les jeunes et l`exclusion
Transcription
les jeunes et l`exclusion
JUIN 2005 DIAGONALES DIAGONALES LES JEUNES ET L’EXCLUSION Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité 9, avenue René Coty - 75014 Paris - Tél. : 01 58 40 31 40 DIAGONALES - N°2 LES JEUNES ET L’EXCLUSION 005 Juin 2 N°2 - LES JEUNES ET L’EXCLUSION Charles Milhaud, président. ité ses lidar a so s cais n l e r d u o datio ionale ne p e nat 01, la Fon son parg s E is ’ a d t la C ses ril 20 pulsion de les Cais gne e ue en av r n a o p i t E s l’im ’ ntre iq onda ses d tilité publ mène, sou lutte co e, à la is a La F C u âg d’ de les rité rand isme. ions e par reconnue r la solida g t é c u é a r C , s u s a ttr rgne des ne po lhaud, de ment liée ions d’ille d’épa s d’Eparg t i s mo e l a e M o u s t s i i ’ s s e d e le Caiss nt Char dance et ore à des iversité d ial, e c n d i n e s e a d p é o-soc à pr ic e dé dicap ou ise par l d d é s m e e lar grâc ire et form e, au han singu anita services i s e d r s a l u ma tion secte ts et et onda tif du lissemen a r it et m r La F vention. c o ç lu b n a n u t o r é no elle c irs po d’inte eur à but au de 61 ions, me “Savo s t e u a l s r c é n r Opé urs. s ex ain, com e. ère u orate tre le r évalu s elle g 00 collab lutte con ns de ter ttrisme. le t 0 la l’ille actio nne e ses 2 direct de e des tte contre s sélectio . m r ê u Acte re elle-m re de lu lle le gide nts, e ns sous é iè uv t a a v œ o m n n e o n jets in ndati ir”, e réuss ur de pro usieurs fo ce pl Finan rite enfin b Elle a SOMMAIRE p04 Introduction p54 Didier Tabuteau, directeur général de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité p14 Le regard d’un photographe p58 Samuel Bollendorff, photographe à l’Oeil Public p19 La santé des jeunes exclus, d’une région à l’autre Annick Deveau, directrice adjointe du pôle social de la DRASS Ile-de-France Intervention Les jeunes et les discriminations Louis Schweitzer, président de la Haute Autorité pour la Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité Trois tables rondes p22 Table ronde 1 LES JEUNES ET L’ÉCOLE p64 Table ronde 3 LES JEUNES ET LES DISCRIMINATIONS p24 Les éléments de compréhension de l’échec scolaire et l’opération d’intérêt général “Savoirs pour réussir” Alain Bentolila, vice-président de la Fondation, professeur de linguistique à l’Université de Paris-V Sorbonne p66 Les jeunes et l’argent, présentation des résultats de l’Observatoire Caisse d’Epargne 2005 Alain Tourdjman, directeur des études à la Caisse Nationale des Caisses d’Epargne p30 Une expérience de terrain Kheira Mallion, principale du collège Barnave à Saint-Egrève dans l’agglomération de Grenoble p72 La nouvelle équation sociale Martin Hirsch, président d’Emmaüs p76 p34 Etre jeune et exclu, qu’est-ce que cela veut dire ? Hugues Lenoir, sociologue et professeur à l’Université de Nanterre et intervenant à l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme Solidarité Mode Valérie Toranian, directrice de la rédaction du magazine Elle et directrice générale de la Fondation Elle Samira Cadasse, vice-présidente de “Ni putes, ni soumises” p80 p40 Les liens indispensables à reconstruire entre les jeunes, les familles, l’école, les acteurs de la cité Jean-Marie Petitclerc, prêtre-éducateur, directeur de l’association Valdocco, chargé de mission au Conseil général des Yvelines Les difficultés d’insertion économiques et sociales des jeunes Yveline Patault, adjointe au maire de Valenciennes et présidente fondatrice d’AGEVAL p84 Conclusion Didier Tabuteau, directeur général de la Fondation p48 Table ronde 2 LES JEUNES ET LA SANTÉ p50 Formes actuelles de l’exclusion et comportements pathogènes Edouard Zarifian, professeur émérite de psychiatrie et de psychologie médicale à l’Université de Caen 2 3 Trois enjeux : l’éducation, la santé et les discriminations Mesdames, Messieurs, chers amis, ’est la seconde fois que nous sommes réunis ici et que j’ai le plaisir de vous accueillir au nom de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité pour une nouvelle édition de ses rencontres, les “Diagonales”. Je voudrais tout d’abord au nom de Charles Milhaud vous présenter ses excuses et vous exprimer ses regrets de ne pouvoir vous souhaiter la bienvenue dans cet amphithéâtre des Caisses d’Epargne. Charles Milhaud, président du Groupe Caisse d’Epargne mais aussi de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité, devait être parmi nous aujourd’hui mais des obligations professionnelles impérieuses l’en empêchent. Il m’a chargé de vous remercier de participer à ces rencontres et de vous dire combien il sera attentif aux fruits de vos travaux. C Les “Diagonales” deux fois par an Comme vous le savez, deux fois par an, la Fondation souhaite offrir aux professionnels, aux associations, à tous les acteurs du secteur sanitaire et médico-social et à ceux de la lutte contre l’exclusion sociale, un lieu et un moment pour échanger les expériences, croiser les regards, confronter les idées. Les “Diagonales” de décembre sont consacrées à la santé et au médico-social, et c’est ainsi que nous avons pu débattre le 13 décembre dernier, des convergences pouvant exister entre la prise en charge des dépendances, des handicaps et des maladies. La Fondation a d’ailleurs le plaisir de mettre à votre disposition aujourd’hui les actes de cette journée. Les “Diagonales” de juin porteront chaque année sur les questions d’exclusion sociale. Pour leur première édition, nous avons voulu que ces rencontres permettent d’aborder la question cruciale de l’exclusion chez les jeunes. Quel défi plus grave une société peut-elle avoir à relever que celui de la difficulté de ses enfants à trouver leur place en son sein ? Et pourtant, nous savons que les jeunes sont, dans un contexte économique difficile, dans une société inquiète, dans un univers changeant, particulièrement handicapés ou déstabilisés au moment de rentrer dans l’âge adulte, de trouver un emploi, de dessiner leurs lignes de vie. L’éducation, la santé et les discriminations Nous avons souhaité organiser ce débat autour de trois thèmes : l’éducation, la santé et les discriminations. Et je voudrais remercier chacun des intervenants qui ont accepté, malgré des emplois du temps particulièrement chargés en cette période de l’année, de consacrer de précieuses heures à ces rencontres et de nous permettre de découvrir ou d’approfondir, et dans tous les cas, de mieux comprendre leur vision, leurs analyses et leurs solutions. Didier Tabuteau Directeur général de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité 4 L’approche que nous souhaitons privilégier dans les “Diagonales”, est comme leur nom l’indique ou plutôt le sous-tend, une démarche transversale, pluridisciplinaire, permettant à des acteurs et des analystes de confronter leurs points de vue et de mettre en perspective les difficultés auxquelles ils sont confrontés mais aussi les valeurs dont ils sont porteurs. 5 Un sondage exclusif sur les jeunes et l’exclusion “... Pour 43 % des personnes interrogées, la difficulté à lire et écrire est la principale caractéristique de l’exclusion concernant les jeunes et 68 % considèrent que l’illettrisme est assez ou très répandu chez les jeunes...” Pour connaître le regard de l’opinion publique sur ces questions, un sondage a été réalisé par l’IFOP. Il est publié aujourd’hui. Il montre que pour le public ainsi interrogé, les catégories au sein desquelles l’exclusion est la plus répandue sont les personnes issues de l’immigration, celles qui sont sans domicile fixe, mais aussi les personnes handicapées et les demandeurs d’emploi. A cet égard, la reconnaissance du handicap comme une cause majeure d’exclusion témoigne d’une prise de conscience de la diversité des sources d’exclusion et d’exigences nouvelles en matière de solidarité. Je dois dire que pour nous, à la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité, c’est un encouragement à poursuivre dans la voie que nous nous sommes fixée de lutter à la fois contre les dépendances liées à l’âge, au handicap ou à la maladie et contre les causes de l’exclusion sociale. Concernant plus particulièrement les jeunes, on peut noter qu’ils apparaissent comme une catégorie sociale dans laquelle l’exclusion est répandue pour 31 % des sondés, proportion comparable à celle des personnes âgées (34 %). De plus, pour 43 % des personnes interrogées, la difficulté à lire et écrire est la principale caractéristique de l’exclusion concernant les jeunes et 68 % considèrent que l’illettrisme est assez ou très répandu chez les jeunes. L’opinion publique a, hélas, raison et la première table ronde de cette matinée devrait nous apporter quelques clés de compréhension. Alain Bentolila, professeur de linguistique à l’Université de Paris-V et vice-président de la Fondation, aura l’occasion de revenir sur l’opération d’intérêt général “Savoirs pour réussir” conçue et mise en place par la Fondation pour agir dans ce domaine. La deuxième table ronde qui sera consacrée à la santé des jeunes peut également bénéficier de l’éclairage de ce sondage. Les difficultés dans l’accès aux soins pour les jeunes en situation d’exclusion résultent d’abord, pour 53 % des personnes interrogées, des carences en matière d’information pour ces jeunes sur leurs droits en matière de santé. Mais elles tiennent aussi pour 43 % des sondés à l’incapacité dans laquelle ils peuvent se trouver de savoir où et qui consulter. Ainsi les problèmes d’information, de connaissance, d’orientation dans le système de santé sont perçus comme prioritaires pour la mise en oeuvre du droit à la protection de la santé. La troisième question posée, celle des discriminations, nous a également paru essentielle. Chacun peut, en effet, mesurer l’importance des discriminations dont peuvent être victimes les jeunes dans l’accès à l’emploi, dans l’accès au logement, dans l’accès aux loisirs et en fin de compte dans l’accès à une vie “normale”. 6 Comment oublier que les jeunes adultes payent le plus lourd tribut au chômage avec un taux deux fois supérieur à la moyenne de la population, plus de 20 % ? À noter que dans le sondage réalisé pour les “Diagonales”, ressort clairement le lien, pour l’opinion publique, entre l’illettrisme et la difficulté à trouver un emploi. Ce barrage à l’emploi est considéré par 48 % des personnes comme l’effet le plus handicapant de l’illettrisme, bien avant la difficulté à se faire comprendre ou à comprendre les autres (32 %), le sentiment de gêne ou honte qui peut en résulter (32 %) ou la difficulté à entrer en relation avec un service administratif (29 %). Et signe irréfutable des difficultés d’insertion des jeunes dans la société, les 15/24 ans sont directement touchés par les nouvelles formes de pauvreté. Celles-ci, liées à la montée du chômage, notamment pour les jeunes sans qualification, et à des transformations sociales et familiales, expliquent que les moins de 18 ans et les 18/29 ans représentent entre 7 et 8 % des nouveaux pauvres. Nos travaux sur les discriminations bénéficieront de l’une des premières interventions de Louis Schweitzer, en sa qualité de président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et en faveur de l’égalité. Permettez-moi de le remercier tout particulièrement d’avoir accepté de clôturer la matinée de cette journée de travail. Nous sommes sensibles à l’honneur qu’il nous fait en participant aux “Diagonales” de la Fondation. La Haute Autorité a pour mission – selon les termes du président de la République – de “défendre la cohésion de la Nation et d’affirmer les droits égaux de toute personne sans distinction dans le domaine de l’emploi, du logement ou dans la vie sociale en général.” Les perspectives ouvertes par son président serviront de rampe de lancement à l’aprèsmidi de travail qui portera sur ce thème. Une Fondation engagée dans la lutte contre les dépendances et l’exclusion Education, santé, handicap, emploi, logement, autant de thèmes qui intéressent directement l’action de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité. La mission de la Fondation est en effet de lutter contre toutes les formes de dépendance et nous avons choisi d’en donner une acception large. Notre premier axe d’action est la lutte contre les pertes d’autonomie liées à l’âge, au handicap ou à la maladie. La Fondation soutient des projets développés par des associations, des centres de recherche, des organismes professionnels ou des acteurs sociaux. A titre d’exemple, nous avons récemment signé des conventions de partenariat avec la Fédération nationale des centres Pact-Arim pour l’aménagement du logement favorisant le retour à domicile de personnes sortant d’hospitalisation, avec le CEA et le réseau A.P.P.R.O.C.H.E. pour développer de la robotique de kinésithérapie ou avec la Confédération de l’artisanat et petites entreprises du bâtiment (CAPEB) pour soutenir des actions de sensibilisation et de formation des artisans aux problématiques du handicap et de la dépendance. Enfin, nous finançons des projets portés par des associations qui interviennent directement auprès des personnes âgées, handicapées ou malades. 