Un manuel marocain dédié à l`histoire moderne de la Méditerranée*1

Transcription

Un manuel marocain dédié à l`histoire moderne de la Méditerranée*1
Un manuel marocain dédié à l’histoire moderne de la Méditerranée
Un manuel marocain dédié à l’histoire moderne
de la Méditerranée*1
Mostafa HASSANI IDRISSI
Université Mohammed V Souissi – Faculté des Sciences de l’Education – Rabat
Résumé : Il s’agit, à travers la présentation de ce manuel, destiné aux élèves de
1ère année du lycée, de saisir la portée de la réforme de 2002 en matière d’enseignement de l’histoire au Maroc, tant sur le plan programmatique que sur le plan
des apprentissages.
Pour saisir l’originalité de l’approche adoptée dans l’élaboration de ce manuel,
une approche comparative avec les anciens manuels s’avère utile.
Les points saillants de mon propos sur les contenus sont de trois ordres : temporel,
spatial et thématique. L’émergence de l’échelle méditerranéenne, comme un tout,
dans les programmes d’histoire au Maroc, sera particulièrement analysée. Quant
à la question des types d’apprentissage, elle sera abordée à travers trois rubriques
principales : les principes et les référentiels invoqués, les compétences et les capacités visées et les stratégies d’enseignement-apprentissage préconisées.
Mots-clés :
Apprentissage – contenu– curriculum – espace – modernité – société – temps
Learning – content – curriculum – space – modernity – society – time
Introduction
Il s’agit, à travers la présentation d’un manuel consacré à l’histoire de la Méditerranée
du XVe au XVIIIe s. et destiné aux élèves de 1ère année du lycée, de saisir la portée de
la dernière réforme (2002) en matière d’enseignement de l’histoire au Maroc, tant sur le
plan des apprentissages que sur le plan des contenus.
Pour saisir l’originalité de l’approche adoptée dans l’élaboration de ce manuel, une approche comparative avec les anciens manuels s’avère utile.
La question des types d’apprentissage sera abordée à travers trois rubriques principales :
les principes et les référentiels invoqués, les compétences et les capacités visées, les
stratégies d’enseignement-apprentissage préconisées et leur évaluation.
* Ce texte a fait l’objet d’une communication lors du colloque Echanges humains et culturels en Méditerranée dans les manuels scolaires, Montpellier 12-14 novembre 2009.
1Fi Rihab Attarikh, manuel d’histoire pour les troncs communs de l’enseignement secondaire qu lifiant, section des Lettres et Sciences humaines. Casablanca, M aktabat Assalam al-Jadida et Dar
Annachr al-Alamiya lilkitab, 2005 Fi Rihab Attarikh
9
Quant aux points saillants de mon propos sur les contenus, ils sont de trois ordres : temporel, spatial et thématique. L’émergence de l’échelle méditerranéenne, comme un tout,
dans les programmes d’histoire au Maroc, sera particulièrement analysée.
La portée du manuel sur le plan des apprentissages
La dernière réforme, celle de 2002, illustre et coïncide avec la réflexion didactique du
moment, commencée depuis le milieu des années quatre-vingt. Le curriculum d’histoire
qui en découle déclare se démarquer des programmes-contenus précédents, adopter
l’approche par compétences, se référer à l’apport de la didactique d’histoire et à son
épistémologie et développer l’autonomie des apprenants en les mettant dans des situations de construction de la connaissance et d’acquisition d’habiletés. Pour la première
fois, les instructions officielles font référence à « la didactique d’une discipline qui reflète le renouvellement épistémologique que connaît l’histoire savante dans son objet,
ses outils et ses concepts structurants ». Elles appellent à « organiser la connaissance
historique de façon à ce que l’apprenant puisse la comprendre, l’acquérir et l’utiliser
dans de nouvelles situations ». Elles rappellent que l’histoire est une discipline qui nécessite « le recours à la raison et la maîtrise des ressorts de la pensée historienne ». C’est
pourquoi, indiquent les I.O. de 2002, il faut mettre l’accent « davantage sur le processus
de production de la connaissance historique que sur le produit de cette connaissance et
favoriser l’autonomie de l’apprenant par l’acquisition des outils méthodologiques pour
questionner l’histoire avec un esprit critique... »2.
