre attention, grande est
l'impression que les images les regardent autant qu'eux les observent. Cette inversion sera clairement mise en avant dans
le plan final du film qui montre le départ de Namir et de sa mère du point de vue (ironique ?) de la Vierge.
La fin de « La Vierge, les Coptes et Moi » résonne très fortement avec la fin de « Soyez sympas, rembobinez » de Michel
Gondry (2008). Le film se déroule à Paissac, une petite de banlieue du New Jersey. Deux copains remplacent le gérant d'un
vidéoclub qui ne louent que des cassettes vidéo. Le plus loufoque des deux démagnétise malencontreusement tous les
films. Dans la panique, Jerry et Mike décide de retourner tous les films effacés de manière très rapide et totalement
bricolée, en se basant sur leurs souvenirs. Leurs films « suédés » connaissent un très grand succès, mais le vidéoclub est
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menacé de destruction par la ville. Afin de rendre un dernier hommage à ce lieu, les deux compères, le gérant de la
boutique et les habitants de la ville décident de réaliser un biopic sur la vie du jazzman Fats Waller qui aurait habité dans
l'immeuble qui va disparaître. Il s'agit d'une histoire fausse, inventée par le patron du vidéoclub pour rendre son commerce
plus attrayant, mais la légende sera entretenue par le film collectif réalisé.
EXTRAIT 4, « Soyez sympas, rembobinez » de Michel Gondry : séquence finale
La séquence finale montre la projection du biopic dans le vidéoclub : une toile a été tendue sur la vitrine du magasin, ce qui
permet aux nombreux participants du film de voir leur œuvre sur grand écran. Là aussi, l'attention est portée sur les
visages et, comme l'apparition de la Vierge dans le film de Namir Abdel Messeeh, la fiction tournée devient une sorte de
miroir documentaire qui permet de montrer le visage d'une communauté. Le film réalisé devient un élément fédérateur : il
permet aux habitants de se réunir autour d'une histoire commune, à la fois réelle (l'expérience du tournage) et mythifiée
(Fats Waller). Cet effet miroir est aussi renforcé ici par un mouvement d'inversion : les spectateurs du film ne tardent pas à
comprendre qu'ils ne sont pas seuls lorsqu'ils entendent des rires venant de la rue. Ils réalisent alors que plusieurs
personnes du quartier rassemblées devant le magasin assistent également à la projection, de l'autre côté de la vitre.
Ce dispositif d'inversion, qui guide le film de Gondry, devient aussi dans « La Vierge, les Coptes et Moi » un principe
artistique en soi : il s'agit de prendre un problème à l'envers pour pouvoir reformuler les choses de manière artistique. Un
passage du journal de Luc Dardenne résume parfaitement les bénéfices d'un tel processus de réécriture : « Pour inventer
en art, il est parfois intéressant d'essayer de faire le contraire de ce que fait la majorité. Quand on construit une scène et
que ça ne nous satisfait pas, on essaie de la refaire mais à l'envers. Les vertus heuristiques de l'envers sont immenses ».
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