7 La Fondation est également un acteur engagé du secteur sanitaire et médico-social. Elle est, d’ores et déjà, le premier réseau à but non lucratif de maisons pour personnes âgées dépendantes, et la quatrième fondation reconnue d’utilité publique par le nombre de ses collaborateurs. Aujourd’hui, grâce à l’engagement de ses 2 000 salariés, elle accompagne près de 4 000 personnes et elle envisage à l’horizon 2007-2008 de pouvoir en accueillir 7 000 à 8 000. Elle développe également des établissements pour personnes handicapées et gère trois établissements de santé dont l’hôpital de Dinard. “... La prise en charge assurée dans le cadre de “Savoirs pour réussir” vise également à traiter les difficultés sociales qui, chacun le sait, accompagnent très souvent l’illettrisme...” Notre deuxième axe d’action est la lutte contre l’exclusion sociale. Au cœur de nos interventions, les problèmes d’illettrisme. La Fondation a conçu, mis au point et développé l’opération d’intérêt général que nous avons appelée “Savoirs pour réussir”. Il s’agit de permettre aux jeunes de 18 à 25 ans, détectés en situation d’illettrisme notamment lors des journées d’appel à la Défense nationale, d’être accompagnés dans une démarche leur permettant de reprendre contact avec la lecture, l’écriture, le calcul. Un protocole a été signé en 2003 avec les ministères de l’Education nationale, de la Défense et des Affaires sociales mais aussi avec les missions locales et l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme. La reconduction de cette convention est en cours de signature et le dispositif devrait s’étendre progressivement, au cours des prochaines années, à l’ensemble du territoire national. Le dispositif ainsi organisé se déploie grâce à l’engagement de tous les partenaires régionaux, publics et privés, au premier rang desquels figurent les Caisses d’épargne. L’opération est déjà engagée sur le site pilote de Marseille qui accueille une centaine de jeunes pour un parcours de réacquisition des compétences de base et d’autres sites ont ouvert depuis le début de l’année, au Havre, à Reims et à Chambéry. De nouveaux sites devraient voir le jour prochainement, notamment en Aquitaine et en Provence-AlpesCôte-d’Azur. La prise en charge assurée dans le cadre de “Savoirs pour réussir” vise également à traiter les difficultés sociales qui, chacun le sait, accompagnent très souvent l’illettrisme. C’est pourquoi, tout au long de leur parcours, les jeunes bénéficient d’un accompagnement individuel de manière à résoudre les difficultés de logement, de santé ou les problèmes familiaux qu’ils peuvent connaître. Et bien évidemment l’ambition est, lorsque le jeune a décidé de s’engager fermement dans un processus de réapprentissage des savoirs fondamentaux, de lui permettre d’y parvenir mais aussi d’acquérir une formation qualifiante et de le suivre jusqu’à l’entrée dans la vie professionnelle. 8 Nous avons aujourd’hui le projet, j’oserais même dire l’ambition, de développer au cours des prochaines années notre action de lutte contre l’exclusion sociale dans d’autres domaines que l’illettrisme. Nous y réfléchissons. Inutile de vous dire combien nous serons attentifs à toutes les propositions, à toutes les interrogations, qui s’exprimeront au cours de cette journée. Un pôle de recherche et développement social La Fondation est aujourd’hui engagée dans une nouvelle étape de son développement. Par la portée de ses opérations d’intérêt général, le déploiement de “Savoirs pour réussir”, l’expansion de son réseau d’établissements et services, l’enrichissement de ses partenariats, elle doit être toujours plus présente, plus active, plus efficace aux côtés des personnes les plus fragilisées par la vie. Dans ce cadre, les “Diagonales” nous tiennent particulièrement à cœur. En tant que fondation d’utilité publique, il est dans notre vocation d’apporter notre pierre à la construction d’une société plus solidaire, et pour ce faire de favoriser les échanges entre les différents partenaires de la solidarité. Ces rencontres voudraient devenir au fil des années un creuset offert aux différents acteurs du secteur pour confronter leurs expériences, leurs pratiques et leurs savoirs. La transversalité est toujours féconde. Elle est toujours source d’innovation, elle doit aussi être source de tolérance et de respect mutuel. Mais les “Diagonales” de la Fondation peuvent aussi contribuer au débat public sur les défis sanitaires, médico-sociaux et sociaux auxquels notre société est confrontée. Puissions-nous aider à rapprocher acteurs sociaux et acteurs économiques, acteurs privés et acteurs publics, acteurs de la santé et acteurs du social. Pourquoi ne pourrions-nous pas ensemble identifier de nouveaux points d’appui pour la lutte contre les dépendances, les discriminations et en fin de compte l’exclusion ? Et peutêtre même contribuer à l’émergence de nouvelles politiques publiques. Devenir en quelque sorte un pôle de “recherche et de développement social” pour adapter à nos problématiques une expression forgée dans le monde économique. Croyez bien en tous cas que la Fondation ne ménagera pas ses efforts pour participer, à sa place et à son échelle bien sûr, et avec le soutien de l’ensemble du Groupe Caisse d’Epargne, à ce mouvement. Puissent les “Diagonales” illustrer le propos de l’écrivain Italo Calvino dans Le Baron perché que je vous livre ici : “Il comprit que les associations renforcent l’homme, mettent en relief les dons de chacun et donnent une joie qu’on éprouve rarement à vivre pour son propre compte : celle de constater qu’il existe nombre de braves gens, honnêtes et capables, tout à fait dignes de confiance. Lorsqu’on ne vit que pour soi, on voit le plus souvent les gens sous leur autre face, celle qui nous force à tenir constamment la main sur la garde de notre épée.” Puisque nous sommes réunis aujourd’hui, et je vous remercie encore de nous faire l’amitié de consacrer votre journée à ces travaux sur l’exclusion, fixons-nous pour seul projet, mais quel projet, de regarder notre société comme le suggère Italo Calvino, de regarder chacun de ses membres sous la “face” qui fait de lui un autre mais aussi un proche, un membre de notre communauté humaine, pour qu’il ne soit jamais un exclu. Je vous souhaite d’excellentes “Diagonales” et vous remercie de votre attention. 9 pour 51% d’entre elles. Il faut souligner qu’au terme de l’année internationale du handicap et des campagnes de sensibilisation, le handicap est reconnu comme une des causes premières de l’exclusion. Par ailleurs, l’exclusion paraît répandue, pour 30 % des personnes interrogées, chez les 18/24 ans et pour 13% seulement chez les moins de 18 ans. Toutefois, parmi les personnes interrogées par l’IFOP, pour les 50/64 ans - c’est-àdire les parents - 36 % d’entre eux contre 31 % en moyenne, perçoivent davantage l’exclusion des 18/24 ans et, les plus de 65 ans - c’est à dire les grands-parents - sont les plus attentifs à l’exclusion que connaissent les moins de 18 ans (21 % contre 13 % auprès de l’ensemble). Quels sont les principaux facteurs d’exclusion chez les jeunes ? Les difficultés à lire et à écrire pour 43 % des personnes interrogées, le manque de soutien familial pour 44 %, la durée de la recherche d’emploi pour 43% : tels sont les trois facteurs principaux identifiés par le grand public qui caractérisent les jeunes en situation d’exclusion. La perception des jeunes sur eux-mêmes diffère sensiblement. Pour les 15/24 ans, leur exclusion se caractérise d’abord par les difficultés à s’exprimer dans la langue du pays (43 % contre 33 % en moyenne), puis par la maladie physique ou psychologique (37 % contre 27 %), par les discriminations (34 % contre 24 %) et enfin par l’absence de cercle amical (24 % contre 17 %). Une du journal Metro le 20 juin 2005, les résultats du sondage exclusif IFOP A l’occasion des “Diagonales” de juin 2005 sur le thème “Les jeunes et l’exclusion”, un sondage IFOP a été réalisé sur le regard que le grand public porte sur cette réalité sociale. Qui est le plus concerné en France par l’exclusion ? Premier facteur d’exclusion, l’illettrisme est également perçu par une forte majorité de personnes (68 %) comme un phénomène répandu chez les jeunes. L’intensité de la perception de ce phénomène croît d’ailleurs en fonction des générations, 43 % sont de cet avis chez les 15/24 ans, 64% chez les 25/34 ans et 75 % chez les 35 ans et plus. Quant à la principale conséquence de l’illettrisme, elle est d’ordre économique. Le public considère qu’il nuit d’abord gravement à l’insertion professionnelle. La corrélation illettrisme et difficulté à trouver un emploi est immédiate pour 48 % des personnes interrogées et plus fortement encore pour 51 % des 15/24 ans, suivi tout de suite après pour 42 % d’entre eux par le sentiment de gêne et de honte que l’illettrisme provoque. • Seules 11 % des personnes interrogées identifient les difficultés d’accès aux soins comme l’une des caractéristiques essentielles de l’exclusion des jeunes. En revanche, ces difficultés de l’accès aux soins apparaissent d’abord liées à l’information sur les droits pour 53 % du public, puis à la capacité à savoir où et qui consulter en cas de besoin. Les 15/24 ans partagent le même avis. Pour le grand public, l’exclusion touche en premier lieu les personnes d’origine étrangère ou issues de l’immigration (58%), les 15/24 ans sont 75% à le penser. Viennent ensuite dans l’ordre des catégories considérées comme touchées par l’exclusion, les personnes sans domicile fixe pour 54% des personnes interrogées et les personnes handicapées • Aujourd’hui, le handicap est identifié comme un facteur d’exclusion sociale et l’illettrisme comme premier facteur de cette exclusion chez les jeunes de 15/24 ans. Cette double reconnaissance par le grand public, légitime pleinement la vocation de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité dans ses actions contre toutes les formes d’exclusion et dans son choix en faveur de la lutte contre l’illettrisme. 10 11 la pour e n g , aux Epar es d’ ersitaires iser s s i a v ir cro tion C x uni onda nnels, au n, de ven ncepts F a l ssio datio ter les co ” de ales aux profe de la Fon n on o g confr Dia res ent , i “ s s a o e n s p c e ur. rt ro Le en secte rité p et aux pa s expéri juin a u d i d l is de so ux r le ns o e e j o i m n g t n e a u i a a c s n au sion asso ards, éch battre de essio ur s s e s e n g é : une ciale et u au secte les re lités et d r an a a es é p r n so s x au foi lusio relativ c x x s u e e ’ l u de atiqu es à nt lie tiques lié des thém o s Elle éma bre sur es th sur d e décem o-social. d ic mois e et méd ir a it san 12 13 Le regard d’un photographe > Pour commencer cette journée, nous avons pensé donner la parole à ces jeunes que l’on dit exclus. Jacky Durand, journaliste à Libération et Samuel Bollendorff, photographe, ont filmé ces jeunes, pendant cinq mois, dans la cité de la Grande-Borne, à Grigny dans l’Essonne. Ils ont rapporté des témoignages très instructifs, troublants, touchants. Témoignages, qui sont repris chaque semaine, dans le journal Libération, sous forme de chroniques illustrées de photos. Samuel Bollendorff est ici pour nous en parler. Peggy Olmi Dialogue entre Peggy Olmi, journaliste et Samuel Bollendorff, photographe, sur les témoignages de jeunes des banlieues > Il semble que dans votre démarche vous ayez voulu vous extraire de tout événement politique et retranscrire l’authenticité de leur quotidien. Samuel Bollendorff l’Oeil Public Libération Photographe à et pour le journal “Comme photographe, je voulais montrer autre chose que les voitures qui brûlent, les victimes et les délinquants. Je voulais changer l’image de ces jeunes, prendre le temps de les faire se raconter, raconter leur vie quotidienne.” Samuel Bollendorff 14 “... Montrer autre chose que les voitures qui brûlent, les victimes et les délinquants...” Mon approche se voulait, de toute façon, non partisane. Ce qui comptait, pour moi, c’était de réinstaurer un dialogue, réengager la conversation. C’est ce qui a été le plus long. Il fallait installer la caméra, donc gagner la confiance des jeunes, ensuite il nous a fallu sortir la caméra, faire des portraits, transcrire des conversations et les afficher dans différents endroits de la cité. Une fois la confiance gagnée, nous avons eu l’autorisation de les publier dans le journal, avec la garantie que les petits films seraient diffusés intégralement sur le web de Libération. Les jeunes étaient convaincus que les journalistes racontent n’importe quoi. Le marché conclu avec eux impliquait que l’on écrivait une chronique dans le journal, mais que, sur le web, on transcrivait l’intégralité de ce qu’ils avaient dit. 15 > Quels ont été les propos les plus surprenants que vous ayez recueillis ? > Vous êtes restés cinq mois. Votre investigation continue-t-elle ? La mise en place a duré cinq mois, cela fait six semaines que cette chronique est installée dans le journal, l’idée est de continuer à en fabriquer de nouvelles. 16 Ce qui m’a le plus impressionné, c’est la façon dont ils regardent notre société, comme s’ils y étaient extérieurs. Ils ont une analyse très tranchée, parfois dure, finalement assez pertinente. 17 > Ces jeunes partagent un patrimoine familial et historique très présent. Ils disent qu’ils ne se battraient pas pour la France, parce que leurs parents l’ont fait et n’ont pas été reconnus pour autant. C’est compliqué : ils sont nés en France, mais ils ont de la famille au Mali. On a l’impression qu’ils préfèreraient aller se battre pour le Mali, qu’ils ne connaissent pas, mais où ils n’ont aucune envie de vivre, en même temps, ils sont très fiers d’être de Grigny. Cette ambiguïté m’intéresse, j’ai envie de continuer à réapprendre à comprendre. Trois tables rondes 1 Les 2 Les 3 Les 18 jeunes jeunes jeunes et et et e l’écol té s la san rimination sc les di 19 “ Je dis aux jeunes : «Commence par te former, apprends le travail et tu vas grimper» ” Ahmed, 31 ans, est le fondateur de Vivacité. “Cité dans le texte”, journal Libération du 7 juin 2005, photo : Samuel Bollendorff, témoignage retranscrit par Jacky Durand. 