Ce curriculum reflète le tournant qu’a pris la didactique de l’histoire au Maroc depuis
le milieu des années quatre-vingt. Des textes/manifestes pour d’autres fonctions éducatives pour l’histoire ont été publiés pendant cette période et fini par trouver leur chemin
vers la pratique, au niveau du curriculum d’abord et au niveau des manuels d’histoire
ensuite3.
2Curriculum d’Histoire-Géographie et Education à la citoyenneté, Rabat, MEN, 2002. (en arabe). Les
contenus de ce curriculum suscitent trois remarques : la 1ère est d’ordre chronologique (omission de
la question des origines de la population marocaine et maintien de la périodisation dynastique) ; la
2ème est d’ordre spatial (absence d’une dimension mondiale de l’histoire et prédominance de l’histoire nationale) ; la 3ème enfin est d’ordre thématique (le concept d’état reste central au détriment du
social et du culturel et l’approche événementielle surpasse l’approche problématisante et thématique).
3Deux textes peuvent être cités à ce propos :
– Celui que j’ai publié dans un quotidien marocain au moment où la commission chargée d’élaborer
le curriculum d’histoire entamait ses réunions. L’article en question reprochait au M.E.N. d’écarter
les historiens et les didacticiens de la F.S.E. de cette commission et définissait un certain nombre de
principes sur lesquels le curriculum d’histoire devait être fondé. Mostafa HASSANI IDRISSI « « A
l’heure de la réforme, quelles fonctions éducatives pour l’histoire ? ». Libération, 1er Mai 2001.
Paru dans la revue Attadriss Nouvelle Série N°3, F.S.E., Rabat, 2005, p.43-48.
– Celui de Khadija WAHMI Essai d’élaboration d’un modèle didactique en histoire. Casablanca,
Matbaât Dar Al Karaouiyine, (en arabe) 2002, 97 p.
10
ATTADRISS Revue de la Faculté des Sciences de l’Education N°5 Nouvelle série 2013
Un manuel marocain dédié à l’histoire moderne de la Méditerranée
Manuels d’aujourd’hui et manuels d’hier
Dans son intervention, lors du colloque Manuels d’histoire et mémoire collective, en
avril 1981, Christian Laville appelait à « faire les manuels d’histoire autrement » : « Le
faire de sorte que les élèves apprennent au moins autant la façon de produire des connaissances historiques que les connaissances elles-mêmes ; qu’ils s’initient à la méthode de
connaître que pratique l’historien, pratiquent eux-mêmes cette méthode et, éventuellement, produisent leurs propres récits – tout ça bien sûr à leur échelle, à leur mesure »4.
Ces propos paraissaient à l’époque, au Maroc du moins, comme une utopie. En 1996,
lors d’une journée d’étude, nous déplorions encore le fait que le manuel d’histoire au
Maroc soit resté en deçà des exigences de la discipline et celles de son apprentissage
, nous nous interrogions encore sur la façon de concilier la formation des identités et
celles des intelligences et avancions cette alternative consistant à concevoir un manuel
qui permette à l’élève de s’approprier, à sa mesure, les deux éléments constitutifs de
l’histoire : des savoirs historiques et leur mode de construction5.