20 21 Première table ronde LES JEUNES ET L’ECOLE 1 INTERVENANTS Alain Bentolila Vice-président de la Fondation, professeur de linguistique à l’Université de Paris-V Sorbonne Kheira Mallion Principale du collège Barnave à Saint-Egrève dans l’agglomération de Grenoble Hugues Lenoir Sociologue et professeur à l’Université de Nanterre et intervenant à l’Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme Jean-Marie Petitclerc Prêtre-éducateur, directeur de l’association Valdocco, chargé de mission au Conseil général des Yvelines 22 23 LES JEUNES ET L’ECOLE Les éléments de compréhension de l’échec scolaire et l’opération d’intérêt général “Savoirs pour réussir” ous voyons aujourd’hui, année après année, un peu plus de 65 000 jeunes gens et jeunes filles, sortir du système scolaire avec des difficultés inégales de lecture et d’écriture. Cette inégalité, très importante, nous est apprise par les tests passés lors de la journée d’appel et de préparation à la défense. La question de l’illettrisme est un vieux débat. Le concept même recouvre des réalités très différentes en termes de difficultés. Pour 0,8 % de la population l’illettrisme correspond effectivement à des difficultés gravissimes de lecture et, plus encore, d’écriture. Ne pas pouvoir déchiffrer un mot simple, jamais lu auparavant, une plaque de rue, touche un peu moins de 10 % de la population. Souvenonsnous qu’au XIXèm siècle, 50 % de la population était dans ce cas. L’école de la République n’a pas si mal réussi. Certaines personnes ont des difficultés moindre, mais elles auront du mal à tirer parti d’un texte d’une quinzaine de lignes, composé de mots relativement fréquents et de structures syntaxiques simples, ce qui est un handicap dans notre société exigente. Ce qui rassemble ces 65 000 jeunes qui sortent de notre système scolaire, ce sont ces difficultés, diverses et inégales, qui les rendent vulnérables aux problèmes sociaux. Quand on lit mal, on écrit encore plus mal et il est bien rare que la parole soit facile. L’argumentation, la capacité d’explication, d’analyse sont difficiles et c’est le cœur même de la langue qui se trouve touché. Lorsqu’on n’est pas capable de porter sa pensée au plus juste de ses intentions, on se trouve confronté à de grandes difficultés sociales. Cela ne veut pas dire que cette “insécurité linguistique” conduise directement à l’exclusion mais elle s’y ajoute et rend difficile les possibilités de s’en sortir et d’aller chercher les aides auxquelles on peut prétendre. N Alain Bentolila Vice-président de la Fondation, professeur de linguistique à l’Université Paris-V Sorbonne 24 25 Par ailleurs, les hommes et les femmes ne sont pas égaux devant cette “insécurité linguistique”, les filles s’en sortent mieux que les garçons. Les denières analyses révèlent un écart de 6 à 7 points entre les deux populations en matière de difficultés de lecture, d’écriture et de parole. Dans la catégorie des jeunes les plus en difficulté on trouve 84 % de garçons et 16 % de filles. “... Les hommes et les femmes ne sont pas égaux devant l’insécurité linguistique...” L’intelligence seule n’est pas en cause. Génération après génération, la transmission de convictions s’est opérée de mère à fille. L’école constitue pour les filles une vraie chance, une réelle capacité de s’en sortir, une perspective d’émancipation, qui les conduit à faire le pari de l’école. Pour les garçons la “virilité” s’accompagne de cette idée que la culture lui est contradictoire. Bernard Charlot, dans ses entretiens et ses études, montrait la confusion entre l’écrit, l’écriture, la lecture et l’“efféminité”. Comme si tout cela était un peu honteux, un peu ridicule, peu compatible avec une constitution de groupe viril. On doit être particulièrement attentif aux jeunes filles et, notamment, à celles issues de l’immigration. Il ne suffit pas d’interdire le voile à l’école pour que cette école laïque devienne démocratique. La démocratisation ni ne se limite ni ne se décrète, elle se gagne chaque jour, avec beaucoup de précautions, de vigilance pour ces filles, à qui on doit permettre d’étudier avec toute l’ostentation qu’elles désirent. Je milite pour les signes ostentatoires de volonté de lire, d’écrire et d’étudier pour les filles de ce pays. Pour ces 65 000 jeunes qui, chaque année, sortent du système soclaire, sans diplôme, avec des difficultés diverses de lecture, d’écriture, d’explication, d’argumentation, les conséquences en matière d’emploi, sont lourdes. Comment faire, comment se débrouiller, comment aller se présenter, comment négocier quand on n’a pas les mots pour le dire ? Quand on n’a pas les mots pour convaincre ? Une enquête de 1998, cela n’a pas dû changer beaucoup depuis, montrait que dans 14 départements, les difficultés de lecture, d’écriture, concernaient environ 11 à 12 % de la population générale des jeunes. Chez les allocataires du RMI plus de 35 % des jeunes se trouvaient dans la même situation. Comment s’insérer, se former, lorsque les première demandes, lors d’un stage, sont de lecture et d’écriture ? Deux évidences s’imposent qu’il faut analyser avec prudence et exigence. Lorsque les mots pour dire les choses, lorsque la capacité à aller vers les autres pour exprimer sa pensée au plus juste de ses 26 “... Laisser 65 000 jeunes en situation de vulnérabilité est inacceptable...” intentions n’existent pas, on a tendance à passer à l’acte violent. Ce qui ne veut pas dire que les difficultés de lecture et d’écriture sont directement liées à la violence ; mais que la parole articulée, celle qui articule la pensée, laisse la pensée s’apaiser dans la parole qui se déploie et donne plus de chance à l’explication qu’à la violence. Le poids d’une puissance linguistique trop forte, à laquelle on n’a pas accès, peut provoquer une réponse qui peut être celle de la violence. Il existe, néanmoins, des bavards violents et des taiseux très pacifiques. L’expérience montre que lorsque les mots se cognent aux limites de son crâne, incapables de sortir, la frustration qui s’installe alors peut engendrer la violence. Lorsque les moyens d’analyser le discours de l’autre – au niveau linguistique –, lorsque les moyens d’expliquer, d’argumenter, n’existent pas, se déploie alors une vulnérabilité considérable. On se trouve privé de discernement, moins capable que d’autres de dire non lorsqu’il le faut, de réfuter ce qui doit l’être. Il devient difficile d’exercer son libre arbitre, puisque le discours proposé se transforme en vérité qui ne peut être mise en cause. La lutte contre l’illettrisme doit aussi s’orienter vers cette capacité de donner à tous la possibilité d’exercer son pouvoir linguistique au plus juste et au plus fort, d’être vigilant quand cela se doit, exigeant lorsqu’il faut l’être. Nous vivons dans un monde dangereux où les discours, sectaires, extrémistes, sont structurés, forts et puissants. Pour y résister, il faut une capacité linguistique importante. Laisser 65 000 jeunes en situation de vulnérabilité est inacceptable. La Fondation a décidé de ne pas baisser les bras. Quand l’école a failli, parce que la situation sociale est difficile et qu’un certain nombre d’enfants, après avoir passé beaucoup d’années à l’école, en sortent avec bien peu de choses en mains, il est de notre devoir de proposer des solutions alternatives. “Savoirs pour réussir” repose sur l’idée de faire les choses différemment, d’essayer de répondre à la question à laquelle l’école ne répond jamais : pourquoi faut-il apprendre à lire, à écrire et à compter ? L’école s’est massifiée, elle ne s’est pas démocratisée. Il nous appartient d’avoir une proposition de clarté. Ce dont ont besoin ces jeunes, c’est d’un accompagnement, d’un suivi durant un temps suffisamment long pour qu’au fur et à mesure du parcours, l’explication, le pourquoi des choses, leur soit donné. En relation avec la journée d’appel et de préparation à la défense, depuis trois ans, nous tentons de les convaincre que tout n’est pas perdu, qu’il y a quelque chose à faire et que nous le ferons ensemble. Avant tout, il faut régler les problèmes de survie – santé, logement, etc. Cela se fera avec le tuteur qui va suivre le jeune, pendant quinze 27 “... Il faut cesser d’opposer le plombier au lecteur de textes littéraires...” mois et va l’amener, peu à peu, à prendre conscience que pour atteindre un but qu’il s’est lui-même fixé, il va devoir acquérir un certain nombre de savoirs et de savoir-faire. “Savoirs pour réussir”, c’est changer l’ordre des choses. Il ne s’agit pas d’apprendre et de voir ensuite ce que l’on fait. Il s’agit de se demander ce que l’on veut faire et de se donner les moyens nécessaires pour y parvenir. La proportion tuteur-jeunes est d’un tuteur pour quatre jeunes. C’est une opération lourde. Cinq régions sont déjà engagées. A Marseille, nous avons quatre-vingts tuteurs, une quinzaine s’engagent dans la foulée, cela est rendu possible parce que le groupe Caisse d’épargne est constitué de façon à ce qu’il y ait, à la fois, cohérence et distribution sur le terrain. Chaque région dispose d’un cahier des charges, qui offre une grande autonomie d’action, dans le respect d’une même philosophie, avec les mêmes outils et permet d’avancer dans les mêmes directions. La dévalorisation de tout ce qui n’est pas la “chose intellectuelle”, au collège, achève les enfants fragiles. Il faut cesser d’opposer le plombier au lecteur de textes littéraires. Au collège, le montage d’un circuit électrique ou d’un système de plomberie et l’analyse d’un texte littéraire doivent être notés et évalués de la même façon. En France, plus qu’ailleurs, nous avons laissé la situation dégénérer. Se sont constitués des ghettos sociaux reposant, non sur une communion culturelle, mais sur la précarité, la perte de repères culturels, l’impossibilité à aller ailleurs. Ce à quoi nous assistons, en ce moment, en France, c’est à l’enfermement à l’intérieur de lieux où les chances de s’en sortir sont infiniment moins grandes qu’ailleurs. Ces ghettos sociaux ont engendré des ghettos scolaires. Il faut apprendre la mixité. On ne peut pas laisser 10 à 15 % des gens en dehors de tout espace social. Et ne prenons pas comme exemple ce qui s’est passé à la Ferté-sous-Jouarre, où après avoir abattu les barres, on n’a pas réparti les enfants des habitations détruites, dans les diverses écoles de la bourgade. Non, on a créé une école poubelle pour eux. 28 29 LES JEUNES ET L’ECOLE Une expérience de terrain a parole d’acteur de terrain, de professionnelle sera modeste. Cette expérience de terrain s’inscrit dans l’urgence et la multiplicité des tâches, dans une urgence permanente. Une urgence que l’on pourrait appeler de l’émiettement des tâches. Tout cela laisse bien peu de temps à la réflexion. Je suis donc personnel de direction ; actuellement principale de collège en Isère, j’ai d’abord été adjointe dans différents types d’établissements et avant cela professeur à l’étranger. En effet, j’ai démarré ma carrière par l’enseignement de l’arabe au Maroc. Imaginez ! Moi, la marocaine élevée en France, je suis partie enseigner l’arabe à des marocains. Ce fut une expérience d’une grande richesse. M Pour faire le lien avec l’orientation et puisqu’il s’agissait d’un témoignage personnel, “un parcours de vie”, je dirais que cette expérience m’a permis de comprendre que la France culpabilisait dans sa communication au lieu de promouvoir un système éducatif exemplaire malgré les critiques nombreuses. En effet, au Maroc notamment, les écoles françaises ont été des lieux de formation, d’organisation des classes moyennes. Les établissements français ont représenté longtemps et encore aujourd’hui un formidable moyen de promouvoir notre langue et notre culture. Ceci, je l’ai vécu avec fierté et comme une très belle mission. Kheira Mallion Principale du collège Barnave à Saint-Egrève dans l’agglomération de Grenoble 30 Après avoir été principale adjointe d’un collège considéré comme difficile, j’ai occupé les fonctions de proviseur adjointe dans un grand lycée dit de “centre-ville”. En matière d’orientation, le dossier est complexe mais passionnant : les élèves y viennent réussir un bac (l’objectif 100 % devrait être notre seul objectif), les élèves viennent aussi pour poursuivre le projet d’orientation débuté en collège. La difficulté du collège se poursuit. Combien de jeunes entreprennent des études qu’ils abandonnent aussitôt ? 31 “... Il faut souvent dire aux parents : «Apprenez à dire non à vos enfants»...” Aujourd’hui, je suis principale d’un collège qui accueille des enfants de milieux très différents : 80 % des élèves sont issus de milieux favorisés. Au cours de ces dernières années, j’ai pu constater que de l’école à l’exclusion, il n’y a qu’un pas que de très nombreux jeunes franchissent. L’école ne parvient pas à expliquer aux enfants pourquoi ils sont là, ce qu’ils y font et ce qu’ils vont être amenés à y faire. L’école ne parvient pas à les rendre acteurs de leur apprentissage. L’enjeu majeur, l’enjeu de demain, c’est d’arriver à leur expliquer cela. Le problème pour moi n’est pas tant le “décrochage” que l’“accrochage” ! y compris de ceux que l’on dit “excellents élèves”. européen, les enfants ont beaucoup parlé du discours pessimiste que leur tenaient leurs professeurs “avec l’Europe”, alors que les jeunes sont très européens, très ouverts sur le monde. Non seulement on leur véhicule nos peurs, mais on leur interdit la possibilité d’aller vers ce monde dont ils sont très friands ; Pour répondre à la question sur la mixité : je suis moins optimiste qu’Alain Bentolila en ce qui concerne le clivage filles/garçons. La réussite des filles vraie, au départ, est moins importante avec le temps et l’âge. Les garçons souvent défavorisés par le système et la pédagogie pratiquée les rattrapent vite malgré tout, notamment dans les lycées d’enseignement général. En revanche, la violence des filles, en particulier contre elles-mêmes, représente un phénomène préoccupant et il convient de le prendre en considération. Il y a toute une série d’éléments qui permettent de déceler qu’un jeune est en voie d’exclusion. En fait, au départ, on devrait plutôt parler de mal-être. Cela peut se traduire de différentes façons : Je m’inquiète moins lorsque les parents me disent en parlant de leurs ados : «C’est la guerre à la maison» que lorsqu’ils me disent : «Ils sont sages, ils sont calmes à la maison, je ne comprends pas qu’en classe ils aient ce comportement-là…». • par de l’agressivité vis-à-vis des adultes, vis-à-vis des pairs, vis-àvis d’eux-mêmes ; • par du silence : les enfants du fond de la classe, comme on ne les entend pas, on pense qu’ils sont sages, que tout va bien. En réalité, ils ne comprennent simplement déjà plus ce qu’on leur demande ; • par de l’absentéisme souvent d’abord “perlé” puis… • par ce que l’on appelle le décrochage scolaire qui commence parfois dès le primaire. On parle beaucoup du collège, pas assez du primaire, où beaucoup d’éléments de difficulté sont mis en place. De nombreux facteurs sont responsables de ces échecs : • le pessimisme des acteurs : parents, professeurs, médias. Le pessimisme ambiant qui consiste à dire ou plutôt à faire sentir aux enfants le “vous êtes fichus, vous êtes dans une impasse” que l’on habille très tôt de différentes façons ; • La peur : la peur sociale. La peur des parents qui est souvent une peur de l’échec, celle des professeurs qui leur renvoient la perte de confiance. C’était très net au moment du débat sur le référendum 32 • L’implication des parents joue un rôle essentiel. Il y a des parents que l’on a beaucoup de mal à voir à l’école ; beaucoup à qui on ne peut pas tenir un discours réaliste. Il faut souvent leur dire : «Apprenez à dire non à vos enfants, acceptez de vous confronter à eux, l’adolescence est une crise passagère…» • Les professeurs eux-mêmes, sont parfois en porte-à-faux vis-à-vis de leurs élèves, il faut que nous les aidions à retrouver un vrai langage et à ne pas avoir peur de leur propre difficulté parfois. C’est difficile pour les enseignants qui sont, en général, d’anciens excellents élèves à qui on n’a pas appris l’échec. Pour ce qui est du lien entre adultes (parents/professeurs) dans le collège que je dirige, j’ai mis en place des soirées “parents”. Ils viennent, pour discuter entre eux, les professeurs viennent aussi, il y a ensuite un pot. C’est l’aspect lien social et territoire de l’école. Pour les enfants, j’ai instauré des tables rondes d’orientation et des concertations actives, qui consistent à confronter les projets d’orientation des jeunes, dès le début, à plusieurs partenaires : le conseiller d’orientation, l’infirmière, l’assistante sociale, le professeur principal sont présents, ainsi que les parents et les enfants. Le regard des professeurs et des parents n’est pas le même dans ces occasions et le travail peut ainsi commencer. L’enquête Pisa montrait que les compétences de nos enfants étaient insuffisantes ! Par ailleurs, elle dit beaucoup d’autres choses, elle évoque, notamment, de nombreuses qualités chez nos élèves dont la presse n’a pas parlé. En réalité, il me semble que ce qui manque sans doute le plus, c’est d’installer le travail d’équipe et la transdisciplinarité dans la durée ; peut-être nous manque-t-il le sens de l’analyse fine. C’est donc dans le domaine de l’évaluation que la marge de progrès est importante à accomplir. Cette évaluation qui mettra l’élève en situation d’acteur : acteur de réussites possibles. La part de l’école est grande dans “l’éducabilité” de l’élève qui est un futur citoyen. 33 LES JEUNES ET L’ECOLE Etre jeune et exclu, qu’est-ce que cela veut dire ? ’il est vrai qu’il existe dans ce pays de nombreux îlots de misère, de pauvreté, je crois, tout comme le sociologue Robert Castel, que le terme d’exclusion en France est inapproprié. Il n’y a que des systèmes de désaffiliation plus ou moins cumulatifs : on est toujours dans la société. Je ne pense pas que les jeunes, qui sont parfois dans des situations extrêmement difficiles, soient dans des situations d’exclusion, c’est-à-dire que les liens tissés par la société sont, soit totalement détissés avec ces personnes-là, soit que ces personnes n’aient jamais été connecté avec d’autres, autrement dit je ne crois pas qu’elles soient en dehors de tout réseau de sociabilité. Les systèmes de contrôle sociaux dans lesquels ces personnes sont engagées, maintiennent un lien avec la PAIO, avec les référents du RMI, avec les travailleurs sociaux, avec l’ANPE, la sécurité sociale, les allocations familiales, voire des suivis de justice, pour certains d’entre eux. On ne peut, dès lors, parler d’exclusion. Tout est contrôlé et inclus par le système qui, sans vous exclure, ne laisse pas toute la place requise à l’exercice de votre droit à la citoyenneté entendu au sens large. Ces personnes sont bien à l’intérieur de la société et la société dans laquelle nous sommes accepte que, dans son intérieur, il y ait des situations particulières de désaffiliation partielle qui sont faites à certains ou à certaines. Situations qui les privent de droits que chaque citoyen de ce pays, a, ou devrait avoir. S “ ... La société dans laquelle nous sommes accepte que, dans son intérieur, il y ait des situations particulières de désaffiliation partielle...” Hugues Lenoir Sociologue et professeur à l’Université de Nanterre et intervenant à l’Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme (ANLCI) 34 Les désaffiliations sont protéiformes et parfois cumulatives. Plus leurs éléments constitutifs sont nombreux, plus la situation de la personne sera difficile : • désaffiliation d’une certaine forme d’éducation et d’école qui, comme le disait Bourdieu, a été pensée pour les héritiers. Certains n’ont pas pu accéder à cette école qui fait les héritiers – c’est-à-dire les élites – et qui fabrique ceux ou celles qui dirigeront les affaires ultérieurement ; 35 • désaffiliation du travail ou de certaines de ses formes, on sait à quel point il est difficile de trouver des emplois dans certaines zones géographiques, indépendamment de la qualification. Exclusion du logement, ou exclusion spatiale si le logement se trouve dans une zone de relégation urbaine. Exclusion du discours autorisé ou du moins de certains discours, bien que dans ces cas de désaffiliation, les désaffiliés tentent de recréer des discours particuliers – le rap aujourd’hui en est un, l’argot hier, sortes de contre-pouvoirs sur le discours langagier ou sur le pouvoir langagier, non acquis, non atteint ou simplement officiel ; “ ... Le paradoxe est là : ceux qui semblent le plus désaffiliés, le plus discriminés, voire le plus exclus, sont dans bien des cas, ceux qui font l’effort de s’insérer...” souvent violents, parfois charismatiques, qui arrivent, par leurs discours, à avoir une influence sur tel ou tel groupe de jeunes et de moins jeunes. Cela n’est pas très différent du discours, certes plus policé, de nos barons d’industrie ou de certains grands leaders charismatiques, souvent populistes. Certains “caïdats” peuvent être plus rudes, plus violents, mais ressemblent à des modèles de toute puissance que nos sociétés, plus policées, connaissent, développent et valorisent parfois. • désaffiliation aussi des centres urbains, des centres-villes, qui sont des lieux, où ceux qui se ressemblent s’assemblent. Ceux qui ne nous ressemblent pas s’assemblent ou pire encore, sont assemblés dans d’autres lieux ; • désaffiliation par rapport à la justice, bon nombre de jeunes estiment, à tort ou à raison, que la justice n’est pas la même pour tous. Enfin, et c’est à terme le grand enjeu, la désaffiliation des jeux sociopolitiques ; les jeunes ne se reconnaissent plus dans les partis, le Parlement, la République, où ils sont mal ou non représentés. Le paradoxe est là : ceux qui semblent le plus désaffiliés, le plus discriminés, voire le plus exclus, sont dans bien des cas, ceux qui font l’effort de s’insérer. Ceux qui ont joué le jeu de l’école, de l’Université, du travail sont les premières victimes de grandes discriminations. D’autres considèrent que la société ne leur fait pas de place et vont, consciemment ou pas, tenter de construire un contre-modèle, une contre-société. Le plus extraordinaire est que cette contre-société ressemble furieusement à la nôtre, grossie et déformée, caricaturale. Quand on observe les règles de l’économie souterraine que certains mettent en place, on s’aperçoit que ce sont les règles d’une économie ultralibérale. Le marché est libre, le travail rarement déclaré, seuls les plus habiles y font fortune et sont, de ce fait, reconnus par leur communauté. Exclusion, désaffiliation de la consommation ? Pas si sûr. Quel est le rêve de “ces enfants” de la télévision que les affiches et les médias font surgir ? Des chaussures à trois bandes au lieu de deux, des Tshirts de marques, des automobiles de prestige, qu’ils ne pourront pas s’offrir ? Alors, ils attendent que “ça tombe du camion”, puisqu’ils sont dans la consommation, dans la surconsommation même, ce sont leurs règles qui dominent en apparence, mais même si elles sont déformées, grossies, ce sont bien celles du système dominant qu’ils partagent. Idem pour le culte du chef, on parle dans certains lieux des phénomènes de “caïdat”. Les caïds sont des chefs 36 “ ... La réussite par l’argent vaut dans certains lieux “désaffiliés” comme elle vaut dans nos milieux...” La réalisation de soi par l’argent, autre élément de ressemblance. Depuis une trentaine d’année, nous assistons au développement de ce modèle dans nos sociétés occidentales. On ne dit plus : «Que fais-tu ?» «Quel âge as-tu ?», on demande à nos amis, à nos collègues : «Combien pèses-tu ?». La réussite par l’argent vaut dans certains lieux “désaffiliés” comme elle vaut dans nos milieux. Il en va de même pour le travail. Ces jeunes ont vu leurs parents s’user à la tâche dans des travaux dévalorisants, fatigants, mal payés, ils ne veulent pas être comme eux. Désaffiliés peut-être, mais si ressemblants. Avant-dernier point : le sexisme. Certaines de ces microsociétés ont à l’égard des femmes ou de ceux qui ont fait des choix sexuels particuliers, des discours extrêmement radicaux et excluant, discours que nous retrouvons également dans nos sociétés. Enfin, dernier phénomène, le processus de communautarisme qui repose sur des liens sociaux extrêmement forts, dont il est difficile de se défaire, est-ce totalement différent des phénomènes de corps liés à certaines grandes écoles ou de telle pratique articulée à des valeurs communes dans les sphères dites aristocratiques ? Cette société des “exclus” ressemble au verso d’une même pièce de monnaie avec des traits grossis. Leur monde n’est en fait qu’une image déformée de la nôtre. Les plus pauvres, car ils existent néanmoins, sont du point de vue économique très désaffiliés, mais du fait des interventions sociales, moins désaffiliés que d’aucuns l’affirment. Ils restent, et en cela ils sont précieux, des sous-consommateurs dont le système a besoin. Leur monde est proche du nôtre et ils sont malgré tout privés des modes d’exercice de leur citoyenneté, ce qui les empêchent de vivre dignement, dans un pays qui est la quatrième puissance économique de la planète. Ils relèvent de formes dégradées du modèle dominant. Comment une société aussi riche que la notre tolère-t-elle que 10 à 15 % de sa population soit mise à l’écart, désaffiliée d’un certain nombre de droits fondamentaux. On assiste également à l’émergence de travailleurs pauvres. De travailleurs inclus dans le système économique et qui se voient privés, compte tenu des revenus insuffisants qu’ils tirent de leur 37 travail, de logement et sans doute de l’éducation pour leurs enfants. Bertrand Schwarz disait, il y a plusieurs années, que les jeunes et les moins jeunes, sont bon an mal an, devant quelque chose qui ressemble à un mur de briques. Pour pouvoir vous inclure dans le mur de briques, il faut qu’il y ait des trous dans ce mur et ces trous sont de plus en plus rares. Aujourd’hui, une certaine imperméabilité existe entre différents éléments du social. Nous, qui sommes du bon côté de la pièce, pourrions peut-être veiller à fabriquer des brèches et faire que ce mur tombe. “ ... Il y avait plus de mixité sociale dans les immeubles de la grande bourgeoisie que décrit Zola, que dans notre urbanisation moderne...” La question de la désaffiliation se fait aussi par intégration de la norme ou par le refus de cette dernière. Il est essentiel de redonner du sens au discours, du sens à l’école. Autrefois, on savait pourquoi on apprenait. Le lien, entre apprentissages fondamentaux, scientifiques, professionnels ou techniques et le débouché dans la sphère économique et sociale, était automatique. Il ne l’est plus aujourd’hui. Il est plus facile de faire de l’argent, du “caïdat”, en dehors de ce système de reconnaissance, que de faire carrière par l’étude et la scolarité. Autre élément d’importance : l’effet Pygmalion. Lorsqu’un enseignant pense que sa classe est composée de jeunes qui vont réussir, les résultats de la dite classe sont souvent bien meilleurs. La société devrait avoir cet engagement de type Pygmalion : penser que cette jeunesse a toutes les chances de réussir. Inculquer que les difficultés d’ordre social ne sont pas rédhibitoires, que la mise à l’écart n’est pas systématiquement définitive. Donner la chance de pouvoir se dire, de pouvoir se réaliser, montrer à ces jeunes que leurs dires, leurs réalisations sont dignes d’intérêt et qu’elles nous apportent de la richesse, permettrait à ces jeunes de se sentir moins exclus. Il y avait plus de mixité sociale dans les immeubles de la grande bourgeoisie que décrit Zola, que dans notre urbanisation moderne. Il faut réintroduire la mixité sociale, à l’école certes, mais aussi dans la culture. Il faut cesser de regarder l’autre comme celui qui ne voit pas, qui ne pense pas, qui ne sent pas comme soi. Enfin, il faut repenser ce que l’on appelle en termes éducatifs les “ingénieries”. On utilise des processus de construction pédagogique, des réponses pédagogiques exogènes – c’est à dire extérieures aux populations directement touchées, là où il faudrait utiliser des pédagogies endogènes. Penser des dispositifs éducatifs, sociaux qui retissent les liens nécessaires à la diminution de la désaffiliation. C’est à nous, les affiliés, de tenter de recréer du lien, économique et social, et c’est à eux d’accepter de voir comment ces deux espaces d’une même société peuvent se réaffilier, dans une société plus juste, plus démocratique, plus digne. 