Christian Laville a bien décrit ce genre de manuels : aéré de quelques documents, chaque chapitre d’histoire du manuel est construit sur un récit central, un récit didactique en
soi, mais un récit achevé et préétabli, « comme un prêt-à-porter que l’élève endosserait »
selon une belle métaphore d’A. Gérard et Rainer Riemenschneider6. Cette mise en scène
pédagogique semble attribuer aux connaissances factuelles des vertus intellectuelles et
civiques intrinsèques. En fait, les seuls apprentissages qu’elle dicte sont : la paraphrase
et la mémorisation. L’élève peut en retirer une connaissance historique factuelle, mais
pas la capacité de développer une pensée critique et autonome.
Il y a là une déficience manifeste en matière de formation intellectuelle et de préparation
à l’autonomie de pensée. Ce n’est pas que les documents écrits, statistiques, cartographiques ou iconographiques manquent (depuis le début des années 90, sous l’influence
de la pédagogie par objectifs, ils sont plus nombreux et accompagnés de quelques questions) ; mais c’est leur usage qui pose problème. Ils ne sont pas là pour construire une/
des version(s) de l’histoire, mais pour légitimer « la version autorisée »7 véhiculée par
le récit du manuel, un récit enfermé dans des certitudes, fermé à « la pluralité des points
de vues et des jugements portés sur le passé » 8, un récit qui ne permet pas à l’élève
d’aboutir à un jugement personnel en confrontant des opinions divergentes.
Ces manuels qui s’appuient sur la réforme curriculaire de 2002 reflètent une pensée
pédagogique élaborée et s’inscrivent dans les programmes qui stipulent l’intérêt à dépasser le simple apprentissage de connaissances factuelles. Loin d’être des « prêt-à-por4Christian LAVILLE « Le manuel d’histoire : pour en finir avec la version de l’équipe gagnante », op.
cit. p. 86.
5Mostafa HASSANI IDRISSI « Le manuel d’histoire entre savoir savant et savoir enseigné ». Lib ration, 25 Avril 1996. La version arabe de l’article dans Attadriss, Nouvelle série, n°1, F.S.E., Rabat,
2002, pp. 65-68. Une version italienne dans I Viaggi di Erodoto, n° 32, Milano, 1997, pp. 74-75.
6Rainer RIEMENSCHNEIDER (dir.). Images d’une Révolution. Paris, l’Harmattan, 1994, p. 706.
7 Ibid. p. 2.
8 Ibid. p. 706.
11
ter » que l’élève endosserait, ils renoncent à tout récit préconstruit. Renoncent-ils pour
autant à la version autorisée de l’histoire?
Autre évolution et acquis concernant les manuels d’histoire : le Ministère de l’Education
Nationale (M.E.N.) renonce au manuel unique et adopte le principe de la pluralité ce qui
a ouvert la voie à la compétition et poussé chaque maison d’édition à chercher à se rallier la meilleure équipe pour remporter le marché scolaire. Les didacticiens de l’histoire,
inspecteurs et universitaires, ont pris part à cette compétition. Certes, le M.E.N. garde le
contrôle en n’agréant que les manuels validés par sa commission d’experts, mais cette
commission elle-même connaît aujourd’hui des changements. Constituée jusqu’ici essentiellement d’inspecteurs, ayant des fonctions administratives au M.E.N., elle s’ouvre
désormais aux historiens marocains écartés depuis longtemps de tout ce qui touche à
l’histoire scolaire. Il reste à espérer les voir prendre part à l’élaboration des programmes
et à l’écriture des manuels.
Les principes et les référentiels invoqués
Si les Instructions officielles de 2002 se réfèrent pour la première fois à « la didactique
d’une discipline qui reflète le renouvellement épistémologique que connaît l’histoire savante dans son objet, ses outils et ses concepts structurants », appellent à « organiser la
connaissance historique de façon à ce que l’apprenant puisse la comprendre, l’acquérir
et l’utiliser dans de nouvelles situations », rappellent que l’histoire est une discipline qui
nécessite « le recours à la raison et la maîtrise des ressorts de la pensée historienne » et
soulignent qu’ il faut mettre l’accent « davantage sur le processus de production de la
connaissance historique que sur le produit de cette connaissance et favoriser l’autonomie de l’apprenant par l’acquisition des outils méthodologiques pour questionner l’histoire avec un esprit critique... » 9, la bibliographie du manuel sur l’histoire de la Méditerranée, hormis une référence à un ouvrage de didactique de l’histoire, est exclusivement
consacrée à la connaissance historique et non pas à sa démarche ou à sa didactique.