38 39 LES JEUNES ET L’ECOLE Les liens indispensables à reconstruire entre les jeunes, les familles, l’école, les acteurs de la cité ’école n’est pas seulement l’affaire des enseignants, c’est aussi celle des parents. Une part importante des problèmes que nous connaissons aujourd’hui vient de ce que nous avons confié la réforme de l’école aux seuls spécialistes de l’école. Notre système éducatif est parmi les plus coûteux d’Europe, l’efficience de moins en moins évidente. On ne s’est pas suffisamment attardé sur le fait que la capacité d’investissement d’un enfant, d’un adolescent, à l’école est largement dépendante de la représentation de cet investissement dans le milieu familial et environnemental, des pairs et des adolescents de leur âge. L “ ... L’école n’est pas seulement l’affaire des enseignants...” Jean-Marie Petitclerc Prêtre-éducateur, directeur de l’association Valdocco, chargé de mission au Conseil général des Yvelines 40 L’un des fondements du projet éducatif du Valdocco repose sur l’articulation entre l’école et la famille, l’école et le milieu environnant. La principale difficulté des enfants, des adolescents de ces quartiers stigmatisés, tient au fait qu’ils passent quotidiennement du temps dans trois lieux : en famille, à l’école et dans la rue. Or, le temps passé dans la rue est celui qui fait la différence entre un jeune affilié et un jeune désaffilié. Pour le premier, la rue est un espace de circulation, pour le deuxième, la rue est un espace de stagnation. Chacun de ces lieux est marqué par une culture. La culture familiale, celle des origines. La culture républicaine, à l’école. La culture du territoire, reposant sur un certain sens de l’honneur, sur des codes de communication différents des normes habituelles. 41 Dans chacun de ces lieux, des adultes font référence : les parents, en famille ; les enseignants, à l’école ; les aînés dans la rue. On sait le poids et l’influence des aînés sur les plus jeunes. Le drame pour ces jeunes, c’est que chacune de ces catégories d’adultes, porteuses de repères, au mieux s’ignore, au pire se discrédite. Les discours des parents jugés démissionnaires par les enseignants, des jeunes de la rue accusant l’école de ne pas tenir ses promesses, des parents reprochant aux enseignants d’être incapables de faire la discipline, renvoient la faute sur l’autre. Le fossé se creuse entre les zones d’éducation prioritaires et les collèges de centres-villes ; la responsabilité en incombe, notamment, à l’hypocrisie du système scolaire : la notation s’effectue plus en fonction de la courbe de Gauss qu’en fonction d’un véritable référentiel de compétence acquise. “ ... Bon nombre de jeunes pourraient être premiers de la classe mais craignent d’être traités de fayots, ou de traîtres par leurs copains...” Valdocco s’appuie sur une même équipe éducative, plurielle dans sa composition, constituée de professionnels et de bénévoles, d’éducateurs spécialisés, d’animateurs, de médiateurs, d’enseignants, qui vont à la rencontre des enfants dans ces trois pôles : • le pôle rue : animation de rue pour toucher les plus jeunes ; travail de rue, un travail d’accompagnement spécialisé, pour toucher les plus grands ; • le pôle école : le travail d’accompagnement éducatif et scolaire se fait dans le cadre d’un projet de comité local d’accompagnement scolaire et comporte des initiatives innovantes pour prévenir le décrochage scolaire, tel le système de permis à points pour la discipline où le Valdocco organise des stages de reconquête des points. L’enfant et sa famille adhèrent au projet de reconquérir sa place dans le collège ; • le pôle famille : le travail autour des parents est important, écoute, accompagnement, appui, groupes de paroles, médiation familiale. En résumé, il s’agit de créer du lien entre tous les adultes qui cheminent avec les enfants. Rappelons que les enfants qui réussissent le mieux à l’école sont les enfants d’enseignants. Non parce que les enseignants sont de meilleurs parents, ou qu’ils ont moins de difficultés sociales ou psychologiques que d’autres. Simplement, il y a une osmose entre la culture familiale et la culture environnementale. 42 Cette osmose n’existe pas entre la culture scolaire et celle des cités. Le langage n’est pas le même et ce n’est pas juste une question de vocabulaire. Dans un collège de centre-ville, il est valorisant d’être le premier de la classe, dangereux dans un collège de quartier sensible où bon nombre de jeunes pourraient être premiers de la classe mais craignent d’être traités de fayots ou de traîtres par leurs copains. “ ... Le combat contre la carte scolaire est essentiel à mener...” C’est le phénomène de la tribalisation de l’échec scolaire que décrit Alain Bentolila : l’enfant revendique l’échec comme signe d’appartenance à la tribu. Le meilleur enseignant n’y fera rien. Il est important de comprendre que des adolescents sont capables de sacrifier leur scolarité simplement pour exister au regard des autres. Passée l’adolescence, certains aimeraient bien se réinvestir dans un processus d’apprentissage, mais notre système ne le permet pas : une fois le wagon quitté, c’est terminé. Le combat contre la carte scolaire est essentiel à mener. Lorsqu’on a scolarisé les enfants de paysans, on n’a pas créé de collèges en plein champ, on a financé un système de bus qui permettait aux enfants de paysans de grandir avec les enfants des villes et de bâtir ensemble un avenir commun. Pourquoi faut-il scolariser les enfants des tours en bas des tours ? L’éducation à la mobilité doit faire partie de l’éducation. Il est important de réussir la mixité sociale car l’école contribue, par ses dysfonctionnements, à la création de la ghettoïsation dont elle se plaint tant. Le discours sur la démission des parents me paraît facile et erroné. Certes, elle peut exister dans des milieux très aisés, où l’on a tendance à compenser l’absence par de l’argent, ou dans des milieux défavorisés où on se rendra complice de recel : là, effectivement, il y a démission. Mais dans la plupart des cas rencontrés, il s’agit plus de désimplication. En réalité, les parents ne savent pas ce qu’il faut faire, ils manquent de crédibilité. Or, l’autorité se fonde sur la crédibilité. L’institution scolaire a largement contribué à décrédibiliser les parents. A titre d’exemple, dans les années 1970, la modification du vocabulaire grammatical a empêché les parents d’aider leurs enfants, les enseignants insistant bien pour que les parents “n’embrouillent” pas les enfants en tentant de les aider. 43 Aujourd’hui, trente ans après cette réforme, ces mêmes professeurs reprochent aux parents de ne pas suivre la scolarité de leurs enfants. La restauration du dialogue entre la famille et l’école constitue le grand enjeu. Il faut réimpliquer la famille. Il faut que l’école soit capable de dire aux parents : “J’ai besoin de vous.” “ ... Etablir des passerelles ne veut pas dire confondre les rôles...” Autre enjeu de taille, comment venir à bout de cette violence scolaire dont on parle tant ? En Thaïlande, par exemple, les parents, les voisins sont dans les cours de récréation des grandes cités scolaires : ils lisent, ils discutent. Ils sont là. On sait que l’intragénérationnel est beaucoup plus violent que l’intergénérationnel : il n’y a rien de plus violent que des mineurs entre eux. Il n’existe rien de mieux pour faire diminuer la violence, que de créer les conditions d’un intragénérationnel. Là encore : “Parents nous avons besoin de vous !” Enfin, la société manque de lieux de médiation. Notre expérience, au Valdocco, montre que réunir les parents dans une association-tiers, avec l’enseignant, crée les conditions d’un dialogue parce que parents et enseignants se retrouvent dans un lieu neutre. Le lieu est important. En centre-ville, l’enseignant habite le quartier où il enseigne, mais on ne peut pas lui demander d’habiter dans la cité où il enseigne en zone d’éducation prioritaire. Ne devrait-il pas, cependant, connaître personnellement les éducateurs, les assistants de services sociaux, les juges pour enfants, le médecin, le CMPP, de manière à établir ces passerelles qui lui donneraient les moyens de mieux comprendre ? Etablir des passerelles ne veut pas dire confondre les rôles : il ne s’agit pas de faire jouer aux enseignants le rôle d’assistantes sociales après la classe, ni aux éducateurs de faire l’école après l’école, ou aux policiers d’organiser des matches de foot tandis que les commerçants s’organiseraient en milice. Il s’agit de créer les conditions d’un meilleur partenariat entre parents, enseignants, acteurs adultes de la cité qui cheminent auprès de l’enfant. 44 45 “ Un jour, on ne parlera même plus de métis, il n’y aura que des gens différents et ce sera normal. C’est un rêve. ” Christian et Sylvie, 22 ans, attendent un bébé. “Cité dans le texte”, journal Libération du 14 juin 2005, photo : Samuel Bollendorff, témoignage retranscrit par Jacky Durand. 46 47 Deuxième table ronde LES JEUNES ET LA SANTÉ 2 INTERVENANTS Edouard Zarifian Professeur émérite de psychiatrie et de psychologie médicale à l’Université de Caen Annick Deveau Directrice adjointe du pôle social de la DRASS Ile-de-France 48 49 LES JEUNES ET LA SANTÉ Formes actuelles de l’exclusion et comportements pathogènes a réflexion devait initialement porter, à propos des formes actuelles de l’exclusion, sur les comportements pathogènes – ceux qui peuvent déboucher sur une pathologie – ou sur les comportements pathologiques qui relèvent de la médecine. Je vais, en fait, concentrer mon propos sur ce qui est vraiment médical. Que recouvre le concept de jeune ? Ce terme ne comporte-t-il pas en lui-même des germes d’exclusion ? Quels sont les critères qui le définissent ? Une catégorie d’âge ? Seraient-ce les “teens” américains, entre 13 et 19 ans ? M Edouard Zarifian Professeur émérite de psychiatrie et de psychologie médicale à l’Université de Caen 50 “... Que recouvre le concept de jeune ? Ce terme ne comporte-t-il pas en lui-même des germes d’exclusion ? ...” Une mère célibataire de 13 ans – ce qui est fréquent en Angleterre et en France – entre-t-elle dans cette définition ? La question de l’âge ne peut suffire à catégoriser ce vocable. Le corps médical ne dispose pas plus de critères infaillibles, médicaux, somatiques ou psychologiques. Sociologiquement, peut-on dire que l’on n’est plus jeune lorsque l’on est inséré économiquement et financièrement autonome ? En revanche, la période de l’adolescence est une période physiologique et psychologique très difficile à vivre. Freud prétendait qu’il y avait une amnésie de cette période-là et que les garçons pouvaient très 51 difficilement dater l’apparition des premiers poils pubiens, même si c’est plus facile pour les filles qui vivent leur première menstruation. Ce passage est difficile dans notre culture occidentale. D’autres cultures permettent de le vivre plus facilement. En Afrique occidentale, le jeune garçon va partir pour un voyage symbolique dans la forêt. Lorsqu’il reviendra il sera un homme et reconnu comme tel par le groupe. Des rites semblables existent pour les filles. Dans notre culture ces rites ont disparu : le service militaire et le passage de la culotte courte au pantalon, par exemple, marquaient des changements. “... Les conduites, qui sont d’ordre individuel, opposées aux comportements, d’ordre collectif, sont marquées par la transgression...” La question qui se pose à nous, les aidants, dans nos interactions avec les populations en difficulté, est celle de notre situation réciproque et de nos représentations. C’est à nous de tenir un discours qui fasse sens pour celui auquel il s’adresse. Venons-en à l’aspect médical de mon intervention. La dissociation entre maturité physiologique et psychologique devient de plus en plus importante. Une puberté précoce, une croissance qui arrive à sa maturité d’adulte beaucoup plus vite, des caractéristiques d’adulte très vite développées sont fréquentes. Tout cela contraste avec une maturité affective souvent dérisoire et fragile, dont il faut tenir compte. Les conséquences pathogènes ou pathologiques sont de natures diverses. Comment vivre son adolescence et ce passage du monde de l’enfance à celui d’adulte ? L’absence de cadre familial structurant conduit à la substitution par la rue. Comme il n’y a plus d’espace intime, on va directement dans l’espace public où la “tribu” vous récupère. Dans ce microcosme, les liens d’appartenance, de ressemblance sont forts. Il est plus tentant de se retrouver entre semblables que d’écouter des discours d’adultes auxquels on ne croit pas. Les conduites, qui sont d’ordre individuel, opposées aux comportements, d’ordre collectif, sont marquées par la transgression. Pour éprouver son identité, pour être reconnu par l’autre, ces conduites peuvent aller jusqu’à la transgression de la loi, des interdits, des risques, comme ces jeux avec la mort. A cet âge on ne croît pas à la mort, on joue avec elle, grâce à la violence, la vitesse ou la drogue. 