Que la pensée historienne devienne « matière » à enseigner, les derniers programmes
d’étude d’histoire au Maroc lui concèdent une place non négligeable ! Mais encore fautil avoir un modèle, un cadre théorique ou une conception de la pensée historienne sur
lesquels appuyer cet enseignement. Les récentes recherches en didactique de l’histoire,
qui prennent l’épistémologie de l’histoire comme guide, et qui auraient pu renforcer
cette option constructiviste, trouvent une place bien congrue dans la bibliographie de ce
manuel destiné à l’élève. Un guide du professeur aurait sans doute pu remédier à cette
carence.
Les compétences et les capacités visées
Conformément au curriculum de 2002 le manuel sur l’histoire de la Méditerranée se
démarque des manuels précédents par son renoncement à la pédagogie par objectifs
9Curriculum d’Histoire, de Géographie et d’Education à la citoyenneté, Rabat, MEN, 2002. (en ar be).
12
ATTADRISS Revue de la Faculté des Sciences de l’Education N°5 Nouvelle série 2013
Un manuel marocain dédié à l’histoire moderne de la Méditerranée
(P.P.O.), inspirée de taxonomies béhavioristes ayant la prétention de s’appliquer à différentes disciplines, et son recours à la logique interne de la discipline historique pour en
dégager les compétences et les capacités que l’élève doit acquérir :
- acquisition des concepts historiques ;
-aptitude à poser un problème à résoudre, à partir d’une situation historique, et à
sélectionner les informations pertinentes ;
-aptitude à contextualiser des sources, à les analyser et à les critiquer à partir
d’une question…
Toutefois, sans doute sous la contrainte du cahier des charges, le manuel en question
n’est pas allé au-delà de l’apport du curriculum de 2002 en la matière; il n’a pas proposé
de catégorisation aux compétences et aux capacités en matière d’enseignement d’histoire. De ce fait, le discours taxonomique de la P.P.O. y est resté prégnant et les dimensions
cognitive et méthodologique l’emportent largement sur la dimension axiologique.
Les stratégies d’enseignement-apprentissage
Allant dans le sens du curriculum de 2002, le manuel sur l’histoire de la Méditerranée
incite à la diversification des situations d’apprentissage, au recours à différents moyens
didactiques (écrits, iconographiques, sonores…), au centrage sur l’élève et sur le processus de construction de la connaissance historique.
S’il est certain que ce manuel traduit une ferme volonté de passer d’une pédagogie
transmissive à une pédagogie constructiviste, il demeure néanmoins que cette volonté ne
peut trouver son chemin vers la pratique en classe d’histoire, en l’absence d’un guide de
professeur illustrant les situations didactiques d’apprentissage. Cette lacune est d’autant
plus grave que les enseignants d’histoire sont, par leur formation même, peu préparés
à cette pratique constructiviste de la pensée historienne. Les enseignants sont engagés
principalement pour leur expertise dans le champ disciplinaire à enseigner. Mais lorsque
la pensée doit s’ajouter au contenu à enseigner et qu’une culture de la pensée doit être
développée ou améliorée chez l’enseignant, un tout nouveau champ d’expertise doit être
développé ou amélioré chez l’enseignant. L’absence de formation continue et de guide
de professeur n’est pas pour faciliter l’usage de ce type de manuel chez l’élève comme
chez le professeur.
Si le manuel sur l’histoire de la Méditerranée du XVe au XVIIIe s. partage avec les
autres manuels les acquis et les insuffisances de la réforme de 200210 c’est sur le plan
des contenus que réside sans doute son originalité.
10Mostafa HASSANI IDRISSI, « Pour une autre réforme de l’enseignement de l’histoire au Maroc »,
Diversité canadienne, vol. 7, no 1, 2009, pp. 37-41.
13
La portée du manuel sur le plan des contenus
Précisons tout d’abord que ce n’est pas l’unique manuel qui aborde l’histoire de la
Méditerranée, celle-ci a toujours été présente dans les programmes d’histoire mais de
façon inégale et jamais comme entité structurant le programme d’histoire de toute une
année scolaire. La réhabilitation de l’histoire de l’antiquité au 1er cycle et l’adoption de
l’échelle méditerranéenne au second cycle n’ont-elles pas pour visées de bâtir des ponts
entre les rives nord et sud de la Méditerranée de façon à ce que l’Europe ne paraisse ni
lointaine ni étrangère ?
Questions relatives au temps
Les « Temps Modernes » arabo-musulmans commencent, dans les manuels scolaires
marocains, soit avec la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453 soit avec la
chute de Grenade en 1492, et s’achèvent avec l’Expédition napoléonienne d’Egypte en
1798. Comme pour l’Antiquité ou le Moyen Age, les manuels, anciens ou actuels, ne
jugent pas utile de faire réfléchir les élèves sur le sens de cette période. Une exception à
cette règle : le manuel, à l’étude, se fixe au départ, comme objectif, d’initier les élèves
au concept de périodisation historique. L’objet d’étude étant « Les transformations générales du monde méditerranéen et la construction de la modernité du XVe au XVIIIe
siècle », le manuel en question propose à partir de deux lignes du temps deux périodisations :
-Une périodisation européenne où figure le Moyen Age de la chute de Rome, en
476, à la découverte de l’Amérique en 1492. Entre les deux dates une césure
imprécise se situant au milieu du 11e siècle séparant la période féodale, période
de repli, de la période d’éveil de l’Europe occidentale. Figure également la période moderne, (celle de la marche de l’Europe vers la modernité) jusqu’à 1789
et la période contemporaine (celle de la domination du monde par l’Europe).
-Une périodisation islamique constituée des mêmes périodes mais avec des bornes différentes et des sous-périodes aux sens différents. Le Moyen Age débute
avec l’hégire en 622 et s’étend jusqu’à la chute de Grenade en 1492. La fin du
XIe siècle correspondant au début des Croisades est définie comme une césure
entre une période d’expansion et de prospérité de la civilisation islamique et
une période où commence le repli du monde islamique. La période moderne
s’étend jusqu’à l’expédition napoléonienne en Egypte en 1798. Cette période
est également subdivisée en un XVIe siècle caractérisée à la fois par l’expansion ottomane et par les débuts d’intervention européenne. La période contemporaine voit la soumission du monde islamique à l’impérialisme européen.
A partir de ces deux périodisations l’élève est convié, entre autres activités, à localiser
la période à étudier et à décrire le sens de l’évolution historique qui caractérise l’Europe
occidentale d’une part et le monde islamique d’autre part. L’objectif étant de dégager
deux étapes majeures dans les rapports entre les deux rives de la Méditerranée : l’équilibre, puis le déséquilibre.
14
ATTADRISS Revue de la Faculté des Sciences de l’Education N°5 Nouvelle série 2013
Un manuel marocain dédié à l’histoire moderne de la Méditerranée
Questions relatives à l’espace
Alors que dans les manuels de la première et de la deuxième génération11 l’histoire de
L’Islam ou de l’Europe était appréhendée suivant un ordre chronologique, dans ceux de
la troisième génération 12 l’approche est devenue plus structurale en adoptant comme
échelle d’observation l’aire méditerranéenne et comme problématique «les transformations générales du monde méditerranéen et la construction de la modernité du XVe au
XVIIIe siècle» .