52 “... Il faut ménager des lieux et des situations où l’échange de paroles devient possible...” Cette classe d’âge est marquée par des conduites qui concernent le corps. Corps que l’on est en train de découvrir et dont les manifestations font peur. Il faut vivre avec ce corps d’adulte et ses exigences, alors que, psychologiquement on n’est pas un adulte. Les comportements d’anorexie, de boulimie expriment ce mal-être aux conséquences parfois mortelles. Le piercing, le tatouage, les scarifications profondes sont autant d’exemples d’atteinte à l’intégrité de son propre corps, comme pour dire : “Il m’appartient, j’en fais ce que je veux, je joue avec et je peux même le mutiler.” Les tentatives de suicide s’apparentent à cette démarche. Je conclurai sur la prévention. Empruntons aux autres ce qui fonctionne. En Afrique les “cases à palabre” sont utilisées pour régler les conflits et empêcher la violence. Chez nous, il s’agit des groupes de paroles. C’est un espace, sans position de pouvoir, où l’on peut créer une alliance avec l’autre, sans lui dire ce qui est bon pour lui mais en l’amenant à réfléchir à ce qui est le mieux ou le moins mauvais pour lui. Il faut ménager des lieux et des situations où l’échange de paroles devient possible. Pour terminer, je ferai référence à Tocqueville qui dans La République, explique que la République n’est crédible que lorsque ceux qui édictent les lois les respectent à la lettre. Aujourd’hui, dans le domaine de la santé – comme dans d’autres domaines – ceux qui sont chargés d’énoncer la loi sont souvent les premiers à la transgresser. J’illustrerai ce propos par une expérience. J’ai pu voir de l’intérieur le fonctionnement de la Légion étrangère et j’ai constaté, à cette occasion, comment à partir d’un groupe totalement hétérogène (langue, origine, nationalité, religion), on a réussi à constituer un groupe humain totalement homogène. Ceux qui édictent la Loi sont les premiers à la respecter et de ce fait leur crédibilité est totale. Notre société ne respecte pas les jeunes . Dans la vie publique, ceux qui incarnent la loi ignorent le respect et tutoient d’emblée lors des contrôles d’identité. Je suis convaincu qu’être crédible dans les propos tenus à l’égard des jeunes par l’exemple que l’on propose et avoir une attitude respectueuse sont des clés pour limiter les risques de voir une frange de la population se couper du reste de la société. 53 LES JEUNES ET LA SANTÉ La santé des jeunes exclus, d’une région à l’autre ne personne sur cinq, de la métropole, vit en Ile-deFrance. Tous les indicateurs montrent que les inégalités y sont importantes. Un ménage francilien sur huit vit en situation de précarité économique. La population francilienne compte 18 % de RMIstes dont 50 % vivent à Paris. Il y a 11 % de personnes de nationalité étrangère en Ile-deFrance et, en Seine-St-Denis, le quart des habitants correspond à un ménage étranger. U “... En Ile-de-France, les jeunes en situation d’exclusion vont encore plus loin dans la prise de risques...” Annick Deveau Directrice adjointe du pôle social de la DRASS Ile-de-France 54 Les travaux épidémiologiques ont pu montrer que, globalement, la santé des jeunes est considérée comme bonne : 95 % des jeunes sont en bonne santé. Ce sont les comportements à risques qui caractérisent les jeunes : le tabac, le cannabis, la découverte de la sexualité y compris le rapport forcé – en Ile-de-France, 4 % des jeunes de 15 à 19 ans déclarent avoir fait l’objet d’un rapport sexuel forcé – et enfin le suicide. Les filles ont des comportements qui se rapprochent de ceux des garçons, c’est ce qui caractérise cette région par rapport à la province. Les jeunes en situation d’exclusion vont encore plus loin dans la prise de risques. Pour le tabac, si quatre jeunes sur dix fument en Ile-de-France, cette proportion passe à sept sur dix entre 14 et 19 ans lorsque ces jeunes sont suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse. La consommation de toxiques ne sera pas uniquement la consommation irrégulière de cannabis mais également de crack dans les squats. L’ecstasy n’est plus uniquement lié au problème de la soirée brève, il est devenu une consommation régulière. Les injections dans les squats ne se font pas dans les mêmes conditions que dans les quartiers favorisés et le risque d’infections chroniques 55 comme l’hépatite B ou l’hépatite C est, alors, considérablement augmenté. Mais les enquêtes épidémiologiques nous apportent peu d’informations sur les événements qui, parfois très précocement dans l’enfance, vont conduire, voire accélérer, les processus de marginalisation des jeunes. “... Les sociologues doivent travailler avec les médecins, les médecins avec l’Education nationale...” Comment faire pour que les programmes de santé publique, visant l’ensemble de la population, touchent les personnes en situation d’exclusion ? Comment avec leurs mots, la prise en compte de leurs aspirations, la compréhension de leur mode de vie permettre aux jeunes en situation d’exclusion d’accéder à ces programmes de santé ? Comment trouver les réponses particulières aux problèmes de santé spécifiques de cette population ? Le programme régional pour l’accès à la prévention et aux soins (PRAPS) permet, grâce à un financement de l’Etat, de l’Assurance maladie et du FASILD, de soutenir plus de trois cents actions chaque année. La grande majorité des projets proposés, en réponse à un appel à projets, émanent d’associations. Les critères de sélection privilégient les actions au plus proche du terrain qui associent les usagers dans et autour du projet. Ce qui importe également c’est la cohérence de l’action : montrer que la santé doit être comprise dans une prise en compte globale du projet individuel. On ne peut la dissocier de l’endroit où la personne vit, de la façon dont l’école et le tissu social interviennent. Aussi, des liens doivent être tissés entre les différents acteurs. Ces projets ont permis le développement de lieux d’écoute, de médiation sociale, de médiation en santé, d’ateliers santé-ville, de consultations humanitaires. Ils ont permis également de développer l’information et la formation des professionnels émanant de champs et de discipline différents. Les sociologues doivent travailler avec les médecins, les médecins avec l’Education nationale. C’est grâce à ces échanges que nous pourrons améliorer les problèmes de santé des jeunes en général et des jeunes exclus, en particulier. 56 57 LES JEUNES ET LES DISCRIMINATIONS Intervention Louis Schweitzer Président de la Haute Autorité pour la Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité 58 59 a Haute Autorité date d’une loi de décembre 2004, ses membres ont été nommés en mars 2005. Son objet est de lutter contre toutes les discriminations et pour l’égalité. Il existe dix-sept motifs de discriminations que la loi réprime : discriminations en fonction du sexe, de l’âge, des opinions, d’un handicap, de l’apparence physique, de l’origine, de la nationalité, de l’ethnie, de l’origine réelle ou supposée… La loi est bien faite, elle punit toutes les discriminations qui ne sont pas fondées sur le mérite, le travail et l’effort. La réalité n’est pas du tout celle-là. Il y a un peu moins de vingt affaires de discriminations par an qui sont jugées au pénal. C’est comme si on donnait vingt contraventions par an sur la route. Imaginez l’état de la sécurité routière ! L’objectif de la Haute Autorité est de changer la pratique, de faire en sorte que les discriminations, interdites par les lois de la République, n’aient effectivement plus lieu. Nous disposons pour cela d’un budget, de moyens humains et de moyens juridiques. entreprise tous les emplois d’un certain niveau sont ouverts aux gens de toutes origines et qu’au-dessus de ce niveau, vous ne trouvez que des gens d’une même origine, vous disposez des éléments qui permettent de présumer la discrimination. L “... Il existe dix-sept motifs de discriminations que la loi réprime...” • La première des choses que nous faisons, c’est recevoir des réclamations. Un numéro de téléphone simple, le 08 1000 5000, permet de se renseigner. Une lettre adressée au 11, rue SaintGeorges, 75009 Paris, suffit pour saisir la Haute Autorité qui dispose d’un service juridique, fera une enquête et pourra saisir la justice pour sanctionner, obtenir réparation et choisir la meilleure voie juridique. Pour la victime, ce choix n’est pas toujours facile pour obtenir réparation. Nous pouvons également faire de la médiation, rapprocher la victime de discrimination de l’auteur, pour que la discrimination cesse. • Le second métier de la Haute Autorité est de débusquer les discriminations. Comment prouver que la personne de 50 ans qui n’a pas été retenue pour un emploi a été victime de son “âge”. Il existe deux méthodes de “débusquage”. La première, le testing : on envoie dans une boîte de nuit, par exemple, deux personnes habillées pareillement, du même âge, mais d’aspect physique différent ; vous envoyez deux CV comparables, l’un signé Patrick Dupont, l’autre signé Mouloud Mansour, vous voyez s’ils sont traités de la même manière. La statistique est l’autre méthode : si vous constatez que dans une 60 “... Ce qui est essentiel, c’est de ne pas apprendre la résignation...” • Troisième métier de la Haute Autorité : lutter pour l’égalité. Elle peut proposer des avis, définir et soutenir des bonnes pratiques. Quelles sont-elles ? Faire des CV anonymes pour que l’employeur ne connaisse pas l’origine du candidat ? Cela va-t-il aider ou simplement déplacer le problème. Notre objectif, à ce stade, est de définir, de proposer et de diffuser les bonnes pratiques. Le rôle de la Haute Autorité vis-à-vis des jeunes Un premier constat s’impose : la génération qui arrive, aujourd’hui, à l’âge adulte a une vie beaucoup plus difficile que la nôtre. Le chômage que nous ne connaissions pas et son cortège de discriminations à l’emploi. Les enfants d’immigrés qui vivent dans les cités, les femmes qui ne sont pas traitées de la même façon que les hommes par des entreprises encore trop nombreuses. Il faut lutter contre les barrières qui se ferment, contre les préjugés. Donner à tous les mêmes chances, les mêmes atouts, en matière de formation. Les initiatives, comme celles prises par Sciences-Po ou l’Essec, sont trop peu nombreuses. Autres facteurs discriminants qu’il faut supprimer : les codes sociaux, l’habillement, le langage, l’écrit. Pour conclure, je dirai que le pire est la résignation : beaucoup de jeunes sous-estiment leur potentiel. La Fondation Georges Besse, que je préside, aide les jeunes par des bourses d’études ; j’ai constaté que beaucoup de ces jeunes auraient la capacité à aspirer aux plus grandes écoles, ils s’orientent vers l’ambition la plus limitée. Ils intègrent, dès le départ, l’idée qu’ils n’auront pas les mêmes chances de faire des carrières brillantes. Ils n’ont plus de révolte, ils renoncent à courir leur chance, ils n’ont plus d’espoir. Ce qui est essentiel, c’est de ne pas apprendre la résignation. Notre ambition est de faire que l’égalité des chances concerne tout le monde, de la même façon, pas seulement un petit groupe de privilégiés. 61 “ La plupart des jeunes ici ne croient pas en leurs rêves. Parce qu’ici, il y en a très peu qui s’en sortent bien socialement. ” Yan, 27 ans, enseigne le Jiu-Jitsu brésilien au sein de Vivacité, une association sportive de Grigny. “Cité dans le texte”, journal Libération du 10 mai 2005, photo : Samuel Bollendorff, témoignage retranscrit par Jacky Durand. 62 63 Troisième table ronde LES JEUNES ET LA DISCRIMINATION 3 INTERVENANTS Alain Tourdjman, Directeur des études à la Caisse Nationale des Caisses d’Epargne Martin Hirsch Président d’Emmaüs Samira Cadasse Vice-présidente de “Ni putes, ni soumises” et Valérie Toranian Directrice de la rédaction du magazine Elle et directrice générale de la Fondation Elle Yveline Patault Adjointe au maire de Valenciennes et présidente fondatrice d’AGEVAL 64 65 LES JEUNES ET LES DISCRIMINATIONS Les jeunes et l’argent : présentation des résultats de l’Observatoire Caisse d’Epargne 2005 ’Observatoire s’appuie sur plusieurs types de travaux : • une étude qualitative réalisée, en septembre 2004, auprès de 60 jeunes de 18-30 ans sous la forme de réunions de groupes et d’entretiens individuels ; • une enquête quantitative menée, en novembre 2004, auprès de 2 000 jeunes de 18 à 30 ans ; • une enquête complémentaire a concerné 500 parents de 18-30 ans ; • une compilation et une exploitation des statistiques disponibles sur cette tranche d’âge auprès de l’INSEE, des ministères…, tant au niveau national que départemental. L 18-30 ans, l’âge des passages “... Entre 18 et 25 ans, 75 % des jeunes disent se sentir «plutôt» ou «tout à fait» adultes...” Alain Tourdjman Directeur des études à la Caisse Nationale des Caisses d’Epargne 66 C’est entre 18 et 30 ans que s’opère une succession de changements majeurs : fin des études, départ du foyer familial, accès à l’emploi, installation en couple, arrivée du premier enfant. Avant 18 ans, les modifications de situations restent très minoritaires. A l’inverse, dès 1822 ans, les changements s’enchaînent rapidement et 75 % des jeunes de cette tranche d’âge disent se sentir “plutôt” ou “tout à fait” adultes. 30 ans représente pour les jeunes un cap où “l’on est installé”. Ces changements s’opèrent globalement en quatre temps : • 18-20 ans, l’âge des apprentissages : formation initiale, mais aussi apprentissage au monde du travail via les “petits boulots” et à la gestion d’un argent gagné ; • 21-23 ans, l’âge des bifurcations : nouvelles orientations mais aussi généralisation de la décohabitation, de la relation de couple, de l’emploi et confrontation à la précarité de l’emploi ; 67 • 24-26 ans, l’âge de la stabilisation dans l’emploi, le couple… déménagement de l’ordre de 30 % dès 21-24 ans et jusqu’à 30 ans. Cette mobilité s’effectuerait majoritairement à l’extérieur du département d’origine. • 27-30 ans, l’âge de l’ancrage. Avec la construction de la famille se développe un souhait d’enracinement, notamment par l’accession à la propriété. Ce calendrier global recouvre de fortes disparités. Ainsi, les femmes ont en moyenne deux à trois ans “d’avance” sur les hommes. Il fait apparaître également un fort clivage géographique. A 22 ans, la part des décohabitants est particulièrement élevée dans la plupart des départements incluant un pôle universitaire régional. A l’inverse, dans les départements ruraux et ouvriers où la proportion de ceux qui ont un emploi – et donc en théorie une certaine autonomie financière – est élevée, la part des décohabitants est plus faible. La décohabitation précoce est d’abord liée aux études, en revanche, la décohabitation est paradoxalement plus tardive là où l’accès à l’emploi intervient tôt. L’Ile-de-France fait exception. Le prix élevé des loyers dans la région et l’abondance des moyens de transports limitent la décohabitation estudiantine. On observe deux grands types de calendriers : • un cycle long d’installation : le départ du foyer familial est précoce et intervient avant la fin des études. En revanche, du fait du prolongement de celles-ci, l’installation en couple puis l’arrivée d’enfants et l’accession à la propriété sont décalées dans le temps. Ainsi, en Haute-Garonne, il s’écoule dix ans entre la décohabitation et l’arrivée du premier enfant et l’autonomie résidentielle précède l’autonomie financière ; • un cycle court d’installation : l’entrée dans la vie active est précoce, mais la décohabitation intervient plus tardivement. Cependant, dès le départ du giron familial, les phases d’installation – couple, enfants, achat du logement – s’effectuent à terme relativement rapproché. Ce calendrier est plus fréquent parmi les jeunes issus de familles ouvrières et employées ou ceux ayant suivi des études courtes. La Seine-et-Marne, où il ne se passe que quatre ans et demi entre décohabitation et arrivée du premier enfant, illustre bien cette situation. 18-30 ans est par excellence l’âge de la mobilité résidentielle. Elle est de loin la plus élevée de toutes les tranches d’âge avec un taux de 68 Fréquemment migrants, les jeunes expérimentent également une très forte précarité. 40 % des jeunes interrogés disent vivre dans une situation financière plutôt difficile, voire très difficile – 7,5% de ménages pauvres chez les 18-29 ans. Ces difficultés financières sont plus fréquemment mentionnées par les 21-23 ans, notamment parmi les jeunes femmes, mais aussi par les étudiants poursuivant des études longues. “... 40 % des jeunes interrogés disent vivre dans une situation financière plutôt difficile, voire très difficile...” La précarité économique se double d’une flexibilité de l’emploi que les jeunes expérimentent très largement : 58 % des actifs ont connu au moins une période de chômage et 40 % ont changé au moins trois fois d’entreprise depuis le début de leur vie professionnelle, hors stages et “petits boulots”. Les jeunes s’adaptent à une société qu’ils perçoivent comme dure. A leurs yeux, la réussite, de même que le travail, nécessitent “de se battre”, “d’être déterminé”. Si leur vision de l’avenir collectif est plutôt négative, ils affichent une relative confiance dans leur propre capacité de rebond : 71 % se sentent “suffisamment armés pour faire face aux incertitudes de la vie”. Cette autonomie est parfois difficile à assumer. Une étude récente du ministère de la Santé montrait une occurrence d’états dépressifs plus fréquente chez les jeunes. Mais leurs aspirations profondes sont en décalage avec une société qu’ils perçoivent ou expérimentent comme froide et cynique. Leur forte sensibilité à nombre de thèmes de société invalide l’idée d’un individualisme forcené : racisme, parité hommes/femmes, libertés individuelles, inégalités sociales. Ils placent la sincérité, la fidélité et la solidarité aux premiers rangs de leurs valeurs humaines. De même, si 73 % pensent que le travail est pour eux le meilleur moyen de réussir dans la vie, seuls 22 % considèrent “l’épanouissement dans le travail” comme une priorité dans leur vie et la mobilité dans l’emploi n’est souhaitée que par 24 %. La famille d’origine constitue une véritable “bulle protectrice” pour les jeunes. Au-delà d’une cohabitation avec les parents, généralement bien 69 vécue, la solidarité familiale dans le sens ascendant, comme dans le sens descendant, les protège et ils ont envie de la reproduire. “... L’argent, pour les jeunes, s’il est incontournable, n’est pas une finalité...” Questionnés sur leurs principales priorités de vie, ils mettent au premier plan le couple, puis les enfants, puis l’autonomie, la réussite sociale via le travail vient après et l’argent est bon dernier. En revanche, les parents imaginent des jeunes d’abord préoccupés par la réussite sociale puis l’autonomie et sous-estiment grandement la sensibilité familiale de leurs enfants. Autre contrepoint à leur univers de flexibilité et de précarité, 90 % des jeunes estiment qu’il est important d’être propriétaire de sa résidence principale, 5 % des 21-23 ans le sont et cette proportion s’élève à 35 % dès 27-30 ans. Malgré leur forte préoccupation pour le chômage, ils privilégient une résidence individuelle loin des grandes agglomérations. L’habitat des jeunes est cependant très variable selon les départements. A un schéma d’accession très représenté dans l’Ouest s’oppose un fort recours au locatif social dans certains départements à forte tradition ouvrière. Cependant, certains départements font apparaître une bonne complémentarité entre le locatif social et l’accession tandis que d’autres, notamment dans le Sud, cumulent rareté de l’offre sociale et cherté de l’accession. Dernier item : le comportement financier L’argent, pour eux, s’il est incontournable, n’est pas une finalité. L’étude a montré que les jeunes étaient en termes d’intentions plus épargnants que les seniors. Cette volonté d’épargner est plus fréquente encore chez les jeunes de catégories modestes. Ayant une représentation assez négative de l’avenir collectif, l’épargne est pour eux un instrument d’autonomie pour se projeter sur le long terme, qu’il s’agisse de l’achat d’un logement ou de la préparation de la retraite. A l’insouciance prêtée à la jeunesse, il convient sans doute de substituer, pour cette génération, le sentiment d’un monde précaire et sans promesse de lendemains meilleurs sinon en se donnant les moyens de réussir, de se préparer à un avenir assurément menaçant et de vivre, en privé, des valeurs humaines que la société récuse à leurs yeux. 70 71 LES JEUNES ET LES DISCRIMINATIONS La nouvelle équation sociale mmaüs est un mouvement qui s’est organisé autour des années 1950 pour répondre aux situations criantes de pauvreté qui ne concernaient pas spécifiquement les jeunes mais plutôt des personnes de 40, 50 ans ou plus. A l’époque lorsqu’on parlait d’exclusion on parlait de pauvreté, on n’aurait pas évoqué la situation des jeunes. Il n’y avait pas ce chômage massif les concernant, cette marginalisation croissante. Au cours de ces dernières années la situation s’est totalement renversée et les réponses que nous avions apportées étaient inadaptées pour toute une frange des exclus. E “... Dans les années 1950, lorsque l’on parlait d’exclusion on parlait de pauvreté...” Martin Hirsch Président d’Emmaüs 72 La “nouvelle exclusion sociale”, titre du rapport que j’ai remis au gouvernement, n’avait, initialement, pas comme objectif de traiter la question des jeunes adultes. Ce rapport avait été demandé par le ministre de la Famille pour une conférence de la famille, pour tenter de remédier à la pauvreté des enfants en France. Une étude récente du CERC a montré qu’il y a un million d’enfants pauvres dans notre pays – sur quatre millions de pauvres, ce qui n’émeut personne mais un million d’enfant pauvres, ça fait pleurer dans les chaumières. On m’avait d’ailleurs demandé de participer à une émission de télévision pour supprimer la pauvreté chez les enfants ! J’ai indiqué que cela n’avait de sens que si l’objectif était de donner du travail aux parents, d’améliorer les conditions de logement, de supprimer les discriminations à l’école, pas de faire un “enfanthon” comme on fait un “téléthon”. L’émission n’a jamais eu lieu, mais on m’a demandé ce rapport auquel nous avons donné ce titre pour deux raisons. La première : effectivement, la pauvreté aujourd’hui n’est pas la même que celle d’hier et nos politiques sociales qui ont très bien 73 fonctionné pour les personnes de plus de 60 ans, ne sont pas adaptées à ces nouvelles formes de pauvreté. Les systèmes de retraite, le travail des femmes, ont contribué à faire diminuer la pauvreté des personnes âgées dans des proportions tout à fait spectaculaires. Aujourd’hui, la pauvreté concerne les familles et les jeunes et brouille les frontières. Le logement, le travail, les diplômes ne sont plus des garants contre la pauvreté. La deuxième raison à ce titre : nous essayons de trouver une nouvelle réponse à cette situation nouvelle par une nouvelle équation entre les revenus du travail et les revenus de la solidarité. Il n’est pas possible d’avoir à choisir, lorsqu’on accède au travail, entre ce travail, qui vous fera perdre l’argent, et les revenus de transfert. Il n’est pas normal qu’une jeune mère, bénéficiaire de l’allocation de parent isolé, perde de l’argent si elle trouve du travail. Nous essayons de mieux combiner les revenus du travail et les revenus de la solidarité dans un système bloqué entre les minima sociaux et les salaires minimum. “... Le logement, le travail, les diplômes ne sont plus des garants contre la pauvreté...” Nous avions fait ce travail dans l’optique du rendez-vous annuel d’une conférence de la famille. Autour de la table se trouvaient réunis gouvernement, syndicats, associations familiales, associations de lutte contre l’exclusion. Quand le rapport nous a été commandé, il semblait évident aux commanditaires que nous allions nous focaliser sur la question des familles monoparentales, des familles nombreuses, etc. Une évidence est apparue à notre groupe de travail : nous devions avoir une approche beaucoup plus générale – celle des travailleurs pauvres, notamment – mais si nous devions choisir une cible particulière, ce serait celle des jeunes adultes. Cible légitime non prise en compte par les politiques sociales ni par les politiques familiales. Le RMI n’existe pas en dessous de 25 ans et on sort du dispositif de prise en charge familiale bien avant 25 ans. Or, cette population est déjà la plus touchée par le chômage, par des conditions de crédit qui l’entraînent inéluctablement vers le surendettement. La crise du logement accroît, encore un peu plus, les difficultés de ce démarrage dans la vie active. La société n’est pas en phase avec sa jeunesse, cette situation appelle de nouvelles réponses. Nous avons passé en revue les idées nostalgiques telles que le rétablissement du service militaire, la remise en service des internats, le réintroduction de la blouse à l’école, toutes choses qui avaient fonctionné à l’époque où nous étions jeunes et où la situation était, sans aucun doute, moins difficile. La réflexion et la lucidité nous ont conduits à une approche qui consiste à y consacrer un peu plus de notre temps plutôt que de ressusciter de vieilles lunes. Nous avons proposé un service national civique et citoyen, l’idée d’utiliser ce gisement de solidarité que représente la jeunesse, l’idée également 74 “... Notre système de prestations sociales devrait être rendu plus distributif...” de “devoir” un temps à la collectivité. Jean-Baptiste de Foucauld avait publié un rapport sur la non prise en compte de la population des jeunes qui contenait des pistes intéressantes : le rapport au travail, aux petits boulots et le commencement de la précarité. L’accès au travail est particulièrement difficile, il se fait dans des conditions qui tiennent plus de l’apprentissage de l’échec que de l’apprentissage de l’intégration. Les systèmes de stages ou de CDD qui se passent dans des conditions où le jeune donne entière satisfaction et où néanmoins l’entreprise de l’embauche pas. L’idée de base était bonne, leur mettre le pied à l’étrier, mais encore fallaitil assurer la suite du processus, que la solidarité vienne en complément du travail à temps partiel, des emplois aidés, des emplois d’insertion, au lieu, comme c’est le cas actuellement, de venir en soustraction. Petit à petit, lorsque le jeune sera installé dans son travail, la solidarité pourra diminuer, voire disparaître. Autre axe de réflexion : sortir du carcan de ces dispositifs euxmêmes, excluant par définition ; on ne peut jamais remplir tous les critères requis. Il faut imposer aux différents acteurs, ANPE, conseils généraux ou municipaux une obligation de résultat ; qui peut être de 30, 40 ou 45 % de jeunes qui doivent pouvoir bénéficier des dispositifs mis en place pour eux, sans que ces critères puissent leur être opposés. Dernier axe de réflexion : comment entrer dans la vie active en étant mieux armé ? Encourager la poursuite des études et trouver les financements d’allocations. Faire en sorte que la gratuité des études ne se retourne pas contre ceux pour qui elle a été pensée. Les codes, dont parlait Louis Schweitzer, avantagent ceux qui n’ont pas besoin de cette gratuité et pénalisent ceux pour qui elle est indispensable. Le départ dans la vie active doit pouvoir se faire sans avoir recours au crédit et donc au surendettement. Tout ceci coûte de l’argent et il en faut pour sortir de ce cercle vicieux. Il peut s’agir d’un simple déplacement de quelques milliards d’euros. Notre système de prestations sociales devrait être rendu plus distributif. Les allocations familiales, par exemple, ont toujours été considérées comme devant être les mêmes pour tous. Aujourd’hui, elles représentent de l’argent de poche pour les riches, alors que, bien que trop faibles, elles sont vitales pour certaines populations. Il suffirait d’en limiter l’attribution à certaines populations, en les augmentant pour d’autres. Tout ceci est développé dans notre rapport dont tous s’accordent à dire qu’ils l’ont trouvé intéressant ou remarquable mais dont personne, pour l’instant, n’a décidé d’en tirer des axes de politique publique. 