Dans le curriculum de 2002 il y a une sollicitation progressive des échelles, allant du local au mondial en passant par le national et le macrorégional. Il y a également une diversification des échelles spatiales permettant de faire jouer l’interaction entre soi et l’autre
et approfondir ainsi la fonction identitaire de l’histoire scolaire. Il y a enfin un traitement
de l’espace comme centre et comme extension (l’exemple du monde méditerranéen)13.
Le curriculum de 2002 traite les différentes échelles (locale, nationale, macrorégionale
et mondiale), non pas de façon synchronique, afin de saisir les interactions que les unes
peuvent avoir sur les autres, mais de façon chronologique (essentiellement locale au
primaire, nationale au collège et macrorégionale au lycée). En outre, malgré la diversité des échelles spatiales qu’il a adoptées, ce curriculum n’a pas embrassé pour autant
l’approche d’une histoire mondiale, celle d’une histoire globale de l’humanité. Enfin,
le dictionnaire géohistorique dont il use pour définir et nommer les entités historiques
étudiées est peu novateur alors que les apports récents des historiens en matière de
conceptualisation de l’espace historique ne sont pas négligeables.
L’adoption de l’échelle méditerranéenne permet d’élargir le champ d’étude dans le
temps et dans l’espace et permet ainsi d’aborder l’histoire des autres ou d’inscrire l’histoire de soi dans un «nous» élargi.
Dans les anciens programmes et manuels d’histoire tout comme dans ceux du premier
cycle de l’enseignement secondaire, l’histoire du Maroc était séparée du reste du Maghreb et celle du Maghreb séparée de celle du Machrek et toutes ces entités étaient
séparées de l’Europe sauf en situation de contact souvent conflictuel comme les temps
des croisades ou l’ère de l’impérialisme.
Questions relatives à la société
ans l’un des anciens manuels qui traitent de cette période, une comparaison est étaD
blie entre pays européens et pays musulmans. L’élève était convié à saisir l’écart qui
s’était creusé dans les domaines économique, politique et scientifique, entre les pays
européens qui se « hâtaient dans la voie du progrès scientifique et économique » et les
11 Ceux de 1973 à 1987 et de 1987 à 2002.
12 Ceux depuis 2002.
13Nicole Tutiaux-Guillon, Khadija Wahmi et Luigi Cajani, sous la présidence de Mostafa Hassani Idri si, « Un débat croisé sur la Méditerranée dans l’enseignement de l’histoire », Le Cartable de Clio, N°
5, 2005, p. 28-43
15
pays musulmans où « la mentalité d’ankylose et de conservatisme empêchait tout changement et toute innovation » :
-«Dans le domaine économique, il n’y a eu, depuis Ibn Khaldoun, aucune innovation dans la pensée économique et l’horizon des préoccupations de l’Etat
resta limité à l’agriculture et aux impôts alors que les Etats européens passaient
du régime féodal au capitalisme commercial et à la révolution industrielle.
-Dans le domaine politique, les structures médiévales héritées du califat abbasside prédominaient et il n’y a eu aucune innovation dans la pensée politique et
les institutions publiques alors que les Etats européens se frayaient un chemin
vers la démocratie et les régimes constitutionnels.
-Dans le domaine scientifique, il y a eu un arrêt de la recherche et de l’Ijtihad chez les Musulmans alors que l’Europe s’était lancée dans les découvertes
scientifiques à côté des grandes découvertes géographiques»14.
Aujourd’hui comme hier, mais de façon insistante, le manuel consacré à l’histoire moderne de la Méditerranée interroge cette période pour identifier un mauvais génie responsable du déclin et du « retard » pris par l’Islam sur l’Europe. A l’instar de Bernard
Lewis, les auteurs marocains se demandent « Que s’est-il passé ? ».
Pour répondre à cette question deux modules structurent l’ouvrage :
-«Décalage dans les transformations du monde méditerranéen aux XVe et XVIe
siècles et maintien de l’équilibre entre l’Europe occidentale et le monde musulman. Le manuel examine l’évolution générale de l’Europe occidentale d’une
part et celle du monde musulman d’autre part afin de faire ressortir le décalage
entre les deux dans leur marche vers la modernité. Un intérêt particulier est
accordé à la dimension culturelle dans ce premier module qui se termine par un
exercice invitant l’élève à comparer certains aspects intellectuels et artistiques
du monde musulman avec d’autres de l’Europe occidentale pour en dégager les
écarts15.
-Évolution du monde méditerranéen aux XVIIe et XVIIIe siècles et déséquilibre
entre l’Europe occidentale, qui a persévéré dans sa marche pour consolider la
modernité, et le monde musulman, qui a subi les pressions européennes et n’a
pas réussi, par ses réformes limitées à échapper à la domination européenne»16.
Si dans le premier module l’élève est souvent sollicité à comparer l’évolution au
nord et au sud de la Méditerranée, dans ce second module c’est à l’explication
que l’élève est fréquemment invité : explication des conditions politiques et
14L’histoire du Monde moderne, 4e Année Secondaire, Casablanca, Dar an-Nachr al-Maghribiyya, 5e
édition, 1976, p. 87-88.
15 Fi Rihab Attarikh, op. cit. p. 104.
16 2e cycle, Génération 3, 1e année p. 16.
16
ATTADRISS Revue de la Faculté des Sciences de l’Education N°5 Nouvelle série 2013
Un manuel marocain dédié à l’histoire moderne de la Méditerranée
militaires du monde musulman au XVIIe et XVIIIes.17, explication de quelques
pressions européennes exercées sur le monde musulman18 et explication des
limites des tentatives de réformes menées ici et là dans le monde musulman19.
C’est dans la conclusion de l’ouvrage que l’élève est mis en situation d’apprentissage
pour tenter d’expliquer le déséquilibre dans le monde méditerranéen et le début de l’hégémonie européenne20.
Le « retard » 21 pris sur l’Europe par le monde musulman est imputé à de multiples facteurs internes et externes d’ordre politique, socio-économique, intellectuel et technique
en plus des facteurs écologiques (catastrophes naturelles et épidémies) que l’élève est
convié à illustrer à partir de ce qu’il a étudié dans les leçons précédentes. Pour l’aider
d’autres documents lui sont proposés. Ces documents mettent l’accent sur quatre facteurs : le fait de s’être détourné de la mer à un moment où l’Europe a commencé à la
contrôler, le recours tardif à l’imprimerie, l’inflation monétaire et le fait que les réformes menées ont revêtu un caractère officiel n’ayant pas obtenu une adhésion sociale
suffisante pour assurer leur succès.
Conclusion
Dans l’historiographie scolaire marocaine, l’originalité du manuel Fi Rihab Attarikh, de
la première année de l’enseignement secondaire qualifiant est double. Elle l’est dans ses
modes d’apprentissage, par l’exercice à la pensée historienne, comme elle l’est dans ses
contenus, par l’adoption de l’échelle méditerranéenne.
Il y a là incontestablement une volonté d’innover de la part des concepteurs du curriculum de 2002 et des amendements qui lui furent apportés ultérieurement pour le secondaire qualifiant. La réforme et ses amendements élaborés dans le contexte des attentats
terroristes du 11 septembre 2001 à New York et ceux du 16 mai 2003 à Casablanca n’ont
pas manqué de se soucier d’inscrire la rencontre de l’autre à travers la rencontre de l’histoire sous les auspices du dialogue interculturel. La refonte des programmes, qui adoptent la Méditerranée comme échelle dans une classe d’histoire, et l’exercice à la pensée
historienne comme compétence à développer au cours des différents cycles scolaires,
constituent sans doute une double démarche pour se prémunir contre l’ethnocentrisme.