75 LES JEUNES ET LES DISCRIMINATIONS Solidarité Mode ’opération “Solidarité Mode” a été lancée par la rédaction du magazine en collaboration avec l’association “Ni putes, ni soumises”. Mais tout d’abord, un mot sur la Fondation d’entreprise Elle, créée par le Groupe Hachette Filipacchi Médias. Cela fait près de soixante ans que le journal vit à côté des femmes, avec elles et par elles. A un moment donné, j’ai pensé qu’il fallait aller au bout de notre cohérence et avoir, vis-à-vis de celles qui ne sont pas des privilégiées, qui n’ont pas notre chance, la possibilité de les faire bénéficier de structures éducatives. Nous avons toujours défendu l’idée que l’autonomie des femmes, leur émancipation, passait par l’éducation. De plus, il est difficile pour une entreprise qui gagne de l’argent de ne pas réfléchir à son rôle dans la société et à la façon dont elle peut redistribuer à ceux qui en ont besoin. La Fondation Elle venait de voir le jour et notre première opération s’intitulait “Solidarité Mode”. Il s’agissait de financer les études de mode de trois jeunes filles issues des quartiers défavorisés. Nous avons trois lauréates dont le cursus de trois ans est financé par la Fondation et la société Christian Dior. Nous avons pris en charge les études, c’est à dire 80 000 euros, et nous souhaiterions renforcer nos partenariats car, dans de nombreux cas, les jeunes filles doivent se déplacer et se loger là où les écoles se trouvent, ce qui augmente le coût. L “... L’éducation puis la formation sont les seules façons de lutter contre les discriminations existantes...” Samira Cadasse Vice-présidente de “Ni putes, ni soumises” Valérie Toranian Elle Directrice de la rédaction du magazine Fondation Elle et directrice générale de la Samira Cadasse > Notre intervention dans le projet remonte à décembre 2003, et le lancement de l’opération à mi-avril 2004. Nous avons rédigé l’appel et les procédures de participation. Il faut avoir présent à l’esprit qu’il est difficile de toucher les jeunes filles de ces quartiers. Les outils de communication manquent, le journal, Internet, SMS… même la poste ; l’appel a donc été relayé par les comités locaux de “Ni putes, ni soumises”, nous avons profité du “Tour de France républicain” de mars 2004, avec quelques difficultés car Elle était considéré comme un journal “strass et paillettes” dans lequel le social n’entrait pas. 77 76 Une fois le message passé, nous avons reçu les candidatures. Le jury de professionnels a été composé de stylistes, de journalistes, d’un membre de l’équipe et des représentants des écoles. La première étape consistait pour les filles dans la réalisation d’un croquis, nous en avons reçu une cinquantaine, un premier jury en a sélectionné la moitié et un deuxième jury a affiné la sélection. Valérie Toranian “... Les filles sont plus touchées par le chômage que les garçons, alors qu’elles réussisent mieux leurs études...” > Nous avons été suivies par beaucoup de personnalités de la mode, Christian Lacroix, Agnès B, Isabel Marant, Kenzo, Nathalie Rykiel. Après l’épreuve du croquis, nous leur avons demandé de “customiser” un jean, un tee-shirt et une jupe. Le résultat a été présenté aux couturiers, aux stylistes et à la direction des écoles, qui ont fait la sélection finale. Trois jeunes filles ont été sélectionnées que nous suivons de près. Nous leur donnons confiance en elles-mêmes et tentons de les responsabiliser. Ce sont des jeunes filles comme les autres, elles ont réussi leur première année. On voudrait maintenir ce concours, symboliquement c’est important, mais on aimerait également avoir des projets en Afrique, en Amérique du Sud, tout en continuant à nous préoccuper de ce qui se passe chez nous. Samira Cadasse > Cette opération a permis de mettre le doigt sur les difficultés d’ordre économique de ces jeunes des quartiers défavorisés. Si on peut la péréniser elle permettra à ces jeunes filles et jeunes garçons d’être mieux armés pour arriver sur le marché du travail. Les filles sont plus touchées par le chômage que les garçons, alors qu’elles réussisent mieux leurs études. La montée de l’intégrisme religieux, l’oppression dont elles sont victimes, mariages forcés, viols collectifs sont autant de phénomènes aggravants pour elles. Peut-être arrivera-t-on à surmonter les discriminations liées au nom, aux codes sociaux. L’éducation puis la formation sont les seules façons de lutter contre les discriminations existantes. Valérie Toranian > Pour compléter et conclure, j’insisterai sur l’importance de la mixité. Les petites filles sont les premières victimes du déficit d’éducation. La promotion de l’égalité entre filles et garçons sont des valeurs auxquelles je suis attachée, elles font partie du processus démocratique, cela se fera à travers la mixité qu’il faut défendre. 78 79 LES JEUNES ET LES DISCRIMINATIONS Les difficultés d’insertion économiques et sociales des jeunes GEVAL est une association d’insertion que j’ai fondée en 1995, à Valenciennes, dans un contexte bien particulier. 21 % de chômage avec des poches de 50 à 60 % dans certains quartiers et les problèmes sociaux qui accompagnent cette situation. Jean-Louis Borloo, le maire, voulait confronter les idées nouvelles que nous avions les uns et les autres à la réalité du terrain. A Yveline Patault Adjointe au maire de Valenciennes, présidente fondatrice d’AGEVAL 80 “... Les familles arrivent avec des «valises» de problèmes familiaux, sociaux, de santé, d’addiction ou encore de logement...” C’est ainsi que se sont créées toutes les associations d’insertion à destination des RMIstes, des demandeurs d’emploi de longue durée, des jeunes en difficulté, des travailleurs handicapés, parmi lesquelles AGEVAL, devenue la première association d’insertion du Nord-Pasde-Calais. L’association fonctionne uniquement sur des financements publics avec des possibilités de travailler en sous-traitance pour des grandes entreprises, dans le cadre de la clause d’insertion des marchés publics : tout récemment, elle vient de créer une entreprise d’insertion qui va travailler sur le secteur marchand. Le but de l’association est clair : l’intégration par l’économique, qui a pris la forme de contrats aidés, contrats emploi solidarité, emplois consolidés. Les personnes que nous accueillons nous sont adressées par les centres communaux d’action sociale, l’ANPE et le bouche à oreille. Elles arrivent avec des “valises” de problèmes, familiaux, sociaux, de santé, d’addiction – drogue, alcool – , ou encore de logement. Le corollaire de ces problèmes étant le manque d’autonomie pour effectuer les démarches nécessaires à un début 81 d’insertion et un manque de mobilité, non seulement géographique mais aussi psychologique. Notre rôle est, dans un premier temps, de les aider à démêler l’écheveau des problèmes et de leur permettre de reprendre pied petit à petit, avant même de parler de projet professionnel. C’est la fameuse pyramide des besoins de Maslow. On ne peut parler d’épanouissement professionnel avant d’avoir réglé les problèmes qui mettent en péril la sécurité quotidienne. “... 85% des personnes arrivent avec un niveau inférieur au CAP, 60 % en situation d’illettrisme, de nature inégale, mais majoritairement dans l’incapacité de rédiger un CV...” Nous avons consacré un certain nombre de chantiers spécifiquement aux jeunes. Nous avons développé un chantier sport et santé avec des activités sportives proposées en dehors du temps de travail. Ces activités permettent de travailler la resocialisation, l’esprit d’équipe, la confiance en soi, le dépassement. La prise en compte de sa propre santé, l’apprentissage de l’hygiène, constituent un début de réinsertion. Il s’est developpé dans l’environnement d’AGEVAL, une auto-école sociale qui permet de financer des leçons que les jeunes n’auraient pu se permettre de prendre et donc de lever le frein de la mobilité. 85 % des personnes arrivent avec un niveau inférieur au CAP, 60 % sont en situation d’illettrisme, de nature inégale, mais majoritairement incapables de rédiger un CV, ne disposant pas du permis de conduire. L’association suit environ 350 personnes par an. Les activités que propose l’association sont centrées autour des métiers de l’environnement, l’amélioration du cadre de vie, l’entretien des espaces verts, des berges des cours d’eau, la réhabilitation de certains espaces naturels, la participation à des chantiers de fouille, etc. Toutes les personnes accueillies bénéficient d’une formation qui passe par un bilan, une évaluation et un diagnostic des compétences. Les difficultés surgissent au moment où il faut faire formuler un projet à la personne, qui déclenchera une formation adaptée. La formation est souvent associée à l’échec scolaire que la personne a préalablement connu, aussi, le plus souvent, nous l’orientons vers des formations techniques qui lui permettent de se remettre sur le marché de l’emploi. On essaye de leur redonner confiance en elles-mêmes. Les personnes en situation d’exclusion n’ont pas le même rapport au temps que nous. Elles ne sont plus capables de se projeter dans l’avenir. Nous essayons par conséquent de leur apprendre à imaginer le futur. Les jeunes ne sont pas très différents si ce n’est le problème de la violence, liée le plus souvent aux addictions. Ces jeunes sont le plus souvent issus de familles en situation d’exclusion. Le manque de repères familiaux pour ces enfants qui avaient du mal à se lever pour aller à l’école, alors que les parents ne se levaient pas pour aller travailler, les a privés de modèle. Le manque d’argent et l’absence de RMI pour les jeunes les obligent à cohabiter avec leurs parents et la promiscuité est lourde de conséquences. Il est plus difficile encore pour un jeune de trouver un logement autonome tant qu’il ne peut présenter des revenus et donc un emploi stables. 82 “... La confiance passe par la reconnaissance...” Un autre projet a consité à planter des vignes à Valenciennes, c’est un travail qui demande du temps, de la patience, ce qui a montré aux jeunes le sens du mot projet et son inscription dans la durée. Ce projet a montré que, même quand le contexte n’est pas, a priori, porteur, le travail et la persévérance donnent des résultats inespérés. Il n’y a pas de recette miracle pour une intégration réussie, il n’y a pas non plus de solution de “masse”. Nous sommes plus dans une recherche individuelle, au cas par cas, une réponse adaptée à chaque individu que nous suivons. Il s’agit, en réalité, de valeurs. Redonner confiance et dignité à ces personnes. Avoir des ambitions à la hauteur de ses moyens, ne pas donner aux gens des rêves qu’ils ne pourront pas réaliser. La confiance passe par la reconnaissance ; c’est pourquoi, nombre de chantiers sont exposés à la vue des habitants des quartiers, qui renvoient, très souvent, une appréciation positive sur le travail de nos salariés. Le respect : les marques de respect, le vouvoiement, le “monsieur”, doivent être la règle pour que chacun prenne conscience que le “RMiste” est un être humain à part entière. En retour, on exige le respect des horaires, tout en gardant une certaine souplesse, mais en leur faisant comprendre qu’ils s’intègrent dans une équipe et que leurs éventuels retards ont des conséquences sur le groupe, c’est aussi une façon de responsabiliser. Il s’agit, en effet, non pas d’assister, de protéger, mais d’aider et de préparer au retour au travail, à l’entreprise. 83 “Il faut, dans nos actions, passer du prêt-à-porter au sur-mesure.” Didier Tabuteau Directeur général de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité 84 es témoignages et les échanges de cette journée ont été riches, émouvants, touchants. Quelques brèves remarques pour conclure nos travaux. Si la question des jeunes adultes n’est pas nouvelle, elle paraît se poser en termes nouveaux. Parce que cette génération est inquiète et qu’elle rencontre des obstacles que les précédentes n’avaient pas connus. Le doute dans l’avenir, le pessimisme des jeunes, que révèle l’étude qui vous a été présentée, méritent réflexion. Notre société doit plus que cela aux jeunes. La notion d’exclusion, de désaffiliation, est, on l’a vu, complexe. Les cas de figure sont variés. L’exclusion n’est pas seulement d’ordre financier. Elle peut aussi résulter du regard des autres, du regard que subissent les personnes qui en sont victimes. Il est donc nécessaire d’avoir une approche d’ensemble de la chaîne des difficultés : santé, logement, choix individuels, crise personnelle. Toutes ces questions s’enchaînent les unes aux autres. Ce qui ne peut que nous conforter dans l’idée que le parti pris de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité d’aborder dans la même démarche les problématiques sanitaires, médico-sociales et celles de l’exclusion sociale se justifie. Ce qui m’est également apparu, tout au long de cette journée, c’est qu’il faut, dans nos actions, passer du “prêt-à-porter” au “sur-mesure”. Les questions se posent de façon très différente d’un groupe social à un autre, d’un quartier à un autre, d’une situation d’exclusion à une autre. Nos réponses doivent s’adapter à ces différences, à chaque cas individuel. Et dans le même temps, et ce n’est pas simple, il faut savoir passer d’expériences individuelles, ponctuelles, à des enseignements plus généraux qui permettent de créer des repères, d’identifier des références. La perte de références est l’une des difficultés essentielles auxquelles sont confrontés les jeunes adultes. C’est autour d’expérimentations, de projets menés en commun, associations, fondations et autres acteurs de la vie sociale, que nous pourrons faire émerger des actions utiles, visibles de tous, permettant de trouver ces points de repère, ces lignes d’appui qui font tant défaut. Un chantier considérable nous attend. Merci à Peggy Olmi qui a animé ces débats avec son talent habituel, merci à Samuel Bollendorff, qui nous a permis de découvrir ses “clips”. Rendez-vous pour les prochaines “Diagonales” en décembre 2005. “L 85 ” Les Diagonales du 20 juin 2005 se sont déroulées à la Caisse Nationale des Caisses d’Epargne, 77, boulevard Saint-Jacques, 75014 Paris. Les actes II des «Diagonales» de la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité Tirage : 3 000 ex. • Edité par les Editions de l’épargne • Adresse de la Fondation : 9, avenue René Coty 75014 Paris • Publication : directeur de la publication : Didier Tabuteau, directeur général de la Fondation • Coordination : Marguerite Azcona, chef de la mission communication • Ensemble des interventions synthétisées avec l’accord des partcipants : Mary Sills • Secrétariat de rédaction et contrôle : Catherine Icart, Mary Sills, Mai Lan Tran • Mise en pages : Emmanuelle Valin • Crédits photos : William Parra • Diffusion : Caroline Brivady, assistante communication, [email protected]. - Tél. : 01 58 40 31 40. 86