L’adoption de l’aire méditerranéenne vise à élargir le champ d’étude dans le temps et
dans l’espace permettant ainsi d’aborder l’histoire des autres (il s’agit ici de l’Europe
occidentale plus particulièrement) tout en inscrivant l’histoire de soi dans un « nous »
élargi, l’Islam méditerranéen plus spécifiquement. Quant à l’orientation vers l’exercice
à la pensée historienne, qui recèle des vertus de dialogue et de compréhension découlant
17 Fi Rihab Attarikh, op. cit. p. 154, 159-162
18 Fi Rihab Attarikh, op. cit. p. 169-170.
19 Fi Rihab Attarikh, op. cit. p. 182.
20 Fi Rihab Attarikh, op. cit. p. 193.
21Précisons que ce terme n’est jamais utilisé dans le manuel étudié. Les auteurs parlent toujours
d’ « écart » de « décalage »… mais jamais de « retard ».
17
de l’empathie, de la relativité et de la décentration, elle vise à développer chez l’élève
non seulement l’autonomie et l’esprit critique, mais également la compréhension de
l’autre et sa reconnaissance dans sa différence.
Bibliographie
CAJANI, L. (2002), Combat pour l’histoire mondiale : un projet pour l’école italienne, Le
Cartable de Clio, n°2, pp. 97-113.
HASSANI IDRISSI, M.
- (2001). « A l’heure de la réforme, quelles fonctions éducatives pour l’histoire ? », Libération, 1er Mai. Paru dans la revue Attadriss Rabat, Faculté des Sciences de l’Education,
Nouvelle série n°3, 2005, pp. 43-48.
- (2002). « Le manuel d’histoire entre savoir savant et savoir enseigné », Libération, 25
Avril 1996. La version arabe de l’article dans Attadriss Rabat, Faculté des Sciences de
l’Education, Nouvelle série, n° 1 2002, pp. 65-68.
- (2005). Pensée historienne et apprentissage de l’histoire. Paris, L’Harmattan.
- (2005)Avec TUTIAUX-GUILLON, N., WAHMI, K., et CAJANI, L., « Un débat croisé
sur la Méditerranée dans l’enseignement de l’histoire », Compte rendu de la table ronde
organisée lors de la première édition des Rendez-vous de l’Histoire de Rabat, 10-13 mars
2005, Cartable de Clio n° 5, pp. 28-43.
- (2006). « La didactique de l’histoire au Maroc : genèse d’une discipline éducative », Historiens et Géographes, n° 396, pp. 235-242.
- (2009). « Pour une autre réforme de l’enseignement de l’histoire au Maroc », Diversité
canadienne, vol. 7, no 1 (hiver 2009), pp. 37-41.
HEIMBERG, Ch. (2007). Histoire, historiographie, histoire enseignée, [avec Maria Vassallo]
Insegnare storia. Riflessioni e spuniti di lavoro nella formazione iniziale degli insegnanti,
Turin, Libreria Stampatori,p. 25-81.
LAVILLE, Ch. (1984). « Le manuel d’histoire : pour en finir avec la version de l’équipe
gagnante », dans MONIOT, H. (dir.). Enseigner l’histoire, des manuels à la mémoire, Peter
Lang, 1984, pp. 77-91.
MONIOT, H. (1993). Didactique de l’histoire. Nathan.
PROST, A. (2000). « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », Vingtième siècle. Revue
d’histoire numéro 65, pp. 3-12.
RIEMENSCHNEIDER, R. (dir.). Images d’une Révolution. Paris, l’Harmattan, 1994
WAHMI, Kh. Essai d’élaboration d’un modèle didactique en histoire. Casablanca, Matbaât
Dar Al Karaouiyine, (en arabe) 2002,
18
ATTADRISS Revue de la Faculté des Sciences de l’Education N°5 Nouvelle série 2013